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Introduction
Les «mille »démantèlements
de l’État
Laurent Bonelli et Willy Pelletier
P
our ceux qui pensent quun État moderne est un État
modeste, la crise financière européenne du printemps
2010 pourrait constituer une sacrée aubaine. Un peu partout en Europe,
les gouvernements prévoient de limiter le remplacement des fonction-
naires (un sur cinq en Italie, un sur dix en Espagne), de geler leurs salaires
et promettent des coupes drastiques dans les crédits publics, quil sagisse
des programmes sociaux ou dinvestissement. Le 12 juin 2010, le Premier
ministre français, François Fillon, annonçait àson tour une diminution
des dépenses de fonctionnement courant de l’État de 45 milliards deuros
avant 2013.
Et, pourtant, les bouleversements en cours de l’État ne datent pas de
cette crise. Entre 2007 et 2010, 100 000 postes de fonctionnaires ont été
supprimés en France et lon ne compte plus les restructurations des ser-
vices publics et des entreprises publiques. Lampleuretlerythmede
celles-ci donnent limpression dune déferlante, brouillent toute vision
densemble et provoquent le désarroi de syndicalistes, dintellectuels,
d’élus ou de citoyens qui y sont confrontés. Les réformes se succèdent
apparemment en ordre dispersé; la technicitéles rend opaques ; leurs
effets ne sont perçus quaprès coup, lorsque, les décrets dapplication
passés, arrivent leur mise en pratique et les transformations quelles
provoquent.
La tâche est considérable pour dissiper ce brouillard. Elle suppose de faire
tenir ensemble quantitédinformations et de dynamiques qui ne peuvent
être rassemblées que par un travail intellectuel collectif, dont cet ouvrage se
voudrait l’ébauche. Il faut àla fois rendre compte des changements
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spécifiques àl’œuvre dans différents domaines de laction publique (de la
justice àlagriculture, en passant par l’école, la santé, la culture ou larmée),
des groupes qui les promeuvent, les mettent en forme, les «appliquent »et
des résistances quils rencontrent ; des logiques transversales observables
dun secteur àlautre (par exemple la constitution de «managers publics »à
lautoritérenforcée) ; et des discours de rationalisation et de justification qui
recouvrent lensemble, sous forme dune nouvelle théodicéedel’État
(«moins d’État, mais mieux d’État »)mâtinée de standards dorganisations
internationales (prescriptions de la Commission européenne ou de lOCDE,
plus ou moins retraduites) et dexemples étrangers promus comme modèles
(au premier rang desquels la Grande-Bretagne).
Lentreprise sannonce dautant moins aisée que ce mouvement ne se
résume pas àun affrontement entre État et marché,quiauraittournéà
lavantage du second. Poser le problème en ces termes nadailleurs socio-
logiquement aucun sens. En premier lieu, parce que «l’État »nest
dabord quune «désignation sténographique »des «relations entre posi-
tions de pouvoirs »1occupées par des groupes dagents qui, dans l’État et
au nom de l’État, luttent pour imposer une définition de «l’État »propre
àles servir. Il ne sagit pas làdun préalable de méthode : ne plus prendre
l’État comme un bloc et différencier les diverses fractions des personnels
d’État qui le réforment pour augmenter leurs «forces au jeu »,aideà
comprendre comment les restructurations traduisent de nouvelles hiérar-
chies entre élites politiques, administratives et économiques. Le champ
dupouvoirneseréduit pas aux rapports de forces dans la seule noblesse
d’État 2.Larépartition des puissances parmi les élites despèces diffé-
rentes, leurs relations, et les circulations possibles dune catégorie àune
autre (du public au privé, du national àlinternational), orientent les stra-
tégies de réforme autant que les dynamiques de compétition interne dans
l’État.
Cest ainsi que la «modernisation »desservicespublicssecomprend
mieux sitôt rapportée aux trajectoires et aux positions des équipes mini-
stérielles qui la promeuvent. Elle procède, pour beaucoup, des transforma-
tions dans le recrutement des hauts personnels d’État. Jusqu’à la fin des
années 1970, les «grands commis »venus de Sciences-Po, de l’École
1 Voir Pierre BOURDIEU,Réponses, Seuil, Paris, 1992, p. 86-87 ; et Pierre BOURDIEU,La
Noblesse d’État, Minuit, Paris, 1989, p. 533-559.
