La ruse de la raison historique kantienne

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Revue germanique internationale
6 | 1996
Kant : philosophie de l’histoire
La ruse de la raison historique kantienne
Jacques d’Hondt
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/594
DOI : 10.4000/rgi.594
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 juillet 1996
Pagination : 179-194
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Jacques d’Hondt, « La ruse de la raison historique kantienne », Revue germanique internationale [En
ligne], 6 | 1996, mis en ligne le 09 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/594 ; DOI : 10.4000/rgi.594
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Tous droits réservés
La ruse de la raison historique kantienne
JACQUES
D ' H O N D T
En n o v e m b r e 1784 - cette précision n'est pas indifférente - Kant
publie dans la Berlinische Monatsschrift - les singularités de cette revue ont
leur importance - l'un des textes les plus étranges de la littérature philosophique et l'un des plus propices aux interprétations diverses. Lisant cet
article, d o n t o n traduit ordinairement le titre, de manière très contestable, par Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique , beauc o u p de nos contemporains éprouvent immédiatement le sentiment d'une
certaine parenté d'inspiration avec celle de H e g e l dans sa doctrine de la
ruse de la raison. Certaines formules de K a n t ressemblent b e a u c o u p à
celles de Hegel.
1
Celui-ci écrit, par exemple : « La raison est aussi rusée que puissante. L a
ruse consiste en général dans l'activité médiatisante qui, en laissant les
objets, c o n f o r m é m e n t à leur nature propre, agir les uns sur les autres et
s'user les uns aux autres, sans s'immiscer immédiatement dans ce processus, ne fait pourtant q u ' a c c o m p l i r son but. O n peut dire dans ce sens que
la Providence divine, vis-à-vis du m o n d e et de son processus, se c o m p o r t e
c o m m e la ruse absolue. Dieu laisse faire les h o m m e s avec leurs passions et
intérêts particuliers, et ce qui se produit par là, c'est la réalisation de ses
intentions, qui sont quelque chose d'autre que ce p o u r q u o i s'employaient
tout d ' a b o r d ceux dont il se sert en la circonstance. »
2
Cela semble bien s'accorder, o u m ê m e coïncider avec la thèse générale que soutient K a n t dans cet article : « Les h o m m e s pris isolément, et
m ê m e des peuples entiers, ne songent guère au fait qu'en poursuivant
leurs fins particulières, chacun selon son sentiment personnel, et souvent
1. K a n t , Idee zu einer allgemeinen G e s c h i c h t e in weltbürgerlicher Absicht, in Schriften zur
Geschichtsphilosophie (Manfred R i e d e l ) , Stuttgart, R e c l a m , 1 9 8 5 , p . 2 1 - 3 9 . T r a d . franc, par L u c
Ferry, in K a n t , Œuvres philosophiques, coll. « Pléiade » , 1985, II, p . 187-205.
2. H e g e l , Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, t. I, Paris, V r i n , 1970,
§ 209, Addition, p . 614.
Revue germanique internationale, 6 / 1 9 9 6 , 179 à 194
l'un contre l'autre, ils s'orientent sans le savoir au dessein de la nature,
qui leur est lui-même i n c o n n u , c o m m e à un fil conducteur, et travaillent
à sa réalisation ; ce qui, m ê m e s'ils le savaient, leur importerait pourtant
assez peu. »
Il n'en faudra guère plus p o u r arriver à M a r x , qui a p p r o u v e , en gros,
le résumé qu'un journaliste d o n n e de sa doctrine en ces termes: « . . . il
démontre, en m ê m e temps que la nécessité de l'ordre actuel, la nécessité
d'un autre ordre dans lequel le premier doit inévitablement se transformer, que les h o m m e s y croient o u n o n , qu'ils en soient conscients ou non.
M a r x considère le m o u v e m e n t social c o m m e un procès historico-naturel
régi par des lois qui n o n seulement sont indépendantes de la volonté, de
la conscience et du dessein des h o m m e s , mais m ê m e à l'inverse, déterminent leur volonté, leur conscience et leurs desseins. »
1
2
En l ' o c c u r r e n c e Kant, soutenant dès le début de son article la thèse
d'un déterminisme historique rigoureux, pourrait m ê m e paraître plus
p r o c h e de M a r x que ne l'est Hegel, si du moins o n acceptait une vue simpliste du marxisme, en réalité la plus répandue. Et pourtant, il est peu
p r o b a b l e que M a r x ait jamais lu l'article de Kant.
Les trois auteurs prétendent ensemble, et contrairement à la plupart
de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains, que ce ne sont pas les
idées qui mènent le m o n d e , du moins les idées immédiates des h o m m e s .
Toutefois, la plupart des commentateurs soulignent à juste titre les
différences fondamentales qui excluent l'identification entière, et ils insistent en particulier sur le fait qu'à leurs yeux tout l'article de K a n t se
place en quelque sorte sous le signe de ce que celui-ci distinguera plus
tard sous le n o m de « j u g e m e n t réfléchissant». L'auteur présenterait ses
idées cosmopolitiques d'une manière hypothétique, à la manière du
« c o m m e si » . Alors que H e g e l , lui, affirme d o g m a t i q u e m e n t qu'il en va
effectivement dans le m o n d e c o m m e il le dit.
LE D É T E R M I N I S M E H I S T O R I Q U E
Ces interprètes de K a n t ont certainement raison, mais peut-être
convient-il d'examiner plus précisément ce qui, dans les propositions de
Kant, se trouve affecté d'un caractère hypothétique, et de répertorier,
d'autre part, les traits qui confèrent aux p r o p o s de K a n t leur originalité
d ' a b o r d surprenante. S'il y a ruse de la raison, ici, elle étonne tout autant
que sa présentation singulière, dans un article qui constitue p o u r luim ê m e un tout suffisant : il doit p o u v o i r être lu par les abonnés de la Ber-
1. K a n t , op. cit., éd. all., p . 22 ; trad, franç., p . 188.
2. M a r x , Le Capital, I, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Ed. Sociales, 1983, p . 16.
linische Monatsschrift qui ne sont pas nécessairement de profonds connaisseurs de la philosophie critique ni ne sont capables de deviner ce qu'elle
va p r o c h a i n e m e n t devenir.
