À quelle vitesse changent nos gènes

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LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
Heureusement la roue du temps
jamais ne renverse son mouvement.
Bertolt Brecht
L’HOMME ET LA
SOURIS se sont
© KEVIN MACKINTOSH/GETTYIMAGES
séparés, il y a environ 80 millions
d’années. Cette
datation de notre
ancêtre commun
a été rendue possible grâce au
concept d’horloge
moléculaire.
À quelle vitesse
changent nos gènes
Avec le temps qui passe, notre génome évolue inexorablement. Certains chercheurs
ont cru ainsi disposer d’un chronomètre de l’évolution. Seulement, ce chronomètre
tourne à une vitesse irrégulière…
Emmanuel Douzery et Nicolas Galtier
travaillent au laboratoire de paléontologie, phylogénie
et paléobiologie de l’Institut des sciences de l’évolution,
à Montpellier (UMR 5554 CNRS).
[email protected]
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LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
27 | MAI 2007 |
L
’homme et le chimpanzé ont
divergé, il y a environ 6 millions d’années ; l’homme et
la souris, il y a environ 80 millions
d’années ; l’homme et la levure, il
y a presque un milliard d’années.
Comme les branches d’un arbre,
les espèces se sont différenciées à
partir de leur ancêtre commun et
ont évolué séparément les unes des
autres. Comment peut-on dater ces
divergences ? L’essentiel des dates
avancées l’ont été à l’aide du concept
d’horloge moléculaire. Celui-ci
remonte au milieu des années 1960.
On le doit au biologiste autrichien
Emile Zuckerkandl et au biochimiste américain Linus Pauling,
qui furent les premiers à se pencher sur les modalités de la varia-
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
■ DU GÈNE À L’ASPECT
Les variations de taux d’évolution moléculaire se répercutent-elles sur la morphologie et l’anatomie ? Pas forcément. Par exemple, la morphologie d’espèces comme le
poisson cœlacanthe semble n’avoir quasiment pas varié
durant quelques centaines de millions d’années, alors
que la vitesse d’évolution moléculaire de ses gènes est
comparable à celle des autres vertébrés. À l’opposé,
les poissons cichlidés des grands lacs africains, dont
l’origine remonte à seulement quelques millions d’années, présentent une incroyable diversité morphologique et anatomique malgré une très faible différenciation moléculaire.
Pourquoi ce découplage ? En réalité, quelques mutations
LE CŒLACANTHE, champion de
suffisent dans les régions régulatrices de l’expression de
la stabilité morphologique.
certains gènes – par exemple impliqués dans le développement – pour remanier profondément le plan d’organisation d’un organisme [7] . À l’inverse, les mutations neutres peuvent contribuer à la divergence des séquences sans pour
autant induire de changements morphologiques.
mal. Ainsi, l’homme et le ver annelé
Platynereis, qui se sont séparés il y
a au moins 500 millions d’années,
possèdent la même histone H4 !
Cette constance traduit le fait que
la sélection naturelle a été très forte
sur les mutations qui auraient pu
détériorer la fonctionnalité de la
protéine. Les mutations dont l’effet délétère ne fait guère de doute,
comme celles impliquées dans
les maladies génétiques, affectent
donc, en règle générale, des zones
génomiques à évolution lente.
Accélérations
et ralentissements
Enfin, il existe des mutations dites
« avantageuses ». Elles confèrent
un bénéfice aux organismes. Les
zones du génome dans lesquelles
elles sont prépondérantes font l’objet
d’une évolution particulièrement
rapide, liée aux adaptations de l’organisme. L’accumulation de mutations avantageuses est favorisée
par la sélection naturelle. Celle-ci
agit, par exemple, au niveau des
gènes de l’immunité, qui s’adaptent en permanence à l’évolution
des pathogènes.
