Trouble de l’humeur unipolaire dépressif A propos d’un cas Christelle Brosse1, Guy Ardiet1,2 1 CH, rue Jean-Baptiste Perret, 69450 Saint-Cyr au Mont d’Or, France ; 2 UF 800, cRPp, http://crpplyon.site.voila.fr 1 Résumé Nous avons tenté de montrer la difficulté nosogaphique entre dépression unipolaire et paraphrénie, en particulier quand tous les traitements, y compris l'ECT, se sont montrés peu efficaces. Mme A a présenté un délire mégalomaniaque avec vécu persécutif. Pendant des années, imagination et intuitions étaient stables, sans hallucinations. Ce cas clinique fait penser à la paraphrénie, comme évolution d'un accès de dépression majeure. Comme s’il existait un continum entre les diverses psychoses. Notre exposé présente la paraphrénie comme une évolution possible de troubles thymiques, et soulève la question des délires chroniques, et celle de l'unicité des psychoses. Mots clés : trouble unipolaire, délire chronique, paraphrénie, fabulation, nosographie Summary We aim to see how difficult nosography seems to be between unipolar depression and paraphrenia, especially when treatments (even with ECT) have had a poor efficacity. Mrs A. presented megalomania and persecution ideas, and for years lived with a chronic delusional state. She showed nor dissociation, neither cognitive impairement. She only kept delusion, after three depressive relapses. Mechanisms were imaginative, intuitive, without hallucinations, but with little coherence, and delusion was constantly stable. This case brings to regard paraphrenia as an evolutionary state of a persistent major depressive period. It is like a continuum between different kinds of psychosis. Our talk regards paraphrenia as a secondary process with thymic disorders, and opens as well the discussion on the nosographic place of chronic delusion, and questions the concept of single psychosis. Key words: unipolar disorder, paraphenia, chronic delusional state, confabulation, nosography 2 INTRODUCTION Nous présentons le cas d’une patiente dont les troubles ont débuté à l’âge de 20 ans, marqués par trois épisodes de décompensation. L’exposé de son histoire clinique semble particulièrement intéressant alors que nous constatons l’échec successif des thérapeutiques proposées, posant ainsi la question du diagnostic, et interrogeant sur les liens entre les différentes entités diagnostiques en psychiatrie. HISTOIRE CLINIQUE ET EVOLUTION Madame A. présente un premier épisode de décompensation en 1972, suite à la naissance de sa deuxième fille. Le tableau clinique associe alors une 3 symptomatologie dépressive à un délire à thèmes persécutoires et mégalomaniaques : ayant jeté du pain, elle estime avoir commis des péchés irréparables, qui vont progressivement anéantir sa famille puis l’ensemble de l’humanité. Elle a enfreint les commandements de Dieu, et mérite son châtiment. Elle doit être également punie par la justice des hommes, qui la surveille par l’intermédiaire de caméras cachées dans les prises et les interrupteurs de sa maison. La honte, la culpabilité et le sentiment d’incapacité sont associés à une douleur morale intense. Plusieurs semaines de traitement antidépresseur permettent une restauration progressive de l’humeur, jusqu’à la disparition complète des troubles. En 1984, une nouvelle rechute s’amorce, sans facteur déclenchant retrouvé. La clinique est similaire à celle du premier épisode ; la prise en charge institutionnelle permet une nette amélioration thymique, et le délire n’est plus exprimé directement. Madame A. retrouve son rythme de vie habituel et reprend son activité professionnelle, pendant plusieurs années encore, sans manifestations dépressives ou délirantes. Un troisième accès dépressif débute en 2004, consécutif à l’arrêt de toute activité professionnelle. Les idées délirantes ont envahi progressivement tout le champ de pensée de la patiente, reprenant les thèmes habituels, et s’accompagnant d’éléments mélancoliques, où dominent culpabilité et indignation. Les divers traitements chimiothérapiques proposés, de même que l’électroconvulsivothérapie, restent sans effet sur les symptômes. Seuls les groupes à médiation semblent apporter un bénéfice par l’amélioration thymique et la critique partielle du vécu délirant de culpabilité. Le fonctionnement de la patiente est opératoire, elle agit sans plaisir, de manière automatique. Elle éprouve un sentiment de vide intérieur, son cerveau lui semble détruit, ses sentiments sont morts, elle n’a plus de coeur et est incurable. APPROCHE DIAGNOSTIQUE ET DISCUSSION Diagnostic La clinique objective un trouble de l’humeur évoluant par accès, pour lesquels des facteurs de déclenchement peuvent être retrouvés. Ces accès associent une thymie dépressive à des éléments délirants, posant le diagnostic de dépression unipolaire avec éléments psychotiques. De nombreux traits du typus mélancolique [3, 29], décrit par Tellenbach en 1961, s’observent chez Madame A., notamment un rapport affectif à la conscience morale (sentiment constant d’être en faute, sensibilité à la morale et la religion), et des caractères obsessionnels ou pseudo-maniaques (obsession de la faute, activités répétitives pour lutter contre le délire assiégeant). Kraepelin, en 1907, définit la mélancolie comme « le développement insensible d’une dépression anxieuse, à laquelle se joignent en proportions 4 variables des conceptions délirantes, dont l’élément principal apparaît comme étant un certain rapport du sujet à la morale et à la loi ». Binswanger insiste sur le sentiment de perte comme étant un thème fondamental de l’état mélancolique [7] ; la perte mélancolique, qui concerne tous les domaines de la vie, est une évidence pour la patiente : elle a perdu ses capacités, sa dignité et son honneur à tout jamais. Selon Georges Dumas, la maladie a une origine