16 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 27 | MAI 2007 |
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
À quelle vitesse
changent nos gènes
Emmanuel Douzery
et
Nicolas Galtier
travaillent au laboratoire de paléontologie, phylogénie
et paobiologie de lInstitut des sciences de lévolution,
à Montpellier (UMR 5554 CNRS).
douzery@isem.univ-montp2.fr
Avec le temps qui passe, notre génome évolue inexorablement. Certains chercheurs
ont cru ainsi disposer d’un chronomètre de lévolution. Seulement, ce chronomètre
tourne à une vitesse irrégulière…
Lhomme et le chimpanzé ont
divergé, il y a environ 6 mil-
lions dannées ; l’homme et
la souris, il y a environ 80 millions
dannées ; lhomme et la levure, il
y a presque un milliard dannées.
Comme les branches dun arbre,
les espèces se sont différenciées à
partir de leur ancêtre commun et
ont évolséparément les unes des
autres. Comment peut-on dater ces
divergences ? Lessentiel des dates
avancées l’ont été à l’aide du concept
dhorloge moculaire. Celui-ci
remonte au milieu des années 1960.
On le doit au biologiste autrichien
Emile Zuckerkandl et au biochi-
miste aricain Linus Pauling,
qui furent les premiers à se pen-
cher sur les modalités de la varia-
Heureusement la roue du temps
jamais ne renverse son mouvement.
Bertolt Brecht
LHOMME ET LA
SOURIS se sont
séparés, il y a en-
viron 80 millions
d’années. Cette
datation de notre
ancêtre commun
a été rendue pos-
sible grâce au
concept d’horloge
moléculaire.
© KEVIN MACKINTOSH/GETTYIMAGES
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 27 | MAI 2007 | 17
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
À quelle vitesse
changent nos gènes
tion moléculaire [1]. Ils ont émis
lhypothèse que les changements
de nucléotides (dans lADN) et
d’acides aminés (dans les protéines)
se produisent à une vitesse globale-
ment constante au cours du temps,
ce qui en fait un chronomètre biolo-
gique de l’évolution. En effet, bien
que très stable dune génération à
la suivante, le patrimoine -
tique varie, comme en attestent
les différences observées entre
les génomes de diverses esces.
Comparer les séquences génétiques
de deux espèces permettait donc,
selon eux, de dater les divergences
entre les lignées (lire « Les horloges
moléculaires », p. 18).
Nous savons maintenant que les
choses sont plus compliquées : il y
a des disparités importantes du taux
d’évolution entre les gènes, et même
entre différentes régions du génome.
Elles reflètent l’importance relative
des séquences correspondantes dans
la vie de lorganisme [2].
Comment le génome évolue-t-il
concrètement ? On distingue trois
types de mutations de lADN, selon
les effets quelles induisent : elles
peuvent être soit neutres, soit délé-
tères, soit avantageuses. Les muta-
tions neutres n’ont pas dimpact
sur la survie et la reproduction
des organismes. Selon le concept
dhorloge moléculaire, elles s’ac-
cumulent à un taux constant – de
l’ordre dune substitution tous les
100 sites génétiques ou protéiques
pour chaque million dannées, chez
les mammifères.
Les mutations délétères sont désa-
vantageuses pour les organismes.
Elles sont peu à peu éliminées des
zones génomiques fonctionnelles
par la sélection naturelle. Plus cette
sélection est forte, plus l’évolution
des séquences est lente et inverse-
ment. Prenons lexemple de lhis-
tone H4, une protéine indispen-
sable à la structure de notre ADN.
L’enchaînement des 102 acides
aminés qui la constituent est pres-
que identique dans tout le règne ani-
mal. Ainsi, l’homme et le ver annelé
Platynereis, qui se sont séparés il y
a au moins 500 millions dannées,
possèdent la même histone H4 !
