KISTLER-Philosophie de la psychologie 1 Max Kistler, UFR de philosophie Université Paris 1, 2016-2017 Licence 3, S2 Cours : philosophie de la psychologie Table des matières 1. Introduction : Deux critères d’adéquation I. Les théories dualistes 2. 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. 2.5. Les marques de l’esprit et le dualisme classique Les entités mentales sont non-spatiales. Les entités mentales ont une apparence phénoménale. Certaines entités mentales possèdent l’intentionnalité. Les états mentaux jouissent d’un statut épistémique privilégié. Arguments contre le dualisme 3. Le dualisme non cartésien 4. L’argument dit « du langage privé » de Wittgenstein II. Conceptions matérialistes de l’esprit 5. 5.1. 5.2. 5.3. Le béhaviorisme Le béhaviorisme logique (ou analytique, ou philosophique) Le vérificationnisme Le béhaviorisme psychologique 6. 6.1. 6.2. 6.3. 6.3.1. 6.3.2. 6.3.3. 6.3.4. La théorie de l’identité La logique de l’identité L’identité des propriétés Evaluation de la théorie de l’identité Asymétrie épistémique Contingence Les caractères mentaux et physiques Autres arguments utilisant le principe de Leibniz 7. 7.1. 7.2. 7.3. 7.4. 7.5. 7.5.1. 7.5.2. 7.5.3. 7.5.4. Fonctionnalisme L'argument de la « réalisabilité multiple » ou « multiréalisabilité » La conception fonctionnaliste de l'esprit La machine de Turing et le fonctionnalisme des machines Fonctionnalisme du sens commun et « Psychofonctionnalisme » Objections au fonctionnalisme Holisme et « réalisation multiple » par différentes organisations fonctionnelles L'objection des qualia absents L'objection des qualia inversés La chambre chinoise et la conception externaliste de la signification KISTLER-Philosophie de la psychologie 2 8. 8.1. 8.2. 8.3. 8.4. 8.4.1. 8.4.2. 8.4.3. Eliminativisme Arrière-plan théorique et motivations de l’éliminativisme Analogies historiques Arguments en faveur de l’éliminativisme Arguments contre l’éliminativisme Argument par l’introspection Argument transcendantal Les arguments avancés par les éliminativistes ne supportent que la thèse d’une élimination partielle et non radicale de la psychologie du sens commun 8.4.4. La psychologie du sens commun n’est pas une théorie 8.5. Conclusion Résumé du cours : Nous retracerons quelques étapes de la réflexion du 20e siècle sur la nature de l’esprit et des phénomènes mentaux, dans leur rapport avec le cerveau. Il s’agit de comprendre l’articulation entre les phénomènes étudiés par la psychologie scientifique et accessibles à l’intuition en première personne et les phénomènes cérébraux sous-jacents étudiés par les neurosciences. Pour comprendre cette articulation il faut partir du concept de réduction inter-théorique. Nous examinerons les obstacles conceptuels qui semblent s’opposer à l’intégration du domaine de la cognition dans les sciences de la nature, notamment l’intentionnalité et la conscience phénoménale. Puis nous examinerons différentes tentatives « naturalistes » de surmonter ces obstacles, notamment : le béhaviorisme logique ; la théorie de l'identité selon laquelle les états mentaux sont identiques à des états du cerveau ; l'éliminativisme qui soutient que tout le système conceptuel des états mentaux est désuet et voué à disparaître au profit d'une conception neuro-scientifique ; le fonctionnalisme qui conçoit les états mentaux grâce à l'analogie avec la machine manipulant des symboles qu'est l'ordinateur. Bibliographie : Manuels et recueils - Paul M. Churchland, Matière et conscience, Champ-Vallon, collection milieux, 1999. Michael Esfeld, La philosophie de l'esprit, A. Colin, 2005. Jaegwon Kim, Philosophy of Mind, Boulder (Colorado), Westview Press, 1996/2006; trad. Philosophie de l’esprit, Paris, Editions d’Ithaque, 2008. Denis Fisette et Pierre Poirier (dir.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002. Denis Fisette et Pierre Poirier (dir.), Philosophie de l’esprit, vol. II : Problèmes et perspectives, Vrin, 2003. Pierre Poirier et Luc Faucher (dir.), Des neurosciences à la philosophie: Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, Syllepse, 2008. Max Kistler, L’esprit materiel – Réduction et emergence, Ithaque, 2016. KISTLER-Philosophie de la psychologie 3 Plan du cours et textes proposés pour des exposés Ce plan est disponible sur http://epi.univ-paris1.fr, lien « Philosophie, UFR 10, puis lien « Philosophie, L3, Epistémologie », puis lien « Philosophie de la psychologie ». Vous pouvez y télécharger la plupart des textes mentionnés. 1. Introduction : physicalisme, matérialisme, survenance I. Les théories dualistes 2. Les marques de l’esprit et le dualisme classique 2.1. Les entités mentales sont non-spatiales 2.2. Les entités mentales ont une apparence phénoménale • Thomas Nagel, What is it like to be a bat? (1974); repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, Oxford University Press 2002, p. 219-226. Trad. : Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris ?, repr. in : Douglas Hofstadter et Daniel Dennett, Vues de l'esprit, Paris, InterEditions, 1987, p. 391-405. • Frank Jackson, Epiphenomenal Qualia (1982), repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, p. 273-280. • Joseph Levine, On leaving out what it's like, in : M. Davies and G. Humphreys (eds.), Consciousness. Oxford: Blackwell, 1993, trad. in Denis Fisette et Pierre Poirier (dir.), Philosophie de l’esprit, vol. II : Problèmes et perspectives, Vrin, 2003, p. 195-221. 2.3. Certaines entités mentales possèdent l’intentionnalité 2.4. Les états mentaux jouissent d’un statut épistémique privilégié. 2.5. Arguments contre le dualisme 3. Le dualisme non cartésien • P. F. Strawson, Les individus (1959), trad. Seuil 1973. Chap. 3. 4. L’argument dit « du langage privé » de Wittgenstein • Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen (1958) ; trad. Recherches philosophiques, Gallimard, 2004, en particulier §§ 243 sq. II. Conceptions matérialistes de l’esprit 5. Le béhaviorisme 5.1. Le behaviorisme logique (ou analytique, ou philosophique) • Carl Gustav Hempel, Analyse logique de la psychologie, Revue de Synthèse, vol. X (1935), p. 27-42 ; repr. in : Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 197-215. • Rudolf Carnap, Psychologie in physikalischer Sprache, Erkenntnis 3 (1932/33), trad. angl. Psychology in physical language, in : A.J. Ayer, Logical Positivism, New York: Free Press, 1959. extrait repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, p. 39-44, 5.2. Le vérificationnisme 5.3. Le béhaviorisme psychologique 6. La théorie de l’identité (des types) 6.1. La logique de l’identité 6.2. L’identité des propriétés 6.3. Evaluation de la théorie de l’identité 6.3.1. Asymétrie épistémique 6.3.2. Contingence • Saul Kripke, Naming and Necessity (1972), Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1980, Trad. La logique des noms propres, Minuit 1982, en particulier : fin de la 3e conférence. 6.3.3. Les caractères mentaux et physiques KISTLER-Philosophie de la psychologie 4 6.3.4. Autres arguments utilisant le principe de Leibniz • J.J.C. Smart, Sensations and Brain Processes (1959), repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, p. 60-68. 7. Fonctionnalisme • Jerry Fodor, Special Sciences (1974), repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, p. 126-135; trad. Les sciences spéciales in : Pierre Jacob (ed.), De Vienne à Cambridge, Gallimard 1980, p. 417-441. • Hilary Putnam, The Nature of Mental States (1973), repr. in D.J. Chalmers (ed.) Philosophy of Mind, p. 73-79 ; trad. La nature des états mentaux, in Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 269-288. • John Searle (1980), Minds, Brains, and Programs (1980), trad. Esprits, Cerveaux et programmes, in : Douglas Hofstadter et Daniel Dennett, Vues de l'esprit, Paris, InterEditions, 1987. • David Lewis, Mad Pain and Martian Pain, in : Ned Block (ed.), Readings in the Philosophy of Psychology, Vol. 1, 1980 ; trad. Douleur fou et douleur de martien, in : Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 289-306. • David Lewis, Psychophysical and Theoretical Identifications (1972), repr. in D.J. Chalmers (ed.), p. 88-94. 8. Eliminativisme • P.M. Churchland, Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes (1981), repr. in D.J. Chalmers (ed.), p. 568-580; trad. Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles, in : Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 117-152. 9. Interprétationnisme • Daniel Dennett, True Believers: The intentional strategy and why it works (1981), repr. in D.J. Chalmers (ed.), p. 556-568, trad. Les vrais croyants : la stratégie intentionnelle et les raisons de son succès. in : D. Dennett, La stratégie de l'interprète. Gallimard, 1990. • Daniel Dennett, Intentional Systems, Journal of Philosophy, 68 (1971), 87–106 ; trad. Systèmes intentionnels, Philosophie 1 (1984), p. 55-80. 10. Causalité mentale et externalisme • Donald Davidson, Mental Events (1970), repr. in Essays on Actions and Events, Oxford : Clarendon Press, 1980, p. 207-225 ; trad. Les événements mentaux, in : D. Davidson, Actions et événements. PUF. • Jaegwon Kim, Mind in a Physical World, MIT Press, 1998; trad. par F. Athané et E. Guinet, L’esprit dans un monde physique, Paris, Syllepse, 2006. • Hilary Putnam, The Meaning of 'Meaning', in H. Putnam, Mind, Language, and Reality: Philosophical Papers, Vol. 2, Cambridge University Press, 1975, p. 215-271; trad. La signification de ‘signification’, in D. Fisette et P. Poirier (dir.), vol. 2, p. 41-82. 11. La liberté • Harry Frankfurt, Freedom of the Will and the Concept of a Person (1971), dans H. F., The Importance of What We Care About, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. KISTLER-Philosophie de la psychologie 5 1. Introduction : Deux critères d’adéquation En un sens, il n’y a rien qui nous soit aussi familier que notre esprit. Tout le monde sait ce que c’est que de reconnaître un visage familier, de penser que les vacances sont encore loin, d’espérer arriver à temps à la gare, de sentir la chaleur du soleil sur le visage ou la douleur de la brûlure d’une flamme sur les doigts. Cependant, ces aspects mentaux de notre vie nous sont, en un autre sens, moins bien connus que notre corps et surtout moins bien que notre environnement. En termes de connaissance, il est beaucoup plus aisé de faire l’inventaire de tous les objets que j’ai dans la poche de mon pantalon, que de faire celui de ce qu'il y a dans mon esprit. La raison de cela est que notre attention est naturellement dirigée vers le dehors ; nous apprenons à nous orienter dans notre environnement quotidien, parmi des objets et dans des lieux toujours plus nombreux, avant de nous intéresser pour la première fois à l’esprit même qui porte cette attention, et qui nous met en mesure de connaître notre environnement, les objets et les personnes familiers. S’interroger sur l’esprit est une entreprise philosophique par excellence ; elle cherche à suivre l’ordre inscrit sur l’oracle de Delphes « connais-toi toi-même », de la manière caractéristique de la philosophie : en travaillant à l’élaboration de concepts et de thèses qui nous permettent de comprendre ce que c’est que l’esprit, plus clairement que ne le permet l’intuition du sens commun, en le situant par rapport à ces choses, à la fois mieux et moins bien connues, que sont les objets et les personnes dans notre environnement, ainsi que notre propre corps. Comme dans toute entreprise philosophique, la grande difficulté consiste à concilier deux impératifs : d’une part, la prétention de procéder à une réflexion qui cherche à découvrir la vraie nature de son objet de recherche, sans être prisonnière d’aucun préjugé : une enquête philosophique ne doit se plier devant aucune contrainte autre que celles qui sont imposées par l’objet lui-même. La réflexion philosophique ne doit se laisser dicter aucun choix théorique de l’extérieur : au départ, nous devons nous mettre dans une attitude parfaitement ouverte qui nous prépare à accepter les résultats de l’enquête, quels qu’ils soient : nous devons être prêts à accepter, le cas échéant, la conclusion que l’esprit est radicalement différent des objets matériels qui nous entourent, et de notre corps, mais aussi la conclusion opposée que l’esprit n’est rien d’autre qu’un aspect particulier d’un objet matériel parmi d’autres, notre corps. Même, notre interrogation ne mériterait pas l’appellation de « philosophique » si nous n’étions pas en principe prêts à accepter des conclusions encore plus radicales, comme la thèse (à laquelle nous reviendrons plus tard en détail) selon laquelle « l’esprit » tel que le KISTLER-Philosophie de la psychologie 6 conçoit le sens commun n’existe tout simplement pas : peut-être serons nous amenés à rejeter les catégories dans lesquelles j’ai plus haut introduit les traits familiers de l’esprit, tels que la reconnaissance et la mémoire, les croyances, les désirs et les sensations. Or, rejeter l’existence des croyances, des sensations et de toutes les autres entités intuitivement « mentales » , est une manière de nier l’existence de l’esprit. Le second impératif s’oppose à cette ouverture nécessaire de l’enquête : ce serait une illusion, ou de la naïveté de penser que l’on peut commencer une réflexion philosophique sans aucun choix arbitraire, en allant directement « à la chose même », en découvrant directement la vérité sur l’esprit. Nous ne pouvons penser à l’esprit qu’à travers des concepts. En réalité, le choix même de notre sujet contient déjà un choix conceptuel : de regrouper un ensemble de phénomènes en réalité assez différents, comme les croyances, les sensations et les émotions, pour les distinguer de notre corps que nous regroupons avec les « objets matériels » et leurs propriétés. Cependant, cela n’est pas quelque chose qu’il faille regretter, pour la simple raison que c’est inévitable. Nous ne pouvons penser qu’en nous servant de concepts. Le travail proprement philosophique consiste à utiliser ces concepts de manière réfléchie, en restant conscient des choix que l’on opère en utilisant certains concepts plutôt que d’autres, au lieu de tomber dans l’illusion naïve ou dogmatique que ces choix « vont de soi » ou sont inévitables. Dès l’entrée en la matière, le choix que nous faisons des contraintes que nous considérons les plus importantes à respecter, orientera notre enquête. Pour simplifier énormément, deux espèces fondamentales de contraintes s’imposent : d’une part, notre réflexion sur l’esprit prend nécessairement son départ dans la conception du sens commun. Nous n’acceptons que sous la pression d’arguments très forts, des résultats qui remettent en cause la conception que nous nous faisons communément de nous-mêmes, comme la thèse « éliminativiste » annoncée plus haut, selon laquelle les croyances, désirs, sensations, émotions et autres entités mentales appartenant aux catégories du sens commun, n’existent tout simplement pas. Cela signifie que l’accord avec le sens commun est une contrainte importante qui orientera notre réflexion : dans la mesure du possible, nous devons préférer la conception philosophique qui respecte, est compatible avec, nos intuitions « préthéoriques » (entre guillemets, parce que, bien entendu, ce qui nous apparaît comme une évidence neutre et innocente de toute théorie particulière, est bien souvent en réalité le reflet de théories dont on a seulement oublié le statut de théorie, et qui commencent à nous sembler « aller de soi »). En jargon philosophique, l’accord d’une conception philosophique avec les intuitions communes est « un critère d’adéquation ». Ceci dit, aucun critère de ce genre n’a de force absolue : il est KISTLER-Philosophie de la psychologie 7 tout à fait envisageable qu’une théorie de l’esprit qui passe mal le test de l’adéquation avec le sens commun, puisse se prévaloir d’avantages d’un autre ordre, autrement dit apparaître « meilleure » à la lumière d’autres critères d’adéquation. A ce titre, une théorie radicalement en désaccord avec le sens commun comme l’éliminativisme, peut être une théorie qui doive être sérieusement envisagée : au cas où d’autres critères d’adéquation que l’accord avec le sens commun, plaideraient fortement en sa faveur. La philosophie contemporaine de l’esprit, telle que nous allons l’étudier dans ce cours, se distingue d’autres manières de réfléchir sur l’esprit que l’on trouve dans la tradition philosophique depuis Aristote. Elle accepte en effet un critère d’adéquation exerçant une contrainte opposée à celle de l’adéquation avec le sens commun. Cette contrainte consiste à respecter l’unité de la connaissance humaine. Depuis la révolution scientifique de la Renaissance, notre connaissance de la nature a pris un essor formidable. L’idée galiléenne d’utiliser les mathématiques pour se représenter les processus naturels, a libéré l’entendement de la nature, de la contrainte de représenter directement les processus observables. Dans le cadre de la conception galiléenne de la science, il est possible de construire des représentations abstraites de processus « idéaux » que l’on n’observe pas directement, mais dont on peut observer les conséquences indirectes. Il n’a été possible de connaître la trajectoire exacte des corps qui tombent, qu'à partir du moment où l’on a conçu les chutes réelles et observables comme des phénomènes qui résultent de la superposition de plusieurs processus idéaux : dans le cas le plus simple, une chute libre et un ralentissement dû au frottement de l’air. Ayant d’abord eu des succès spectaculaires dans l’explication des processus naturels impliquant seulement des objets inanimés, cette méthode théorique a été progressivement étendue à l’étude des êtres animés : la biologie moderne a obtenu des résultats tout aussi spectaculaires dans l’explication des propriétés des êtres vivants, que la physique et la chimie dans l’explication de celles des êtres inanimés. Qui plus est, les différentes sciences de la nature ne font pas seulement des progrès dans l’explication et la prédiction des phénomènes naturels, qui auraient été impensables sans le recours à des théories exprimées dans un langage mathématique quantitatif, et décrivant des entités et propriétés en général non directement observables, mais elles s’intègrent toujours davantage dans un édifice cohérent : un facteur de progrès considérable est la découverte de ce que l’on appelle des réductions inter-théoriques. Ce ne sont pas tant leurs objets d’étude qui distinguent les différentes sciences, que leurs concepts spécifiques. La génétique classique explique les régularités que l’on observe KISTLER-Philosophie de la psychologie 8 dans la transmission des caractères héréditaires d’une génération de plantes ou d’animaux à la suivante, en termes de gènes, d’allèles, d’organismes homozygotes et hétérozygotes etc. De son côté, la biologie moléculaire explique l’apparition de certains phénotypes dans les organismes descendants, à partir de processus microscopiques dans les parties microscopiques des organismes parents et descendants, en particulier les processus de reproduction des molécules d’ADN, de formation de doubles hélices d’ADN « hybrides », contenant des éléments provenant de molécules d’ADN de cellules germinales de la mère et du père, etc. Ce sont là deux explications alternatives d’un même phénomène. Or, leur existence en parallèle, l’une à côté de l’autre, n’est tolérée en sciences qu’à titre provisoire. Cet état provisoire se termine avec la découverte d’une réduction inter-théorique, ici la réduction de la génétique macroscopique dite Mendélienne, à la génétique microscopique. Au cours d’une telle réduction, les propriétés ou plus généralement les « entités » qui font l’objet de la science « réduite », ici la génétique Mendélienne, sont mises en rapport avec des propriétés de la science « réductrice », ici la biologie moléculaire. Dans notre exemple, la réduction débouche en particulier sur la mise en rapport du « gène » Mendélien avec des séquences d’acides nucléiques insérées dans la chaîne de la molécule d’ADN. Quelle est exactement la nature de ce rapport entre une propriété microscopique identifiée par la théorie réductrice et la propriété correspondante qui constitue l’objet de la théorie réduite, est une question largement débattue en philosophie des sciences, et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Selon