Les accélérations ou les ralentissements de l’évolution moléculaire
se mesurent en comparant les
distances génétiques (le pourcentage de différences génétiques)
qui séparent deux espèces de leur
ancêtre commun (ou, à défaut,
d’une référence externe).
Les génomes des rongeurs, et en
particulier celui des muridés (rats,
souris, hamsters), connaissent une
accélération de taux d’évolution. En
comparaison de leurs parents éloignés (chiens, vaches), les rongeurs
ont en effet accumulé plus de changements que leurs cousins les
primates, durant le même
laps de temps. À l’inverse,
parmi les singes de l’Ancien Monde,
la lignée des
hominoïdes,
qui comprend
notre propre
espèce ainsi
que les chimpanzés, gorilles, orangsoutangs et gibbons,
a subi un ralentissement sensible
[1] E.
Zuckerkandl
et al., Biol. 8,
357, 1965.
[2] M. Kimura,
The Neutral
Theory of
Molecular
Evolution,
Cambridge
University
Press, 1983.
© D.H
ARMS
/WILD
LIFE
© M. V. ERDMANN/SEAPICS.COM/J.H. EDITORIAL
tion moléculaire [1] . Ils ont émis
l’hypothèse que les changements
de nucléotides (dans l’ADN) et
d’acides aminés (dans les protéines)
se produisent à une vitesse globalement constante au cours du temps,
ce qui en fait un chronomètre biologique de l’évolution. En effet, bien
que très stable d’une génération à
la suivante, le patrimoine génétique varie, comme en attestent
les différences observées entre
les génomes de diverses espèces.
Comparer les séquences génétiques
de deux espèces permettait donc,
selon eux, de dater les divergences
entre les lignées (lire « Les horloges
moléculaires », p. 18).
Nous savons maintenant que les
choses sont plus compliquées : il y
a des disparités importantes du taux
d’évolution entre les gènes, et même
entre différentes régions du génome.
Elles reflètent l’importance relative
des séquences correspondantes dans
la vie de l’organisme [2] .
Comment le génome évolue-t-il
concrètement ? On distingue trois
types de mutations de l’ADN, selon
les effets qu’elles induisent : elles
peuvent être soit neutres, soit délétères, soit avantageuses. Les mutations neutres n’ont pas d’impact
sur la survie et la reproduction
des organismes. Selon le concept
d’horloge moléculaire, elles s’accumulent à un taux constant – de
l’ordre d’une substitution tous les
100 sites génétiques ou protéiques
pour chaque million d’années, chez
les mammifères.
Les mutations délétères sont désavantageuses pour les organismes.
Elles sont peu à peu éliminées des
zones génomiques fonctionnelles
par la sélection naturelle. Plus cette
sélection est forte, plus l’évolution
des séquences est lente et inversement. Prenons l’exemple de l’histone H4, une protéine indispensable à la structure de notre ADN.
L’enchaînement des 102 acides
aminés qui la constituent est presque identique dans tout le règne ani-
3
LE PLANTAIN possède un ADN
mitochondrial qui évolue 1 000 fois
plus rapidement que celui des autres
plantes.
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Fig. 1
Les vitesses d’évolution d’une protéine de l’œil
L’ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE (à gauche) a été reconstr uit à par tir des
séquences (à droite) d’une protéine du
cristallin, l’α-cristalline, chez 7 mam[3] W. Bailey
et al., Mol.
Biol. Evol., 8,
155, 1991.
[4] F. Delsuc,
et al., Nature,
439, 965, 2006.
[5] E.
Dermitzakis
et al., Nature
Rev. Genet., 6,
151, 2005.
[6] T. Ohta,
Theor. Popul.
Biol., 10,
254, 1976.
[7] M. Shapiro
et al., Nature,
428, 717, 2004.
18
mifères. La longueur des branches horizontales est proportionnelle au nombre
de modifications qui se sont accumulées dans les séquences correspon-
3 de l’évolution moléculaire [3].