Cette constance traduit le fait que
la sélection naturelle a été très forte
sur les mutations qui auraient pu
détériorer la fonctionnalité de la
protéine. Les mutations dont lef-
fet délétère ne fait guère de doute,
comme celles impliquées dans
les maladies génétiques, affectent
donc, en règle générale, des zones
génomiques à évolution lente.
Accélérations
et ralentissements
Enfin, il existe des mutations dites
« avantageuses ». Elles confèrent
un bénéfice aux organismes. Les
zones du génome dans lesquelles
elles sont prépondérantes font l’objet
dune évolution particulièrement
rapide, liée aux adaptations de l’or-
ganisme. Laccumulation de muta-
tions avantageuses est favorisée
par la sélection naturelle. Celle-ci
agit, par exemple, au niveau des
gènes de l’immunité, qui s’adap-
tent en permanence à lévolution
des pathogènes.
Les accérations ou les ralentisse-
ments de l’évolution moléculaire
se mesurent en comparant les
distances nétiques (le pourcen-
tage de différences génétiques)
qui séparent deux espèces de leur
ancêtre commun (ou, à défaut,
dune référence externe).
Les génomes des rongeurs, et en
particulier celui des muridés (rats,
souris, hamsters), connaissent une
aclération de taux d’évolution. En
comparaison de leurs parents éloi-
gnés (chiens, vaches), les rongeurs
ont en effet accumulé plus de chan-
gements que leurs cousins les
primates, durant le même
laps de temps. À linverse,
parmi les singes de lAn-
cien Monde,
la lignée des
hominoïdes,
qui comprend
notre propre
espèce ainsi
que les chimpan-
zés, gorilles, orangs-
outangs et gibbons,
a subi un ralentis-
sement sensible
[1] E.
Zuckerkandl
et al., Biol. 8,
357, 1965.
[2] M. Kimura,
The Neutral
Theory of
Molecular
Evolution,
Cambridge
University
Press, 1983.
Les variations de taux d’évolution moléculaire se per-
cutent-elles sur la morphologie et l’anatomie ? Pas forcé-
ment. Par exemple, la morphologie d’espèces comme le
poisson lacanthe semble navoir quasiment pas varié
durant quelques centaines de millions d’anes, alors
que la vitesse d’évolution moculaire de ses gènes est
comparable à celle des autres vertébrés. À l’opposé,
les poissons cichlis des grands lacs africains, dont
l’origine remonte à seulement quelques millions d’an-
es, psentent une incroyable diversi morphologi-
que et anatomique malgré une très faible différencia-
tion moculaire.
Pourquoi ce couplage ? En alité, quelques mutations
suffisent dans les régions régulatrices de l’expression de
certains gènes – par exemple impliqs dans le dévelop-
pement – pour remanier profondément le plan dorganisation d’un organisme [7]. À l’in-
verse, les mutations neutres peuvent contribuer à la divergence des séquences sans pour
autant induire de changements morphologiques.
DU NE À LASPECT
3
© M. V. ERDMANN/SEAPICS.COM/J.H. EDITORIAL
LE PLANTAIN possède un ADN
mitochondrial qui évolue 1 000 fois
plus rapidement que celui des autres
plantes.
© D.HARMS/WILDLIFE
LE CŒLACANTHE, champion de
la stabilité morphologique.
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LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
de l’évolution moléculaire [3].
Pour un même gène, les hominoï-
des présentent en effet des séquen-
ces significativement moins varia-
bles que celles de leurs proches
parents cercopithécdes (macaques
et babouins).
Les variations de la vitesse d’évo-
lution moculaire peuvent être
spectaculaires. Ainsi, il semblerait
que lADN mitochondrial du plan-
tain évolue 1 000 fois plus rapide-
ment que celui des autres plantes !
Laccélération du taux dévolution
à léchelle dun génome entier peut
s’accompagner de profonds rema-
niements de celui-ci : de la modi-
fication de lorganisation de ses
gènes jusqu’à des changements
de sa taille. Ce phénomène a été
obserchez Oikopleura, un petit
invertébré marin appartenant au
groupe des tuniciers : il possède un
génome qui a subi une importante
réduction de taille, ce qui en fait
l’un des plus petits répertoriés chez
les animaux, mais aussi lun de ceux
qui évoluent le plus vite [4].
