Revue germanique internationale
6 | 1996
Kant : philosophie de l’histoire
La ruse de la raison historique kantienne
Jacques d’Hondt
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/594
DOI : 10.4000/rgi.594
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 juillet 1996
Pagination : 179-194
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Jacques d’Hondt, « La ruse de la raison historique kantienne », Revue germanique internationale [En
ligne], 6 | 1996, mis en ligne le 09 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/594 ; DOI : 10.4000/rgi.594
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La
ruse
de la raison historique kantienne
JACQUES
D'HONDT
En novembre 1784 - cette précision n'est pas indifférente - Kant
publie
dans la Berlinische Monatsschrift - les singularités de cette revue ont
leur importance - l'un des textes les plus étranges de la
littérature
philo-
sophique
et l'un des plus propices aux interprétations diverses. Lisant cet
article, dont on
traduit
ordinairement le
titre,
de manière
très
contes-
table, par Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique1, beau-
coup
de nos contemporains éprouvent immédiatement le sentiment d'une
certaine parenté d'inspiration avec
celle
de Hegel dans sa doctrine de la
ruse de la raison. Certaines formules de Kant ressemblent beaucoup à
celles
de Hegel.
Celui-ci
écrit, par exemple : « La raison est aussi
rusée
que puissante. La
ruse consiste en général dans l'activité médiatisante qui, en laissant les
objets,
conformément à leur
nature
propre, agir les uns sur les
autres
et
s'user
les uns aux
autres,
sans
s'immiscer immédiatement dans ce proces-
sus, ne fait
pourtant
qu'accomplir son but. On peut dire dans ce sens que
la Providence divine, vis-à-vis du monde et de son processus, se comporte
comme
la ruse absolue. Dieu laisse faire les hommes avec leurs passions et
intérêts
particuliers, et ce qui se produit par, c'est la réalisation de ses
intentions, qui sont quelque chose
d'autre
que ce pourquoi s'employaient
tout d'abord ceux dont il se
sert
en la circonstance. »2
Cela
semble bien s'accorder, ou même coïncider avec la thèse géné-
rale que soutient Kant dans cet article : « Les hommes pris isolément, et
même
des peuples entiers, ne songent guère au fait qu'en poursuivant
leurs fins particulières, chacun selon son sentiment personnel, et souvent
1. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, in Schriften zur
Geschichtsphilosophie
(Manfred
Riedel),
Stuttgart,
Reclam,
1985, p.
21-39.
Trad. franc, par Luc
Ferry, in Kant,
Œuvres
philosophiques,
coll.
« Pléiade », 1985, II, p.
187-205.
2.
Hegel,
Encyclopédie
des
sciences
philosophiques,
trad.
B.
Bourgeois,
t. I, Paris, Vrin, 1970,
§
209, Addition, p. 614.
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l'un contre
l'autre,
ils s'orientent sans le savoir au dessein de la
nature,
qui leur est lui-même inconnu,
comme
à un fil conducteur, et travaillent
à sa réalisation ; ce qui, même s'ils le savaient, leur importerait pourtant
assez
peu. »1
Il n'en faudra guère plus pour arriver à Marx, qui approuve, en
gros,
le
résumé qu'un journaliste donne de sa doctrine en ces termes:
«...
il
démontre,
en même temps que la nécessité de l'ordre actuel, la nécessité
d'un
autre
ordre dans lequel le premier doit inévitablement se transfor-
mer, que les hommes y croient ou non, qu'ils en soient conscients ou non.
Marx
considère le mouvement social
comme
un procès historico-naturel
régi par des
lois
qui non seulement sont indépendantes de la
volonté,
de
la
conscience
et du dessein des hommes, mais même à l'inverse, détermi-
nent leur
volonté,
leur
conscience
et leurs desseins. »2
En l'occurrence Kant, soutenants le début de son article la thèse
d'un déterminisme historique rigoureux, pourrait même
paraître
plus
proche
de Marx que ne l'est Hegel, si du moins on acceptait une vue sim-
pliste du marxisme, en réalité la plus répandue. Et pourtant, il est peu
probable
que Marx ait jamais lu l'article de Kant.