Ces familiers de la revue peuvent être déconcertés. Mais la population prussienne, allemande, européenne aurait été scandalisée si elle avait
été en état de prendre connaissance de ces thèses audacieuses. Les millions d'Allemands sont alors chrétiens, ceux qui se piquent de philosophie
restent wolffiens : l'article c o m m e n c e p o u r eux brutalement, et d'une
manière que b e a u c o u p de Kantiens actuels tiennent eux-mêmes p o u r
« embarrassante » .
Les premiers mots déjà p r o v o q u e n t une c o m m o t i o n . Kant disjoint
d'emblée le p r o b l è m e de la liberté de la volonté de celui du cours de l'histoire : Was man sich auch in metaphysischer Absicht fur einen Begriff von der Freiheit des Willens machen mag... Auch! C'est là une question secondaire, en
marge du p r o b l è m e envisagé, un ajout éventuellement superflu : « Q u e l
que soit le c o n c e p t que, du point de vue métaphysique, o n puisse se faire
de la liberté du vouloir ! » . . . A côté des questions que pose effectivement
l'histoire, o n peut aussi se poser des p r o b l è m e s métaphysiques sur la
liberté de la v o l o n t é ; mais de ceux-ci on fera l ' é c o n o m i e p o u r le m o m e n t .
Kant a plutôt habitué ses disciples à une répartition problématique
inverse. Pour lui, la liberté de la volonté est la question principale de la
philosophie, et plus spécialement de la philosophie pratique et politique.
Pour rendre évidente la liberté, ce qui n'est pas si facile, il a c o u t u m e de
mettre entre parenthèses le m o n d e sensible, il annihile volontiers intellectuellement les contenus p o u r faire ressortir la nécessité de la forme et il
révère de préférence ce qui subsiste après cette opération.
Ici, au contraire, il met la liberté hors j e u , o u du moins fait-il semblant car, au fil des pages, elle ressurgira, et telle qu'il l'entend lui-même
d'une manière qui ne va pas sans quelque obscurité. C o m m e Fichte osait
l'affirmer, du vivant m ê m e du maître : « La grande c h a n c e de Kant, c'est
son obscurité »
―une chance d o n t il se croyait naïvement privé luimême.
Est-il possible d ' é v o q u e r la liberté de la volonté, m ê m e négativement
sans aucune notion de ce qu'elle est ? K a n t choisira la facilité de
n ' é n o n c e r d ' a b o r d que les conditions dans lesquelles elle peut intervenir.
Elle reste dans l ' o m b r e , mais le seul fait de la mentionner rend peut-être
moins terrible la suite de la phrase.
Sans doute ne peut-on tout dire, dans un article fatalement bref et
sommaire. N'aurait-il pas toutefois été possible d'indiquer, m ê m e sans
argumentation que, p o u r Kant, l'existence d'une liberté de la volonté, de
quelque manière que celle-ci soit c o n ç u e , reste du moins compatible avec
2
1. K a n t , op. cit., e d . all., p . 21 ; trad. franç., p . 187.
2. Lettre d e Fichte à R e i n h o l d , d e Iéna, le 22 mai 1799 : Kants Glück war seine Obskurität !
le déterminisme historique qui va être insolemment p r o c l a m é ? Q u e la
causalité empirique n'exclut pas la liberté transcendantale ?
Mais c o m m e le constate un historien de la philosophie kantienne,
« i c i , le point de vue transcendantal est mis de c ô t é » . En clair, le début
de cette phrase signifie tout simplement : « Q u e l'on soit kantien o u
non... »
O r , en réalité, les non-kantiens de tout acabit, et m ê m e parmi eux les
soi-disant matérialistes, ne sont pas du tout disposés à admettre la suite :
quoi qu'il en soit de la liberté de la volonté, « so sind dock die Erscheinungen
desselben, die menschlichen Handlungen, ebensowohl als jede andere Naturbegebenheit nach allgemeinen Naturgesetzen bestimmt» : « I l reste que les manifestations phénoménales de ce vouloir, les actions humaines, sont déterminées
selon des lois universelles de la nature, exactement au m ê m e titre que
tout autre événement n a t u r e l » !
1
2
3
Le traducteur tient absolument à e m p ê c h e r que l'on c o n f o n d e avec
une réalité en soi. Aussi redouble-t-il, en quelque sorte la traduction de
Erscheinungen : manifestations phénoménales !
Quelle que soit d'ailleurs la traduction choisie : selon des lois naturelles, d'après, o u par des lois naturelles, encore que ce c h o i x ne m a n q u e
pas d'importance, ce qui c h o q u e la plupart des lecteurs, c'est la détermination des p h é n o m è n e s historiques, détermination que l'on doit entendre
dans les deux sens du m o t : la qualification de chaque p h é n o m è n e : une
action déterminée et pas une autre ; et la détermination causale, le déterminisme : ce p h é n o m è n e implique une cause, et un enchaînement nécessaire des causes et des effets.
U n e telle affirmation ne va pas sans difficultés dans le contexte kantien, et un ouvrage sera bientôt consacré à leur aplanissement o u à leur
camouflage : la Critique de la faculté de juger. Mais p o u r la majorité des lecteurs, qui ne sont pas kantiens, o u pas tout à fait kantiens, et qui restent
fidèles aux vues traditionnelles de la philosophie spiritualiste, idéaliste, ou
matérialiste, de telles propositions sont d'emblée inadmissibles.
En général, s'ils tiennent tant à la liberté de la volonté, c'est précisément parce qu'ils répugnent à soumettre les actions des h o m m e s et leurs
conséquences à quelque déterminisme que ce soit. Apprendraient-ils que
ce déterminisme des p h é n o m è n e s historiques d é p e n d de l'application de
catégories qui relèvent de l'entendement, cela n'atténuerait en rien leur
répulsion à son égard. Ils veulent une libre histoire des h o m m e s , dans la
phénoménalité.
