La relation entre la philosophie du langage et la sémantique chez

La relation entre la philosophie du langage et la sémantique chez
Coseriu
Gerda Haßler (Universität Potsdam)
Dans le livre Dire les choses comme elles sont, publié par Johannes Kabatek et Adolf
Murguía, on peut lire plusieurs idées qui sont vraiment révélatrices pour l’unité de la pensé de
Coseriu. Je veux commencer par une réflexion sur la sémantique actuelle qui donne une
impression de désespoir : [je cite dans ma traduction] « Voyons l’exemple du développement
de la sémantique. Il est parfois complètement absurde de lire ce qu’on y fait sans la moindre
conscience de ce qu’on est en train de faire. La conscience critique manque à beaucoup de
linguistes. Au lieu de se demander si ce qui est difficile paraît difficile parce qu’il l’est
vraiment, au lieu de transformer l’intuition en savoir réfléchi et définir les contenus du
langage, on essaie de faire un détour pour éviter ces difficultés, en se rendant la tâche plus
facile : on ne fait que constater les significations de discours » (Kabatek / Murguía 1997 : 259.
trad. G.H.).
Coseriu a utilisé cet exemple de la sémantique pour exiger le développement d’une
linguistique qu’il appelle fonctionnalisme ou structuralisme humboldtien (Humboldtscher
Funktionalismus oder Strukturalismus). Évidemment, cette linguistique n’existe pas. Selon
Coseriu, il y a surtout une attitude des linguistes des différentes écoles qui s’y oppose : la
prétention de résoudre tous les problèmes à partir d’un certain point de vue. D’autre part, on
n’est pas encore arrivé à la description d’une langue particulière comme telle.
Même si ce fonctionnalisme ou structuralisme humboldtien n’existe pas, c’était toujours un
but poursuivi par Coseriu. Nous allons étudier d’abord les bases philosophiques de sa
réflexion linguistique, ensuite l’importance des diverses tripartitions que j’appellerai, un peu
hérétiquement peut-être, trinité, et finalement la tentative de Coseriu de créer une linguistique
intégrale.
1. Le point de vue historique et philosophique : l’importance
d’Aristote, Humboldt, Saussure
Comme nous le savons des entretiens avec Coseriu dans Dire les choses comme elles sont, il
n’était pas du tout clair, au début de sa carrière, qu’il allait se dédier à la linguistique. Il avait
fait des études approfondies en philosophie, y compris Platon et les présocratiques, mais je
voudrais montrer qu’aucun autre philosophe n’a exercé une influence plus grande sur lui
qu’Aristote. C’est cependant l’interprétation hégélienne d’Aristote qui était importante pour la
pensée de Coseriu, à laquelle s’ajoute des études propres d’Aristote. Il défend Aristote contre
le reproche de prendre une position logiciste. Selon lui, Aristote avait supposé que le langage
précède à la pensée logique et qu’il est logiquement indéterminé. Les qualités d’être juste ou
faux ne concernent pas les catégories du langage, mais elles font partie de son usage.
Constatant cela, Coseriu applique une perspective saussurienne à l’explication d’Aristote.
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Cette perspective me paraît être un des trois axes fondamentaux de la réflexion de Coseriu :
Aristote, Humboldt, Saussure. Il applique la vision saussurienne à plusieurs auteurs de
l’histoire de la philosophie du langage, même aux successeurs de Bhartŗharis de la tradition
indienne chez lesquels il voit une discussion sur la relation entre signifiant et signifié. Dans le
Cratyle, il soumet à Platon une relation sémiotique entre le contenu et l’expression qui
équivaudrait à la supposition d’un signifiant et d’un signifié. Un son articulé n’est pas un nom
(Coseriu 2003 : 44). Mais quelques pages après, il exprime ses doutes à l’égard de l’opinion
de Pagliaro (Pagliaro 1930/1993 : 15-16) que Platon distinguait un signifiant et un signifié.
Platon aurait remarqué seulement que quelque chose dans la manière de discuter la justesse
des noms, en son temps, ne marchait pas. Ces arguments pour et contre la justesse des noms
concernent soit la relation du signifiant à la chose désignée, soit la relation entre signifiant et
signifié à l’intérieur du signe. Coseriu considère même la possibilité qu’il s’agissait d’une
confusion intentionnelle, tout en préférant en conclusion la non distinction.
La présence de la terminologie saussurienne dans les travaux sur la philosophie du langage et
l’histoire de la linguistique est manifeste, chez Coseriu, mais elle ne l’empêche pas de prendre
ses distances et de procéder à des distinctions notionnelles. Il n’évite pas toujours l’adverbe
déjà, très dangereux dans l’historiographie, mais tout en le prononçant ou l’écrivant il
relativise la constatation qu’on distinguait déjà entre signifiant et signifié ou qu’on analysait
les mots jusqu' au niveau des phonèmes.
