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transformation de la façon dont les hommes perçoivent l’espace et le temps, dont ils se perçoivent eux-mêmes, l’espace, le
temps et l’auto-affection de la vie ayant été plus ou moins sportivés – par le sport est patente. Ni l’existence, ni la manière
d’appréhender cette existence, ni la manière de s’appréhender soi-même (ce que nous appelons « l’auto-affection ») ne sont
les mêmes qu’avant le surgissement du sport sur la grande scène des sociétés contemporaines. Le sport est chargé de la
fabrication – à travers des dispositifs comme : la massification des émotions – d’un nouvel homme commun planétaire. De ce
point de vue, le sport est le nouveau pouvoir spirituel planétaire. Mais surtout, il fabrique, à travers les champions, les
prototypes de l’homme du futur.
Pouvoir spirituel avons-nous dit, reprenant un syntagme d’Auguste Comte
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? La Coupe du monde de football est bien
cette assemblée universelle (toute l’humanité concentrée autour du calice, cette coupe Jules Rimet, que les vainqueurs, tels le
prêtre pendant l’office, élèvent fièrement vers le ciel le jour de leur victoire) – mais, aucun message spirituel ou intellectuel ne
s’en dégage, aucun espoir pour l’humanité, aucune promesse pour la condition humaine, ne sortent de cette cérémonie, on n’y
célèbre que le culte des marques et de la loi du plus fort. C’est le culte du lycanthrope, qui apparaît dans cette cérémonie, et
non celui de l’Homme-Dieu. Le sport est la parodie mercantile et vide, pitoyable et dérisoire, faite de toc et de truquages, de
l’idéal catholique : la réunion dans une Eglise universelle, la communion autour d’un calice, la liturgie autour de personnages
hissées à la sacralité des prêtres. Les sportifs sont une caste sacerdotale, si l’on veut, la liturgie en toc des événements sportifs
le suggère ; mais c’est une caste sacerdotale au rabais, qui n’a rien à transmettre.
Le sport est une industrie à fabriquer de l’homme, une anthropofacture à partir d’un modèle dont le prototype s’avère
mercantilo-publicitaire, le sportif. Dans cette fabrique de l’homme, la star sportive possède un statut particulier. Qu’est-ce qu’une
idole sportive ? Une idole sportive ne reflète pas le style de vie d’un peuple ; elle existe au contraire pour pousser à vivre
comme elle, par mimétisme, pour altérer le style de vie jusqu’à ce qu’il ressemble à celui de l’idole sportive. Une idole sportive
est l’effigie d’un style planétaire de vie. Les appartenances nationales (les drapeaux aux jeux olympiques ou à la coupe du
monde de football) sont un leurre : toutes les formes particulières et nationales (au sens de natif) d’existence sont pulvérisées
pour être versées, non dans un universalisme politique, mais une monotonie planétarisée d’existence mercantilo-ludique. On
voit bien aujourd’hui que c’est le même type d’idole qu’on impose au monde entier – mondialisation qui s’opère à travers les
idoles sportives, d’un certain style de vie, colonisant planétairement les imaginaires, industrialisant à travers la publicité et le
sport les désirs. Par son aspect mondialisé, l’idole sportive a pour fonction (parmi beaucoup d’autres, dont celle d’être une
matrice pour l’anthropofacture) de détruire tous les styles de vie particuliers – dans la mesure où ils demeurent non inféodés et
non inféodables à l’idéologie des marques : Adidas, Coca-Cola, Nike, Mac Do, and Co…- et localisés (géographiquement,
intellectuellement et spirituellement)
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.