2Cest peut-être, ici, lun des désaccords de méthode entre ce livre et louvrage très
riche de Philippe BEZES,Réinventer l’État. Les réformes de ladministration française
(1962-2008), PUF, Paris, 2009. Pour une critique heuristique de l’« isolement de
l’État »,voirBernardL
ACROIX,«Ordre politique et ordre social »,in Jean LECA et
Madeleine GRAWITZ (dir.), Traitéde science politique, tome 1, PUF, Paris, 1985.
L’État démantelé
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nationale dadministration (ENA) gaullienne, puis des grands corps (Ins-
pection des Finances, Conseil d’État, Cour des comptes, etc.), étaient
formésàcroire en un «intérêtgénéral »qui légitimait leur propre auto-
rité.Lepérimètre daction étendu de l’État autorisait l’étendue des inter-
ventions des élites d’État et renforçait leur position dans les relations
(éventuellement conflictuelles) quelles entretenaient avec les autres
espèces d’élites. Tout a changédès que les «juniors de la classe domi-
nante »composant les cabinets ministériels ont tous ou presque été
formés aux lois de lentreprise àSciences-Po et lENA, une fois ces écoles
devenues des Business Schools 3. Lorsque, de plus en plus, ils sont passés par
lESSEC ou HEC avant lENA, si bien que se trouve redéfini le cursus
honorum des aspirants aux positions de pouvoir (voir chapitre 2). Ces der-
nières années, fut aussi abolie la distance entre haute administration
d’État et managers des grandes entreprises 4. Passer par un cabinet ministé-
riel offre des carrières de haut niveau en grande entreprise, cependant que
ces postes de direction dans le privéautorisent àrevenir plus «haute-
ment »dans l’Étatet àrépéter lopération, chaque fois àun degrésupé-
rieur, en augmentant son crédit et son portefeuille de relations. Après ces
parcours et ces va-et-vient, il semble alors très«naturel »dappréhender,
comme modèle defficacité, le management privé.
Doùle titre de cet ouvrage. Étymologiquement, «démanteler »
consiste àdémolir les murailles, les fortifications dune ville ou dune
place forte. Parler du «démantèlement de l’État »revient àdécrire les
mille processus par lesquels des domaines complets dactivité, historique-
ment soustraits aux logiques marchandes, sont progressivement reversés
dans le jeu concurrentiel du marché—et comment les modes d’évalua-
tion propres àce dernier tendent àêtre imposés comme normes univer-
selles. L’État est en cours de démantèlement lorsque, pierre àpierre, les
protections qui entouraient les missions de «service public »sont
démontées.
Il ne sagit donc pas dune disparition de l’État, mais de sa refabrica-
tion continue sous leffet de la concurrence entre groupes pour maîtriser
le pouvoir attachéaux hautes fonctions d’État. Bien entendu, il existe un
soubassement idéologique àces restructurations. Ceux qui les
3 Voir Alain GARRIGOU,Les Élites de la République,LaDécouverte, Paris, 2002.
4 Voir François-Xavier DUDOUET et Éric GRÉMONT,«Les grands patrons français et la
crise financière »,Savoir/Agir,nº10, décembre 2009. Philippe Bezes observe
«quentre 1982 et 1998 [] la proportion des membres des treize grands corps
dans le secteur privéaétémultipliéepartrois»et, «sagissant du pantouflage
dans le secteur privé,ilaétémultipliépar six pour lInspection générale des
Finances »(Philippe BEZES,Réinventer l’État,op. cit., p. 385).
Introduction
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promeuvent les légitiment souvent au nom de ce néolibéralisme, formulé
par l’économiste Friedrich Hayek et ses partisans, comme cadre théorique
et ligne daction (voir chapitre 1). Le travail développédans les
années 1980 par des intellectuels, des hauts fonctionnaires et des indus-
triels venus de la «deuxième gauche »a facilitéla diffusion de cette nou-
velle doxa parmi lensemble des élites politiques (voir chapitre 3);tandis
queledéveloppement dinstitutions européennes sur le modèle proposé
par les néolibéraux autorisait àexciper du caractère contraignant et néces-
saire de réformes alors envisagées comme fatalités plutôt que comme poli-
tiques (voir chapitre 5).
Mais ces transformations auraient étérendues plus compliquées si elles
nen avaient rencontrédautres : la transformation du Parti socialiste en
parti de cadres 5;lexpansion dun journalisme économique qui diffuse en
direction des cadres la croyance dans les vertus du marché(voir cha-
pitre 4) ; la désyndicalisation liée aux difficultés pour fabriquer de lintérêt
commun entre salariés, maintenant que les nouvelles formes dorganisa-
tion du travail les mettent toujours davantage en concurrence 6, etc.