Dans la tentative d’étudier un problème linguistique à travers plusieurs siècles, on court le
risque de surestimer la continuité. Mais cette loi de continuité, constaté déjà par August
Friedrich Pott en 1876 (I, XLI) ne mène pas nécessairement à une description de l’histoire en
terme de précurseurs, quand on est conscient de la double signification d’un mot comme
terme défini par un auteur et devenue paradigmatique et comme désignation du problème en
voie de développement.
Déjà, la conception aristotélicienne des signes, qui dans les théories ultérieures est en accord
avec la question de l'arbitraire des signes linguistiques, ne s'intéresse pas seulement à la
relation entre le son et la chose décrite, mais aussi à la capacité des signes à posséder une
fonction sémantique (Coseriu 1968: 87-89 ; voir aussi Coseriu 2004). Pour les modistes du
Moyen Age, un son (vox) devient mot par sa fonction dénominative (ratio significandi).
Coseriu a combattu à plusieurs reprises l’opinion qu’Aristote était un représentant du
conventionnalisme et qu’il aurait identifié les catégories logiques et les catégories
linguistiques. La constatation que le langage est indéterminé logiquement et qu’il précède à la
pensée logique peut être considérée plutôt comme humboldtienne, saussurienne ou
cosérienne, mais elle est plusieurs fois soumise à Aristote (Coseriu 2003 : 69). Coseriu
différencie, dans le contexte de la philosophie du langage développée par Aristote, trois
relations :
1. la relation purement linguistique entre le son et la signification, le signifiant et le
signifié qu’il situe à l’intérieur de la langue.
2. la relation entre le nom (le mot) et la chose qui appartient à la réalité non linguistique.
3. la relation logique entre sujet et prédicat, ou plutôt entre un thème représenté par un
nom et un rhème qui énonce quelque chose sur la chose qu’est le thème.
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signification
(2) (3)
(1) chose P
est
son (4) S
(Coseriu 2003 : 7)
La quatrième relation, celle entre le son et la chose désignée, ne l’intéresse plus, les deux
premières relations consistant dans un domaine préordonné à la logique et à la question du
vrai ou du faux, ce n’est que la troisième relation qui dépasse le logos semantikos, mais elle
n’est pas déterminé logiquement dans tous les cas. Ce modèle, développé à partir d’Aristote,
me paraît être la base sémiotique de la théorie de Coseriu. Il y a ajouté des éléments
humboldtiens pour l’explication du fonctionnement d’une langue qui pose surtout la question
de la créativité, et des éléments saussuriens pour l’explication de la signification en tant que
valeur relative et dépendante de l’entourage sémantique dans une langue (Haßler 1991, Haßler
2006, Saussure 2003).
C’est aussi à son interprétation d’Aristote que Coseriu doit sa distinction entre signification
(Bedeutung) et désignation (Bezeichnung). Il part de l’idée suivante d’Aristote : les noms et
les notions qui leur correspondent sont limités en nombre, mais le nombre des choses est
illimité. C’est pourquoi un nom doit désigner une multitude de choses. (Sophistici elenchi
165a, 11-12). De cette constatation d’Aristote, Coseriu conclut que la signification unitaire
d’un mot et la désignation d’un objet dans l’usage de la langue ne coïncident pas.
nom (avec une signification unitaire)
occurrence du nom dans le discours
O
1 O
2 O
3 … objets qui peuvent être désignés
(Coseriu 2003 : 89)
Cette distinction se trouve renforcé, dans la théorie de la sémantique de Coseriu, par
l’influence de la théorie saussurienne qui distingue entre valeur et signification d’un mot.
Dans l’histoire de la philosophie du langage jusqu’au début du dix-neuvième siècle, Coseriu
ne voit pas d’études qui soient orientées sur le langage en lui-même et qui cherchent à
expliquer le but de cette activité de l’homme. Il avait, bien sûr, tenu compte des écrits de
plusieurs auteurs antérieurs, qui, comme Locke, avaient traité des mots, mais sous une
perspective restreinte à l’importance de ceux-ci pour la cognition humaine (voir aussi les
travaux sur Heyse, Coseriu 1967b, et Gabelentz, Coseriu 1967c). Le langage serait traité
comme instrument de la pensée, ce qui ne justifie pas, selon Coseriu, la classification de ces
auteurs comme philosophes du langage. Il les range parmi les représentants de
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l’épistémologie, qu’il sépare de la philosophie, tout en faisant des observations
épistémologiques dans la philosophie du langage lui-même. Est-ce que le processus dénommé
par Coseriu Erfassung der Wirklichkeit (appréhension de la réalité) ne correspond pas aux
activités cognitives de l’homme ? Dans son histoire de la philosophie du langage, on peut
lire : « Comment peut-on rendre compatible la fonction universelle du langage dans sa
fonction objective avec sa fonction intersubjective, puisque la deuxième semble relativiser la
première, se révélant comme historique et ainsi particulière ? Est-ce que cela signifiera à la fin
que l’appréhension de la réalité par le langage n’est pas universelle, mais conditionnée par les
langues particulières ? L’enregistrement de la réalité, se distingue-t-il d’une communauté
linguistique à l’autre ? » (Coseriu 2003 : 17. trad. G.H.).