Il ne fallait pas m a n q u e r d'audace p o u r p r o c l a m e r ainsi une sorte de
déterminisme historique qui, en notre temps e n c o r e , révulserait la plupart des philosophes. B e a u c o u p de contemporains de K a n t ont dû s'arrê-
1. A . Philonenko, La théorie kantienne de l'histoire, Paris, V r i n , 1986, p . 14-15.
2. K a n t , op. cit., éd. all., p . 2 1 .
3. K a n t , op. cit., trad. franc., p . 187.
ter déjà là dans leur lecture. Le cosmopolitisme du titre de l'article,
c'était déjà b e a u c o u p , p o u r eux. Y ajouter le déterminisme historique qui
doit y conduire inévitablement (unvermeidbar), c'était trop ! V o i l à que les
opinions et les idées ne mènent plus le m o n d e ! M ê m e les matérialistes du
X V I I I siècle, m ê m e d ' H o l b a c h , n'ont pas osé pousser si loin la p r o v o c a tion. Ils ont maintenu que l'histoire du moins se développe selon les opinions, évidemment conscientes, clairement exprimées et adéquatement
réalisées par les individus n o m b r e u x .
e
Dans ces prémisses de l'article de Kant, o n ne saurait nullement laisser intervenir la circonstance atténuante du j u g e m e n t réfléchissant, grâce
auquel des commentateurs tentent d'émousser le mordant des p r o p o s
ultérieurs. Si la modalité réfléchissante devait d o m i n e r le reste de l'article, ce qui demeure problématique, ce ne pourrait être q u ' e n conséquence de ces premières thèses qui elles-mêmes ne tombent pas sous sa
juridiction.
K a n t y insiste lourdement. A ceux qui n'admettraient pas aussitôt
que les p h é n o m è n e s humains se soumettent à des lois déterminantes, tout
c o m m e les autres p h é n o m è n e s de la nature, il p r o p o s e de troublantes
comparaisons avec ceux-ci. L'histoire humaine pousse c o m m e une
plante, s'écoule c o m m e un fleuve : à preuve sa permanence, sa durée et
aussi toutes sortes de p h é n o m è n e s statistiquement constants - m ê m e et
surtout ceux dont o n s'imagine en général qu'ils dépendent de décisions
individuelles arbitraires. L ' e x a m e n des exemples proposés par K a n t
montre d'ailleurs que p o u r j o u e r le rôle qu'il leur assigne, il suffit qu'ils
soient aléatoires. Ainsi peuvent-ils s'inscrire dans une loi statistique, sans
qu'intervienne la liberté de la volonté : attribuées à une volonté libre o u ,
« p a t h o l o g i q u e m e n t » , à des passions, m ê m e spécialement mauvaises, les
actions des h o m m e s mèneront finalement au cosmopolitisme. C e qui
c o m p t e , ce n'est pas qu'elles soient libres, mais bien qu'elles soient particulières o u singulières : déterminées, en l'autre sens du m o t . La tâche
consistera alors à faire de l'universel avec du particulier, à expliquer c o m ment il peut y avoir une histoire générale (allgemeine Geschichte) alors que
les événements sont singuliers, et sans que l'appréciation générale de la
texture de l'histoire soit le moins du m o n d e hypothétique. K a n t se
montre ici tout à fait péremptoire.
Cela étant posé, o n pourra se représenter un d é v e l o p p e m e n t humain
futur o ù tout se passerait comme si une nature a n t h r o p o m o r p h e , dotée de
volonté, o u une raison objective universalisée, o u une Providence sournoise, dirigeait subrepticement toutes choses, b o n gré, mal gré, vers le but
ultime des h o m m e s : le cosmopolitisme. M a i s K a n t s'acharne d ' a b o r d à
rendre possibles les explications positives, déterminantes ―si l'on tient à
dire ainsi ―de ce cheminement progressif et inévitable de l'humanité. O n
peut penser comme si tout se trouvait orienté finalistement, mais en tout
cas tout est déterminé causalement.
Certes, dans le p r o g r a m m e politique que K a n t va esquisser, il ne
s'agit que de l'ordre p h é n o m é n a l , auquel s'en tiennent et le titre et le
contenu de l'article : l'histoire humaine ne peut se dérouler que dans l'esp a c e et dans le temps. Et il y a bien aussi un ordre nouménal supposé,
mais Kant a ouvert p o u r lui une parenthèse qu'il ne semble pas décidé à
lever jamais décidément.
Pour lui, entre le sensible et l'intelligible se creuse une « unübersehbare
Kluft», « un abîme que l'on ne saurait embrasser du regard » .
Cet abîme est une transposition de l'Abyssus des théologiens, et aussi
de W o l f f qui se défend d'être de ceux qui prétendent explorer l'abysse de
la Divinité ―(non quasi abyssum Divinitatis exploraturi). Pourtant, Wolff,
c o m m e théologien, ne fait que cela ! Cet a b î m e , K a n t ne l'a pas qualifié
à la légère de unübersehbar. Il s'agit là d'un de ces mots à d o u b l e sens, dont
Hegel dira qu'ils manifestent le génie spéculatif de la langue allemande.
Unübersehbar : ce par-dessus q u o i le regard ne peut passer, ce qui ne peut
pas rester inaperçu. L ' a b î m e entre le sensible et l'intelligible, o n ne peut
pas ne pas le voir. Mais unübersehbar, c'est en m ê m e temps, et surtout, ce
que l'on ne peut embrasser du regard, n o n pas d'un regard qui s'orienterait vers le fond, un fond insondable, mais qui souhaiterait s'emparer de
la totalité de l'abîme : un abîme tel que si l'on se trouve sur l'une de ses
rives, o n ne peut distinguer l'autre. Si l'on pouvait voir la rive intelligible, celle-ci perdrait sa qualité, deviendrait-elle aussi p h é n o m é n a l e .
Mais alors, si l'on ne voit pas l'autre rive, c o m m e n t peut-on prétendre que l'on a affaire à un abîme ? Unübersehbar, se voit parfois traduit
par « profond » , « immense » , « incommensurable » : mais cela ne livre
pas l'authentique pensée de Kant. H e i n e dit qu'il s'agit là d'un « concept
l i m i t e » (Grenzbegriff), un c o n c e p t qui résiste à la conceptualisation. C e
m o n d e intelligible se situe ―si l'on peut dire
― bien loin de l'histoire
humaine telle que la peuvent raconter et analyser les historiens.