intellectuelle : c’est à la suite d’un événement douloureux ou d’une idée fixe qu’elle se déclare et se maintient [13]. L’idée délirante, ici celle d’être indigne pour tous les péchés commis, apparaît la première et forme le pivot de la mélancolie, déterminant une dépression réactionnelle. L’auteur qualifie de létanie cette expression réitérée de motifs qui varient peu, l’état mélancolique étant caractérisé par un délire monotone, reflet de l’invasion lente du Moi par l’état affectif du malade [9, 13]. La clinique renvoie également aux observations de Cotard sur le délire de négation du mélancolique [10]. Il s’agit ici d’une forme atténuée (honte, désespoir, déshonneur, perte irréparable) [21], avec cependant la notion de négation corporelle (vide intérieur, absence de cerveau, de coeur). L’auteur rattache ce délire à un état d’anesthésie sensitive. La culpabilité démesurée et le pouvoir délirant d’un impact sur l’humanité renvoient à la notion d’énormité, que Cotard nomme « faux délire de grandeur », le délire prenant ici une forme mélancolique et négative. Dans ce tableau où prédominent l’immobilité, la péjoration des idées, le pessimisme, résume bien le « syndrome mélancolique » décrit par Ey. On y retrouve les deux dimensions fondamentales de la conscience mélancolique, étant « dans un cas suspendue dans le vide du passé, dans l’autre ouverte sur le présent et l’avenir comme un gouffre béant » [14]. Diagnostic différentiel La persistance du délire jusqu’à ce jour réalise un tableau de délire chronique. Il se différencie du délire schizophrénique par son caractère relativement systématisé, sa bonne adaptation à la réalité, et par l’absence de désorganisation et de dissociation [18]. L’association d’éléments thymiques et délirants évoque le trouble schizoaffectif (TSA), concept évoluant entre les pôles schizophrénique et affectif [5, 6, 25]. Les troubles thymiques exclusivement dépressifs renvoient au sous-type dépressif du TSA [1]. Mais ici, la symptomatologie délirante est toujours congruente à l’humeur, ce qui récuse le TSA. L’évolution de l’épisode actuel réalise un délire chronique non schizophrénique, permettant de discuter le diagnostic avec celui de paraphrénie [16, 18, 19, 23] : le délire, en marge de la réalité quotidienne n’envahit pas totalement la vie psychique de la patiente ; ses capacités intellectuelles sont intactes ; les mécanismes sont essentiellement imaginatifs, intuitifs, sans hallucinations ; le délire manque de cohérence, reste stable dans le temps, sans ajout 5 imaginatif permanent ni exaltation, ces critères évoquant la forme confabulante des paraphrénies de Kraepelin [12]. Discussion L’histoire clinique de Madame A. est en faveur d’un trouble de l’humeur unipolaire, avec trois épisodes dépressifs majeurs. Pour le dernier accès, évoluant depuis 2004 jusqu’à ce jour, la clinique fait évoquer une paraphrénie confabulante par de nombreux points, mais le diagnostic d’épisode dépressif majeur s’impose face à la thématique délirante congruente à l’humeur associée à une thymie dépressive. L’évolution de ce cas interroge cependant. Les convictions délirantes et l’humeur dépressive fluctuent, mais persistent à des degrés variés, les différentes thérapeutiques restant sans effet significatif. Les éléments psychotiques, associés à un épisode dépressif majeur, sont congruent à l’humeur, mais leur persistance et leur intensité engendre épuisement psychique et douleur morale. Il est ainsi impossible de déterminer lequel du délire ou de la dépression est le symptôme prévalent. Ce cas amène à considérer la paraphrénie comme modalité évolutive d’un épisode dépressif majeur persistant [8]. Il renvoie à la question du continuum entre les différentes psychoses. PERSPECTIVES THERAPEUTIQUES La sévérité du trouble dépressif impose la prescription d’un traitement antidépresseur ; aucune supériorité d’efficacité d’une classe sur l’autre n’a été démontrée. Il existe un consensus en faveur de l’association ISRS/antipsychotique atypique dans le traitement de première ligne des épisodes dépressifs majeurs avec éléments psychotiques [28] ; l’association la plus intéressante réunit fluoxétine et olanzapine. Les recommandations actuelles préconisent l’association à un thymorégulateur [30]. En cas de non réponse ou de réponse insatisfaisante, il convient de répéter les étapes successives déjà employées en modifiant les posologies. Les délires chroniques relatifs aux états mélancoliques et aux paraphrénies sont peu accessibles aux antipsychotiques. La 6 psychothérapie de soutien et la prise en charge institutionnelle demeurent un élément important du traitement. CONCLUSION Ce cas clinique illustre les liens entre accès thymiques et émergence d’une thématique délirante de type paraphrénique. La place du trouble de l’humeur par rapport au délire reste difficile à préciser, laissant la possibilité de comprendre la paraphrénie comme modalité évolutive possible d’un trouble de l’humeur, ou comme un trouble délirant avec fluctuations thymiques. Il souligne les affinités entre accès thymiques et paraphrénie, évoquant leur parenté symptomatique, ainsi que le rôle des accès thymiques dans l’émergence du délire. Il rend compte de la difficulté de prise en charge des délires chroniques, dont la prise en charge adaptée se justifie par la réduction de la durée et de la sévérité des symptômes, et celle du risque suicidaire [2, 17]. Cet exposé considère la paraphrénie comme processus secondaire au trouble thymique, ouvrant également la discussion sur la place nosographique des délires chroniques et la notion de psychose unique. BIBLIOGRAPHIE 1- AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION. DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Masson 2000. 2- ARBUS C. ARBUS L. 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