une doctrine qui séduit par sa simplicité, la réduction consiste à établir que ces deux propriétés sont identiques : un gène est une séquence d’acides nucléiques insérée dans la molécule d’ADN. Pour donner un second exemple classique de réduction, la thermodynamique est la science qui étudie les phénomènes relatifs à la chaleur, alors que la mécanique statistique étudie la dynamique des systèmes de particules microscopiques que sont en particulier les gaz et les liquides. Comme la génétique Mendélienne et la biologie moléculaire, la thermodynamique et la mécanique statistique étudient les mêmes objets, mais elles le font avec des appareils conceptuels qui mettent en relief des propriétés très différentes : les porteurs de ces propriétés occupent en particulier des positions très différentes sur l’échelle qui va des entités les plus petites aux entités les plus grandes, composées par ces premières. Ce n’est pas seulement un besoin de compréhension « philosophique » qui pousse les scientifiques à surmonter l’état de coexistence de deux registres théoriques existant en parallèle, qui ont pourtant leurs objets en commun : lorsqu’il fut enfin possible de réduire la KISTLER-Philosophie de la psychologie 9 thermodynamique à la mécanique statistique, cette réduction a été une source de nouvelles hypothèses dans chacune des sciences ainsi mises en rapport. Cette réduction comporte notamment la mise en rapport de la pression avec le changement de quantité de mouvement que subissent les particules microscopiques lors de leurs collisions avec les parois qui limitent l’espace dans lequel elles sont contenues, et la mise en rapport de la température avec la moyenne de l’énergie cinétique de ces particules. C’est cette mise en rapport des propriétés qui suggère de nouvelles hypothèses de lois, qui font figure de « traductions » dans l’autre science, de lois déjà trouvées valides dans la première. Ainsi, chaque découverte d’une telle réduction constitue un pas en direction de l’unification de la science. Le concept de réduction inter-théorique nous met en mesure de comprendre la source du « naturalisme » qui est le second grand critère d’adéquation des théories de l’esprit que nous étudierons. Selon le pari du naturalisme, une théorie de l’esprit ne peut être pleinement adéquate que si elle traite les phénomènes mentaux comme des phénomènes naturels. A coup sûr, ce sont des phénomènes particuliers : il est justifié de les décrire et expliquer dans un vocabulaire, et avec des hypothèses et méthodes, propres. Cependant, pour le naturalisme, l’explication des phénomènes mentaux ne pourra être pleinement satisfaisante que lorsqu’ils auront trouvé leur place parmi l’ensemble des phénomènes naturels. En attendant d’éventuelles réductions de phénomènes mentaux, l’impératif méthodologique du naturalisme impose au philosophe qui s’intéresse à l’esprit, d’éviter, dans la mesure du possible, d’avoir recours à des concepts radicalement différents des concepts utilisés dans les sciences de la nature, et de postuler des objets et propriétés radicalement différents des objets et propriétés décrits dans les autres sciences. Bien entendu, c’est une chose d’accepter la contrainte naturaliste, et de chercher dans la mesure du possible à comprendre les phénomènes mentaux comme des phénomènes naturels, aussi différents des phénomènes biologiques que ces derniers le sont des phénomènes physiques et chimiques. Cela en est une autre de juger les conséquences de son application dans le détail : ce n’est pas parce qu’à un moment donné, il n’existe aucune réduction du concept d’onde lumineuse à des concepts de sciences plus élémentaires (ou décrivant des objets plus « microscopiques »), qu’il est judicieux de considérer que ce concept n’est pas scientifique, ou que son usage dans une théorie optique ne satisfait pas au critère du « naturalisme » : chaque introduction d’un concept nouveau est une hypothèque, qui sera levée par son intégration dans l’édifice unique de la science. Il est entièrement légitime et par ailleurs inévitable de prendre de telles hypothèques. En tout état de cause, nous verrons que de nombreux débats en philosophie de l’esprit, et les arguments qui y sont échangés en faveur des - et contre les - différentes hypothèses KISTLER-Philosophie de la psychologie 10 explicatives proposées, peuvent être compris à partir de la tentative d’obéir à la fois à la contrainte de l’accord avec le sens commun et à celle de n’utiliser que des explications et concepts de type scientifique. Lectures conseillées • Wilfrid Sellars, La philosophie et l’image scientifique de l’homme, trad. in Denis Fisette et Pierre Poirier (éds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 55-115. • Carl Hempel et Paul Oppenheim, L'unité de la science : une hypothèse de travail (1958). Trad. in : P. Jacob, De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980, p. 371-­‐416. I. Les théories dualistes 2. Les marques de l’esprit et le dualisme Je regarde par la fenêtre ouverte de mon bureau, je vois un arbre dont les feuilles sont agitées par le vent, j'entends le bruit des feuilles et je sens l’air frais sur mon visage. Les sensations, visuelles, auditives et tactiles, qui donnent lieu à ma perception de l’arbre et du vent, appartiennent certainement à mon esprit. Est-ce que cela signifie qu’il n’y aurait pas de scène visuelle et de bruit, si ni moi ni aucun autre être sensible ne les sentait ? A première vue, la réponse négative semble pouvoir se défendre aussi bien que la réponse affirmative : en un sens, il semble clair qu’il ne peut y avoir d’expérience sans sujet, pas de vision en l’absence de quelqu’un qui voit, pas de son en l’absence de quelqu’un qui l’entend. Mais la science nous enseigne aussi que, en un autre sens, la scène visuelle aussi bien que le son, ont une réalité matérielle indépendante de tout être sentant. Ainsi, nous apprenons de l’acoustique que les sons sont des vibrations de l’air qui se propagent à la manière d’ondes. Si une telle onde acoustique atteint un sujet pour frapper et faire vibrer les tympans de ses oreilles, et si le sujet est éveillé et suffisamment attentif, elle produira une sensation auditive. Cependant, l’onde elle-même peut très bien exister sans qu’on l’entende : en jargon philosophique, on dit que son existence est indépendante de l’existence d’un sujet. La réflexion sur la nature des sensations peut être l’occasion de remarquer que les sensations elles-mêmes, c’est-à-dire l’expérience que nous faisons d’un son ou d’une scène visuelle, semblent être d’une nature radicalement différente de leurs objets, c’est-à-dire des sons et des scènes visuelles. Les sensations sont des phénomènes mentaux, possédant des KISTLER-Philosophie de la psychologie 11 propriétés qui semblent les mettre radicalement à part de toutes les propriétés d’objets matériels. 2.1. Les entités mentales sont non-spatiales Les objets qui causent nos sensations occupent une position dans l’espace, alors qu’il semble pour le moins étrange de prétendre que les sensations elles-mêmes soient situées dans l’espace. La même chose semble être vraie des croyances, des désirs, des émotions, des intentions, des images mentales : cela suggère que l’on puisse considérer le fait de ne pas être dans l’espace comme l’une des marques caractéristiques des phénomènes mentaux, qui les distinguent de tous les objets matériels. Le fait d’être ou non dans l’espace, peut donc nous servir de premier critère délimitant le champ de notre investigation : l’une des premières tâches de la philosophie de l’esprit est de nous fournir des critères qui nous mettent en mesure de distinguer le mental du non-mental. Pour Descartes, il ne s’agit pas là que d’un critère ; bien plus qu’un indicateur, le fait d’être ou non situé dans l’espace, ou d’être étendu, atteint l’essence même de la matière et de l’esprit. En termes cartésiens, être étendu est l’attribut essentiel d’un type de substance : la substance étendue ; l’autre type de substance, la pensée, n’est pas et ne peut pas être dans l’espace. Nous reviendrons sur l’attribut de penser, qui est, selon Descartes, l’essence de l’esprit, de sorte qu’il conçoit l’esprit comme la substance pensante. Il peut sembler que les douleurs constituent une exception : dans un sens, semble-t-il, au moins certaines douleurs semblent être localisées. Si je me cogne le petit orteil contre la chaise, la douleur est dans cet orteil, et donc dans l’espace. Cela n’est cependant qu’une illusion. Une manière de s’en convaincre est de penser aux « douleurs fantômes », bien entendu déjà connues à l’époque de Descartes. Si mon orteil ou mon pied entier devait être amputé, je pourrais bien continuer à ressentir une douleur qui a toute l’apparence d’être là où il y avait auparavant mon pied. Mais dans ces conditions-là, il n’est pas question de situer la douleur dans le pied, puisqu’il n’y a pas de pied. Puisque la douleur normale est qualitativement identique à la douleur fantôme, il faut conclure que, même dans des circonstances ordinaires où le pied est bien présent, la douleur n’est pas située dans le pied. Etre dans l’espace semble donc bien être une propriété qu’ont les objets matériels, mais qui fait défaut à toutes les entités mentales. (L’usage du terme « entité » est ici recommandé par prudence, car à ce stade de notre enquête, nous n’avons encore aucune idée KISTLER-Philosophie de la psychologie 12 de la nature de ce qu’il y a dans notre esprit : consiste-t-il d’objets, de propriétés, d’événements, d’aspects d’objets, de processus ou d’états de choses ? Avant d’aborder la question de savoir auxquelles parmi ces catégories ontologiques appartiennent les choses de l’esprit, nous les appelons, suivant en cela le traditionnel jargon philosophique, des « entités », ce qui est le terme le plus neutre possible que l’on peut appliquer à tout : les objets, les événements, les propriétés, etc. sont tous des entités, quoiqu’ils appartiennent à des catégories ontologiques différentes, c’est-à-dire à des catégories différentes d’entités.) Lorsqu’on a trouvé une telle propriété distinctive du mental, ou « marque » du mental, on peut l’utiliser pour construire un argument très simple en faveur du dualisme : toutes les entités matérielles sont dans l’espace, aucune entité mentale n’est dans l’espace, donc aucune entité mentale n’est (identique à) une entité matérielle. Cet argument établit qu’il y a (au moins) un autre type d’entité en dehors des entités matérielles, ce qui est la thèse fondamentale du dualisme. (Il est important de noter que l’argument n’établit pas qu’il y a exactement deux types de substances, mais seulement qu’il y en a au moins deux. En effet, pour Descartes, Dieu appartient à un troisième type de substance, ni matérielle ni mentale.) En ce sens, chaque marque de l’esprit, chaque propriété distinctive qui n’appartient qu’aux entités mentales mais qui n’appartient à aucune entité matérielle, peut servir de prémisse à un argument en faveur du dualisme. La forme générale de tels arguments utilise le principe de Leibniz, plus précisément sa contrapositive. Voyons de quoi il s’agit. Le principe de Leibniz, ou loi de Leibniz, dit : Pour des entités x et y quelconques, si x et y sont identiques, alors elles partagent toutes leurs propriétés. En langage formel : (∀x)(∀y)[x = y → (∀F )(Fx ↔ Fy)]. Le côté gauche de l’implication matérielle (c’est-à-dire à gauche du « → ») exprime le fait que x est identique à y (x=y); le côté droit signifie : pour toute propriété F, si et seulement si l’objet x possède cette propriété F, alors l’objet y la possède aussi. On appelle aussi souvent « principe de Leibniz » ou « principe de l’identité des indiscernables », la converse de cette implication, selon laquelle deux objets sont identiques si elles ne diffèrent par aucune propriété. Plus précisément : KISTLER-Philosophie de la psychologie 13 Pour des entités x et y quelconques, si elles partagent toutes leurs propriétés alors elles sont identiques : (∀ x)(∀y)[ (∀F)( Fx ↔ Fy) → (x = y). Cependant, nous allons par la suite surtout utiliser la contrapositive de la première implication : si deux objets diffèrent par au moins une propriété, alors ils ne sont pas identiques. Pour des entités x et y quelconques, s’il existe au moins une propriété que possède l’un mais non l’autre, alors x et y ne sont pas identiques. En langage formel : (∀x)(∀y)[(∃F )(Fx ∧ ¬Fy) → x ≠ y]. Voyons comment la non-spatialité de la douleur (ou de toute autre entité mentale) permet, à l’aide du principe de Leibniz, de démontrer que la douleur n’est pas matérielle. Nous pouvons raisonner par l’absurde, de la manière suivante : admettons par hypothèse que les douleurs soient des entités matérielles (ce qui serait en accord avec la fausseté du dualisme et avec la vérité du matérialisme selon lequel il n’existe qu’un seul type de substance, celui des substances matérielles). En particulier, la douleur que je sens en ce moment dans l’une de mes molaires, a, est une entité matérielle b, ou, pour le dire en utilisant le prédicat de l’identité : a est identique à une entité matérielle b. (Dans le langage formel de la logique, les minuscules du début de l’alphabet, comme « a » et « b », sont généralement utilisées pour désigner les individus : les individus, catégorie à laquelle appartiennent notamment les substances de la métaphysique traditionnelle, sont les porteurs des propriétés. Cependant, les minuscules à partir de « s », et surtout « x », « y », et « z », comme dans la formule précédente, sont par convention réservées à un autre usage : elles représentent les variables. Nous y reviendrons. Les propriétés elles-mêmes, en revanche, sont désignées par des majuscules, ici par exemple « F ».) Ma douleur de dents, a, possède la propriété de ne pas être située dans l’espace. Appelons cette propriété G. En vertu du principe de Leibniz, b aussi, l’entité matérielle dont nous avons supposé qu’elle est identique à a, doit posséder cette propriété G, puisque pour être identique à a, b doit posséder toutes les propriétés que possède a. Donc, b, une entité matérielle, n’est pas située dans l’espace. Or, cela est absurde, ou en d’autres termes incompatible avec la notion même d’une entité matérielle, au moins si nous suivons Descartes pour penser que l’étendue, l’occupation d’une portion d’espace, est l’essence même de la KISTLER-Philosophie de la psychologie 14 matière. Puisque notre raisonnement nous a conduit à une conclusion absurde, nous sommes fondés à rejeter l’une de ses prémisses. A moins de remettre en cause le principe de Leibniz lui-même, ce qui menacerait la cohérence de l’ensemble de notre système de croyances et notre capacité de raisonner, la prémisse qu’il est raisonnable de rejeter, est précisément notre hypothèse de travail, selon laquelle a=b, c’est à dire selon laquelle la douleur est identique à une entité matérielle. Or, rejeter cette doctrine revient à épouser le dualisme, ou plus précisément à rejeter le matérialisme selon lequel il n’y a qu’un type d’entité : au moins une chose, ma douleur a, n’est pas une entité matérielle. Donc, il n’est pas vrai que tout ce qui existe est matériel. Il y a différentes manières de rejeter cet argument. La plus simple consiste à faire l’hypothèse selon laquelle la douleur n’est pas une substance, mais un attribut (ou une propriété) d’une substance. A ce titre, on peut sauver le matérialisme en faisant l’hypothèse selon laquelle la douleur est toujours la propriété d’un objet matériel qui est dans l’espace, tout en rendant compte du fait que la douleur n’est pas elle-même dans l’espace, comme si elle était une substance. 2.2. Les entités mentales ont une apparence phénoménale Il existe un certain nombre d’autres propriétés dont les dualistes soutiennent qu’elles sont des marques distinctives du mental, c’est-à-dire des propriétés que possèdent toutes les entités mentales (ou du moins quelques-unes d’entre elles ; nous reviendrons sur cette distinction) mais que ne possède rien de matériel. Cela leur permet de construire autant d’arguments, toujours à l’aide du principe de Leibniz, contre le matérialisme et en faveur du dualisme. Il incombe aux doctrines matérialistes que nous considérerons par la suite, de trouver une faille dans chacun de ces arguments. Pensez aux perceptions que j’ai décrites au début, des feuilles que je vois et entends dans le vent et de l’air frais que je sens sur la peau du visage. Les sensations visuelles, auditives et tactiles ont des qualités difficiles à décrire, mais familières à toute personne qui n’est pas sourde, ou muette et dont les voies nerveuses tactiles sont fonctionnelles. Pour le dire avec la fameuse formule de Thomas Nagel, « l’effet que cela fait » de voir, d’entendre ou de sentir, est quelque chose qui semble être propre à l’esprit. Pour comprendre ce point, il est important de prévenir un malentendu : en effet, le terme « sensation » est ambigu. Il peut à la fois signifier le processus du sentir et le résultat de ce processus. Le sens de nombreux termes, moins chargés d’importance philosophique, KISTLER-Philosophie de la psychologie 15 possède une ambiguïté analogue entre processus et résultat : « acheter des chaussures » peut désigner l’activité étalée dans le temps de visiter les boutiques, de choisir etc., c’est-à-dire le processus, mais aussi le résultat, le transfert de propriété. De manière analogue, la sensation peut être le processus d’acquérir des informations sur l’environnement à travers l’une de voies ouvertes par l’un de nos organes sensoriels, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat, et sur son propre corps, par la kinesthésie, ou bien le résultat, ce que l’on ressent, comme résultat de ce processus. Le processus semble être susceptible d’une description physiologique, et donc peut-être compatible avec le matérialisme : par exemple, le processus qui me permet d’entendre, repose sur un mécanisme qui exploite une propriété matérielle de l’environnement : certaines vibrations des molécules d’air qui se propagent sous la forme d’ondes sonores. L’audition exploite le fait que ces ondes transmettent des informations sur leurs sources. Les ondes sonores mettent en vibration le tympan dans notre oreille; les vibrations complexes ainsi transmises de l’air au corps sont analysées dans l’oreille interne dans différentes composantes, en fonction de leurs fréquences. Ensuite, l’information sur l’intensité de chacune des composantes du son (avec sa fréquence caractéristique) est transmise par voie nerveuse au cerveau. Le mécanisme de cette transmission repose sur la propagation de potentiels électriques d’action, le long des cellules nerveuses, et la transmission chimique ou électrique à travers les connexions synaptiques entre les cellules nerveuses. Il n’y a, semble-t-il rien dans ce processus qui ne soit matériel. En revanche, l’expérience que ce processus nous procure, semble être quelque chose de radicalement différent : l’expérience du bruissement des feuilles, ou de l'exécution d’une symphonie de Beethoven, semble être absolument « incommensurable », c’est-à-dire sans commune mesure, avec les vibrations et les propagations de potentiels d’action dans les voies nerveuses. Dans la philosophie contemporaine de l’esprit, la qualité de chaque expérience sensorielle ressentie par le sujet, est souvent appelée un « quale ». Ce sont ces « qualia » de l’expérience qui fournissent encore aujourd’hui l’un des arguments les plus forts aux dualistes, puisqu’il semble inconcevable, voire absurde, de vouloir supposer qu’une entité matérielle puisse être identique à un tel quale de l’expérience subjective. Dans la philosophie classique, la distinction entre propriétés matérielles et propriétés qualitatives de l’expérience prend la forme de la distinction entre qualités premières et secondes. Les formes et les mouvements (ainsi que la taille et la texture de surface) sont des propriétés premières : elles appartiennent aux objets matériels, indépendamment de tout sujet sentant. Elles peuvent être comprises à partir de la spatialité des entités matérielles. En revanche, les qualia de l’expérience subjective, les couleurs vues, les sons entendus et les KISTLER-Philosophie de la psychologie 16 sensations tactiles ressenties, sont considérés comme des qualités secondes qui requièrent pour exister