O n discerne alors les termes qui nouent le p r o b l è m e dont Kant esquisse
ici la solution. C o m m e n t le genre humain, vivant dans des conditions
contraires à l'avènement du cosmopolitisme souhaité, progressera-t-il
nécessairement vers celui-ci, alors qu'individuellement les h o m m e s n'ont
pas le désir ni la conscience de ce but ? Ils doivent y aller sans le vouloir et
sans le savoir. Q u ' u n e puissance supérieure les y conduise ! K a n t suggérera
à plusieurs reprises qu'une nature, consciente et volontaire, elle, les y m è n e ,
o u une raison objective, o u une Providence.
D e s anti-cosmopolites-nés, hantés par des passions mauvaises, produisent eux-mêmes, mais dans cette inconscience, le surgissement d'un cosmopolitisme véritable et b o n , une sorte de société des nations pacifiques
et républicaines !
Pour rendre c o m p t e de cette possibilité et m ê m e de cette nécessité, à
1
1. K a n t , Critique de la faculté
« Pléiade » , 1985, II, p . 9 2 9 .
de juger, Introduction,
II,
in
Œuvres philosophiques,
coll.
partir des prémisses qu'il a posées, K a n t ne va pas dissimuler les difficultés. Il va multiplier, c o m m e à plaisir, les propositions capables de susciter
la fureur de ses adversaires. Ceux-ci ont tendance à négliger ce qui reste
chez lui de considérations classiques, a c c o m m o d a n t e s , conformistes o u
orthodoxes : la coloration générale religieuse o u finaliste de sa pensée. Ils
s'en prennent à ce qui leur paraît faux et scandaleux, c'est-à-dire justement à ce qui oblige K a n t à faire appel à un stratagème de la raison. Les
points sur lesquels ils s'opposent à K a n t sont si n o m b r e u x que l'on doit se
contenter d'en choisir quelques-uns p o u r les c o m m e n t e r . N o t o n s cependant que les thèmes historiques d o n t K a n t traite dans les propositions
successives ne se réduisent pas à des éléments que l'on pourrait additionner, mais qu'ils constituent, dans la vue kantienne, les m o m e n t s d'un
tout, d o n t aucun ne saurait subsister sans les autres. La contrainte de la
discursivité les fait défiler, ce qui permet m ê m e de les numéroter. Mais
dans l'histoire humaine ils avancent en phalange serrée.
LE
COSMOPOLITISME
Les soudant tous ensemble, il y a d ' a b o r d l'idéal politique kantien
que l'on d é n o m m e , peut-être à tort, cosmopolitisme : un Weltbürgertum,
m o t dans lequel le terme Bürger p r e n d de l'importance, une citoyenneté
mondiale, une sorte d'internationalisme bourgeois et citoyen à la fois,
dont d'ailleurs la Berlinische Monatsschrift aura bientôt à s ' o c c u p e r d'une
manière plus inquiète. Impossible de s'attarder à ce terme, ici, c o m m e il
le mériterait. C e qu'il représente suscite l'indignation des gouvernants et
des foules. La plus timide tentative de réalisation impliquerait la disparition des 300 petits États allemands, de leurs princes, de leurs cours : une
« suppression des nations et des p r i n c e s » , c o m m e le disent ses adversaires.
C'est la doctrine des «traîtres à la p a t r i e » : Vaterlandsverräter! D e v a n t
l'unanimité, o u presque, de cette opposition violente, le projet c o s m o p o litique ne peut guère espérer se réaliser que par la ruse. T o u s ces « tordus » , ils n'y iront pas de b o n c œ u r !
Pourtant, K a n t ne doute pas de son succès final. C'est un projet véritablement politique, et c o s m i q u e aussi, en ce sens qu'il s'ancre dans le
cosmos, et plus précisément sur terre. Cela va de soi, mais la force des
préjugés se montre si grande que certains lecteurs pourraient ne pas le
remarquer. Aussi K a n t prend-il soin de confirmer que « la destination du
genre humain peut être remplie sur cette t e r r e » (hier auf Erden) .
En son temps, cette thèse ne paraît pas du tout innocente. Cinquante
1
1. K a n t , op. cit., éd. ail., p . 38 ; trad. franç., p . 2 0 4 ; la traduction française rend hier auf
Erden p a r « ici-bas » .
ans après, Heine la présentera encore c o m m e une provocation, dans un
contexte certes plus irrévérencieux :
Wir wollen hier auf Erden schon
Das Himmelreich errichten.
Wir wollen auf Erden glücklich sein !
Proclamation radicalement impie, aux y e u x de Heine. K a n t a souvent prétendu q u e la destination morale de l'individu humain ne peut
pas s'accomplir sur terre, au cours de son existence, et, en conséquence, si
l'on veut la garantir, il faut postuler l'immortalité de l'âme. Mais il s'agit
ici de la destination politique du genre humain : o u bien elle est possible
sur terre, o u bien elle est impossible. La destination morale et la destination politique, telles que Kant les entend, sont-elles conciliables ? C'est un
autre p r o b l è m e . En ce qui c o n c e r n e le p r o g r a m m e politique du genre
humain tel qu'il le p r o p o s e , celui d'une paix perpétuelle, d'une paix parfaite en son genre, Kant ne saurait envisager sa réalisation ailleurs que
dans ce m o n d e . Il déclare, apparemment sans autre inquiétude, qu'il
serait « désespérant » de ne jamais rencontrer « un dessein rationnel parfait dans l'histoire de l'espèce humaine » et « de n'espérer celui-ci que
dans un autre m o n d e » (sie nur in einer andern Welt zu hoffen) !
Cette proposition a irrité les plus orthodoxes de ses critiques. Kant
jugeait désespérant de ne p o u v o i r réaliser l'idéal cosmopolitique. La
plupart de ses contemporains pensaient au contraire qu'il n'y avait
aucun espoir p o u r cela sur terre et que toute espérance authentique
vise l'au-delà de ce m o n d e . Vieille querelle ! Si l'on mise sur l'éternité,
à q u o i b o n se démener ici-bas ? Si par contre o n bâtit des projets d'ampleur cosmopolitique, ils risquent d'absorber toute la pensée et toute
l'activité humaines et de c o u p e r les ailes aux élans transcendants. C'est
précisément parce que l'on désespère de la terre que l'on se tourne vers
le Ciel.
