LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 27 | MAI 2007 | 17
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION
LE TEMPS
À quelle vitesse
changent nos gènes
tion moléculaire [1]. Ils ont émis
l’hypothèse que les changements
de nucléotides (dans l’ADN) et
d’acides aminés (dans les protéines)
se produisent à une vitesse globale-
ment constante au cours du temps,
ce qui en fait un chronomètre biolo-
gique de l’évolution. En effet, bien
que très stable d’une génération à
la suivante, le patrimoine géné-
tique varie, comme en attestent
les différences observées entre
les génomes de diverses espèces.
Comparer les séquences génétiques
de deux espèces permettait donc,
selon eux, de dater les divergences
entre les lignées (lire « Les horloges
moléculaires », p. 18).
Nous savons maintenant que les
choses sont plus compliquées : il y
a des disparités importantes du taux
d’évolution entre les gènes, et même
entre différentes régions du génome.
Elles reflètent l’importance relative
des séquences correspondantes dans
la vie de l’organisme [2].
Comment le génome évolue-t-il
concrètement ? On distingue trois
types de mutations de l’ADN, selon
les effets qu’elles induisent : elles
peuvent être soit neutres, soit délé-
tères, soit avantageuses. Les muta-
tions neutres n’ont pas d’impact
sur la survie et la reproduction
des organismes. Selon le concept
d’horloge moléculaire, elles s’ac-
cumulent à un taux constant – de
l’ordre d’une substitution tous les
100 sites génétiques ou protéiques
pour chaque million d’années, chez
les mammifères.
Les mutations délétères sont désa-
vantageuses pour les organismes.
Elles sont peu à peu éliminées des
zones génomiques fonctionnelles
par la sélection naturelle. Plus cette
sélection est forte, plus l’évolution
des séquences est lente et inverse-
ment. Prenons l’exemple de l’his-
tone H4, une protéine indispen-
sable à la structure de notre ADN.
L’enchaînement des 102 acides
aminés qui la constituent est pres-
que identique dans tout le règne ani-
mal. Ainsi, l’homme et le ver annelé
Platynereis, qui se sont séparés il y
a au moins 500 millions d’années,
possèdent la même histone H4 !
Cette constance traduit le fait que
la sélection naturelle a été très forte
sur les mutations qui auraient pu
détériorer la fonctionnalité de la
protéine. Les mutations dont l’ef-
fet délétère ne fait guère de doute,
comme celles impliquées dans
les maladies génétiques, affectent
donc, en règle générale, des zones
génomiques à évolution lente.
Accélérations
et ralentissements
Enfin, il existe des mutations dites
« avantageuses ». Elles confèrent
un bénéfice aux organismes. Les
zones du génome dans lesquelles
elles sont prépondérantes font l’objet
d’une évolution particulièrement
rapide, liée aux adaptations de l’or-
ganisme. L’accumulation de muta-
tions avantageuses est favorisée
par la sélection naturelle. Celle-ci
agit, par exemple, au niveau des
gènes de l’immunité, qui s’adap-
tent en permanence à l’évolution
des pathogènes.
Les accélérations ou les ralentisse-
ments de l’évolution moléculaire
se mesurent en comparant les
distances génétiques (le pourcen-
tage de différences génétiques)
qui séparent deux espèces de leur
ancêtre commun (ou, à défaut,
d’une référence externe).
Les génomes des rongeurs, et en
particulier celui des muridés (rats,
souris, hamsters), connaissent une
accélération de taux d’évolution. En
comparaison de leurs parents éloi-
gnés (chiens, vaches), les rongeurs
ont en effet accumulé plus de chan-
gements que leurs cousins les
primates, durant le même
laps de temps. À l’inverse,
parmi les singes de l’An-
cien Monde,
la lignée des
hominoïdes,
qui comprend
notre propre
espèce ainsi
que les chimpan-
zés, gorilles, orangs-
outangs et gibbons,
a subi un ralentis-
sement sensible
[1] E.
Zuckerkandl
et al., Biol. 8,
357, 1965.
[2] M. Kimura,
The Neutral
Theory of
Molecular
Evolution,
Cambridge
University
Press, 1983.
Les variations de taux d’évolution moléculaire se réper-
cutent-elles sur la morphologie et l’anatomie ? Pas forcé-
ment. Par exemple, la morphologie d’espèces comme le
poisson cœlacanthe semble n’avoir quasiment pas varié
durant quelques centaines de millions d’années, alors
que la vitesse d’évolution moléculaire de ses gènes est
comparable à celle des autres vertébrés. À l’opposé,
les poissons cichlidés des grands lacs africains, dont
l’origine remonte à seulement quelques millions d’an-
nées, présentent une incroyable diversité morphologi-
que et anatomique malgré une très faible différencia-
tion moléculaire.
Pourquoi ce découplage ? En réalité, quelques mutations
suffisent dans les régions régulatrices de l’expression de
certains gènes – par exemple impliqués dans le dévelop-
pement – pour remanier profondément le plan d’organisation d’un organisme [7]. À l’in-
verse, les mutations neutres peuvent contribuer à la divergence des séquences sans pour
autant induire de changements morphologiques.
■ DU GÈNE À L’ASPECT
3
© M. V. ERDMANN/SEAPICS.COM/J.H. EDITORIAL
LE PLANTAIN possède un ADN
mitochondrial qui évolue 1 000 fois
plus rapidement que celui des autres
plantes.
© D.HARMS/WILDLIFE
LE CŒLACANTHE, champion de
la stabilité morphologique.