réellement1 un sujet qui les ressent. Pour prendre l’un des exemples de Locke, la couleur blanc et rouge du porphyre disparaît, dans son existence réelle, dès que je ferme les yeux ou que je regarde ailleurs. L’existence réelle de la qualité seconde dépend du sujet conscient, même si le porphyre continue d’exister avec ses qualités premières, parmi lesquelles ne figure aucune couleur telle que nous la ressentons, mais seulement des propriétés physiques affectant la réflexion de la lumière. Il est vrai que notre connaissance de la nature exacte des « qualités premières », des propriétés que possèdent les constituants microscopiques des objets matériels, a fait d’énormes progrès depuis l’époque de Descartes et Locke, grâce aux sciences de la nature, et en particulier de la physique. Nous n’attribuons plus aujourd’hui de propriétés géométriques, ni de texture de surface aux constituants microscopiques de la matière, pour les concevoir dans le cadre de la mécanique quantique, en termes de vecteurs d’Hilbert, d’états propres et autres concepts ésotériques. Cependant, le changement de nos théories portant sur la nature détaillée des qualités premières, ne change rien quant à la distinction conceptuelle entre celles-ci et les qualités secondes de l’expérience subjective. Il semble tout aussi inconcevable que les objets composés des entités introduites par la physique quantique, possèdent des qualités subjectives, qu’il était inconcevable pour Descartes et Locke que les qualités secondes appartiennent aux objets composés de constituants géométriques. Aussi peu de sens que semble avoir l’idée que les qualités secondes existent dans les objets vus, entendus, sentis, eux-mêmes, indépendamment des sujets qui en font l’expérience, aussi peu de sens semble avoir l’hypothèse selon laquelle ces qualités secondes appartiennent au corps du sujet sentant, en particulier à son cerveau. Si un neurochirurgien ouvre mon cerveau pendant que je regarde le ciel bleu, il n’y trouvera rien de bleu. Les qualités secondes, du moins dans leur actualité sentie, n’appartiennent ni aux objets matériels extérieurs, ni au corps du sujet sentant (mais résulte de leur interaction). Vous avez peut-être remarqué que le côté qualitatif de l’expérience subjective, s’il a l’air de satisfaire à l’exigence de l’argument pro-dualiste de ne pouvoir appartenir à aucune entité matérielle, n’est pas aussi universellement partagé par l’ensemble des entités mentales 1 La qualification « réellement » est nécessaire puisque certains philosophes, notamment Locke, soutiennent que les qualités secondes existent néanmoins dans les objets matériels, lorsqu’il n’y a aucun sujet pour les sentir. Cependant, dans ces circonstances où elles ne sont pas senties, elles n’existent que potentiellement, ou comme des « pouvoirs » de produire en nous des expériences qualitatives. Ces pouvoirs sont identiques à (ou sont au moins déterminés par) des qualités premières. KISTLER-Philosophie de la psychologie 17 que la non-spatialité : en effet, ce n’est la marque que d’un certain type d’entités mentales, à savoir des sensations conscientes. En revanche, il semble qu’aucun quale ne soit associé à d’autres entités mentales, telles que les croyances, les raisonnements - en particulier lorsqu’ils sont abstraits et ne comportent pas d’images - et avant tout à l’inconscient. Au moins depuis Leibniz et surtout depuis Freud, on admet généralement que tout ce qu’il y a dans l’esprit n’est pas conscient. On peut peut-être rejeter, avec la théorie freudienne qui les postule, l’existence de « désirs refoulées », comme le désir œdipien. Mais il est incontestable que je possède une foule de croyances et de souvenirs, dont je ne suis en ce moment absolument pas conscient et qui ne suscitent donc pas la moindre expérience qualitative. A plus forte raison, c’est le cas des croyances implicites : je crois par exemple qu’il n’y a aucune baleine sur la Tour Eiffel, mais je n’ai jamais, avant ce moment présent, entretenu cette pensée ; elle n’a donc pu me procurer aucun quale, alors que je possédais déjà tacitement cette croyance, ou du moins la capacité à la former. La psychologie cognitive contemporaine a fermement établi l’existence de nombreux processus et croyances inconscients. Les enfants maîtrisent2 la grammaire de leur langue maternelle, avant d’y penser consciemment3. Or, la compréhension autant que la production de phrases correctes nécessite la connaissance de la grammaire : celle-ci est donc connue de manière inconsciente, du moins avant que l’enseignement de la grammaire ne superpose sur cette connaissance implicite et inconsciente, une nouvelle couche de connaissances explicites et conscientes. Même dans le domaine des perceptions, il a été établi que la très grande majorité ne sont pas conscientes : il y a une mémoire visuelle à très court terme qui contient plus d’éléments que ceux que nous pouvons ensuite en extraire pour l’amener à la conscience. Si on présente à une personne une matrice avec 3 x 3 éléments pendant un court instant (50 millisecondes), elle affirme les voir tous, mais elle n’est capable d’en rapporter explicitement qu’une partie : environ la moitié4. Les a-t-elle tous perçus comme elle l’affirme ? Lorsqu’on donne au sujet la consigne d’énumérer les éléments dans la ligne de haut, il en est capable, mais ne peut pas, par la suite retrouver les autres éléments. De même, si on lui demande quels sont les éléments dans la ligne de milieu ou d’en bas, il les retrouve, mais perd du même coup 2 Ils ne la maîtrisent pas parfaitement : On peut rendre compte des productions linguistiques imparfaites des enfants en distinguant la compétence, fondée sur la connaissance implicite de la grammaire, et la performance imparfaite, due à différentes limitations cognitives. 3 Bien entendu, une telle prise de conscience reste exceptionnelle, et conditionnée à des circonstances particulières, notamment l’enseignement scolaire. 4 Cette expérience est rapportée dans G. Sperling, The information available in brief visual presentations, Psychological Monographs, 74, 11, 1960. KISTLER-Philosophie de la psychologie 18 l’accès aux éléments situés sur les autres lignes. Cela semble prouver que la mémoire à court terme contient plus de choses que ce dont le sujet est capable de devenir conscient, plus que ce dont il peut avoir une expérience qualitative5. Une autre démonstration célèbre de l’existence de « sensations inconscientes » (entre guillemets, puisque l’expression est en un sens paradoxale : précisément au sens où une sensation est par définition quelque chose de senti, donc quelque chose qui se présente au sujet sous une certaine apparence qualitative et donc quelque chose de conscient) provient de la « vue aveugle » (d’après l’expression anglaise consacrée : blindsight)6. Les patients souffrant de certaines lésions cérébrales ont des aires « aveugles » dans leur champ visuel où ils affirment ne rien voir du tout. Par exemple, lorsqu’on fait apparaître un stimulus visuel dans la partie aveugle d’un tel patient, il affirme ne rien voir. Cependant, si on l’incite à choisir, en « devinant », le genre du stimulus « invisible », parmi un nombre restreint d’alternatives, par exemple en demandant s’il s’agit d’un ‘X’ ou d’un ‘O’, il « devinera » juste, dans un nombre significatif de cas. L’information sur le type de stimulus est donc certainement dans l’esprit du sujet, et il est dans une certaine mesure capable d’y accéder, mais aucune expérience phénoménale n’est associée à cette forme de perception partielle7. Nous reviendrons sur ces phénomènes mentaux lorsque nous aborderons plus directement le sujet de la conscience. Pour l’instant, ils nous servent pour démontrer que toutes les entités mentales ne sont pas conscientes, au sens d’être accompagnées d’une qualité phénoménale, d’un quale. Mais, pour argumenter en faveur du dualisme, l’existence de telles entités mentales non-qualitatives ne pose aucun problème : il suffit pour cela qu’il existe au moins une entité mentale qui possède un aspect qualitatif, autrement dit un quale. Or, aucune expérience psychologique ne peut remettre en cause l’existence d’expériences qualitatives dont témoigne chaque instant de notre vie éveillée, ou « consciente ». En effet, le fait de posséder des 5 Les éléments dont on peut démontrer qu’ils ont été perçus mais dont on ne devient jamais conscient rappellent les « petites perceptions » de Leibniz. Il faut dire que l’interprétation selon laquelle la perception des éléments que le sujet est incapable de désigner explicitement n’est accompagnée d’aucune qualité expérientielle, ou d’aucun quale, et selon laquelle ces perceptions ne sont donc pas conscientes, est controversée. Block (Ned Block, Consciousness, in: Guttenplan S., A Companion to the Philosophy of Mind, p. 216) conteste notamment l’équivalence du concept d’apparence qualitative avec la conscience qui nous permet de rapporter son contenu explicitement en paroles. Les éléments que les sujets de Sperling ne peuvent pas rapporter appartiennent selon Block à la « conscience phénoménale », mais non à la « conscience d’accès ». Le fait que le sujet ne puisse pas « accéder » à la totalité du contenu de son expérience (à l’ensemble des 3 x 3 éléments présentés aux sujets) pour les désigner explicitement prouve que ces éléments ne font pas l’objet de sa conscience d’accès, mais non que le sujet n’en soit pas conscient au sens phénoménal. En effet, Block rapporte à propos de lui-même, qu’il fait l’expérience qualitative de l’ensemble des lettres, même s’il partage l’incapacité des sujets de Sperling de les énumérer explicitement. 6 Le phénomène est décrit dans L. Weiskrantz, Blindsight, Oxford University Press, 1986. 7 Pour Block, le phénomène du blindsight est un autre cas de conscience d’accès sans conscience phénoménale. KISTLER-Philosophie de la psychologie 19 expériences sensorielles qualitatives est souvent assimilé au fait d’être conscient, ou d’être dans un état conscient. A chaque instant où un sujet est conscient, il possède des expériences qualitatives, et il ne peut avoir de telles expériences que lorsqu’il est conscient8. Mais le concept de conscience contient un autre aspect sur lequel nous reviendrons un peu plus loin car il relève de l’épistémologie plus que de l’ontologie. L’ontologie est cette branche de la philosophie (et de la métaphysique) dont l’objet d’étude consiste dans les genres les plus généraux d’entités qui existent. La tâche de l’ontologie est de construire un inventaire systématique et structuré de tout ce qui existe : selon la théorie ontologique que l’on veut admettre, on posera l’existence de substances, de propriétés (ou, en terminologie classique, d’attributs et de modes), universelles ou particulières, d’espèces naturelles, de relations, en particulier de relations de dépendance, d’ensembles de toutes ces entités, de nombres, etc. De son côté, l’épistémologie, au sens anglo-saxon de « théorie de la connaissance » (qui correspond mieux à l’étymologie grecque : episteme (επιστήµη) signifie « connaissance » et logos signifie « doctrine », que le sens qu’on donne habituellement en français au mot « épistémologie » et qui ne concerne que la connaissance scientifique), étudie la nature de notre connaissance de ces entités. Le caractère qualitatif des expériences sensorielles, de même que la non-spatialité des entités mentales, relèvent de l’ontologie : ce sont des marques ontologiques de l’esprit, au sens où ce sont des traits distinctifs de ce que sont les expériences ou les états mentaux en général. Or, on entend souvent par « conscience » une capacité épistémique de l’esprit, ou de certains états mentaux : la capacité réflexive de devenir l’objet d’attention. En ce sens épistémique, je suis conscient de l’un de mes états d’esprit X lorsque se forme en moi la croyance que je suis dans X. Il m’arrive par exemple de regarder par la fenêtre tout en dirigeant mon attention sur la prochaine phrase que j’ai l’intention d’écrire. Dans ce cas, j’ai une expérience de la scène visuelle qui se déploie à partir du point de vue de ma fenêtre. J’en suis « conscient » au sens où il y a un effet que cela me fait de voir le bleu du ciel, le vert des feuilles etc. Mais puisque je n’y prête aucune attention, je peux ne pas en être « conscient », au sens de ne pas savoir, ou même croire, que je suis en train de regarder par la fenêtre. Plus tard, je peux en devenir conscient : j’y dirige mon attention, ce qui a pour conséquence la formation de croyances réflexives sur ma propre expérience sensorielle. En vertu d’une telle pensée dirigée sur mon expérience, je deviens conscient de celle-ci au sens épistémique sur lequel nous revenons plus loin. 8 Dans les rêves, une forme particulière de conscience est accompagnée d’une espèce particulière d’expérience qualitative. KISTLER-Philosophie de la psychologie 20 Lectures conseillées • Thomas Nagel, What is it like to be a bat ?; in : Mortal Questions, Cambridge University Press. Trad. : Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris ?, in : Questions mortelles, PUF 1983, repr. in : Douglas Hofstadter et Daniel Dennett, Vues de l'esprit, Paris : InterEditions, 1987, p. 391-405. • Frank Jackson, What Mary Didn’t Know, Journal of Philosophy 83 (1986), p. 291-295 • Joseph Levine, On leaving out what it's like, in : M. Davies and G. Humphreys (éds.), Consciousness. Oxford: Blackwell, 1993, trad. Omettre l’effet que cela fait, in : Denis Fisette et Pierre Poirier (éds.), Philosophie de l’esprit, vol. II : Problèmes et perspectives, Vrin, 2003, p. 195-221. 2.3. Certaines entités mentales possèdent l’intentionnalité Il nous reste une troisième propriété qui est, depuis Franz Brentano et jusqu’à aujourd’hui, très souvent considérée comme la marque essentielle de l’esprit. Nos pensées, et en particulier nos croyances et nos désirs, ont la propriété de porter sur quelque chose, d’être à propos de quelque chose. Si je désire le gros lot du loto, ou si je crois au Père Noël, je, ou plutôt mes états mentaux de désirer et de croire, sont dans un rapport tout à fait particulier à leurs objets que sont le gros lot et le Père Noël : on appelle ces états portant sur un objet, « états intentionnels », et les objets sur lesquels ils portent, leurs « objets intentionnels », ou encore « objets sémantiques ». Nous verrons tout de suite pourquoi. Voyons d’abord comment Brentano lui-même introduit cette marque de l’esprit : « Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet (Gegenstand) et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes […] rapport à un contenu, direction vers un objet (Objekt) (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente (immanente Gegenständlichkeit) ».9 Tout comme à propos de l’aspect qualitatif subjectif, il est permis de douter que Brentano ait raison d’affirmer que tous les états mentaux sont intentionnels. Les émotions en particulier semblent être des états qui font partie de notre esprit à part entière, sans pour autant 9 Franz Brentano, La Psychologie d’un point de vue empirique, 1874, p. 102. Cit. in Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit : Etat des lieux, Vrin, 2000, p. 169 ; j’ai corrigé la traduction. KISTLER-Philosophie de la psychologie 21 sembler être dirigées vers, ou de porter sur quoi que ce soit. Si je suis triste, déprimé ou au contraire joyeux, je possède un état mental qui ne semble pas être intentionnel. La question de savoir si tous les états mentaux sont intentionnels a quelque importance lorsqu’il s’agit de juger si les petits enfants ou les animaux de différentes espèces ont un esprit : en effet, on peut soutenir qu’il y a des stades dans l’ontogenèse humaine où il y a déjà des émotions mais pas encore de pensées intentionnelles. En revanche, dans le présent contexte de notre étude d’arguments en faveur du dualisme, cette question est sans importance. Car pour mener à bien l’argument qui utilise l’intentionnalité et le principe de Leibniz, pour démontrer le dualisme, nous n’avons besoin que de la prémisse selon laquelle il existe, dans un esprit humain, (au moins) un état intentionnel, et de la prémisse selon laquelle aucun état d’un objet matériel ne peut être intentionnel. Dans la tradition philosophique qui suit la thèse de Brentano selon laquelle l’intentionnalité est l’essence du mental, le débat sur le dualisme tourne donc autour de la vérité de ces deux prémisses. Comme nous allons le voir par la suite, et aussi surprenant que cela puisse sembler à première vue, les deux ont été systématiquement remises en cause. L’éliminativisme auquel nous avons déjà fait allusion nie la première : en effet, l’éliminativisme soutient que les catégories traditionnelles auxquelles appartiennent les états intentionnels, en particulier les catégories des croyances et des désirs, sont radicalement défectueuses et doivent être abandonnées ; or, sans ces catégories, il n’y a plus de sens à affirmer que les croyances et les désirs et autres états intentionnels existent. L’attaque contre la seconde prémisse constitue l’un des programmes de recherche les plus riches et fructueux de la courte histoire de la philosophie contemporaine de l’esprit. En effet, comme nous allons le voir plus en détail plus tard, des auteurs comme Jerry Fodor, Fred Dretske et Ruth Millikan ont élaboré des théories détaillées pour montrer comment des processus impliquant uniquement des objets matériels, et que l’on peut comprendre avec des concepts des sciences de la nature, peuvent déboucher sur l’apparition d’états intentionnels10. Parmi les instruments conceptuels mis en oeuvre dans ces théories, les plus importants sont la notion d’information et la notion de fonction biologique. Nous y reviendrons. Pour l’instant, nous pouvons remarquer que l’issue du débat sur la question de savoir si l’intentionnalité des états mentaux suffit pour démontrer la vérité du dualisme, dépendra du poids que l’on donne aux deux contraintes, ou conditions d’adéquation, que nous avons 10 D’autres, en particulier U.T. Place, soutiennent que l’intentionnalité est plutôt la marque du dispositionnel, et déborde donc largement l’esprit, pour appartenir plus généralement à tous les objets matériels qui possèdent des dispositions, comme la fragilité, la malléabilité etc. Voir U.T. Place, Dispositions as intentional states, in D.M. Arstong, C.B. Martin, U.T. Place, Dispositions : A Debate, Tim Crane (éd.), London, Routledge, 1996, p. 19-32. KISTLER-Philosophie de la psychologie 22 mentionnées au départ : l’adéquation avec le sens commun et avec le naturalisme. Dans la mesure où le sens commun est nourri des conceptions dualistes héritées de la religion et de doctrines philosophiques dualistes très influentes, il semble évident à la fois que nous ayons des états intentionnels et que les objets matériels n’en aient pas. En revanche, la tentative d’intégrer les phénomènes intentionnels dans la science, qui est une conséquence de l’adoption de la méthodologie naturaliste, œuvre au contraire en direction de la mise en cause des présuppositions du dualisme. La conception des êtres humains comme des animaux issus de l’évolution biologique, qui se distinguent des autres avant tout par leur cerveau plus développé, pousse les éliminativistes, comme Quine ou P.M. et P.S. Churchland, à comprendre les capacités et le comportement humain à partir des seules propriétés de leur corps et en particulier de leur cerveau, en faisant l’économie du concept d’intentionnalité. Les protagonistes du programme de la « naturalisation de l’intentionnalité » cherchent une troisième voie qui consiste à reconnaître la réalité du phénomène mais à montrer que, contrairement à ce que croyait prématurément Brentano, il est susceptible d’une explication scientifique qui en fait un phénomène naturel parmi d’autres. Les deux dernières attitudes montrent que la méthodologie naturaliste conduit à une ontologie matérialiste. Afin de saisir un peu mieux de quoi il s’agit, mentionnons quelques aspects fondamentaux de l’intentionnalité. La conception contemporaine de l’intentionnalité diffère de la formulation originale de Brentano par au moins deux aspects importants. La première différence concerne la nature des entités sur lesquels est dirigé un état mental intentionnel, par exemple une croyance ou un désir. Brentano considère qu’il