La question du corps est un excellent bout par où prendre le problème du sport. En apparence le sport se veut la fête
du corps. Il cherche à se faire passer pour la culture et la civilisation du corps. Une approche un peu plus attentive révèle
quelque chose de bien différent : dans le sport, il s’agit de soumettre le corps au diktat de la performance, de lui imposer
l’impératif du rendement et de l’efficacité quantitativement mesurables (plus vite, plus haut, plus loin, plus fort – vitesse, hauteur,
longueur et force sont des quantités mesurables). Pour parvenir à ce domptage industrialo-quantitatif du corps, il importe de le
mouler par des moyens mécaniques, chimiques et biologiques, bio-pharmaceutiques, dans une matrice qui l’empêchera de
gaspiller de l’énergie, de produire de l’énergie non-reconvertible dans de la performance compétitive mesurable. On le voit, le
corps sportif est un corps emprisonné et même un corps décorporéifié. Cette dé-corpo-réification du corps du sportif est au sens
strict, idéaliste: les normes auxquelles soumettre le corps habitent ailleurs que dans la vie des corps, que dans la vie
immédiate des hommes, que dans la chair et le sang, que dans les muscles et la plastique, elles viennent d’un un autre monde,
d’un monde idéal, elles siègent dans le monde des idées industrielles et l’idéologie que celui-ci secrète. Ces normes – idées de
l’univers productiviste – s’investissent sous la forme d’impératifs dans le corps des sportifs, et par là les dé-corpo-réifient.
Si pour Platon, dans son œuvre titrée le Phédon, le corps est la prison de l’âme, dans le sport, le corps est mis en
prison par l’idéologie productiviste. Cette opposition entre le point de vue de Platon sur les rapports du corps et de l’âme, et le
sport n’est cependant qu’apparente ; plus profondément on perçoit que le sport poursuit la guerre contre le corps qui fut
déclenchée par Platon – du moins par un certain Platonisme, celui que fustige Nietzsche – puis reprise par le christianisme, du
moins un certain christianisme, et que même il radicalise cette guerre. Radicalisation : alors que Platon conseillait, dans le
cadre de cette guerre, de se désintéresser du corps, le sport impose de le soumettre sans merci aux impératifs de la
performance. Le sport coule le corps dans un modèle idéologique – structuré par des idées – qui fait du corps du sportif une
entité sans liberté ni vie propre. Loin de pouvoir être compris comme une exaltation du corps, le sport trahit le contraire : à
travers sa mécanisation, son informatisation, sa modélisation, sa cybernétisation etc…, le sport continue inlassablement la
guerre contre le corps (dont les mécanismes de Descartes et de Hobbes avaient été des étapes). Le corps est en effet, dans le
sport, exactement la même chose que ce qu’il est dans le Phédon de Platon, il est ce qui dérange, il est l’obstacle qu’il faut
écarter de sa route
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. Route de la philosophie, pour Socrate dans le Phédon de Platon, route de la performance pour tous les
sportifs – des routes qui doivent être dégagées du corps. L’idéal du sportif est à cet égard le même que celui de Platon : ne pas
avoir de corps. Le rêve de tout sportif est l’absence du corps – de sorte qu’il ne resterait plus que le chiffre, la performance
chiffrée comme les valeurs en bourse.
Et l’âme ? La psychofacture ! L’anthropofacture sportive, inhérente au projet anthropologique développé par le
sport, se divise, telle une industrie, en deux spécialités : la fabrique du corps (la somafacture), et la fabrique de l’esprit (la
psychofacture). Fabrique d’un ersatz de corps (de ce que les hommes ont, jusqu’à notre époque, appelé le corps) et d’un ersatz
d’esprit (de ce que les hommes et les philosophes ont appelé jusqu’ici l’âme), « le mental ». L’insistance, dans la préparation
10 Auguste Comte, Considérations sur le pouvoir spirituel (1825), in : Auguste Comte, Du pouvoir spirituel, Paris, Le livre de
Poche, “ Pluriel ”, 1978, pages 277-332.
11 Christian Authier, Les Bouffons du foot, Editions du Rocher, 2002.
12 Platon, Phédon, 64c-68a, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, pages 214-218.