Le démantèlement de l’État donne àce dernier des formes neuves,
dont la plus récente est sans doute celle dun «État manager »,réduit dans
sa surface et renforcédans ses structures de commandement.
Compressions du périmètre de l’État
La compression du format des services publics, brandie comme
un étendard par nombre de gouvernants, est la manifestation la plus
immédiatement accessible de ces transformations. Le «new public mana-
gement »,initiéen Grande-Bretagne (voir chapitres 8 et 9), sexprime en
France de manière particulièrement radicale dans la révision générale des
politiques publiques (RGPP), lancée en Conseil des ministres le 20 juin
2007, qui accélère (et met en cohérence) les entreprises antérieures enser-
rant lactivitépublique dans des impératifs budgétaires, fixésapriori.Six
mois plus tard seulement, 96 mesures programment fusions, regroupe-
ments et suppressions de services d’État (voir chapitre 15). Dès
octobre 2007, les hauts fonctionnaires de la Chancellerie, nonobstant
leurs réticences, modernisent àmarche forcée la carte judiciaire et
5 Voir Rémi LEFEBVRE et Frédéric SAWICKI,La Sociétédes socialistes. Le PS aujourdhui,
Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2006.
6VoirStéphane BEAUD et Michel PIALOUX,Retour sur la condition ouvrière, Fayard,
Paris, 1999.
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projettent que, au 1er janvier 2011, 178 tribunaux dinstance et 23 tribu-
naux de grande instance seront supprimésaunomdel’« efficacité».
L’Éducation nationale ferme les collèges de moins de 200 élèves, jugés
trop coûteux. Conformément aux souhaits de son ancien ministre,
Claude Allègre, elle «dégraisse le mammouth »,etélimine plus de
15 000 postes denseignants par an 7(voir chapitre 13).
Aucun ministère, dailleurs, ne prend le risque de demeurer hors jeu.
Chaque cabinet ministériel, en concurrence avec tous les autres et
empresséde plaire, semploie au contraire àdisposer dun coup davance
en matière de «rendus demplois », impératif catégorique dun État pro-
clamé«en faillite »par le Premier ministre François Fillon en sep-
tembre 2007. Au ministère de lIntérieur, préfectures et sous-préfectures
subissent une cure damaigrissement. Les concours de police nationale
prévus en septembre 2009 ont étéannulés et 8 000 postes budgétaires
seront supprimésdici quatre ans. Ministère voisin mais rival, la Défense
avait précédéle mouvement : fermetures de casernes et liquidation de
46 000 emplois avant 2014. Le ministère de la Santéferme les maternités
des hôpitaux publics, considérées comme trop onéreuses àmoins de
300 accouchements par an, et impose un seuil de 1 500 actes annuels pour
les services de chirurgie. Des dizaines de consulats disparaissent au mini-
stère des Affaires étrangères et celui de la Culture restructure les Archives
nationales. Les Finances «rationalisent »àtous niveaux leurs services et
les personnels du ministère de lAgriculture, de lAlimentation et de la
Pêche expérimentent la «mobilitédes fonctionnaires »(voir chapitre 16).
La compression des services publics saccompagne de transferts dacti-
vitéspubliquesversleprivé.Les«partenariats public-privé»fleurissent
dans la culture (voir chapitre 22). L’école sous-traite désormais une part de
ses missions (voir chapitre 14)etlarmée,unepartiedesalogistique(voir
chapitre 21). Ces privatisations sopèrent dans la dénégation, par étapes ou
par contournements. Elles épousent les anticipations de rentabilitéfinan-
cière immédiate des acquéreurs, lorsque saccordent àeux des cabinets
ministériels soucieux de diminuer les coûts publics en diminuant les
emplois payésparl’État. Elles épousent, aussi, lhistoire des secteurs
soumis àprivatisation, avec leurs luttes passées et le statut spécifique de
leurs salariés. Les tempos différents des réformes de France Telecom et de
La Poste lillustrent (voir chapitres 19 et 20). ÀLa Poste, comme dailleurs
7 Avec, conjointement, lallégement du nombre dheures de cours dispensésaux
élèves, laccroissement de la taille des classes, le non-remplacement des profes-
seurs absents et lincitation àne pas inscrire les enfants en maternelle avant trois
ans.
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