K a n t l'affirme très positivement : le projet cosmopolitique et les
m o y e n s de le réaliser restent purement terrestres, o u cosmiques. Ils ne
requièrent aucunement l'immortalité de l'âme. Si toutefois, malgré toutes
les apparences, ou malgré l'évidence, cela devait être entendu sur le
m o d e du comme si, le s o u p ç o n en serait encore aggravé. Le cosmopolitisme
se présenterait alors, face à une réalité regrettable, c o m m e le rêve et l ' o p tion idéale du philosophe, une préférence ultime.
L a réalisation du cosmopolitisme implique une amélioration significative, bien qu'involontaire et inconsciente, de la nature humaine, et elle
suppose m ê m e peut-être des formes différentes et successives de raison, ce
qui, dans le kantisme, ne va pas de soi. D e toute façon, le m o t raison est
1
1. K a n t , op. cit., é d . all., p . 38 ; trad, franç., p . 2 0 4 .
employé dans des sens divers, dans l'article qui nous intéresse. O r l'individu — c'est là c o m m e une obsession de K a n t - ne vit pas assez longtemps
p o u r atteindre un degré (Stufe) significatif de cette amélioration, encore
moins p o u r la parfaire. Celle-ci devra d o n c c o n c e r n e r le genre humain,
de plus longue durée, et que K a n t dotera m ê m e d'éternité.
Il renvoie, sans précision, à une date très tardive - perdue dans la
nuit des temps futurs, l'inévitable (unvermeidbar) avènement de la Cité
cosmopolite ; avènement que les générations successives prépareront d o n c
au cours des siècles, au bénéfice de générations ultimes qui, elles, seront
pleinement heureuses, mais, prévisiblement, d'un b o n h e u r idyllique d o n t
il d é n o n c e d'ailleurs en passant, paradoxalement, la médiocrité. Les
h o m m e s ne sont pas soumis en tout temps au m ê m e destin. Si l'on se
place à un point de vue finaliste, cela signifie que les générations présentes sont sacrifiées au profit d'un futur que K a n t ne veut pas considérer
c o m m e hypothétique.
K a n t reconnaît qu'il y a là une sorte de Chiliasmus, un millénarisme
qui déconsidère c o m m u n é m e n t les rêveries utopiques dont les gens sensés se gaussent. Mais, e n c o r e à contre-courant, il prétend qu'il n'y a là
aucune Schwärmerei, aucune exaltation enthousiaste, mais bien au
contraire une vue positive de l'avenir humain. Difficile de maintenir du
comme si, là o ù il s'attache à convaincre que cela sera c o m m e cela. Il
accentue le caractère effrayant du cosmopolitisme en argumentant en
faveur de son réalisme. D e plus, l'argument qu'il avance p o u r réfuter
l'accusation d'utopisme ne peut m a n q u e r de c h o q u e r les autorités. Il lui
est arrivé maintes fois de plaider en faveur de la liberté des philosophes,
et plus généralement de la liberté des intellectuels, dans la mesure o ù ils
se contentent de proposer et de discuter des idées, et o ù , par ailleurs, ils
obéissent aux ordres des autorités : gehorcht ! selon l'ordre de Frédéric II Mais ici, il insinue que si le cosmopolitisme n'est pas un millénarisme utopique, c'est précisément parce que les philosophes interviennent activement p o u r le faire advenir. Ils ne se contentent pas
d'interpréter le m o n d e . Ils le transforment ! O u du moins contribuent à
sa transformation.
O n se demande c o m m e n t les autorités prussiennes, m ê m e s modérées
par un Zedlitz, ont pu laisser passer un tel brûlot.
LE G R A N D R E N V E R S E M E N T
Quelques passages de l'article devaient, il est vrai, leur plaire, mais
c'est p a r c e qu'ils déplaisaient souverainement à d'autres. Kant présente
son état cosmopolite c o m m e une socialisation des h o m m e s , une sorte de
« réconciliation de l ' h o m m e avec l ' h o m m e » , c o m m e dira Engels ; en tout
cas, une association. U n traducteur français rend Vergesellschaftung par
1
association , traduction sans doute p e u rigoureuse, mais interprétation très
suggestive. Le cosmopolitisme de K a n t ne peut se réaliser sans que les
antagonismes sociaux et la Zwietracht n'aboutissent à une association.
L'association, ce sera le m o t d'ordre de Saint-Simon, repris à sa manière
par M a r x sur un autre plan : « l e s producteurs associés»... Et cette association, déjà chez Kant, s ' a c c o m p a g n e d'une planification, c o m m e chez
Saint-Simon.
Il y a b e a u c o u p de gens qui, à notre é p o q u e , prient c h a q u e matin
avec ferveur p o u r qu'il n'y ait jamais ni association, ni réconciliation, ni
planification, entendues en ce sens, parce qu'ils en redoutent de terribles
conséquences. Les contemporains de K a n t ne s'y montraient pas plus
favorables, en général.
Kant, lui, assume tout cela i m p a v i d e m e n t : l'état cosmopolite ressemblera à une ruche. Il brandit c o m m e une bannière ce que d'autres r e d o u tent c o m m e un épouvantail. Il n'hésite pas à p r o n o n c e r le m o t : l'état
cosmopolite fonctionnera c o m m e un automate !
Il y aurait b e a u c o u p à dire sur la c o n c o r d a n c e de ces vues kantiennes
avec d'autres doctrines de la m ê m e é p o q u e .
D u moins ces choix théoriques devaient-ils lui concilier les faveurs des
dirigeants prussiens. Schölzer avait écrit à Zedlitz, le ministre protecteur
de Kant, que « l'État devait être c o m m e une machine extraordinaire » , et
Frédéric II lui-même, dans son opuscule de 1749 « sur la p r o m u l g a t i o n et
l'abolition des lois » , avait p r o p o s é p o u r la Prusse « un État c o m m e une
h o r l o g e » (ein Staat der « einem Uhrwerk gliche in dem alle Triebfedern nur einen
Zweck haben»).