Les
trois
auteurs
prétendent ensemble, et contrairement à la plupart
de
leurs prédécesseurs et de leurs contemporains, que ce ne sont pas les
idées
qui mènent le monde, du moins les idées immédiates des hommes.
Toutefois,
la plupart des commentateurs soulignent à juste
titre
les
différences
fondamentales qui excluent l'identification entière, et ils insis-
tent
en particulier sur le fait qu'à leurs yeux tout l'article de Kant se
place
en quelque sorte sous le signe de ce que
celui-ci
distinguera plus
tard
sous le nom de «jugement réfléchissant». L'auteur présenterait ses
idées
cosmopolitiques d'une manière hypothétique, à la manière du
«
comme
si
».
Alors
que Hegel, lui, affirme dogmatiquement qu'il en va
effectivement
dans le monde
comme
il le dit.
LE
DÉTERMINISME HISTORIQUE
Ces
interprètes de Kant ont certainement raison, mais peut-être
convient-il
d'examiner plus précisément ce qui, dans les propositions de
Kant, se trouve affecté d'un caractère hypothétique, et de répertorier,
d'autre part,
les
traits
qui confèrent aux propos de Kant leur originalité
d'abord surprenante. S'il y a ruse de la raison, ici, elle étonne tout
autant
que
sa présentation singulière, dans un article qui constitue pour lui-
même
un tout suffisant : il doit pouvoir
être
lu par les abonnés de la Ber-
1. Kant, op. cit., éd. all., p. 22 ;
trad,
franç., p. 188.
2.
Marx, Le Capital, I,
trad.
J.-P.
Lefebvre,
Paris, Ed.
Sociales,
1983, p. 16.
linische
Monatsschrift qui ne sont pas nécessairement de profonds connais-
seurs de la philosophie critique ni ne sont capables de deviner ce qu'elle
va
prochainement devenir.
Ces
familiers de la revue peuvent
être
déconcertés. Mais la popula-
tion prussienne, allemande, européenne
aurait
été scandalisée si elle avait
été en
état
de prendre connaissance de ces thèses audacieuses. Les mil-
lions
d'Allemands sont alors chrétiens, ceux qui se piquent de philosophie
restent
wolffiens
: l'article commence pour eux brutalement, et d'une
manière que beaucoup de Kantiens actuels tiennent eux-mêmes pour
«
embarrassante ».
Les
premiers mots déjà provoquent une
commotion.
Kant disjoint
d'emblée
le problème de la liberté de la volonté de celui du cours de l'his-
toire : Was man sich auch in
metaphysischer
Absicht
fur einen
Begriff
von
der
Frei-
heit
des Willens machen mag... Auch! C'est là une question secondaire, en
marge du problème envisagé, un ajout éventuellement superflu : « Quel
que soit le concept que, du point de vue métaphysique, on puisse se faire
de
la liberté du
vouloir
! »... A
côté
des questions que pose effectivement
l'histoire, on peut aussi se poser des problèmes métaphysiques sur la
liberté de la volonté ; mais de
ceux-ci
on fera l'économie pour le moment.
Kant a plutôt habitué ses disciples à une répartition problématique
inverse. Pour lui, la liberté de la volonté est la question principale de la
philosophie,
et plus spécialement de la philosophie pratique et politique.
Pour rendre évidente la liberté, ce qui n'est pas si
facile,
il a coutume de
mettre
entre
parenthèses le monde sensible, il annihile volontiers intellec-
tuellement les contenus pour faire ressortir la nécessité de la forme et il
révère de préférence ce qui subsiste après cette opération.
Ici,
au contraire, il met la liberté hors jeu, ou du moins fait-il sem-
blant car, au fil des pages, elle ressurgira, et telle qu'il l'entend lui-même
d'une manière qui ne va pas
sans
quelque obscurité. Comme Fichte osait
l'affirmer, du vivant même du maître : « La grande chance de Kant, c'est
son
obscurité »2
une chance dont il se croyait naïvement privé lui-
même.