Bien sûr, Coseriu attribuait une grande importance à la théorie de Locke qu’il classifiait même
comme un précurseur de la sémantique moderne. Partant de positions sensualistes, Locke,
dans son Essay concerning Human Understanding (1690), avait déjà étendu le caractère
arbitraire des signes non seulement à la relation entre les suites de sons et les idées, mais aussi
à la composition des idées désignées. Locke avait expliqué les significations spécifiques des
mots dans chaque langue par les différences entre les idées et les besoins communicatifs des
peuples (Locke [1690] 1894: I, 384; II, 48).
Influencé par Locke, Condillac a développé dans son Essai sur l'origine des connaissances
humaines (1746) une théorie sensualiste cohérente du développement de la pensée, dans
laquelle il attribue une place centrale à la notion d'arbitraire du signe. La spécificité d'une
langue comme méthode analytique, dépendant surtout du choix de combinaisons d'idées
désignées par des signes particuliers, fait partie de ce génie de la langue. Ceci est valable pour
les idées accessoires, qui sont fixées, au moment de la stabilisation d'une langue, en fonction
de l'estimation de la communauté linguistique concernée. Mais pour Condillac, les différences
dans la structure du vocabulaire sont encore plus importantes que cela. Nos notions ne
sauraient être déterminées clairement avant d'avoir trouvé les signes adéquats qui permettent
de les fixer et qui ensuite demeurent disponibles pour des processus ultérieurs de la pensée.
La formation d'idées complexes serait, dans ce processus, liée de façon absolue à l'existence
des signes institutionnels (Condillac 1947-51: I, 42-43). Puisqu'il n'existe pas d'appui extra-
linguistique pour réunir les idées sous une dénomination commune, il n'existe pas non plus
d'unanimité entre les différentes langues pour la formation de notions complexes, qui, de leur
côté, deviennent une condition pour la classification des choses et des phénomènes (Condillac
1947-51: I, 88-91).
Selon Condillac, la meilleure méthode pour appréhender et décrire le système linguistique
c'est l'observation de soi-même et de son comportement linguistique, car chaque personne
possède en elle le système du langage. Le système du langage est ici déjà considéré comme
une condition pour la capacité à s'exprimer: « Le système du langage est dans chaque homme
qui sait parler » (Condillac 1947-51: I, 443).
Coseriu trouvait donc des idées sémantiques chez les auteurs sensualistes qui coïncidaient
avec deux de ses positions sémantiques favorites : l’idée que chaque langue organise les
significations à sa manière et celle que la langue est un système qui détermine la valeur des
mots.
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Pour Condillac, Coseriu a donné un schéma qui explique qu’à partir d’un certain moment, le
progrès de la connaissance humaine est inséparablement lié au langage. Le langage joue un
rôle important dans le franchissement de la limite entre les opérations liées aux sensations et
les opérations vraiment mentales.
sensation
perception
conscience
attention
réminiscence RÉPERCUSSION
imagination
contemplation
mémoire langage
réflexion PARALLELISME
OPÉRATIONS SUPÉRIEURES
(Coseriu 2003 : 366)
Il semble qu’il ne faut pas prendre à la lettre la définition de la romantique allemande comme
début de la philosophie linguistique véritable. C’est certainement une idée qu’il avait prise au
passage des histoires de la linguistique parues avant les années soixante-dix.
Il me semble impossible de tracer une limite entre la philosophie du langage à partir du
langage et une épistémologie, surtout quand on attribue une place centrale, dans la pensée
linguistique, à Wilhelm von Humboldt et d’autant plus si l’on conçoit la signification
linguistique comme un phénomène mental qui ne peut pas être décrit par le dénombrement
des différents usages.
Humboldt traitait la question des significations dans le cadre de sa conception du langage
comme un tout organique qui attribue sa place à chaque élément. La relation entre
l’organisme et ses parties constituait une nouvelle base pour le problème de la valeur.
L’articulation à partir de l’ensemble, la détermination de l’élément par l’organisme, avait des
conséquences pour la conception de la nature sémantique. Il y eut plusieurs tentatives de
développer ces idées pour une théorie de la sémantique.
Ce que Coseriu doit surtout à Humboldt, c’est la distinction entre ergon et energeia. À partir
des notions d’Aristote, Humboldt avait dit que la langue n’est pas, par sa nature, un produit
accompli (ergon), mais une activité créatrice (energeia). Mais Coseriu n’est pas le seul à
reprendre ces notions humboldtiennes. Il y avait les néohumboldtiens dont la doctrine était
déjà dépassée quand Coseriu est venu en Allemagne. Mais il ne les critique pas et il dit que
leurs résultats les plus originaux sont à trouver dans la lexicologie. Ils n’auraient pas
développé de sémantique structurelle parce que le concept d’opposition leur avait manqué
(Coseriu 1988a : 95, 161). À la créativité linguistique décrite par Chomsky il adresse une
critique sévère qui constate, bien sûr, l’instrumentalisation de l’histoire de la linguistique pour
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