Les causes de ces importantes
difrences entre espèces restent
largement inexpliquées. À léchelle
dun seul ne, on peut envisa-
ger le rôle clé de limportance
fonctionnelle de celui-ci [5]. Par
exemple, les organismes fouisseurs
ou souterrains (taupes, protées)
ne sont pas soumis au processus
de sélection pour les protéines
de la tine ou du cristallin, ce
qui entraîne des aclérations du
taux dévolution des gènes corres-
pondants [fig. 1]. Ce processus de
générescence aboutit à la dispa-
rition progressive de ces gènes.
Réaliser une datation moléculaire consiste à estimer les dates de sépa-
ration de plusieurs organismes en couplant une phylogénie obtenue à
partir des séquences génétiques ou protéiques avec des données paléon-
tologiques. Prenons, par exemple, deux paires d’espèces apparentées,
W/X et Y/Z. Si, dans une gion donnée de leur génome, les deux espèces
W et X présentent chacune 10 % de divergence depuis leur séparation de
leur ancêtre commun, cela signifie que l’on doit mesurer 10 différences
pour 100 nucléotides dans chaque lignée. Supposons que les deux autres
espèces Y et Z sont, elles, distantes de 20 %. Si l’étude des fossiles sug-
gère que W et X se sont séparés il y a 100 millions d’années (Ma), alors la
vitesse (ou taux) d’évolution chez ces espèces est de 0,1 % / Ma. En appli-
quant cette horloge moléculaire aux espèces Y et Z, on en déduit qu’elles
se sont séparées il y a 20 % × 100 / 10 % = 200 Ma.
Des différences de taux d’évolution peuvent obliger à apporter des cor-
rections si l’horloge moléculaire n’est pas respectée pour un ou plusieurs
organismes. En modélisant la façon dont les taux d’évolution varient au
cours du temps, les âges de divergence peuvent ainsi être calculés par des
horloges moléculaires dites « locales » ou « assouplies », mais parfois au
prix d’une incertitude plus importante sur les dates elles-mêmes.
Les vitesses d’évolution d’une protéine de lœil
Fig. 1
L’ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE
(à gau-
che) a été reconstruit à par tir des
séquences droite) d’une protéine du
cristallin, lα-cristalline, chez 7 mam-
mifères. La longueur des branches hori-
zontales est proportionnelle au nombre
de modifications qui se sont accumu-
lées dans les séquences correspon-
dantes. Chez le rat-taupe, un rongeur
aveugle, on voit que la séquence pro-
ique a connu une évolution accélérée.
ILLUSTRATION : WWW.GREGCIRADE.COM
LES HORLOGES MOLÉCULAIRES
3
[3] W. Bailey
et al., Mol.
Biol. Evol., 8,
155, 1991.
[4] F. Delsuc,
et al., Nature,
439, 965, 2006.
[5] E.
Dermitzakis
et al., Nature
Rev. Genet., 6,
151, 2005.
[6] T. Ohta,
Theor. Popul.
Biol., 10,
254, 1976.
[7] M. Shapiro
et al., Nature,
428, 717, 2004.
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 27 | MAI 2007 | 19
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE
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L’ÉVOLUTION EN ACTION
La bactérie Buchnera aphidicola, qui vit dans
les pucerons, semble avoir perdu une bonne partie
de son génome. Cette évolution la menace-t-elle ?
Voi environ 200 millions d’anes que la
bactérie Buchnera a infecté l’ancêtre des pucerons.