Pour un même gène, les hominoïdes présentent en effet des séquences significativement moins variables que celles de leurs proches
parents cercopithécoïdes (macaques
et babouins).
Les variations de la vitesse d’évolution moléculaire peuvent être
spectaculaires. Ainsi, il semblerait
que l’ADN mitochondrial du plantain évolue 1 000 fois plus rapidement que celui des autres plantes !
L’accélération du taux d’évolution
à l’échelle d’un génome entier peut
s’accompagner de profonds remaniements de celui-ci : de la modification de l’organisation de ses
gènes jusqu’à des changements
de sa taille. Ce phénomène a été
observé chez Oikopleura, un petit
invertébré marin appartenant au
groupe des tuniciers : il possède un
génome qui a subi une importante
réduction de taille, ce qui en fait
l’un des plus petits répertoriés chez
les animaux, mais aussi l’un de ceux
qui évoluent le plus vite [4] .
Les causes de ces importantes
différences entre espèces restent
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
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dantes. Chez le rat-taupe, un rongeur
aveugle, on voit que la séquence protéique a connu une évolution accélérée.
ILLUSTRATION : WWW.GREGCIRADE.COM
largement inexpliquées. À l’échelle
d’un seul gène, on peut envisager le rôle clé de l’importance
fonctionnelle de celui-ci [5] . Par
exemple, les organismes fouisseurs
ou souterrains (taupes, protées)
ne sont pas soumis au processus
de sélection pour les protéines
de la rétine ou du cristallin, ce
qui entraîne des accélérations du
taux d’évolution des gènes correspondants [fig. 1] . Ce processus de
dégénérescence aboutit à la disparition progressive de ces gènes.
■ LES HORLOGES MOLÉCULAIRES
Réaliser une datation moléculaire consiste à estimer les dates de séparation de plusieurs organismes en couplant une phylogénie obtenue à
partir des séquences génétiques ou protéiques avec des données paléontologiques. Prenons, par exemple, deux paires d’espèces apparentées,
W/X et Y/Z. Si, dans une région donnée de leur génome, les deux espèces
W et X présentent chacune 10 % de divergence depuis leur séparation de
leur ancêtre commun, cela signifie que l’on doit mesurer 10 différences
pour 100 nucléotides dans chaque lignée. Supposons que les deux autres
espèces Y et Z sont, elles, distantes de 20 %. Si l’étude des fossiles suggère que W et X se sont séparés il y a 100 millions d’années (Ma), alors la
vitesse (ou taux) d’évolution chez ces espèces est de 0,1 % / Ma. En appliquant cette horloge moléculaire aux espèces Y et Z, on en déduit qu’elles
se sont séparées il y a 20 % × 100 / 10 % = 200 Ma.
Des différences de taux d’évolution peuvent obliger à apporter des corrections si l’horloge moléculaire n’est pas respectée pour un ou plusieurs
organismes. En modélisant la façon dont les taux d’évolution varient au
cours du temps, les âges de divergence peuvent ainsi être calculés par des
horloges moléculaires dites « locales » ou « assouplies », mais parfois au
prix d’une incertitude plus importante sur les dates elles-mêmes.
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
Il est plus difficile, en revanche, d’expliquer les variations entre espèces
de la vitesse d’évolution observées à
l’échelle de l’ensemble du génome.
Parmi les différentes hypothèses, on
suppose un lien avec les variations
du taux de mutation génomique
(apparition spontanée de changements génétiques d’une génération
à l’autre), avec l’efficacité de la réparation de l’ADN lésé, avec les différences de temps de génération (la
durée de vie moyenne d’une génération d’organismes), ou encore avec
la capacité des différentes espèces
à éliminer les mutations faiblement
délétères [6] . D’autres mécanismes
peuvent par ailleurs intervenir,
comme les variations des effectifs
démographiques des espèces, mais
celles-ci sont difficiles à appréhender, car peu documentées dans les
archives paléontologiques.