s’agit d’ « objets », ce qui semble en effet plausible lorsqu’on songe aux exemples mentionnés plus haut : lorsque je désire le gros lot, je me trouve dans un état de désir qui est dirigé vers quelque chose qui appartient à la catégorie des objets, et même des objets matériels : l’objet intentionnel de ce désir est le gros lot du loto. Or, comme le savait très bien Brentano, les états mentaux peuvent également être dirigés sur des entités abstraites, comme la blancheur du sable sur la plage, ou des nombres (pensez au nombre d’Euros qui correspond à la valeur du gros lot) et sur des « objets » qui n’existent pas, comme le Père Noël, les licornes ou le cheval ailé Pégase. Aussi, les états intentionnels sont souvent dirigés vers des « contenus » qui semblent appartenir à une autre catégorie ontologique que celle des objets, même si celle-ci est interprétée comme comprenant les objets abstraits et non existants. En effet, la plupart de mes croyances ne portent pas simplement sur des objets mais sur des états de chose : je crois que le temps va bientôt changer, j’espère que la voiture démarrera demain matin. Grammaticalement, dans les descriptions des croyances, espoirs et KISTLER-Philosophie de la psychologie 23 autres états intentionnels de ce genre, le complément du verbe qui désigne le type d’état n’est pas un nom mais un complément propositionnel : une phrase introduite par « que ». Dans « je crois que le temps va bientôt changer », « je crois » désigne le genre d’état (ou « attitude »), dans ce cas une croyance. L’ « objet » ou « contenu » de cet état est désigné par le complément : « que le temps va bientôt changer ». La philosophie du langage distingue entre la « phrase » qui est le véhicule permettant d’exprimer un certain contenu, et ce contenu luimême. Pour se convaincre du bien-fondé de cette distinction, il suffit de penser au fait qu’il est possible d’exprimer un contenu donné dans différentes langues. Chaque phrase appartient à une langue particulière. Mais j’aurais pu exprimer le même contenu que j’ai exprimé par la phrase française « que le temps va bientôt changer », par la phrase allemande « daß das Wetter bald umschlagen wird ». Cela montre que le contenu est plus abstrait que les phrases : différentes phrases peuvent exprimer le même contenu ; c’est le cas lorsque ces phrases sont synonymes. Or, en ce qui concerne les objets des croyances, il y a un sens où ces objets ne dépendent pas de la langue particulière avec laquelle on les décrit : il est tout aussi correct de m’attribuer la croyance mentionnée avec une phrase française qu’avec une phrase allemande. Ce que partagent les phrases synonymes de différentes langues est appelé « la proposition » qu’elles expriment. Il semble donc approprié de considérer que les croyances et autres états intentionnels ont pour objet des propositions. Et de fait, on appelle de tels états des « attitudes propositionnelles ». Devons-nous en conclure que les attitudes mentales, comme les désirs et les croyances, peuvent avoir comme objets deux types d’entités radicalement différents, les objets et les propositions ? Il n’est pas nécessaire de compliquer de la sorte notre conception des objets intentionnels, car à y regarder de plus près, on se rend compte que les états apparemment dirigés directement sur des objets, sont en réalité eux aussi dirigés sur des états de chose, ou propositions11. Par exemple, mon désir du gros lot est en réalité le désir que je gagne le gros lot, ou le désir que je possède le gros lot. A y regarder de plus près, cela n’a pas de sens de désirer le gros lot en tant que tel, dans la mesure où cela laisse complètement indéterminé si je désire le laisser à quelqu’un d’autre, si je désire y songer etc. Seulement, lorsqu’on dit désirer le gros lot tout court, on s’exprime de manière elliptique : les auditeurs 11 Dans le présent contexte, on peut utiliser les deux notions ; cependant, elles ne sont pas équivalentes. En effet, la proposition est une entité abstraite : c’est ce qu’ont en commun deux phrases synonymes (en particulier, des phrases appartenant à deux langues différentes), alors que l’état de choses est une entité dans le monde. Selon une version de la théorie de la vérité en tant que correspondance, pour chaque proposition vraie, il existe un état de choses qui la rend vraie. La phrase « ce crayon est bleu » exprime la proposition que le crayon est bleu. Si elle est vraie, c’est parce qu’il y a quelque chose dans le monde, le crayon, ayant la propriété d’être bleu, qui constitue son fondement de vérité. En anglais, on dit que l’état de choses que le crayon est bleu, est le « truthmaker » (« fondement de vérité ») de la proposition que le crayon est bleu. KISTLER-Philosophie de la psychologie 24 qui partagent avec nous tout un arrière-plan de croyances, désirs, préférences et habitudes ancrées dans notre culture quotidienne, interpréteront cette expression elliptique, de façon à inférer la proposition qui fait réellement l’objet de mon désir : que je le gagne. Nous pouvons maintenant utiliser ce que nous savons des propriétés des propositions, pour explorer les caractéristiques des états intentionnels. Or, l’analyse des propositions est à son tour tributaire de l’analyse sémantique de leurs expressions linguistiques, c’est-à-dire des phrases qui expriment les propositions. Cela est une méthode qui caractérise la philosophie analytique depuis ses origines, chez Frege, Russell et dans le cercle de Vienne : au lieu d’essayer de comprendre directement certains constituants de la réalité, on se penche sur leur description dans le langage. La logique formelle nous procure les outils pour analyser de manière détaillée et rigoureuse la structure du langage, et nous pouvons en tirer profit pour l’analyse de ce que l’on décrit avec le langage. Dans la terminologie de Carnap, cette technique consiste à passer du mode matériel au mode formel d’expression12. Dans le mode matériel qui correspond au registre habituel du langage de tous les jours, et aussi de la science, on parle directement des choses dans le monde : par exemple des choses, de leurs propriétés, ou du fait qu’une chose c possède une propriété F, c’est-à-dire d’un état de chose. En revanche, dans le mode formel, on parle de notre discours sur ces objets. L’intérêt est celui de la clarification : supposant que nous ayons une conception claire de notre discours et les moyens logiques de l’analyser en profondeur, il est clair comment il faut procéder pour obtenir une connaissance complète de notre discours : par analyse logique. En comparaison, la recherche de la structure de la réalité elle-même, est parsemée d’embûches métaphysiques que la méthode de l’« ascension sémantique », comme l’appelle Quine, nous permet de contourner. Pour reprendre un exemple de Carnap, "Cinq n'est pas un objet mais un nombre" est formulé dans le mode matériel de discours. Sa traduction dans le mode formel de discours est : " 'Cinq' n'est pas un mot d'objet, mais un mot de nombre". Dans ce cas, la méthode consiste à substituer à la recherche ontologique de la nature des nombres, une recherche sémantique sur la signification des expressions linguistiques avec lesquelles nous faisons référence aux nombres, autrement dit une recherche sur les concepts avec lesquelles nous pensons aux nombres. On reconnaît l’héritage de la méthode kantienne de l’analyse transcendantale de nos concepts, à laquelle la philosophie analytique donne une nouvelle forme, censée enlever 12 Carnap introduit cette distinction dans Rudolf Carnap, Die physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft, Erkenntnis 2 (1931), p. 432-465, en p. 435 et l’élabore dans Rudolf Carnap, Logische Syntax der Sprache (1934), seconde édition, Vienne, 1968; trad. angl. The Logical Syntax of Language (1937), Londres, Routledge & Kegan Paul, huitième édition 1971, en pp. 237sq. et 286sq. KISTLER-Philosophie de la psychologie 25 encore davantage le mystère de la recherche ontologique dirigée sur « la nature de la réalité en elle-même ». La contribution de la philosophie analytique à la démystification de l’ontologie, est de mener l’analyse de nos concepts à l’aide de l’analyse logique du langage. Voyons comment cette méthode nous permet de découvrir certains aspects de la nature des états intentionnels, et donc indirectement de la nature du mental, qui les distinguent des autres états de choses. Etant donné que les états intentionnels sont décrits avec des phrases où un verbe d’attitude, tel que « croire » ou « espérer », a pour complément une phrase subordonnée portant sur une proposition, telle que « que le crayon est bleu » ou « que la voiture démarre », nous pouvons aborder l’étude du rapport intentionnel de nos états mentaux à un contenu, par le biais de l’étude sémantique du rapport des phrases qui les expriment, à leur contenu. La relation sémantique fondamentale est celle entre une proposition et ses conditions de vérité. La proposition « le crayon est bleu » est vraie si et seulement si le crayon est bleu. (On comprend mieux que cela n’est pas trivial lorsque les conditions de vérité sont désignées dans une autre langue que celle dans laquelle est exprimée la proposition : « Der Bleistift ist blau » [la proposition] est vrai[e] si et seulement si le crayon est bleu [sa condition de vérité].) Or les conditions de vérité de la proposition dont je crois qu’elle est vraie, sont les conditions de satisfaction de cette croyance. Par conséquent, nous pouvons analyser le rapport de mon état intentionnel de croire que le crayon est bleu, à son contenu intentionnel, en analysant les conditions de vérité de la proposition qui en constitue l’objet. L’ascension sémantique revient, dans ce cas, à substituer l’analyse sémantique (c’est-à-dire l’analyse des conditions de vérité) du discours qui décrit les états mentaux, à une analyse directe de ces états mentaux. Cette analyse montre que les descriptions des états intentionnels ont deux caractéristiques qui les distinguent des descriptions d’autres (ou, pour être plus prudent : de la plupart des autres) états de choses : ces descriptions n’admettent pas deux types d’inférences simples qui sont logiquement valides partout ailleurs: 1) la substitution des termes coréférentiels et 2) la généralisation existentielle. 1) Par exemple, du fait que Cicéron ait été un grand orateur, il est valide d’inférer que Tullius ait été un grand orateur, étant donné que les noms propres « Cicéron » et « Tullius » sont coréférentiels, c’est-à-dire font référence au même individu. Au lieu de dire que la substitution d’un nom à un autre nom coréférentiel est valide, on dit aussi qu’elle « préserve la vérité », ou pour dire la même chose avec l’expression latine utilisée par Leibniz, que l’inférence se fait « salva veritate ». La forme de la substitution des termes coréférentiels est la suivante : KISTLER-Philosophie de la psychologie 26 Est un grand orateur (Cicéron) Cicéron=Tullius Donc, Est un grand orateur (Tullius). En général : F(a) a=b Donc, F(b). 2) On peut aussi inférer du fait que Cicéron ait été un grand orateur qu’il a existé (au moins) un grand orateur. Cette inférence est la généralisation existentielle. Sa forme est celleci : Est un grand orateur (Cicéron) Donc, (∃x) Est un grand orateur (x) En général : F(a) Donc, (∃x) F(x). Dans les descriptions d’attitudes intentionnelles, ces deux types d’inférence ne sont en général pas valides. Cela signifie que la forme de l’inférence ne garantit pas dans ce cas que si les prémisses sont vraies, la conclusion le soit également. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer un exemple : Admettons qu’il soit vrai que : Jean croit que Cicéron est un grand orateur. Il n’est pas valide d’en inférer que : Jean croit que Tullius est un grand orateur, même étant donné le fait que Cicéron soit identique à Tullius. La conclusion de cette inférence peut très bien être fausse alors que la prémisse est vraie, simplement pour la raison que Jean ne sait pas que Cicéron est (identique à) Tullius. De même, il n’est pas valide d’inférer de : "Pierre croit que le Père Noël se déplace avec un traîneau volant", qu’il existe quelqu’un qui se déplace avec un traîneau volant. Si Pierre croit à tort que le Père Noël existe et s’il n’y a par ailleurs personne d’autre qui se déplace avec un traîneau volant, alors la conclusion de cette inférence sera fausse, alors que sa prémisse est vraie. Pour expliquer que ces deux types d’inférences sont parfois valides et parfois non, on postule l’existence, dans les phrases, de deux types de « contextes ». Il y a plusieurs KISTLER-Philosophie de la psychologie 27 terminologies pour les désigner, héritées de Frege, Carnap et Quine, que nous traiterons ici comme équivalentes. Les plus utilisées sont celle de Carnap et de Quine : Carnap appelle les contextes où la généralisation existentielle est valide et où la substitution des termes coréférentiels est salva veritate, des contextes extensionnels, et les contextes où ces deux types d’inférences ne sont pas valides, des contextes intensionnels. Quine appelle les premiers les contextes transparents, et les seconds, les contextes opaques. Avec cette terminologie, on peut dire que les verbes d’attitudes propositionnelles, tels que « croire », « désirer », « espérer » etc., créent des contextes opaques (ou intensionnels). Une fois que l’on a fait cette découverte grâce à l’ascension sémantique, on peut en conclure, pour retourner au mode matériel de discours (ou pour « redescendre » de l’ascension sémantique), que les attitudes intentionnelles entourent leur contenu d’une certaine opacité. En effet, il semble naturel de conclure (quoique la légitimité de cette inférence soit controversée, comme nous allons le voir) de l’opacité de l’expression linguistique des états intentionnels, que ces états sont eux-mêmes « opaques », au sens où l’existence, dans l’esprit de Jean, de la croyance que Cicéron est un grand orateur, est compatible avec l’absence de croyance, de la part de Jean, que Tullius soit un grand orateur. De même, Pierre peut parfaitement croire que le Père Noël se déplace sur un traîneau volant, sans que le Père Noël existe. Dans le cadre du débat sur le dualisme, tout dépend de la question de savoir s’il existe des états de choses portant sur des objets matériels qui partagent l’opacité des attitudes intentionnelles, auquel cas il est impossible d’utiliser l’opacité pour argumenter que le mental n’est pas matériel. L’un des programmes de recherche les plus importants nés du projet de naturalisation, est celui d’expliquer l’origine de l’intentionnalité, à partir de précurseurs matériels. Nous y reviendrons. Quine lui-même ne juge pas un tel projet prometteur, et argumente plutôt pour un raccourci matérialiste : supposant que tout discours scientifique est extensionnel (ou se laisse réduire à un format extensionnel), et constatant que le discours sur les attitudes intentionnelles est irréductiblement intensionnel, Quine conclut qu’il ne s’agit pas d’un discours qu’il est possible d’interpréter littéralement en termes de ses conditions de vérité. Autrement dit, il tire la conclusion éliminativiste selon laquelle il n’existe pas à proprement parler de telles choses que les attitudes intentionnelles. Lorsqu’on parle de désirs et de croyances, ce n’est qu’une façon de parler, mais non un discours qui véhicule, tel le discours scientifique, un « engagement ontologique » : le discours extensionnel est ontologiquement engagé au sens où la vérité implique l’existence des individus sur lequel il KISTLER-Philosophie de la psychologie 28 porte. (Plus précisément, Quine dit que la vérité du discours littéral, donc extensionnel, implique l’existence des objets qui sont les valeurs de variables liées de ce discours). Cependant, nous pouvons aussi utiliser l’opacité pour construire une interprétation réaliste des attitudes intentionnelles13 : Frege distingue deux aspects de la signification des expressions linguistiques : la référence (ou dénotation) (en allemand « Bedeutung », en anglais traduit soit par « reference », soit par « denotation ») et le sens (en allemand « Sinn »). L’homme Cicéron lui-même est la référence commune des deux noms propres « Cicéron » et « Tullius ». De même, pour prendre un exemple de Frege, la planète Vénus est le référent commun des deux expressions « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir ». L’interprétation de la notion frégéenne de Sinn est une exégèse d’une difficulté notoire. Cependant, pour simplifier, nous pouvons dire en première approximation que le sens est le mode de présentation de la référence. En effet, selon Frege, c’est en comprenant le sens d’une expression (la maîtrise de la langue garantit cette compréhension du sens) que l’on accède à la référence, puisque le sens détermine la référence. Dans la mesure où l’on adopte une interprétation réaliste (nous avons déjà vu que cela n’est pas inévitable : Quine y est opposé. Nous verrons qu’il existe d’autres interprétations encore) des attitudes intentionnelles, selon laquelle les attributions de croyance, de désirs etc. font référence à des états qui partagent leur opacité, on peut faire l’hypothèse selon laquelle les attitudes portent sur le mode de présentation des objets, sur lesquels portent les propositions qui constituent leur complément. Ainsi, si Jean croit que Cicéron est un grand orateur, sa croyance ne porte sur Cicéron qu’indirectement, mais l’objet direct de sa croyance est un mode de présentation de Cicéron. Cela explique plusieurs choses : dans la mesure où deux modes de présentation ne sont pas équivalents (l’un ne peut pas être dérivé a priori de l’autre), on peut avoir une attitude donnée, disons de croyance, par rapport à l’une sans l’avoir à l’autre. Cela explique l’illégitimité de la substitution des termes coréférentiels, puisque ces termes n’ont pas en général le même sens. Frege lui-même utilise cette hypothèse pour expliquer pourquoi on peut apprendre quelque chose des énoncés d’identité : l’énoncé selon lequel Cicéron est Tullius, loin d’être tautologique, est cognitivement significatif puisqu’il contient l’information non triviale selon laquelle ce sont là deux mots coréférentiels, ou, pour parler des contenus d’attitudes intentionnelles, que ce sont là deux modes de présentation du même objet. Enfin, cette hypothèse explique pourquoi la généralisation existentielle sur les objets des attitudes 13 Cette interprétation est celle de Husserl, dans les Recherches Logiques. KISTLER-Philosophie de la psychologie 29 n’est pas valide : Pierre peut avoir une attitude dont le contenu consiste à attribuer une propriété à un objet qui n’existe pas, mais dont il a formé une représentation, puisque l’attitude porte directement sur le mode de présentation de l’objet, non sur l’objet lui-même. Dans notre présentation de la nature de l’intentionnalité, nous avons modifié la description originale de Brentano à deux égards. La première concerne la catégorie ontologique de l’objet des attitudes : ce ne sont pas directement des objets, au sens des substances individuelles, mais plutôt des propositions. La seconde concerne la nature même de l’intentionnalité. Nous l’avons interprétée comme une propriété d’un certain type d’états mentaux, les attitudes propositionnelles. Ces attitudes possèdent une directionnalité que nous avons essayé d’analyser par le biais des propriétés sémantiques des expressions linguistiques qui servent à les attribuer à des sujets. Les attitudes portent sur leur contenu intentionnel, de même que le complément de la phrase commençant par : « que… » - par exemple, « que le temps va bientôt changer », ou « que je gagne le gros lot » -, c’est-à-dire l’expression « le temps va bientôt changer », porte sur son contenu sémantique. Ce « rapport à un contenu, direction vers un objet » (Brentano op. cit., p. 102 de l'édition française) constitue en effet l’interprétation de la nature de l’intentionnalité, qui a été retenue depuis Husserl dans la philosophie de l’esprit. En revanche, Brentano lui-même proposait une toute autre interprétation. Selon lui, l’intentionnalité caractérise non pas l’attitude mentale, mais son objet : c’est l’objet de l’attitude mentale qui est intentionnel dans la mesure où il a un mode d’être bien particulier que Brentano décrit comme « inexistence ». (La traduction de l’allemand « Inexistenz » par le français « inexistence », souffre du double sens de ce mot en français : "in" peut avoir un sens négatif – appelons-le « in1 » - ou inclusif – appelons-le « in2 » - ce qui permet à « inexistence » d’avoir le sens brentanien - in2existence - ou le sens ordinaire de nonexistence : in1existence) Ce choix théorique mène la recherche sur l’intentionnalité dans une toute autre direction. L’élève de Brentano, Alexius Meinong, a par exemple développé une théorie du mode d’être d’objets intentionnels qui n’existent pas : puisque Pégase peut « inexister » dans une pensée sans pour autant exister, (donc en étant à la fois in1existant et in2existant !) il faut concevoir son mode d’être avec une catégorie de subsistance qui est compatible avec la non-existence. Nous laisserons cependant cette direction de recherche de côté, surtout pour la raison que c’est l’interprétation husserlienne qui s’est imposée dans la conception du programme de naturalisation de l’intentionnalité. 