Mais si Frédéric II et ses amis approuvaient peut-être l'automatisme
étatique et institutionnel que proposait Kant, ils ne pouvaient qu'être
courroucés par des p r o p o s pacifistes qui concernaient manifestement la
situation particulière de la Prusse. Les textes et les chiffres en témoignent
à l'évidence : en Prusse, Frédéric II mettait tout le pays, la population,
l'État au service de l'armée, au lieu de réduire l'armée à un service subord o n n é de l'État. Le roi avait bien oublié ses élans pacifistes de jeunesse et
s'abandonnait entièrement au bellicisme et au militarisme, ruineux p o u r
le pays.
Contre ceux-ci, et leurs conséquences, notamment la misère de l'instruction publique dont souffrirent les plans de réforme de Zedlitz luim ê m e , Kant élève des plaintes et des protestations qui, après deux siècles,
n ' o n t rien perdu de leur actualité. P o u r que Frédéric II ait laissé publier
cela, il fallait qu'il fût bien convaincu de l'innocuité totale des textes philosophiques. C o m m e l'avait dit son ami Voltaire, aucun philosophe n'a
réussi seulement à modifier l'opinion des gens qui habitent dans la m ê m e
rue que lui !
1. Ibid., p. 26 et 192.
K a n t décrit et c o n d a m n e un m o n d e actuel qui contraste essentiellement avec le m o n d e idéal qu'il attend, et il ne se résigne pas au mal et à
la souffrance terrestres. C'est un h o m m e des Lumières, de l'Aufklärung. Il
reprendrait volontiers à son c o m p t e les mots de Voltaire : T o u t sera
mieux demain, voilà notre espérance !
Mais il ne se contente pas de l'espérance voltairienne. D ' u n e part, il
ne s'agit plus p o u r lui d'un simple espoir, mais d'une certitude : le c o s m o politisme adviendra, « cette période est attendue avec certitude — mit
Sicherheit » .
Surtout, r o m p a n t avec l'attitude générale des Lumières sur ce point, il
n'attendra pas l'amélioration historique, à défaut d'un miracle p r o v i d e n tiel, d'une conversion morale du genre humain, d'une illumination du
bien chassant le mal, d'une lumière venue d'ailleurs qui dissiperait soudain les ténèbres.
Il déploiera la vision extraordinaire d'un bien produit par le développement nécessaire du mal, naissant de l'excès m ê m e du mal. Dans un
renversement dialectique typique, l'ordre surgira de l'aggravation du
chaos, le b o n h e u r résultera de l'agitation désordonnée des passions mauvaises. Il n'y aura ni substitution apocalyptique d'un m o n d e à un autre,
ni succès d'intrigues aristocratiques, ni manigances mystérieuses. C e
m o n d e tel qu'il est, c'est-à-dire tel qu'il devient, va changer, en suivant
ses lois naturelles, quel que soit le délai millénaire consenti à sa lenteur.
R i e n ni personne ne va le changer, en quelque sorte du dehors.
K a n t d é n o n c e lui-même l'extraordinaire carence de la Providence
dans l'instauration de la paix entre les h o m m e s et les nations, et il décrit
p o u r cela la cruelle histoire positive en la c o m p a r a n t à ce qu'aurait p u
être une histoire idéalement h u m a i n e : ... « P a r le truchement des
guerres, de leur préparation excessive et incessante, par la détresse (die
Not) qui s'ensuit finalement à l'intérieur de c h a q u e État, m ê m e en temps
de paix, la nature pousse les États à faire des tentatives au début imparfaites, puis, finalement, après bien des désastres (Verwüstungen), bien des
naufrages (Umkippungen), après m ê m e un épuisement intérieur exhaustif
de leurs forces, à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur dire sans
qu'il en coûtât d'aussi tristes e x p é r i e n c e s » . . . (... « was ihnen die Vernunft
auch ohne so viel traurige Erfahrung hätte sagen konnen» !) .
Pourquoi ne les a-t-elle pas prévenus ? Pourquoi est-elle restée silencieuse et inerte ? Et maintenant, devant l'horrible spectacle que lui
dépeint Kant, qu'est-ce qu'elle attend ?
Pour amener le genre humain au cosmopolitisme, il ne faut c o m p t e r
que sur son d é v e l o p p e m e n t immanent.
K a n t soutient longuement, dans son article, que les choses humaines
1
2
1. Ibid., p . 34 et 2 0 1 .
2. Ibid., p . 30 et 196-197.
vont changer. C o m m e il le dit ailleurs, c'est un préjugé que de croire que
« t o u t a été toujours pareil et que cela le restera à l ' a v e n i r » . Mais la
transformation prévue ne sera pas simple et unie. L'état cosmopolitique
ne s'établira q u ' « après maintes révolutions de la transformation (nach
manchen Revolutionen der Umbildung) » .
Cette a n n o n c e du changement politique terrorise les princes, les ducs,
les rois, à la fin du XVIII siècle. Ils se sentiront confirmés dans leur effroi
s'ils relisent l'article un peu plus tard, en 1793 ! Mais dès 1784, l'immense
majorité des contemporains de Kant n'a pas du tout envie que cela
change, et cela p o u r des raisons diverses, parfois divergentes.
Pour se rendre c o m p t e de l'effet produit alors par l'idée de changem e n t (Veränderung, Umbildung), et surtout q u a n d des philosophes l'invoquent, il suffit de rappeler un incident b e a u c o u p plus tardif. Dans ses
Leçons sur la philosophie de l'histoire, Hegel avait présenté le changement
(Veränderung) c o m m e la catégorie fondamentale de l'histoire. Mais
E d o u a r d Gans, lorsqu'il publiera ces Leçons après la mort du maître,
en 1833, cinquante ans après l'article de Kant, j u g e r a plus prudent de
supprimer ce m o t dans le texte . Cela donnera ces pages incroyables dans
lesquelles Hegel expose les caractères de la catégorie fondamentale de
l'histoire sans que le lecteur apprenne jamais c o m m e n t elle se n o m m e . . .