Est-il possible d'évoquer la liberté de la volonté, même négativement
sans
aucune notion de ce qu'elle est ? Kant choisira la facilité de
n'énoncer
d'abord que les conditions dans lesquelles elle peut intervenir.
Elle
reste
dans l'ombre, mais le seul fait de la mentionner rend peut-être
moins
terrible la suite de la phrase.
Sans doute ne peut-on tout dire, dans un article fatalement bref et
sommaire.
N'aurait-il pas toutefois été possible d'indiquer, même
sans
argumentation que, pour Kant, l'existence d'une liberté de la volonté, de
quelque
manière que
celle-ci
soit
conçue,
reste
du moins compatible avec
1. Kant, op. cit., ed. all., p. 21 ;
trad.
franç., p. 187.
2.
Lettre de Fichte à Reinhold, de Iéna, le 22 mai 1799 : Kants
Glück
war
seine
Obskurität !
le
déterminisme historique qui va
être
insolemment proclamé ? Que la
causalité empirique n'exclut pas la liberté transcendantale ?
Mais
comme
le constate un historien de la philosophie kantienne,
«ici,
le point de vue
transcendantal
est mis de
côté»1.
En clair, le début
de
cette phrase signifie tout simplement : « Que l'on soit kantien ou
non...
»
Or,
en réalité, les non-kantiens de tout acabit, et même parmi eux les
soi-disant matérialistes, ne sont pas du tout disposés à admettre la suite :
quoi
qu'il en soit de la liberté de la volonté, « so sind
dock
die Erscheinungen
desselben,
die menschlichen Handlungen,
ebensowohl
als
jede
andere
Naturbegeben-
heit
nach allgemeinen Naturgesetzen bestimmt»2
:
«Il
reste
que les manifesta-
tions phénoménales de ce vouloir, les actions humaines, sont déterminées
selon
des
lois
universelles de la
nature,
exactement au même
titre
que
tout
autre
événement naturel» !3
Le
traducteur
tient
absolument à empêcher que l'on
confonde
avec
une réalité en soi. Aussi redouble-t-il, en quelque sorte la traduction de
Erscheinungen
:
manifestations phénoménales !
Quelle
que soit d'ailleurs la traduction choisie : selon des
lois
natu-
relles,
d'après, ou par des
lois
naturelles, encore que ce
choix
ne manque
pas d'importance, ce qui choque la plupart des lecteurs, c'est la détermi-
nation des phénomènes historiques, détermination que l'on doit entendre
dans les deux sens du mot : la qualification de chaque phénomène : une
action
déterminée et pas une
autre
; et la détermination causale, le déter-
minisme : ce phénomène implique une cause, et un enchaînement néces-
saire des causes et des effets.
Une telle affirmation ne va pas
sans
difficultés dans le contexte kan-
tien, et un ouvrage sera bientôt consacré à leur aplanissement ou à leur
camouflage
: la Critique de la
faculté
de
juger. Mais pour la majorité des
lec-
teurs,
qui ne sont pas kantiens, ou pas tout à fait kantiens, et qui
restent
fidèles
aux vues traditionnelles de la philosophie spiritualiste, idéaliste, ou
matérialiste, de telles propositions sont d'emblée inadmissibles.
En général, s'ils tiennent
tant
à la liberté de la volonté, c'est précisé-
ment parce qu'ils répugnent à soumettre les actions des hommes et leurs
conséquences
à quelque déterminisme que ce soit. Apprendraient-ils que
ce
déterminisme des phénomènes historiques dépend de l'application de
catégories
qui relèvent de l'entendement, cela
n'atténuerait
en rien leur
répulsion à son égard. Ils veulent une libre histoire des hommes, dans la
phénoménalité.
Il ne fallait pas manquer d'audace pour proclamer ainsi une sorte de
déterminisme historique qui, en notre temps encore, révulserait la plu-
part
des philosophes. Beaucoup de contemporains de Kant ont dû
s'arrê-
1. A. Philonenko, La
théorie
kantienne de l'histoire, Paris, Vrin, 1986, p.
14-15.
2.
Kant, op. cit., éd. all., p. 21.
3.
Kant, op. cit.,
trad.
franc., p. 187.
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