14 14 Nous sommes loin d’avoir énuméré tous les arguments ontologiques en faveur du dualisme. Nous n’avons notamment pas mentionné deux des arguments les plus importants de Descartes : l’argument développé dans la KISTLER-Philosophie de la psychologie 30 2.4. Les états mentaux jouissent d’un statut épistémique privilégié. Traditionnellement, les marques ontologiques que nous avons passées en revue jusqu’ici, et selon lesquelles les entités mentales possèdent des propriétés qui distinguent leur mode d’être de celui des entités matérielles, portent souvent moins de poids dans les arguments en faveur du dualisme, que la différence entre les manières de connaître les unes et les autres. Pour Descartes, l’incorrigibilité de la connaissance que j’ai du contenu de mes propres pensées, la distingue radicalement de toute connaissance possible d’entités matérielles, qui reste toujours empreinte d’une incertitude de principe. Contrairement à l’ensemble de mes croyances portant sur des objets matériels, qui peuvent en principe toutes être erronées, il est impossible de se tromper sur ses propres pensées. C’est pourquoi dans leur cas, et seulement dans leur cas, il est légitime d’inférer que je pense, à partir de la seule croyance que je pense. Cette incorrigibilité de ma connaissance des contenus de mes pensées s’explique par le fait qu’elle est directe, qu’elle n’est tributaire d’aucun intermédiaire qui pourrait constituer une source d’erreur. En effet, non seulement nos pensées, mais l’ensemble des entités mentales, semblent se distinguer de tous les objets et états de choses matériels, par le fait que nous y ayons un accès direct : c’est grâce à cet accès que toutes les entités constitutives de notre esprit peuvent être conscientes. Il s’agit de l’aspect épistémique de la conscience, qu’il faut distinguer de l’aspect ontologique que nous avons désigné plus haut comme la qualité phénoménale des expériences sensorielles. Il n’est certainement plus possible de soutenir aujourd’hui que tous les contenus de notre esprit sont conscients, de manière actuelle et non seulement potentielle. Cependant, nous pouvons concilier la découverte de l’inconscient avec l’intuition selon laquelle au moins une partie des états seconde et la sixième Méditation métaphysique (AT VII, p. 77sq. et IX.1, p. 62) selon lequel la pensée est distincte et indépendante du corps parce qu’elle en diffère sur le plan modal : (1) Dieu garantit que tout ce que je peux concevoir de manière claire et distincte est aussi réellement possible. (2) Or je peux concevoir de manière claire et distincte un corps sans l’attribut de pensée et une pensée sans l’attribut de l’étendue. Cela implique en vertu de (1) qu’il est possible que le corps existe sans pensée et que la pensée existe sans le corps. Du fait que la pensée et l’étendue puissent exister indépendamment l’une de l’autre, Descartes conclut que sont des substances différentes. (L’indépendance ontologique est l’un des critères traditionnels de ce qui constitue une substance indépendante). Nous reviendrons sur cet argument à l’occasion d’un argument contemporain semblable offert par Saul Kripke, contre l’identité de l’esprit avec le corps. En effet, sans faire appel à Dieu, Kripke fait valoir que si l’esprit était identique au corps, il le serait nécessairement, mais qu’il est concevable et possible que l’un existe sans l’autre. Nous reviendrons à l’argument que Descartes avance dans le Discours de la méthode (AT IV, p. 56sq.) selon lequel aucun être matériel n’est capable d’agir intelligemment et surtout de parler de manière spontanée et productive, lorsque nous étudierons des théories contemporaines qui expliquent cette capacité dans le cadre de l’hypothèse selon laquelle l’esprit est analogue à une machine manipulant des symboles, notamment la théorie « computationnelle-représentationnelle » de l’esprit, de Jerry Fodor. KISTLER-Philosophie de la psychologie 31 mentaux inconscients est néanmoins directement accessible à la conscience, d’une manière dont les états matériels éloignés de mon expérience sensorielle ne le sont pas, en disant qu’une partie de notre esprit se distingue par le fait d’être potentiellement accessible à la conscience. Dans la traditionnelle conception de l’esprit comme parfaitement transparent, qui est largement partagée dans la philosophie classique, on peut distinguer deux aspects ou « directions » : Descartes et Locke soutiennent d’une part que je connais (ou du moins, que je peux connaître si j’y dirige mon attention) tout ce qu’il y a dans mon esprit : si je pense que x, alors je sais que je pense que x (ou du moins, je peux savoir, ou il peut m'arriver que je sache, que je pense que x). C’est la doctrine de l’accessibilité directe de l’esprit à soi-même. Mais d’autre part, la transparence implique aussi que toutes mes croyances portant sur mes propres états d’esprit soient véridiques : si je crois que je pense x, alors je pense x. Cela ne signifie rien d‘autre que le fait que toutes mes croyances portant sur mon propre esprit sont des connaissances, sans que cela requière quelque justification supplémentaire que ce soit. Cela distingue radicalement notre connaissance de notre propre esprit, de toute connaissance d’états de choses portant sur des objets se trouvant à l’extérieur de lui, en particulier de nos connaissances sur les états mentaux d’autrui : en général, il n’est pas suffisant de croire quelque chose pour le savoir. En effet, les efforts de la théorie de la connaissance (c’est « l’épistémologie » dans l’acception anglo-saxonne du terme) depuis le Théétète de Platon jusqu’au présent, portent précisément sur les conditions qu’il faut imposer à la croyance pour qu’elle devienne connaissance. Brièvement, la transparence de l’esprit nous permet de passer, dans le cas de l’esprit et seulement dans son cas, de l’être au connaître : si quelque chose est dans mon esprit alors je le connais ; et elle nous autorise également à passer du connaître à l’être : si je crois que quelque chose se trouve dans mon esprit, alors cela s’y trouve réellement. Cependant, alors que la découverte de l’inconscient nous oblige à limiter la portée de la légitimité de l’inférence de l’être au connaître, certains phénomènes psychologiques découverts récemment nous obligent à remettre en cause également la légitimité universelle de l’inférence du croire au connaître et donc à l’être : on a en effet découvert15 qu’une part des croyances que nous avons à propos de notre propre esprit, résultent de la confabulation plutôt que d’un accès direct et fiable. Un certain nombre d’expériences psychologiques semblent montrer que lorsque nous formons des croyances sur nos propres états d’esprit, nous 15 Voir en particulier les expériences psychologiques rapportées dans : R.E. Nisbett et T.D. Wilson, On Telling More Than We Can Know: Verbal Reports on Mental Processes, Psychological Review 84 (1977), p. 231-59. KISTLER-Philosophie de la psychologie 32 procédons souvent comme s’il s’agissait d’un quelconque objet éloigné de notre expérience directe : une manière d’interpréter le phénomène de la confabulation est de faire l’hypothèse que, pour obtenir des connaissances sur nos propres états mentaux, nous avons recours à des théories, dans ce cas, des théories psychologiques naïves16. Bien entendu, il ne s’agit plus alors de connaissances directes, ni infaillibles, ce qui a pour conséquence que nombre de nos croyances qui portent sur notre propre esprit, peuvent être fausses. L’aspect le plus délicat du rapport que nous avons à nos états mentaux est son caractère privé : en effet, même si nous avons dû admettre que les croyances que nous avons de nos propres états mentaux ne sont pas toujours des connaissances, encore moins des connaissances infaillibles, et que tous les états mentaux ne sont même pas accessibles à la conscience (et que d’autres ne sont que potentiellement, mais non actuellement conscients), il reste néanmoins incontestable que j’ai un accès privilégié à mon propre esprit. Personne d’autre n’a un accès aussi direct à mes expériences et à mes pensées que moi-même. Toute autre personne que moi-même est contrainte de conclure (de manière hypothétique et faillible) à la douleur que je ressens dans ma molaire, à partir d’indices : un autre peut supposer que j’ai mal au dents parce qu’il me voit mettre la main sur la joue, parce qu’il m’entend gémir, ou plus simplement parce qu’il m’entend dire « j’ai mal aux dents ». Le caractère privé de l’esprit est donc avant tout un trait épistémique : l’esprit - ou plutôt : certains de ses aspects se distingue d’autres entités, notamment matérielles, par la possibilité de le connaître d’une manière directe qui n’est accessible qu’à son seul possesseur. Cependant, on peut aussi interpréter le caractère privé du mental en un sens ontologique, au sens où ma douleur appartient nécessairement à moi, ce qui la distingue des objets matériels : aucun objet matériel n’est privé au sens où il ne pourrait pas, au moins en principe, appartenir à quelqu’un d’autre. Enfin, la qualité subjective des expériences dont nous avons parlé plus haut comme des « qualia »,doit son importance en tant qu’argument pour le dualisme au fait que cette qualité subjective semble par principe soustraite à la connaissance intersubjective qui caractérise les états de choses objectifs des objets matériels. Les qualia sont l’effet que cela fait au sujet de l’expérience de faire telle expérience. C’est précisément à partir du caractère nécessairement privé des qualia que des dualistes contemporains, tels que Thomas Nagel, Frank Jackson et David Chalmers, argumentent qu’il est impossible de rendre compte de leur existence dans le cadre d’un naturalisme qui ne reconnaît d’existence qu’à ce qui peut faire 16 Le statut et l’existence même d’une telle psychologie naïve ou « folk psychology » est controversée. Nous y reviendrons. KISTLER-Philosophie de la psychologie 33 l’objet d’une connaissance scientifique, c’est-à-dire intersubjective et partagée. Or, si le naturalisme est injustifié, cela rend caduc l’argument principal pour le monisme : la nécessité d’unifier l’ensemble des connaissances dans un édifice cohérent. Cependant, nous allons voir que l’une des faiblesses majeures des arguments en faveur du dualisme à partir de l’existence de qualia privés, est l’usage d’une prémisse épistémique – le caractère privé de notre accès à notre esprit – dans un argument censé mener à la conclusion ontologique selon laquelle les qualia, ou plus généralement les entités mentales, sont quelque chose de radicalement différent de toutes les entités matérielles. La forme historiquement la plus importante du dualisme est le dualisme des substances dont Descartes est l’avocat principal. Comme nous l’avons vu, il existe suffisamment de propriétés qui semblent ne pouvoir appartenir qu’à l’esprit, mais à aucun être matériel, pour qu'on soit fondé d'affirmer que l’esprit et le corps sont deux genres d’entités, ou de substances, radicalement différentes. Selon Descartes, l’attribut de la substance mentale est « la pensée », ce qui suppose de donner au terme « pensée » une acception bien plus large que nous le faisons habituellement aujourd’hui, qui inclut notamment les émotions, les sensations, les images mentales etc. Descartes regroupe dans la catégorie des « modes » de cet attribut, ce que nous avons appelé les propriétés mentales, états ou processus mentaux : les différentes croyances, sensations etc. En revanche, les substances matérielles ne possèdent pas l’attribut de pensée, mais plutôt l’attribut de l’étendue. Les modes de l’étendue sont, pour Descartes, ce que nous appelons les différentes propriétés des objets matériels. Le postulat de l’existence de deux types de substances dont les propriétés sont radicalement différentes, permet d’expliquer d’un seul coup, et donc de manière élégante et convaincante, l’ensemble des différences entre entités mentales et matérielles : elles ne sont que le résultat de la différence fondamentale entre les attributs de l’étendue et de la pensée. Dans la mesure où ces différences sont plausibles pour le sens commun (quoique le sens commun ne se les représente pas explicitement), le dualisme des substances est intuitivement attrayant. Par conséquent, l’hypothèse matérialiste qui réclame de pouvoir rendre compte de tous ces phénomènes, tout en étant cohérente et plus simple que l’hypothèse dualiste, apparaît, pour le dire avec le titre de l’ouvrage de Francis Crick, comme « l‘hypothèse étonnante ». Cependant, il est judicieux de se méfier du soutien apporté par le « sens commun », dans la mesure où il y a des raisons de penser que le sens commun lui-même subit les influences de théories philosophiques, ainsi que des religions. KISTLER-Philosophie de la psychologie 34 Le dualisme cartésien se caractérise par une troisième thèse, logiquement indépendante de la thèse selon laquelle les entités mentales ont comme attribut propre la pensée, et de celle selon laquelle les entités matérielles ont comme attribut propre l’étendue. La troisième thèse dit que chaque substance (en dehors de Dieu) possède un et un seul attribut. Pour Descartes, cette thèse est indissociable de son argument pour la différence entre les substances pensante et étendue, à partir de la concevabilité, et donc de la possibilité de leur existence séparée17. Mais ce n’est que cette troisième thèse, qui est logiquement indépendante des deux premières, qui conduit au dualisme spécifique de Descartes. En effet, c’est par cette troisième thèse que le dualisme de Descartes se distingue d’une forme contemporaine du dualisme qui consiste à accepter, avec Descartes, que les entités matérielles ne peuvent pas avoir des propriétés mentales (ou « modes » mentaux), mais à soutenir, contre Descartes, que les substances qui possèdent les propriétés mentales, possèdent aussi des propriétés matérielles : ce sont les personnes. Pour comprendre l’intérêt de cette position, il convient de mentionner la raison principale qui motive, aux yeux des contemporains, l’abandon du dualisme cartésien des substances. 2.5. Arguments contre le dualisme La thèse de la différence radicale de nature entre les deux types de substances, qui permet au dualisme cartésien d’expliquer toutes les différences entre le mental et le physique, est aussi la source d’une difficulté si grande qu’elle fait apparaître le pouvoir explicatif de l’hypothèse dualiste comme illusoire. L’esprit et la matière interagissent ; or, une fois admis que ce sont deux types de substances radicalement différentes, il semble impossible d’expliquer comment ils peuvent néanmoins interagir causalement. Comment un événement mental, par exemple ma décision d’écrire le mot « dualisme », peut-il provoquer un événement matériel, à savoir le mouvement de mes doigts sur le clavier ? Comment un événement matériel, par exemple l’arrivée d’un ensemble d’ondes sonores sur les tympans de mes oreilles, peut-il causer un événement mental, à savoir la pensée que mon fils m’appelle ? Comment deux entités, qui n’ont absolument aucune propriété en commun, peuvent-elles agir causalement l’une sur l’autre ? Cela semble inconcevable dans la mesure où tout rapport causal semble exiger un « terrain commun », une « monnaie d’échange » commune, ou, en de 17 Cf. note 10. KISTLER-Philosophie de la psychologie 35 termes moins métaphoriques, des propriétés communes, ce qui permettrait de comprendre ce rapport causal en termes d’un mécanisme. Un aspect de ce problème est que l’hypothèse d’une telle interaction serait un présupposé de la science qui va de pair avec le naturalisme : selon l’hypothèse dite physicaliste, le monde physique, c’est-à-dire, l’ensemble des phénomènes qui font l’objet de la science, est « causalement clos » : cela signifie que pour tout événement physique, et pour chaque instant qui le précède, il existe une cause physique complète de cet événement (c’està-dire qui est suffisante pour le produire). Il s’agit certes d’une thèse méta-scientifique ou méthodologique qui ne peut pas être directement soumise à des tests expérimentaux, comme les hypothèses scientifiques. Néanmoins, on peut la considérer comme confirmée par le succès de la science dans son ensemble. En particulier, selon une hypothèse très générale, toutes les relations causales obéissent aux lois de conservation de la masse-énergie, de la quantité de mouvement, de la charge électrique etc. Dans la mesure où l’esprit ne serait pas physique, il semblerait que son intervention dans le monde physique dût avoir des conséquences empiriquement testables, à savoir des violations de certaines lois de conservation. Or, de telles violations ne sont jamais observées18. L’hypothèse du dualisme interactionniste a pour conséquence de soulever un certain nombre d’autres problèmes qui semblent plus difficiles à surmonter que ceux dont la solution constituait la motivation principale du dualisme. Etant donné que l’interaction corps-esprit est absolument primitive et directe, c’est-à-dire qu’elle ne passe par aucun intermédiaire (un tel intermédiaire devrait partager des propriétés avec les deux termes, ce qui contredit le dualisme cartésien), pourquoi ne peut-elle avoir lieu que dans des cerveaux humains ? Pourquoi cette interaction nécessite-t-elle le fonctionnement normal d’un cerveau complexe, et est incompatible avec de nombreuses perturbations purement physiques du fonctionnement du cerveau, dont on sait qu’elles font perdre au sujet sa conscience ? Peut-être la manière la plus pointue de poser le problème est de demander : pourquoi mon esprit, étant supposé qu’il 18 Nous ne pouvons pas ici rendre justice aux tentatives importantes de concilier l’interaction de l’esprit avec la matière, avec l’hypothèse de la clôture causale du monde physique, et en particulièrement avec la validité universelle des lois de conservation. Descartes lui-même pensait y parvenir en faisant l’hypothèse que l’esprit respecte la conservation de l’énergie, en ne causant que des changement dans la direction du mouvement de la glande pinéale. Or, on sait désormais (et ce depuis Leibniz) que si un tel changement était causé par un événement non physique, cela violerait une autre loi de conservation, à savoir celle de la conservation de la quantité de mouvement. Plusieurs philosophes contemporains, notamment John Eccles et Roger Penrose, ont essayé, d’une manière analogue à Descartes mais qui respecte les connaissances scientifiques réelles, de concilier le dualisme interactionniste avec les lois de conservation, en exploitant des subtilités de la physique quantique. Nous mentionnerons plus loin une autre tentative, d’inspiration kantienne et due à E.J. Lowe. KISTLER-Philosophie de la psychologie 36 n’est pas du tout dans l’espace, ne peut agir que sur mon corps, et non sur les corps d’autres personnes ? 