K a n t n'est pas évolutionniste. Il ne songe q u ' à un d é v e l o p p e m e n t de
dispositions o u de facultés déjà présentes dans la nature humaine à l'origine. V o i l à bien la présupposition la plus nettement finaliste de cet article
cosmopolitique. Mais p o u r les lecteurs ordinaires de celui-ci, alors qu'aucune doctrine décidément évolutionniste n'a encore vu le j o u r , cela ne
fait guère de différence; évolution, o u d é v e l o p p e m e n t de ce qui existait
déjà en puissance, il y aura du nouveau sous le soleil de l'histoire, en acte.
Ainsi s'accumulent les instances suspectes qui, en coagulant, feront
surgir le spectre de la ruse de la raison.
Car le bagage s'alourdit sans cesse. L ' h o m m e ne se contentera pas de
devenir autre, du moins en tant que p h é n o m è n e , auquel cas la variété
seule y gagnerait, mais il va s'améliorer, et par degrés (Stufen) . Il s'engage dans un progrès constant, m ê m e si pendant des siècles il reste fondamentalement mauvais. Kant, sur un fond de pessimisme moral, se laisse
aller à un optimisme historique débridé. Cependant le perfectionnement
moral n'est pas exclu. Q u e l ' h o m m e puisse changer moralement, c'est
une perspective qui devait inquiéter les lecteurs e n c o r e plus que ne
l'avaient fait dans le passé d'autres innovations qui ne concernaient que
1
2
e
3
4
1. K a n t , R e f l e x i o n e n , in Schriften zur Geschichtsphilosophie, op. cit., p . 239 (Reflexion 1524).
2. Op. cit., p . 36 et 202.
3. J. D ' H o n d t , H e g e l un texte m a l m e n é , in Archives de philosophie, t. 33, cahier 4, o c t o b r e d é c e m b r e 1970, p . 855-879.
4. Op. cit., p . 37 et 204.
la nature physique : la rotation de la terre, le système de C o p e r n i c , la dissection des cadavres...
U n changement moral de l ' h o m m e serait plus p r o f o n d q u ' u n e mutation épistémologique, et, ensemble, ils l'emporteraient sur une mutation
génétique qui, éventuellement, n'aurait sans doute pas intimidé Kant. Il
imaginait sans frémir l'existence sur d'autres planètes d'autres êtres identiques à l ' h o m m e seulement par la raison, et différents de lui par les
caractères physiques.
En tout cas, ce n'est pas l'amélioration morale qui p r o v o q u e r a le
changement historique. Le progrès requiert un moteur interne au genre
humain tel qu'il est. C'est dans la découverte de ce moteur qu'éclate le
génie de Kant. Il faut que le genre humain m o b i l e soit à lui-même son
moteur. Kant a répertorié tous les empêchements et tous les obstacles
possibles sur la voie du cosmopolitisme, avec un scrupule extrême,
c o m m e s'il prenait plaisir à rendre le p r o b l è m e insoluble. Et, dialectique
supérieure, il va tirer le meilleur du pire, et trouver le salut dans le
c o m b l e de la déchéance.
Il y avait tout de m ê m e eu, avant Kant, et aussi en m ê m e temps que
lui, des rêveurs de m o n d e s meilleurs, des bâtisseurs de Zukunftgesellschaft,
des utopistes de tout acabit. Il en cite lui-même quelques-uns.
C e qui le distingue d'eux, c'est le souci qu'il a c c o r d e aux moyens, tout
autant du moins qu'aux fins. C o m m e n t l'humanité pourra-t-elle parvenir
à former une société meilleure, celle o ù lui seront épargnées les guerres, et
cette misère générale qui, malgré l ' a b o n d a n c e des biens, résulte de la
continuelle préparation aux guerres ? Le c h e m i n étant tracé, o ù les
h o m m e s puiseront-ils l'énergie qui leur permettra de le parcourir ?
Sans doute K a n t a-t-il songé aux antiques considérations sur le m o u vement et le changement, et aux antinomies que les vieux philosophes y
découvraient. Alors qu'en d'autres domaines il considère les antinomies,
ou leurs congénères, les antagonismes, les contradictions, c o m m e insolubles o u insurmontables, ici, au contraire, dans le c h a m p social et historique, il va les faire apparaître c o m m e le moteur du changement. L'histoire p r o u v e son changement en l'accomplissant. La mise en évidence de
contradictions dans ce changement historique ne peut p r o v o q u e r la négation de sa réalité, p o u r quelqu'un qui croit dur c o m m e fer à l'instauration future de la Cité cosmopolitique. A u lieu de déceler dans la contradiction la raison d'une impossibilité, K a n t va magnifier
dans
l'antagonisme l'âme animatrice de l'histoire.
Il ne veut ni ne peut entrer dans le détail des causes, des conditions,
des événements, des personnalités. Il confie cette tâche aux «historiens
spécialisés » - tout en déstabilisant le sens du m o t histoire, traditionnellement affecté au passé. Son « h i s t o i r e c o s m o p o l i t i q u e » traite de l'avenir!
Il s'emploie à baliser le c h e m i n p o u r c e u x qui v o u d r o n t prévoir plus
précisément l'avenir du genre humain. U n m o y e n c o m m o d e de s'y tenir,
d'éviter les dérapages, c'est de faire comme si ce parcours devait être logi-
quement assuré : l'œuvre d'une raison éclairée, ou d'une divinité bienveillante à l ' h o m m e . Cette vue finaliste des choses r é p o n d à l'une de ses
inspirations profondes, il la doit aussi à sa formation religieuse, elle règne
dans tout son entourage philosophique et il n'est pas en mesure d'imaginer que c e qu'il y a de visible finalité dans le m o n d e y est introduit par
l ' h o m m e lui-même. Il ne peut distinguer une « r u s e de la r a i s o n » de ce
que l'on peut appeler une « ruse de l ' h o m m e » .
Alors il finit par en appeler à une P r o v i d e n c e . Il l'avait déclaré : « Il
doit vous être parfaitement indifférent de dire (...) D i e u l'a ainsi sagement voulu, o u bien la nature l'a ainsi sagement o r d o n n é . »
Mais quel rôle étrange n'assigne-t-il pas à cette Providence !
