Je crois qu'en matière d'art contemporain, il y a les deux cynismes: la modalité vulgaire
(l'incommunicable, le kitsch, l'autisme, la thanatophilie, l'égotisme, le trivial) et la modalité philosophique
(l'immanence, la déchristianisation, l'ironie, l'incarnation, la communication, la valeur intellectuelle contre
la valeur marchande, le percept sublime). Là encore, l'un est un remède à l'autre ? la philosophie comme
pharmacopée du monde comme il va...
AL. P. : Compte tenu du statut de l'art en Grèce ancienne, vous rappelez avec raison que Diogène
de Sinope ? philosophe dont la figure est emblématique de la pensée cynique ? n'a pas
développé de théorie de l'art. Par contre, de son attitude en tant que philosophe agissant dans le
domaine public vous élaborez plusieurs prémisses, tant sur le plan du fond que sur celui de la
forme, susceptibles de développer une esthétique, entendue ici comme un rapport sensible au
monde. De là, cette interrogation : Les divers comportements qu'adoptera Diogène n'étaient-ils pas à
même de privilégier certaines attitudes artistiques contemporaines qui s'approchent davantage
de l'action performative que de la fabrication d'objets artistiques ?
M. O. : On peut dire de l'art grec qu'il est platonicien, ou du platonisme, qu'il est une philosophie
essentiellement et fondamentalement, génétiquement grecque, l'un et l'autre étant imprégnés par le
même esprit du temps. Le platonisme célèbre l'idée désincarnée, la forme pure, la priorité du concept.
Praxitèle et Phidias sculptent un corps qui n'existe pas dans la réalité - du moins s?il existe à un moment
donné, il ne dure pas : l'éternelle beauté canonique, située hors du temps, inaltérable, inaccessible à
l'entropie. La statuaire grecque ne représente jamais la vieillesse, la laideur, la difformité, l'entropie, le
monde comme il est, mais comme il devrait être : hors du temps, dans le ciel des idées pures, aux
antipodes du réel.
La pensée des cyniques est antiplatonicienne. Certes, il ne reste aucun texte écrit par eux (or il y en eut
contrairement à ce qu'on croit habituellement), donc rien sur ce que pourrait être une esthétique cynique.
Pourtant, il suffit d'extrapoler leur antiplatonisme viscéral, fondamental, pour déduire une esthétique
possible. En effet, la geste cynique laisse place à ce qui aujourd'hui relève des happenings, des
performances, voire des installations ! Les jeux de mots, les situations (sortir d'un théâtre en marche
arrière, traîner un hareng derrière soi, se masturber sur la place publique, manger du poulpe cru) disent au-
delà du geste une philosophie de la transvaluation, de la provocation, de la libération, de l'ensauvagement.
De quoi transposer des concepts et déterminer des lignes de force pour une esthétique cynique.
AL. P. : Et pourquoi, selon vous, l'esthétique cynique correspond-elle essentiellement à
l'avènement de la post-modernité en art ? Autrement dit : pourquoi l'avènement de cette
esthétique ne pouvait être envisageable auparavant ?
M. O. : Parce que le temps n'était pas venu... Vérité de La Palice ! Le classicisme se fit détruire par la
modernité, et Duchamp joua un rôle qui, à sa manière, correspond à ce lui de Diogène : un philosophe-artiste,
un penseur explosif, un acteur qui dynamite... Il fallait des conditions de possibilité pour l'émergence du
cynisme au sens post-moderne du terme, notamment ce qui a eu lieu en amont... Leçon élémentaire de
dialectique, de matérialisme dialectique même... Une pensée ne vient pas quand ce qui la rend possible
n'est pas à point ! Et le mûrissement est affaire de temps qui passe, de civilisation qui se désagrège.
AL. P. : Dans un petit ouvrage consacré à Michel Foucault dans la collection Que sais-je ? (P.U.F.,
1996), Frédéric Gros rappelle également que l'art contemporain est « la matrice actuelle du
cynisme ». Cependant, votre manifeste pour une esthétique cynique se veut combative, en ce sens
que vous ne souhaitez surtout pas défendre tout l'art contemporain, qu'il y a donc, comme vous le
mentionnez, un nettoyage à faire, lequel exige un point de vue critique face à certaines pratiques
actuelles. Mais puisque ? comme vous le dites vous-même ? votre point de vue critique est
subjectif et arbitraire, qu'il est en somme celui de l'amateur, c'est-à-dire de celui qui sait apprécier