3. Le dualisme non cartésien Le problème de l’interaction causale entre corps et esprit non seulement constitue l’une des motivations principales des conceptions matérialistes de l’esprit – si l’esprit est matériel, sa capacité d’interagir causalement avec la matière n’est pas un mystère – mais a également conduit à l’élaboration d’un dualisme non cartésien : en effet, dès que l’on abandonne la troisième thèse cartésienne mentionnée plus haut, qui interdit (entre autres) aux substances pensantes de posséder l’attribut de l’étendue, pour poser que les substances pensantes sont des personnes qui ont à la fois des propriétés mentales et des propriétés physiques, on peut expliquer qu’elles interagissent avec les substances (purement) matérielles en vertu de leurs propriétés matérielles : on peut expliquer de telles interactions causales à partir des propriétés que les personnes partagent avec les objets matériels avec lesquels elles interagissent. Différentes versions d’un tel dualisme non-cartésien ont été défendues par P.F. Strawson et E.J. Lowe. L’argument principal qu’offre Strawson en faveur de son dualisme non cartésien, est un argument de type transcendantal, selon lequel une catégorie d’entités purement mentales violerait une présupposition fondamentale de toute attribution de propriétés aux objets individuels, et serait donc en contradiction avec la structure de notre système conceptuel. Selon Strawson en effet, la possibilité d’attribuer aux autres une propriété mentale donnée, fait partie des conditions de possibilité de l’attribution de cette propriété à soi-même. (Strawson reprend ici l’argument dit du langage privé de Wittgenstein que nous présenterons dans un instant. Selon Wittgenstein, c’est seulement dans la mesure où l’attribution d’un prédicat est soumise à des critères et à un contrôle intersubjectif dans le cadre de la communauté du langage, que ce prédicat peut avoir une signification bien déterminée.) Attribuer une propriété à différents individus, présuppose la possibilité de les distinguer les uns des autres et de les identifier. Or on ne peut identifier, et distinguer entre eux, que des entités qui ont des propriétés physiques, permettant de les situer dans l’espace ; en revanche, s’il y avait des esprits purs, nous n’aurions aucun moyen de les identifier et de distinguer entre eux, et nous ne pourrions donc pas leur attribuer de propriétés. Par KISTLER-Philosophie de la psychologie 37 conséquent, les sujets de propriétés mentales doivent également posséder des propriétés physiques. (Voir P. F. Strawson, Les individus (1959), trad. Seuil 1973. Chap. 3.) L’argument de Strawson que nous venons d’esquisser, réfute l’hypothèse de l’existence, relativement à notre schème conceptuel, de substances pensantes cartésiennes, c’est-à-dire de substances qui n’auraient aucune propriété matérielle. Pour montrer que cela ne constitue pas une raison d’embrasser le matérialisme et de conclure que l’esprit est une entité matérielle, Lowe offre le raisonnement suivant19: l’identité d’une substance est déterminée à partir de ses conditions d’individuation et de persistance propres. Pour prendre un exemple classique, considérez un bateau qui est entièrement construit à partir de planches et de vis. Le bateau est-il l’ensemble de ces planches et vis ? Ou, en jargon philosophique, le bateau est-il identique à l’ensemble des pièces dont il est composé ? A première vue, on pourrait être tenté de répondre par l’affirmative, car qu’y a-t-il de plus dans le bateau que dans l’ensemble de ses pièces constitutives ? Après tout, le constructeur n’avait pas besoin, après avoir vissé ensemble toutes les planches, d’ajouter quelque entité mystérieuse supplémentaire pour faire exister le bateau ; donc, semble-t-il, le bateau ne peut être rien d’autre que l’ensemble des planches et des vis. Or, cette conclusion entre en conflit avec le concept traditionnel de substance. Car selon ce concept, ce qu’est une substance (en jargon philosophique, son « identité »), dépend des conditions d’individuation et de persistance qui lui sont associées : parmi les conditions d’individuation d’un bateau, il y a celle de flotter sur l’eau, ou du moins d’avoir été fabriqué dans l’intention de flotter sur l’eau (car un bateau défectueux ou avarié qui coule, est néanmoins un bateau). En revanche, aucune condition de ce genre n’est imposée à l’ensemble de planches et de vis. Le bateau n’a donc pas les mêmes conditions d’individuation que l’ensemble des planches et des vis ; par conséquent, le bateau n’est pas identique à cet ensemble. Cependant, la manière la plus claire de se convaincre de la différence entre le bateau et l’ensemble de ses composantes est de considérer les conditions de persistance respectives de chacune de ces entités, c’est-à-dire les types de changements que chacune d’elles peut subir sans cesser d’être ce qu’elle est (en jargon, sans perdre son identité). Imaginez qu’on enlève l’une des planches du bateau pour la remplacer par une autre. Cela est un changement qui ne remet pas en cause la persistance du bateau : il continue d’exister et d’être le même bateau 19 E.J. Lowe, Subjects of Experience, Cambridge University Press, 1996. KISTLER-Philosophie de la psychologie 38 qu’avant, quoiqu’il ait subi un changement concernant ses propriétés. Après tout, nous tous subissons sans arrêt des changements du même genre, puisque les cellules de notre corps sont sans cesse remplacées, sans que cela implique que nous cessions à chaque instant d’exister ! En revanche, l’ensemble des planches et des vis n’est plus le même après le remplacement : l’identité d’un ensemble est déterminée par, justement, l’ensemble de ses éléments ; lorsque l’un des éléments change, l’ensemble change aussi. Le bateau persiste malgré le changement d’une planche, mais l’ensemble de ses éléments constitutifs ne persiste pas. Par conséquent, le bateau n’est pas la même substance que l’ensemble des pièces qui le constituent. Selon Lowe, un raisonnement analogue montre que nous ne sommes pas identiques à notre corps20 : l’ensemble des cellules ou des molécules qui composent notre corps à un instant donné, cesse d’exister à chaque fois que l’un de ses éléments est remplacé, pour donner lieu à un nouvel ensemble d’éléments constitutifs ; en revanche, nous-mêmes persistons malgré ce genre de substitution. A chaque remplacement de cellule, nous changeons de propriétés, mais nous restons néanmoins la même personne. Par conséquent, conclut Lowe, nous ne sommes pas identiques avec l’ensemble des constituants de notre corps. On pourrait répondre que cela ne réfute pas l’hypothèse selon laquelle nous sommes identiques avec notre corps : après tout, notre corps aussi persiste, alors qu’à chaque remplacement de cellule l’ensemble de ses constituants cesse d’exister. Il suffit sans doute de penser à la mort pour se convaincre que nous ne sommes pas identiques à notre corps : à la mort le corps persiste mais non la personne. L’argument suivant de Lowe est peut-être encore plus clair. Notre concept du soi rend concevable l’idée que nous changions de corps : nous pouvons concevoir la possibilité que tous les constituants de notre corps soient remplacés par des constituants artificiels, par exemple électroniques. Cela n’est bien entendu à ce jour pas faisable pratiquement ; mais l’argument ne requiert que le fait que cela soit concevable : nous pouvons concevoir la situation où je suis resté la même personne, au sens d’être, et pour le dire avec le titre d’un ouvrage de Lowe21, le même « sujet d’expérience », mais où mon corps n’existe plus, parce qu’il a été remplacé par un corps artificiel. Or, le fait que la personne puisse exister sans ce qui constitue à un moment donné son corps, montre qu’elle n’est pas identique à ce corps. Pour montrer cela, il n’est donc pas nécessaire de faire appel à la concevabilité douteuse d’une existence désincarnée de la personne, sous forme de substance pensante sans aucun 20 Pour une brève exposition du dualisme non-cartésien de Lowe et des arguments en sa faveur, voir Lowe (2000, p. 15sq. et 264sq.). 21 E.J. Lowe, Subjects of Experience, Cambridge University Press, 1996. KISTLER-Philosophie de la psychologie 39 corps. On se souvient de l’argument de Strawson, que nous avons examiné plus haut, selon lequel cela n’est précisément pas concevable. Bien entendu, l’analogie entre d'une part le rapport entre l’esprit et l’ensemble d’éléments matériels constituant le corps, et d'autre part celui entre le bateau et l’ensemble des planches, n’est pas parfaite. En effet, contrairement au bateau, la personne est une substance simple : cela n’aurait aucun sens de parler des parties d’une personne, comme on peut parler du mât comme d’une partie du bateau. Voici comment Lowe argumente pour sa thèse selon laquelle une personne est une substance simple. La seule manière dont il peut paraître possible d’interpréter le concept de « partie d’une personne » est en pensant que ces parties sont les parties de son corps. Mais si ses seules parties étaient les parties de son corps, et si une substance était identique à l’ensemble de ses parties (convenablement associées), il s’ensuivrait alors que la personne est après tout identique à son corps, ce qui a été réfuté par le fait que leurs conditions de persistance soient différentes. Par conséquent, une personne n’a pas de parties du tout ; elle est une substance simple. Lecture conseillée • P. F. Strawson, Les individus (1959), trad. Seuil 1973. Chap. 3. 4. L’argument dit « du langage privé » de Wittgenstein Ludwig Wittgenstein, sans lui-même adhérer ni au naturalisme, ni au monisme matérialiste, a fourni aux matérialistes un argument très important, que l’on peut utiliser pour montrer l’incohérence du concept d’une connaissance privée, accessible seulement à un sujet. L’idée cartésienne d’un esprit essentiellement privé, qui n’est par principe accessible qu’à son seul possesseur, requiert, de la part du sujet, des concepts qui ne s’appliquent qu’à des entités dont l’accès est strictement privé. L’argument de Wittgenstein montre indirectement l’incohérence de tels « concepts privés », en établissant directement que l’hypothèse de termes linguistiques ne pouvant s’appliquer qu’à des entités privées, est incohérente. Un langage privé ne serait pas simplement un langage de fait utilisé par une seule personne, comme le pourrait être un langage inventé par Robinson, mais devrait être un langage dont les termes ont une signification privée, de sorte qu’une seule personne serait en mesure de l’apprendre et de l'utiliser. Le langage privé dont Wittgenstein montre qu’il est en réalité inconcevable, serait un langage dont les termes désigneraient exclusivement les événements KISTLER-Philosophie de la psychologie 40 privés ayant lieu dans l’esprit d’une personne : comme personne d’autre ne peut accéder à ces événements, personne d’autre ne peut connaître la signification de ces termes. Wittgenstein offre plusieurs arguments contre la cohérence de l’idée de l’existence d’une telle langue privée. Mais ils s’articulent tous autour de cette idée fondamentale : dans le cas d’une telle langue, on ne pourrait donner aucun sens à la distinction, pourtant fondamentale pour tout langage en tant que système de règles, entre l’usage correct et l’usage erroné. Au § 258 des Investigations Philosophiques, Wittgenstein propose de considérer une situation où le locuteur du langage privé tente de fixer comme signification d’un nouveau symbole, ‘E’ (d’après l’allemand « Empfindung » : « sensation »), une certaine sensation qu’il ressent par son accès exclusif et privé à l’intérieur de son esprit. Le problème vient du fait qu’un symbole linguistique (ou, de manière plus générale, le concept qu’un tel symbole exprime) est essentiellement un outil soumis à une norme de correction : son application à une certaine situation est correcte ou incorrecte. A propos d’une seconde sensation, il faut donc qu’il existe une réponse bien déterminée à la question de savoir si le symbole s’y applique correctement ou non. Or, le seul critère dont dispose le sujet pour fonder le jugement que ‘E’ s’applique à cette seconde sensation, est l’apparence de similarité entre celle-ci et son souvenir de la première. Mais il n’a aucun moyen de contrôler si cette apparence de similarité est fidèle à la réalité : il n’y a aucun moyen indépendant du souvenir lui-même, de contrôler si son souvenir de la première sensation est fidèle à la réalité de cette première sensation. Mais contrôler l’adéquation d’un souvenir par un autre souvenir, c’est comme, pour utiliser une métaphore wittgensteinienne (IP § 265), acheter d’autres exemplaires du même journal pour vérifier si les affirmations que contient un premier exemplaire sont vraies. Wittgenstein raisonne ainsi : 1) le sens d’un symbole correspond à une norme de l’application correcte du symbole, 2) la distinction entre usages corrects et incorrects requiert l’existence de critères qui sont indépendants de cet usage lui-même, et finalement 3) de tels critères indépendants sont nécessairement publics. La troisième étape de ce raisonnement est cruciale pour l’argument contre le langage privé : l’intérieur de l’esprit n’offre aucune prise à la distinction entre apparence et réalité. Dans le cas des sensations, un moyen objectif au sens ici pertinent, c’està-dire au sens d’être publiquement accessible, pour juger la similarité de mes sensations, serait de comparer les objets externes qui y ont donné lieu : je peux par exemple fonder mon jugement que deux sensations de bleu sont du même genre, sur le fait que j’ai éprouvé ces deux sensations en regardant le même objet bleu à deux occasions, dans des circonstances (d’illumination etc.) elles-mêmes semblables. Mais si j’utilise ce critère public, je réussis à KISTLER-Philosophie de la psychologie 41 faire référence à quelque chose d’objectif, justement dans la mesure où l’objet de la référence est quelque chose d'accessible aux membres de la communauté langagière. Une autre célèbre métaphore utilisée par Wittgenstein permet bien de saisir l’idée : « Supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans : nous appelons cette chose un « scarabée ». Personne ne pourra regarder dans la boîte d’aucun autre, et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre. Or il se pourrait fort bien que chacun celât quelque chose de différent dans sa boîte. On pourrait même imaginer un genre de chose susceptible de changer constamment. »22 Dans cette métaphore, le scarabée représente ces entités qui peuplent, selon la conception traditionnelle, l’esprit de chaque sujet conscient, et auxquelles ce sujet a un accès non seulement privilégié, mais exclusif : plus précisément, c’est la « face interne » que ces entités qui composent notre esprit – croyances, désirs, émotions, souvenirs, images mentales etc. – présentent au possesseur de cet esprit, et à lui seul. Parmi eux, les qualia ou apparences sensorielles jouent un rôle clé dans le débat contemporain. Le scarabée qui se trouve dans ma boîte, et que moi seul peux regarder, représente l’apparence qu’a pour moi mon propre esprit, et que je suis seul à pouvoir connaître. La thèse pour laquelle argumente Wittgenstein n’est pas que les entités privées mentales n’existent pas : plutôt, dans la mesure où une entité est privée, elle ne peut pas contribuer au sens d’une expression linguistique. Par conséquent, la fonction des mots désignant des entités mentales ne peut pas être de faire référence à des objets privés : la signification des termes d’un langage ne peut être déterminée que par ce qui est publiquement accessible. Voyons comment Wittgenstein présente son argument selon lequel les mots du vocabulaire mental ne peuvent pas faire référence à des entités privées, dans le cadre de sa métaphore du scarabée dans la boîte : « Mais à supposer que le mot « scarabée » ait, tout de même, un sens usuel dans le langage de ces personnes ? – Il ne servirait pas alors à désigner une chose. La chose dans la boîte n’appartient d’aucune manière au jeu de langage ; pas même comme un quelque chose : car la boîte pourrait aussi bien être vide. Non, on pourrait « simplifier par » la chose dans la boîte ; quoi que ce puisse être, cela se supprime. C’est-à-dire : si l’on construit la grammaire 22 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, § 293 ; trad. modifiée d’après Pierre Klossowski, Investigations philosophiques, Gallimard;. KISTLER-Philosophie de la psychologie 42 des expressions de la sensation sur le modèle de « l’objet et de sa désignation » l’objet même disparaît comme hors de propos. » 23 Etant donné que, par hypothèse, personne ne peut regarder dans les boîtes des autres, le contenu des boîtes est soustrait à la connaissance partagée, qui ne peut atteindre que ce qui est, au moins indirectement, publiquement accessible. Ce contenu ne fait donc pas partie des critères d’adéquation du discours sur le contenu de la boîte. Le seul critère est : on appelle « scarabée » ce que l’on a dans sa boîte. Mais en fonction de ce critère – public, comme il se doit, car seul le contenu est privé, mais non la boîte elle-même – il est toujours correct d’appeler le contenu de sa boîte « scarabée », peu importe ce qu’elle contient réellement, et peu importe même qu’elle soit entièrement vide. Dans la mesure où – et en cela la théorie de la signification wittgensteinienne est héritière du vérificationnisme – la signification des termes consiste dans les conditions de leur usage correct, la signification du terme « scarabée » s‘épuise dans le fait de faire référence au contenu de la boîte. « Scarabée » signifie simplement « ce qu’il y a dans la boîte ». Par conséquent, ce n’est qu’une illusion engendrée par la similarité syntaxique entre le mot « scarabée » et d’autres noms désignant des objets ordinaires – de croire que « scarabée » désigne un type particulier d’objet, à savoir un objet « privé » qui existe dans mon esprit. En réalité, l’objet contenu dans la boîte – dans la mesure où il y en ait un – ne fait pas partie de la signification du terme « scarabée ». Cela explique le sens de l’expression métaphorique de Wittgenstein selon laquelle « on peut simplifier » par cet objet, et selon lequel cet objet « disparaît »24 de la conception correcte de la signification du terme. Ce n’est qu’une conséquence du fait qu’aucune entité « privée » ne peut faire partie de la signification d’un terme qui est, comme tous les termes d’un langage, public. Tous les langages sont nécessairement publics. La conclusion de l’argument de Wittgenstein s’étend également aux pensées : dans la mesure où nos pensées contiennent des concepts dont le contenu est aussi public que la signification des termes qui les expriment dans le langage, nous ne pouvons pas non plus penser à des objets totalement soustraits à l’accès public. L’argument de Wittgenstein peut conduire soit à une conclusion dualiste, soit à une conclusion matérialiste : d’un point de vue dualiste, on peut faire valoir que, même si les critères publics épuisent le sens des expressions faisant référence au mental, cela ne montre 23 Ludwig Wittgenstein, ibid. Traduction modifiée. Le texte original dit : « durch dieses Ding in der Schachtel kann <gekürzt> werden.“ Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Frankfurt, Suhrkamp, 1971, § 293, p. 157. 24 Le texte original dit: « es hebt sich weg, was immer es ist.“ Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Frankfurt, Suhrkamp, 1971, § 293, p. 157. KISTLER-Philosophie de la psychologie 43 pas que les phénomènes publiquement observables épuisent ce que sont les entités mentales ainsi désignées. Si nos sensations ou autres aspects de notre vie intérieure sont analogues aux scarabées de Wittgenstein, le fait que nous utilisions la même expression pour désigner tout un ensemble d’états, que différentes personnes possèdent à différents moments, ne nous donne aucune raison de penser que ces états se ressemblent objectivement de quelque manière que ce soit, sauf en ce qui concerne leur « face externe », c’est-à-dire en ce qui concerne leurs manifestations parmi les phénomènes publiquement observables. En ce qui concerne la « face interne », la qualité subjective de l’état mental que le sujet seul connaît de l’intérieur, rien n’empêche qu’elle diffère radicalement d’un individu à l’autre, et même à l’intérieur de la vie mentale d’un individu, d’un instant à l’autre. L’argument de Wittgenstein nous montre que le seul fait qu’une communauté partage son langage, et donc en particulier les expressions désignant les entités mentales, ne nous donne aucune raison de conclure à l’existence de similarités intrinsèques parmi les entités ainsi désignées : après tout, rien ne nous permet de savoir si le côté qualitatif de l’expérience que vous faites lorsque vous regardez une tomate mûre, a la moindre ressemblance avec la qualité de mon expérience, lorsque je regarde la même tomate. Aucune raison fondée sur les critères d’attribution publiquement observables ne semble s’opposer à la possibilité selon laquelle ce que vous ressentez à la vue de la tomate, ressemble plutôt à ce que je ressens lorsque je regarde un poivron vert. Le premier argument (à propos de ‘E’) montre que rien ne s’oppose non plus à l’hypothèse que mes propres expériences, que je fais en regardant plusieurs fois la même tomate mûre, ne diffèrent pas tout autant entre elles. Enfin, l’ensemble des faits publiquement accessibles ne nous permet même pas d’exclure la possibilité inquiétante selon laquelle les expériences de certains êtres humains (voire même de tous, en dehors de moi-même) n’ont aucun caractère qualitatif quelconque. En philosophie de l’esprit, il est devenu coutume d’appeler « zombies » de tels êtres hypothétiques, ressemblant à tous les égards extérieurs à nous-mêmes, mais absolument dépourvus du caractère qualitatif de l’expérience et, plus généralement, de toute apparence intérieure de l’esprit, de « l’effet que cela fait » d’avoir un esprit.25 Le dualiste peut donc argumenter ainsi : l’ensemble des phénomènes publiquement accessibles qui font l’objet de la science, est compatible avec l’hypothèse selon laquelle tous les humains sont des zombies. Selon le physicalisme (la version contemporaine du 25 Le concept philosophique de zombie a été introduit par Robert Kirk. Cf. aussi David Chalmers, The Conscious Mind, Oxford, Oxford University Press, 1996. Nous reviendrons plus tard sur certaines variantes des possibilités que nous venons d'examiner, car elles ont été utilisées, notamment par Ned Block, comme arguments contre le fonctionnalisme. KISTLER-Philosophie de la psychologie 44 matérialisme), les entités qui font l’objet de l’ensemble des sciences, sont tout ce qui existe. Or moi-même, au moins, ne suis pas un zombie, car mes expériences ont un aspect qualitatif. Donc, le physicalisme est faux, car il existe quelque chose dont le physicalisme ne permet pas de rendre compte. Mais on peut aussi utiliser l’argument de Wittgenstein pour argumenter en faveur d’une position physicaliste : étant donné qu’aucune expression d’aucun langage public ne peut désigner les entités dont le dualiste affirme qu’elles réfutent le physicalisme, c’est une illusion de croire que l’on parle de quelque chose lorsqu’on parle de telles entités : notamment pour dire que leur existence réfute le matérialisme. Pour pouvoir commencer à donner des raisons de croire en l’existence de quelque chose, il faut au moins pouvoir en parler, ce qui n’est, dans le cas des qualia, pas possible puisqu’il faudrait pour cela un langage privé. Pour le dire avec l’expression de Quine, seul un langage intersubjectif comporte un « engagement ontologique ». Par conséquent, nous sommes uniquement fondés de croire en l’existence des phénomènes mentaux sous leurs aspects publiquement accessibles. Pour le physicaliste, exister, c’est exister de manière objective et intersubjective. Lecture conseillée • Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1958), trad. Gallimard, en particulier §§ 243 sq. II. Conceptions matérialistes de l’esprit : 5. Le béhaviorisme 5. 1. Le béhaviorisme logique (ou analytique, ou philosophique) Le béhaviorisme logique est une thèse sémantique portant sur la signification du vocabulaire mental : selon les béhavioristes, les prédicats mentaux désignent des dispositions au comportement. Lorsque j’affirme par exemple que Sophie a mal aux dents, le béhaviorisme logique soutient que je ne fais pas référence à une entité appartenant au « for intérieur » de Sophie, sa sensation de douleur dentaire ; plutôt, mon affirmation est équivalente à un ensemble de descriptions de faits publiquement observables : Sophie se frotte la joue, gémit, va chercher de l’aspirine dans l’armoire de pharmacie de la maison, appelle le dentiste, répond « j’ai mal aux dents » lorsqu’on lui demande pourquoi elle gémit etc. La thèse béhavioriste selon laquelle le sens d’un énoncé qui porte sur l’esprit est épuisé par des comportements publiquement observables, permet de concevoir la signification du langage KISTLER-Philosophie de la psychologie 45 comme quelque chose d’entièrement public. Son apprentissage et sa maîtrise s’appuient exclusivement sur des critères de correction publiquement accessibles. La conception béhavioriste du langage de l’esprit est donc compatible avec la thèse wittgensteinienne selon laquelle aucune entité privée ne peut contribuer au sens d’une expression linguistique quelconque. D'habitude, on regroupe deux positions différentes sous l’appellation « béhaviorisme logique » : selon le béhaviorisme au sens strict, seules les comportements contribuent à déterminer le sens des expressions désignant l’esprit. Il est clair cependant qu’il est nécessaire, pour pouvoir défendre la validité de cette thèse pour l’ensemble des phénomènes mentaux, d’affaiblir l’exigence de trouver pour chaque état ou processus mental, pour chaque propriété mentale possédée par un individu, un comportement qui lui est équivalent : un grand nombre de sensations, perceptions, désirs, croyances, et pensées de tout genre, ne se révèle par aucun comportement observable. Les béhavioristes tiennent compte de cela en soutenant que ce sont des dispositions au comportement qui donnent leur sens aux expressions désignant les états et propriétés mentaux. Cette solution semble pourtant assez difficile à concilier avec la motivation principale du béhaviorisme, dans la mesure où n’est pas clair sur quels critères, publiquement observables, se fonde l’attribution d’une disposition, tant qu’elle ne se manifeste pas26. La variante du béhaviorisme logique que l’on peut appeler27 « physicalisme sémantique » évite ce problème, du moins en partie : selon le physicalisme sémantique, tous les états physiques et non seulement le comportement, peuvent contribuer à déterminer le sens des expressions mentales. C’est notamment le cas des états neurophysiologiques du corps : par exemple, l’état d’activation des fibres-C (censée être le soubassement neurophysiologique de la sensation de douleur) ou, plus généralement (car il est possible que l’on se trompe à propos du rôle que jouent les fibres-C dans l’origine de la douleur), l’état d’activation des neurones responsables des sensations de douleur, peut servir d’état publiquement accessible qui permet, au même titre que les comportements, d’attribuer une signification publique au terme « douleur ». Carnap développe cette forme du béhaviorisme dans les années 1930, dans 26 L’espace nous manque ici pour entrer dans le débat complexe sur la signification des prédicats dispositionnels, débat lancé en 1936 par l’article de Rudolf Carnap, Testability and Meaning, Philosophy of Science 3 (1936), p. 420-471. Cf. aussi Carl G. Hempel, Les critères empiristes de la signification cognitive, problèmes et changements, trad. in: Pierre Jacob (éd.), De Vienne à Cambridge. Paris: Gallimard, 1980 ; et Nelson Goodman (1955), Fact, Fiction and Forecast, 3e édition, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1973; trad. revue par P. Jacob : Faits, fictions, et prédictions, Paris, Minuit, 1984. 27 Le terme est employé en ce sens par Ansgar Beckermann, Analytische Einführung in die Philosophie des Geistes, Walter de Gruyter, Berlin, 1999, chap. 4. KISTLER-Philosophie de la psychologie 46 le contexte de ses réflexions sur les conditions de possibilité de l’unification de la science28. Selon Carnap, cette unification passe par l’unification du langage, elle-même conçue à partir de l’intégration de tout discours significatif dans le discours physique, c’est-à-dire le discours n’utilisant que le langage de la physique. Le contenu de toute phrase sensée doit pouvoir s’exprimer dans le langage physique, qui est par essence un langage public, ne portant que sur des objets publiquement accessibles. « Le but du présent travail est d’expliquer et de justifier la thèse selon laquelle chaque énoncé de la psychologie peut être exprimé dans le langage physique […] Cela est un corollaire de la thèse plus générale du physicalisme, selon laquelle le langage physique est un langage universel, c’est-à-dire un langage dans lequel il est possible de traduire tous les énoncés… On comprendrait mal le physicalisme si on pensait qu’il vise à imposer à la psychologie la contrainte de ne traiter que d’états de choses qu’il est possible d’exprimer physiquement. L’idée est plutôt celle-ci : la psychologie peut étudier ce qu’elle veut et elle peut choisir ses énoncés comme elle l’entend ; dans tous les cas, ces énoncés sont traduisibles en langage physique. » (Carnap, Psychologie…, pp. 107 sq.)29 L’application de la thèse du physicalisme sémantique au cas particulier de la psychologie, implique donc que la signification de chaque énoncé portant sur l’esprit (qui est le domaine de la psychologie) ne consiste que dans des phénomènes observables qui peuvent être décrits en termes physiques. Parmi ces phénomènes observables, les comportements jouent un rôle prépondérant ; cependant, Carnap et Hempel30 admettent, parmi les énoncés « physicalistes », des énoncés décrivant le corps du sujet des attributions psychologiques en question, en particulier des énoncés portant sur l’état de son cerveau. A cet égard, le physicalisme sémantique contient déjà en germe l’idée principale de la théorie de l’identité de l’esprit avec le cerveau, qui a historiquement succédé au béhaviorisme et que nous considérerons dans un instant. 28 Les deux textes les plus pertinents sont : Rudolf Carnap, Die physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft, Erkenntnis 2 (1931), p. 432-465; et Rudolf Carnap, Psychologie in physikalischer Sprache, Erkenntnis 3 (1932), p. 107-142. 29 Nous avons choisi de traduire « Satz » par « énoncé » : l’énoncé est la phrase en tant qu’utilisée (prononcée, écrite, etc.) à une occasion donnée. En ce sens, une même phrase, par exemple « il pleut », donne lieu à différents énoncés : l’énoncé que je produis lorsque je dis aujourd’hui « il pleut » est différent de l’énoncé de la même phrase que j’ai produit hier. En particulier, leur différence peut se manifester par la différence des valeurs de vérité : l’énoncé d’hier est vrai, mais celui d’aujourd’hui est faux. Par ailleurs, notons que le terme « physicalisme » a changé de sens depuis l’article de Carnap. Sous sa plume, il désignait une doctrine sémantique, portant sur le sens des énoncés. Aujourd’hui en revanche, ce terme désigne en général une doctrine métaphysique, la version contemporaine du matérialisme traditionnel : tout ce qui existe est composé exclusivement d’entités qui sont dans le domaine des théories physiques. 30 Voir le texte de Carl G. Hempel, L’analyse logique de la psychologie, Revue de Synthèse 10 (1935), p. 27-42 ; repr. In Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit, Vol. 1, Vrin, 2002, p. 197-215. KISTLER-Philosophie de la psychologie 47 Carnap défend aussi une thèse plus forte selon laquelle non seulement pour chaque énoncé psychologique, il existe un ensemble d’énoncés physiques qui lui sont synonymes, mais pour chaque terme individuel du langage psychologique, il existe aussi une telle traduction: « La possibilité de traduire tous les énoncés d’un langage L1 en un […] autre langage L2 est […] garantie, s’il existe, pour chaque expression de L1, une définition qui la réduit […] à des expressions de L2. Notre thèse signifie donc que l’on peut trouver pour tout concept psychologique […] une définition par laquelle ce concept se trouve réduit à […] des concepts physiques. » (Carnap, Psychologie…, p. 109) Il sera plus facile de comprendre l’importance de la différence entre ces deux thèses de Carnap, lorsque nous aborderons la théorie de l’identité au chapitre suivant : en effet, la première thèse est compatible avec l’irréductibilité de la psychologie, alors que la seconde exprime une variante (sémantique) de la thèse de la réductibilité de toutes les sciences, et de la psychologie en particulier, à la physique. Selon la version sémantique du concept de réduction, on peut déduire tous les énoncés d’une science de haut niveau (par exemple la psychologie) à un ensemble d’énoncés de plus bas niveau (et en dernier lieu, à la physique ; cependant, la réduction peut passer par des étapes intermédiaires, c’est-à-dire des traductions en langage neurophysiologique, biologique, chimique etc.), grâce à l’existence de définitions des termes de la science de haut niveau, qui contiennent exclusivement des termes de la science de plus bas niveau. En ce sens, on peut par exemple considérer que l’identité entre la température et la moyenne de l’énergie cinétique moléculaire est fondée sur une définition, c’est-à-dire sur l’équivalence du sens des expressions qui désignent respectivement, la température et la moyenne de l’énergie cinétique moléculaire. 5.2. Le vérificationnisme Historiquement, la motivation principale du physicalisme sémantique en général, et du béhaviorisme logique en particulier, était l’extension au vocabulaire mental d’une exigence plus générale imposée sur tout discours significatif littéralement interprétable, ce qui est, aux yeux des empiristes logiques, la même chose que le discours scientifique. Selon la doctrine de l’empirisme logique, il existe deux types d’énoncés significatifs : les énoncés analytiques et les énoncés empiriques. Les énoncés analytiques sont vrais en vertu de leur seule forme logique et du sens des expressions qu’ils contiennent. L’énoncé « aucun célibataire n’est marié » tombe dans cette catégorie autant que l’énoncé « tous les chiens sont KISTLER-Philosophie de la psychologie 48 des chiens ». Dans un cas comme dans l’autre, aucune expérience n’est nécessaire pour déterminer leur valeur de vérité. Dans le cas du second énoncé (qui appartient à un genre particulier d’énoncé analytique : les énoncés tautologiques), il suffit de considérer sa seule forme logique pour savoir qu’il est vrai. Dans le cas du premier, il faut, outre la forme logique, prendre en considération le sens du mot « célibataire » dont la définition contient le fait de ne pas être marié. En revanche, la valeur de vérité des énoncés empiriques est déterminée par la valeur de vérité des énoncés d’observation qu’ils impliquent. Les énoncés d’observation (aussi appelés « énoncés protocolaires » par les philosophes du cercle de Vienne), sont des énoncés portant sur des états de choses directement observables ; leur valeur de vérité est donc directement déterminée par une « expérience », au sens scientifique de l’observation d’un état de chose public.31 Parmi les énoncés empiriques, il y a des énoncés qui ne portent pas eux-mêmes directement sur des états de chose observables. Les énoncés contenant des expressions théoriques, comme les énoncés portant sur les électrons, les photons ou les gènes appartiennent, avec les énoncés portant sur les états mentaux, à cette catégorie : selon la doctrine vérificationniste, leur valeur de vérité est déterminée par l’ensemble des énoncés d’observation qu’ils impliquent. Autrement dit, leur sens consiste dans l’ensemble de leurs conséquences directement vérifiables par l’observation ; encore autrement dit, leur sens consiste dans l’ensemble de leurs conditions de vérification. Si, d’un énoncé donné (qui n’est pas analytique), on ne peut déduire aucun énoncé directement observable, alors il est dénué de sens. En outre, l’ensemble des conséquences observables épuise complètement le sens de l’énoncé : il ne peut y avoir aucune composante privée du sens. Pour mieux juger de la plausibilité de cette doctrine très rigide sur la portée du discours « sensé » et donc scientifique, il est important, d’une part, de savoir qu’elle est née dans le contexte du combat contre l’obscurantisme d’un certain type de philosophie qui soustrait la vérité de ses affirmations aux règles d’une évaluation neutre, impartiale, et intersubjective; d’autre part, de ne pas omettre la clause « littéralement interprétable », car la thèse selon laquelle le sens est épuisé par les conditions de vérification, ne concerne que l’aspect descriptif du sens des énoncés, qui est susceptible d’évaluation sémantique en termes de vérité et de fausseté. 31 La forme exacte de ces énoncés d’observation et les relations d’implication entre eux et les énoncés empiriques mais non d’observation (en particulier les énoncés « théoriques » des sciences) font l’objet d’un débat important, au sein du cercle de Vienne et au-delà. Cf. Anouk Barberousse, Max Kistler et Pascal Ludwig, La philosophie des sciences au XXe siècle, Paris, Flammarion, Collection Champs-Université, 2000, chap. 1. KISTLER-Philosophie de la psychologie 49 Cette exigence rigide n’est pas, aux yeux des philosophes du cercle de Vienne, censée remettre en cause la possibilité que d’autres types de discours puissent avoir d’autres fonctions que celle d’être littéralement vrais, ce qui leur permet d’être précieux pour d’autres raisons : notamment par leur capacité de susciter des émotions. Cette dernière possibilité permet, selon Carnap, d’apprécier à sa juste valeur la littérature, tout en l’excluant du discours descriptif qui coïncide avec le discours scientifique. Aux yeux de Carnap, une large part de la philosophie traditionnelle (en particulier la métaphysique32), si l’on ne peut lui contester la valeur littéraire, ne peut pas être évaluée sémantiquement, car elle ne peut pas être interprétée comme décrivant la réalité. On voit comment l’application de la doctrine vérificationniste de la signification, aux énoncés psychologiques, mène au béhaviorisme logique : lorsque l’on parle de l’esprit, ce que l’on dit ne porte que sur les implications observables, notamment sur le comportement. Aujourd’hui cependant, la doctrine béhavioriste au sens strict (c’est-à-dire celle qui n’admet que des comportements dans le contenu des énoncés mentaux, mais non d’autres états de chose physiques, par exemple neurophysiologiques) est largement considérée comme réfutée par les deux faits suivants : premièrement, il apparaît comme impossible de construire une liste explicite et exhaustive des comportements auxquels peut conduire un état d’esprit donné, pour autant qu’il s’agisse d’un état ayant un contenu quelque peu abstrait, comme par exemple une croyance. Quelles sont les dispositions au comportement que me donne ma croyance qu’il y a un demi-litre de lait dans le frigo ? Aller le boire, noter « lait » sur la liste de courses, prendre la voiture pour aller en acheter au supermarché par crainte que plus tard il n'y en ait plus, étant donné que j’habite loin du supermarché, appeler un ami parti faire les courses pour lui demander de m’en ramener…. La possibilité qu’il n’existe aucune liste finie de tels comportements compatibles avec une croyance aussi simple que celle-ci, jette le doute sur la possibilité de réduire les états mentaux au comportement : une réduction qu’il est en principe impossible d’achever, n’est pas vraiment une réduction. Deuxièmement, la liste des comportements possibles que je viens de dresser, et qui sont tous adéquats à la croyance selon laquelle il y a un demi-litre de lait dans le frigo, nous montre la difficulté majeure du béhaviorisme logique : il est impossible de réduire un état mental quelque peu abstrait, directement au comportement, sans mentionner d’autres états 32 Voir Rudolf Carnap, "Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache", Erkenntnis 2(1931), p. 219-241; trad. par E. Vouillemin, et retraduit par B. Cassin, C. Chauviré, A.Guitard, J. Sebestik, A. Soulez et J. Vickers : "Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage", in Antonia Soulez (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits. Paris, P.U.F., 1985. KISTLER-Philosophie de la psychologie 50 mentaux dans la clause réductrice. Quel comportement est adéquat à ma croyance qu’il y a un demi-litre de lait au frigo ? Cela dépend d’un grand nombre d’autres états mentaux. Par exemple, si j’ai aussi le désir de boire du lait, il est, dans beaucoup de circonstances, approprié d’aller au frigo et de boire le lait. Mais la complexité du lien entre croyance et comportement est bien plus grande encore : même étant donné que j’ai cette croyance et ce désir, ces deux états ne mènent à l’acte de boire le lait que si je n’ai pas aussi la croyance que mes enfants veulent boire du lait avant d’aller dormir le soir, ainsi que le matin, et le désir de satisfaire les désirs de mes enfants. D’un autre côté, même si j’ai toutes ces croyances et désirs, je ne m’abstiens de boire le lait que si je ne crois pas que je pourrai en racheter avant le soir etc. Bref, il est clairement impossible de réduire les états mentaux un par un au comportement, ou à des dispositions au comportement. Le fait de devoir mentionner d’autres états mentaux dans la clause qui spécifie le comportement approprié à un état mental donné, suggère que les analyses de ce genre ne sont pas des réductions du mental au comportement du tout : au mieux, elles servent à rendre explicites les dépendances mutuelles entre l’ensemble des états mentaux et des comportements. Nous verrons que cet échec a servi de leçon aidant à la construction de conceptions plus adéquates de l’esprit : on peut notamment interpréter le fonctionnalisme (voir chap. 7 plus loin) comme une doctrine qui préserve ce qu’il y a de plausible dans le béhaviorisme, notamment le rejet d’un aspect privé de l’esprit, tout en rejetant le projet de la réduction directe des états mentaux individuels au comportement. 