Depuis, elle a jo un le ts important dans leur
évolution. Les pucerons sont en effet des suceurs
de ve, laquelle ne contient pratiquement que des
sucres. Il leur manque surtout des acides amis
pour compléter leur alimentation. Et Buchnera
leur en fournit. Cette bactérie leur a ainsi permis
de se diversifier : on compte aujourd’hui plusieurs
milliers d’espèces de pucerons. Mais durant cette
coévolution, Buchnera a perdu environ 80 % de
son génome d’origine. Parmi les quatre espèces
dont le génome est quencé, le plus petit est
celui des Buchnera d’un puceron des conifères,
qui compte seulement 416 gènes. Or, on vient
d’apprendre que cette espèce a perdu toute la
voie de synthèse du tryptophane, un acide aminé
pourtant indispensable à la survie de son te
[1]
.
On se demande alors comment le puceron peut
sen sortir. Les gènes perdus ont-ils été transfés
au puceron ? Ou le puceron fait-il sormais appel
à d’autres bactéries symbiotiques ? La seconde
hypothèse est beaucoup plus plausible. Mais dans
un cas comme dans l’autre, se pose la question
du devenir de cette bactérie, dont le rôle nest
plus aussi essentiel. Va-t-elle disparaître ou, au
contraire, persister en se concentrant sur dautres
fonctions que la synthèse du tryptophane ? Cette
histoire évolutive nest pas sans rappeler celle
des mitochondries, ces anciennes bacries
dégées au point de navoir plus quune poige
de nes indispensables à la respiration de leurs
cellules hôtes.
CLAUDE RISPE
fait partie de l’équipe de biologie et génétique
des populations d’insectes à l’INRA de Rennes.
[1] V. Pérez-Broca et al., Science, 314, 312, 2006.
La bactérie peau de chagrin
Il est plus difficile, en revanche, dex-
pliquer les variations entre espèces
de la vitesse dévolution observées à
l’échelle de l’ensemble du génome.
Parmi les différentes hypothèses, on
suppose un lien avec les variations
du taux de mutation génomique
(apparition spontanée de change-
ments génétiques dune génération
à l’autre), avec lefficacide la répa-
ration de l’ADN lésé, avec les diffé-
rences de temps de génération (la
durée de vie moyenne dune généra-
tion dorganismes), ou encore avec
la capacité des différentes espèces
à éliminer les mutations faiblement
délétères [6]. D’autres mécanismes
peuvent par ailleurs intervenir,
comme les variations des effectifs
démographiques des espèces, mais
celles-ci sont difficiles à appréhen-
der, car peu documentées dans les
archives paléontologiques.
La comparaison des gènes et des
nomes constitue à l’heure actuelle
la meilleure approche pour déchif-
frer les relations de paren qui unis-
sent les êtres vivants, mais comment
prendre en compte la variation des
vitesses d’évolution moléculaire ? Il
est difficile de reconstruire l’histoire
évolutive des organismes – leur phy-
logénie – dès lors quon utilise des
séquences à évolution rapide.
Fiabilité perfectible
En effet, un taux élevé signifie une
plus grande probabilité defface-
ment du signal quelles contiennent,
c’est-à-dire des changements de
nucléotides ou d’acides aminés cons-
tituant la signature dune parenté
commune. Plus problématique,
de telles séquences ont la fâcheuse
tendance à être associées à d’autres
séquences, elles aussi à évolution
rapide, par un phénomène dit d« at-
traction des longues branches ». En
effet, plus les quences évoluent
vite, plus elles auront de chances
de partager par hasard des chan-
gements similaires, sans que cela
ne reflète pour autant une parenté
commune. Cest pour cette raison
que les microsporidies – des parasi-
tes intracellulairessont donavant
consies comme apparenes
aux champignons, alors quelles ont
longtemps été considérées comme
représentant un des plus anciens
rameaux d’eucaryotes.
Si létude des variations de taux
dévolution moléculaire est un for-
midable outil pour mesurer l’évolu-
tion des génomes et des espèces, sa
fiabilidoit encore être améliorée
pour estimer avec précision les dates
de divergence. La solution viendra
du développement de modèles théo-
riques pour mieux décrire les chan-
gements de taux évolutifs, combiné
avec une connaissance approfondie
du registre paontologique. En
attendant, il faut manier les chiffres
avec précaution. E. D. et N. G.
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