Elle va laisser faire les h o m m e s , les confier à leurs mauvais instincts et
à leurs mauvaises passions - et ils l'ont bien mérité puisque fut commise
la faute originelle - cela leur a été révélé. Mais K a n t leur apporte une
autre révélation. Avant Kant, o n avait c o u t u m e de révérer la Providence
p o u r tout ce qu'il y a de bien dans le m o n d e , et d'en appeler à elle p o u r
correction o u compensation, o u rachat quand cela va mal.
Mais ici, elle n'introduit pas, o u ne maintient pas, o u ne rétablit pas
la c o n c o r d e dans le m o n d e humain, mais au contraire la discorde. Elle
n'apporte pas la paix, mais elle excite la guerre. Elle ne corrige pas, o u ne
punit pas les passions mauvaises, mais elle les tolère, et m ê m e les e n c o u rage et leur attribue de grands mérites : sans elles le cosmopolitisme ne
s'établirait jamais. Elle ne d o m i n e pas les choses, mais sa toute-puissance
se trouve limitée par la malignité des h o m m e s ; elle est obligée de les
prendre c o m m e ils sont.
A u lieu de c o n d a m n e r et d'éliminer le mal, elle va s'en servir c o m m e
d'un moyen, et c'est la nature maligne de ce m o y e n qui va c o m m a n d e r le
choix de ses procédés, et finalement de son but. A v e c les h o m m e s réels, on
ne peut envisager d'autre forme de processus. La Providence s'abstiendra
de toute grâce et de tout miracle. Le résultat sera celui qu'elle aurait
ménagé, s'il avait dépendu d'elle. Le cosmopolitisme apparaîtra c o m m e
si « cela avait été fait exprès » .
Mais, en réalité, le dépôt de dispositions originelles convenables dans
l ' h o m m e mis à part, cela n'a pas été «fait e x p r è s » . Il faut se garder de
mésinterpréter Kant. Il n'applique pas du tout l'adage « l ' h o m m e p r o pose et Dieu dispose » . Sa nature, sa raison o u sa providence ne c o n d u i sent pas du tout les h o m m e s au cosmopolitisme « malgré eux » , c o m m e
l'entendent à tort certains lecteurs. Elles ne contrecarrent nullement leurs
intentions immédiates et leurs actions.
Louis-Ferdinand H u b e r ne se trompe certes pas lorsque dans son
célèbre article du Moniteur de la République, en 1793, il prétend qu'en cette
1
2
1. J. D ' H o n d t , Hegel philosophe de l'histoire vivante, Paris, P U F , 1987, p . 321-324 et 338-343.
2. Kritik der reinen Vernunft, in Werke, é d . d e l ' A c a d é m i e d e Berlin, t. III, p . 4 5 1 .
affaire la nature agit, selon Kant, « contre le gré des h o m m e s » , et q u a n d
il cite à ce p r o p o s l'antique formule : « Fata v o l e n t e m ducunt, nolentem
trahunt. » Mais il pense à d'autres œuvres de Kant, qui cite lui-même
cet adage, mais dans lesquelles il suit une toute autre orientation de pensée que dans l'article cosmopolitique.
Ici, c'est de très b o n gré que les individus obéissent à leurs passions, et
les satisfont. Et en m ê m e temps ils produisent l'histoire du genre humain
qu'ils n ' o n t ni voulue ni prévue. K a n t montre que celle-ci conduira
nécessairement au cosmopolitisme, et lorsque celui-ci surgira, o n croira
que cela a été fait exprès, et déjà, aux divers degrés de cet accomplissement, o n peut avoir le sentiment d'une finalité présente. Et de fait, elle
est bien là : c'est finalistement que les h o m m e s atteignent chaque fois
d'autres buts que c e u x qu'ils avaient visés. Mais de quelle finalité
s'agit-il ? tout cela se produit de manière immanente au genre humain. Si
l'on veut supposer que conjointement ou supérieurement s'exerce aussi
dans la m ê m e direction une puissance transcendante, raison o u divinité,
on ne justifie ainsi qu'hypothétiquement son existence.
1
LA RUSE DE L'HISTOIRE
L ' e x a m e n attentif d'autres déclarations de K a n t dans cet article
pourrait conduire à la m ê m e conclusion. D e s circonstances mal connues
font qu'il y soutient des thèses différentes de celles qu'il retiendra plus
tard, et cela l'entraîne dans des difficultés, des confusions, des contradictions très riches, et qui se révéleront très fécondes. Il semble bien que
p o u r ne pas y céder entièrement, il pratique, mais rhapsodiquement, une
sorte de raisonnement hypothétique, « réfléchissant » , et d o n c qu'il use de
ce fameux m o d e du « c o m m e si » . Mais il ne le fait pas nettement, délibérément, explicitement, constamment. O n peut estimer que cette situation
inconfortable dans laquelle il s'enferme lui-même, contribuera à éveiller
en lui la conscience plus aiguë d'une difficulté p r o f o n d e de sa philosophie
critique et l'incitera à fonder une critique de la faculté de j u g e r .
Mais ici, cette critique n'impose pas encore ses conclusions. K a n t se
laisse aller à des considérations qu'il regrettera peut-être ensuite. P o u r le
m o m e n t , l'histoire se j o u e de lui, autant qu'il essaie de la d o m i n e r à sa
façon. Sans le vouloir, et peut-être, lui aussi, sans le savoir, il étire les
linéaments d'une doctrine adventice qui pourrait s'opposer à sa pensée
fondamentale. Il est finalement très difficile de démêler, dans une explication uniquement interne du texte, quelle est ici son intention princi-
1. Le Moniteur de la République, 3 janvier 1796, in R é é d i t i o n du Moniteur, 1847, t. X X V I I ,
p . 100.
7
pale, quel est son véritable fil conducteur. C a r il y en a deux qui s'entre­
croisent ; deux pistes de lectures entre lesquelles le lecteur choisit selon ses
préjugés o u son humeur. Kant, lui, croit p o u v o i r les suivre toutes deux à
la fois, du moins du regard, sur les deux rives du gouffre contemplé dans
sa totalité, bien qu'il soit prétendument unübersehbar.
Il est passionnant, p o u r nous, de voir ainsi un grand esprit s'efforcer
désespérément de déjouer les ruses de l'histoire.
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