La comparaison des gènes et des
génomes constitue à l’heure actuelle
la meilleure approche pour déchiffrer les relations de parenté qui unissent les êtres vivants, mais comment
prendre en compte la variation des
vitesses d’évolution moléculaire ? Il
est difficile de reconstruire l’histoire
évolutive des organismes – leur phylogénie – dès lors qu’on utilise des
séquences à évolution rapide.
Fiabilité perfectible
En effet, un taux élevé signifie une
plus grande probabilité d’effacement du signal qu’elles contiennent,
c’est-à-dire des changements de
nucléotides ou d’acides aminés constituant la signature d’une parenté
commune. Plus problématique,
de telles séquences ont la fâcheuse
tendance à être associées à d’autres
séquences, elles aussi à évolution
rapide, par un phénomène dit d’« attraction des longues branches ». En
effet, plus les séquences évoluent
vite, plus elles auront de chances
de partager par hasard des changements similaires, sans que cela
ne reflète pour autant une parenté
commune. C’est pour cette raison
que les microsporidies – des parasites intracellulaires – sont dorénavant
considérées comme apparentées
aux champignons, alors qu’elles ont
longtemps été considérées comme
représentant un des plus anciens
rameaux d’eucaryotes.
Si l’étude des variations de taux
d’évolution moléculaire est un formidable outil pour mesurer l’évolution des génomes et des espèces, sa
fiabilité doit encore être améliorée
pour estimer avec précision les dates
de divergence. La solution viendra
du développement de modèles théoriques pour mieux décrire les changements de taux évolutifs, combiné
avec une connaissance approfondie
du registre paléontologique. En
attendant, il faut manier les chiffres
avec précaution. ■ E. D. et N. G.
L’ÉVOLUTION EN ACTION
La bactérie peau de chagrin
La bactérie Buchnera aphidicola, qui vit dans
les pucerons, semble avoir perdu une bonne partie
de son génome. Cette évolution la menace-t-elle ?
Voilà environ 200 millions d’années que la
bactérie Buchnera a infecté l’ancêtre des pucerons.
Depuis, elle a joué un rôle très important dans leur
évolution. Les pucerons sont en effet des suceurs
de sève, laquelle ne contient pratiquement que des
sucres. Il leur manque surtout des acides aminés
pour compléter leur alimentation. Et Buchnera
leur en fournit. Cette bactérie leur a ainsi permis
de se diversifier : on compte aujourd’hui plusieurs
milliers d’espèces de pucerons. Mais durant cette
coévolution, Buchnera a perdu environ 80 % de
son génome d’origine. Parmi les quatre espèces
dont le génome est séquencé, le plus petit est
celui des Buchnera d’un puceron des conifères,
qui compte seulement 416 gènes. Or, on vient
d’apprendre que cette espèce a perdu toute la
voie de synthèse du tryptophane, un acide aminé
pourtant indispensable à la survie de son hôte [1] .
On se demande alors comment le puceron peut
s’en sortir. Les gènes perdus ont-ils été transférés
au puceron ? Ou le puceron fait-il désormais appel
à d’autres bactéries symbiotiques ? La seconde
hypothèse est beaucoup plus plausible. Mais dans
un cas comme dans l’autre, se pose la question
du devenir de cette bactérie, dont le rôle n’est
plus aussi essentiel. Va-t-elle disparaître ou, au
contraire, persister en se concentrant sur d’autres
fonctions que la synthèse du tryptophane ? Cette
histoire évolutive n’est pas sans rappeler celle
des mitochondries, ces anciennes bactéries
dégénérées au point de n’avoir plus qu’une poignée
de gènes indispensables à la respiration de leurs
cellules hôtes.
CLAUDE RISPE
fait partie de l’équipe de biologie et génétique
des populations d’insectes à l’INRA de Rennes.
[1] V. Pérez-Broca et al., Science, 314, 312, 2006.
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