5.3. Le béhaviorisme psychologique Il est de coutume de distinguer le béhaviorisme doctrine sur la nature de la psychologie en tant que science – que l’on appelle « béhaviorisme psychologique » - du béhaviorisme logique qui a pour but l’analyse du sens des termes du vocabulaire mental du langage commun, et par l’intermédiaire de cette analyse sémantique, l’analyse de nos concepts communs de l’esprit. En dépit de la différence de leur objet immédiat, les deux formes de béhaviorisme, logique et psychologique, ont leur origine commune dans la forme contemporaine de positivisme qu’est l’empirisme logique. Selon le béhaviorisme psychologique, la seule manière pour la psychologie d’être une science à part entière est de n’admettre comme termes empiriques significatifs que des termes dont le sens peut s’exprimer en conditions d’application qui ne contiennent que des termes observables. Selon les avocats de cette KISTLER-Philosophie de la psychologie 51 conception de la psychologie, en premier lieu J.B. Watson (1878-1958) et B.F. Skinner (19041990), seules des entités qui peuvent être définies en n’utilisant que des termes faisant référence à ce qui est publiquement observable, peuvent devenir les objets d’une étude scientifique. Le béhaviorisme psychologique cherche à rendre la psychologie compatible avec cet impératif méthodologique, en concevant les états mentaux à partir du modèle du réflexe : les états mentaux sont ce qui relie causalement un stimulus à une réponse comportementale. Comme mon pied se lève lorsque l’on me tape sur le genou, le désir de manger consiste dans l’existence d’une relation causale entre la perception d’un objet comestible et le comportement adéquat menant à l’ingestion de cet objet. Le béhaviorisme psychologique est un programme de recherche33 qui essaye d’expliquer l’ensemble des phénomènes psychologiques, chez l’animal et chez l’homme, et ce jusqu’aux états mentaux supérieurs de la pensée abstraite et de l’usage du langage, à partir de la modification des réflexes innés, par l’apprentissage. L’étude du comportement animal permet en effet de comprendre de nombreuses formes d’apprentissage, en les faisant apparaître comme formes de conditionnement : lors d’un conditionnement, ou bien des relations causales existantes entre stimuli et réponses sont renforcées ou affaiblies, ou bien de nouvelles relations causales sont créées. Le paradigme est l’explication par Skinner, de l’apprentissage d'un chien, du fait qu’un certain son annonce l’arrivée de nourriture, en termes de la création d’une association entre le son (le stimulus conditionnel) et la nourriture (le stimulus inconditionnel), de sorte que le son acquiert le pouvoir causal de provoquer la réponse comportementale appropriée, c’est-à-dire la salivation. L’hypothèse directrice des béhavioristes psychologiques est qu’il est possible d’expliquer le comportement complexe des humains, à partir de l’interaction entre un très grand nombre de conditionnements élémentaires. Cependant, il s’est avéré dès les années 1930, suite en particulier aux travaux de Tolman, que le programme de recherche béhavioriste est incapable de rendre compte de plusieurs types d’apprentissage même chez les animaux. Ainsi, les rats (et nombre d’autres animaux, par exemple les oiseaux) peuvent apprendre sans aucun renforcement, et même en l’absence de quelque comportement que ce soit, uniquement par observation passive. Dans 33 Au sens de Lakatos. Cf. Imre Lakatos (1978), Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes, in: The Methodology of Scientific Research Programmes, Cambridge University Press, 3e éd., 1983; trad. par C. Malamoud et J.-F. Spitz, in: Histoire et méthodologie des sciences, Paris, P.U.F., 1994. Le concept de programme de recherche est semblable à ce Kuhn appelle la « science normale » guidée par un « paradigme ». Cf. Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962; trad. fr par L. Meyer : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983. KISTLER-Philosophie de la psychologie 52 une expérience, on conduit à travers un labyrinthe des rats qui sont immobilisés sur des petites voitures. Une simple mesure du temps qu’il leur faut ensuite pour s’orienter dans le labyrinthe, par exemple pour retrouver la sortie à partir d’un point quelconque à l’intérieur du labyrinthe, montre clairement qu’ils ont appris l’architecture du labyrinthe. Or, il est impossible d’expliquer ce type d’apprentissage dans le cadre du paradigme béhavioriste : pendant toute la durée de l’apprentissage, il n’y a que des stimuli, les rats étant empêchés de tout comportement actif, faute de pouvoir faire le moindre mouvement. Il y a de nombreuses autres formes de comportement, comme par exemple les comportements d’exploration spontanée de l’environnement sans aucune récompense – ce que l’on appelle la curiosité dans les animaux supérieurs et l’homme –, qui semblent échapper par principe aux ressources explicatives du paradigme béhavioriste34. C’est à Noam Chomsky que revient l’honneur d’être généralement considéré comme celui qui a donné le coup de grâce au béhaviorisme psychologique : lorsqu’en 1957, B.F. Skinner propose une théorie béhavioriste de la capacité langagière35, Chomsky montre dans son compte-rendu36 de cet ouvrage qu’il est impossible d’expliquer l’apprentissage d’un langage humain, dans le cadre du paradigme béhavioriste. L’argument majeur de Chomsky dit « argument de la pauvreté du stimulus » montre que l’échantillon de productions linguistiques auquel un enfant normal est exposé, est de loin insuffisant pour lui permettre d’en extraire les règles de la grammaire de sa langue maternelle. La conclusion qu’en tire Chomsky est devenu l’idée directrice d’un nouveau programme de recherche, à savoir qu’il est nécessaire de postuler l’existence de structures cognitives dont l’existence ne se réduit pas à des liens entre stimuli et réponses comportementales. L’un des sujets de recherche mené à l’intérieur de ce nouveau paradigme « cognitif » sera de déterminer la part de l’inné et de l’acquis, parmi les structures cognitives. Selon Chomsky lui-même, seule l’hypothèse selon laquelle l’esprit humain est pourvu de manière innée d’une riche structure de contraintes imposées à toute grammaire de langue humaine, est capable d’expliquer l’apprentissage des langues humaines par les enfants. Avant de passer à d’autres conceptions matérialistes des l’esprit, retournons brièvement sur la source philosophique que le béhaviorisme psychologique partage avec le béhaviorisme analytique : selon la doctrine vérificationniste de la signification, les seuls 34 L’ouvrage passionnant de R.C. Gallistel, The Organization of Learning, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1993, passe en revue une très riche littérature qui montre que le paradigme béhavioriste est incapable de rendre compte de nombreuses formes d’apprentissage chez des animaux d’espèces très variées, à commencer par les insectes. 35 B.F. Skinner, Verbal Béhav ior, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1957. 36 Noam Chomsky, Review of Skinner’s Verbal Béhav ior, Language 35 (1959), p. 26-58. KISTLER-Philosophie de la psychologie 53 termes empiriques qui sont significatifs sont ceux qui sont capables d’une définition purement observationnelle. Cette doctrine restreint la possibilité de concevoir des entités nonobservables, en même temps qu’elle restreint la possibilité d’introduire des termes théoriques les désignant, qui peuvent prétendre à être significatifs. Mais elle proscrit le postulat d’entités théoriques dont les conditions d’identité ne peuvent pas être exprimées entièrement en termes observables, dans toutes les sciences : selon le vérificationnisme, le concept de spin électronique est aussi dépourvu de sens que celui d’une représentation de son environnement par un animal, dans la mesure où l’un autant que l’autre a un contenu qui dépasse les liens entre « stimuli » (ou causes observables) et « réponses » (comportements ou autres effets) dont ils sont responsables. Il est vrai que le béhaviorisme psychologique a été abandonné surtout à cause de son incapacité à rendre compte d’un certain nombre de phénomènes d’apprentissage. Mais l’évolution de la science dans son ensemble, et avant tout de la physique, a montré que c’est plus généralement toute la motivation méthodologique derrière le béhaviorisme psychologique qui manque de légitimité. Dans le cadre de l’exigence vérificationniste, il est impossible de justifier l’explication de nombreux phénomènes physiques : ce sont des phénomènes qui ne peuvent être expliqués qu’à partir du postulat d’entités théoriques. Or, il est en général impossible de définir ces entités théoriques directement en termes observables. Par conséquent, si le postulat de telles entités théoriques est légitime en physique, il est difficile de comprendre pourquoi il ne serait pas légitime en psychologie. Lectures conseillées • Carl Gustav Hempel, Analyse logique de la Psychologie, Revue de Synthèse, vol. X (1935), p. 27-42 ; repr. in : Denis Fisette et Pierre Poirier (éds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 197-215. • Rudolf Carnap, Psychologie in physikalischer Sprache, Erkenntnis 3 (1932/33), p. 107-142 ; trad. angl. : Psychology in physical language, in : A.J. Ayer, Logical Positivism, New York : Free Press, 1959. • W.V.O. Quine (1960), Word and Object. Trad. Le mot et la chose, Flammarion, chap. 2. 6. La théorie de l’identité KISTLER-Philosophie de la psychologie 54 L’une des motivations du béhaviorisme (qui est plutôt polémique) était le soupçon selon lequel la source principale des données de la psychologie traditionnelle, à savoir l’introspection, ne respecte pas la condition majeure de légitimité scientifique : l’accessibilité publique. En effet, la science moderne obéit au double impératif de n’étudier que des phénomènes objectifs et de ne les expliquer qu’à partir d’entités elles-mêmes objectives. Or, l’objectivité implique l’accessibilité publique et va de pair avec la possibilité de contrôler que la description des phénomènes et des entités postulées pour pouvoir les expliquer est correcte, de la manière impartiale qui empêche les explications ad hoc et les pétitions de principe. Cependant, il est possible d’imposer des contraintes garantissant l’objectivité des entités postulées pour expliquer les phénomènes, même lorsque celles-ci ne sont ni observables ni directement définissables en termes observables : on appelle de telles entités des « entités théoriques ». Une fois levée l’interdiction d’avoir recours, dans l’explication scientifique, aux entités théoriques, la manière la plus simple de concevoir les entités mentales (les entités théoriques de la psychologie) est de les identifier avec des entités théoriques d’une autre science, la neurophysiologie : cela est l’hypothèse fondamentale de la théorie de l’identité de l’esprit avec le corps, qui soutient que chaque état mental est identique à un état du cerveau. Ce que nous appelons ici « théorie de l’identité » consiste en une thèse bien plus audacieuse que la seule identité de la substance pensante avec la substance étendue : nous avons vu en effet qu’il existe une forme de dualisme – que nous avions appelé « dualisme non cartésien » - qui conçoit les personnes comme des substances ayant à la fois des propriétés mentales et physiques. La théorie défendue à partir des années 1950 sous l’appellation « théorie de l’identité » est au contraire une théorie résolument matérialiste : non seulement il n’y a pas deux types de substances, les objets matériels et les personnes, mais il n’y a même pas deux types de propriétés, mentales et physiques. La thèse principale de la théorie de l’identité ne porte pas sur les substances mais sur les propriétés : ce n’est pas seulement la même substance, par exemple moi, qui ressent une douleur dans la molaire et dont certains nerfs – disons pour simplifier les « fibres C » - sont excités. (Nous mettons toujours entre parenthèses la question encore ouverte de savoir si l’excitation des fibres C est, sur le plan neurophysiologique, la propriété qui « correspond » réellement à la douleur.) Le dualiste non cartésien ne s’opposerait pas à cela. Les matérialistes U.T. Place, H. Feigl et J.J.C. Smart soutiennent la thèse beaucoup plus forte selon laquelle la propriété de ressentir une douleur est la même propriété que celle d’avoir des fibres C excitées. KISTLER-Philosophie de la psychologie 55 6.1. La logique de l’identité Pour commencer à comprendre comment on peut défendre une thèse aussi extravagante à première vue que celle-là, il est important de préciser qu’il s’agit là d’une hypothèse d’un tout autre statut épistémologique (toujours au sens de « théorie de la connaissance ») que l’hypothèse béhavioriste. L’hypothèse de l’identité des propriétés mentales et neurophysiologiques n’affirme pas l’équivalence des prédicats et concepts par lesquels nous concevons et désignons ces propriétés. Cela implique en particulier que nous ne pouvons pas découvrir l’identité entre la douleur et l’excitation des fibres C de manière a priori, par l’analyse conceptuelle, de la manière dont Hempel par exemple soutient que la signification du prédicat « souffre d’une douleur dans la molaire » est identique à, ou réside dans, un ensemble de relations d’implications a priori, des prédicats observationnels comme « gémit », « porte la main sur la joue », « a tendance à dire ’j’ai mal aux dents’ » etc. Selon le béhaviorisme logique, il est possible de découvrir de telles équivalences à partir de la seule réflexion sur le sens du vocabulaire. Toute personne maîtrisant la langue a déjà la connaissance tacite de ces équivalences qu’il ne s’agit que de rendre explicites. Loin d’être des vérités que l’on peut connaître a priori grâce à la seule analyse conceptuelle, les identités entre propriétés mentales et physiques qu’envisage la théorie de l’identité, doivent être comprises comme des hypothèses scientifiques : il s’agit de vérités a posteriori qui sont découvertes sur la base d’observations empiriques, dans le but de l’unification des sciences par réductions. Nous avons déjà mentionné les réductions interthéoriques à deux reprises : nous avons souligné leur importance pour le but de l’unification de la science qui constitue peut-être la motivation principale du naturalisme et du matérialisme. En ce sens, nous avons caractérisé le projet du béhaviorisme logique comme celui de fournir des réductions de l’esprit au comportement, par le biais de la découverte a priori d’équivalences de signification entre prédicats. Les théoriciens de l’identité cherchent à étendre à la psychologie un paradigme qui a permis d’accomplir de formidables progrès dans les sciences physiques : la réduction de la température d’un gaz à l’énergie cinétique moyenne des molécules qui le composent37 a permis de mieux comprendre les deux théories qui portent sur ces propriétés : la thermodynamique pour la température, et la mécanique statistique pour l’énergie cinétique moyenne des molécules. Or selon la conception dominante de la réduction interthéorique, la 37 ainsi que la réduction de nombre d’autres propriétés : en réalité, c’est toute la théorie qui est réduite, ce qui permet ensuite de considérer comme réduites aussi les propriétés auxquelles la théories fait référence. KISTLER-Philosophie de la psychologie 56 découverte d’une telle réduction est la découverte a posteriori de l’identité de la propriété réduite et de la propriété réductrice, c’est-à-dire, dans ce cas, la température et l’énergie cinétique moyenne des molécules. Nous sommes familiers avec nombre de telles réductions qui constituent autant de jalons du progrès scientifique : les éclairs sont par exemple identiques avec des décharges d’énergie électrique et les gènes sont (toujours selon la doctrine reçue de la réduction) identiques à des morceaux d’ADN. Ces identités ont bien fait l’objet de découvertes a posteriori : elles constituent le contenu d’hypothèses concernant deux propriétés qui sont connues indépendamment l’une de l’autre, par des voies bien différentes. De telles découvertes sont source d’un progrès de la connaissance, dans la mesure où la découverte que ce que nous croyions être deux choses, n’en fait en réalité qu’une seule, enrichit d’un seul coup les connaissances que nous possédions sur chacune d’elles. L’invention du paratonnerre n’en constitue qu’une illustration ; et on connaît les conséquences très importantes de la découverte de la réduction moléculaire des gènes, notamment pour les biotechnologies. J’ai choisi d’exprimer la théorie de l’identité comme une thèse portant sur l’identité de propriétés mentales et physiques (au sens large qui inclut notamment la neurophysiologie). Cependant, dans les textes originaux de Place38, Feigl39 et Smart40, il est davantage question de l’identité entre processus ou états mentaux et physiques. Selon Smart par exemple, les sensations sont (identiques à) des processus cérébraux. Il n’est pas possible d’entrer ici dans le problème délicat des rapports entre ces catégories ontologiques, qui font l’objet d’un débat complexe. Ce n’est pas non plus nécessaire dans la mesure où nous utilisons le terme « propriété » d’une manière suffisamment large pour qu’il puisse couvrir toutes les espèces d’ « attributs » et de « modes » : nous appellerons donc « propriété » mentale aussi bien le surgissement d’une douleur – qui est aussi un événement – l’intensification de la douleur – qui est aussi un processus – et l’état de sentir la douleur. La thèse selon laquelle deux propriétés sont identiques peut être comprise à partir de la nature d’énoncés d’identité entre objets particuliers. Nous devons à Gottlob Frege l’analyse de tels énoncés d’identité, tels que (1) L’étoile du matin est (identique à) l’étoile du soir. ou 38 U.T. Place (1956), Is Consciousness a Brain Process?, in: W. Lycan (éd.), Mind and Cognition, Cambridge MA: Basil Blackwell, 1990. 39 H.Feigl, Materialism and the Mind-Body-Problem, Minnesota Studies in the Philosophy of Science, Vol. I., 1958. 40 J.J.C. Smart, Sensations and Brain Processes (1959), repr. in D. Rosenthal (éd.), Materialism and the MindBody Problem, Prentice-Hall, 1971, p. 52-66. KISTLER-Philosophie de la psychologie 57 (2) Hespérus est (identique à) Phosphorus. La question que soulève Frege à propos des énoncés de ce genre, c’est de savoir comment il est possible qu’ils soient informatifs, en d’autres termes qu’ils nous apprennent quelque chose qui n’est pas trivial, alors que d’autres énoncés d’identité sont des cas de trivialités par excellence (plus précisément, ce sont des « tautologies » : des énoncés dont la vérité ne dépend pas des faits ; on peut donc savoir a priori qu’ils sont vrais). Ainsi, par exemple : (3) L’étoile du soir est (identique à) l’étoile du soir. n’a pas la moindre valeur cognitive : il s’agit d’une tautologie dépourvue d’information. La réponse originale que Frege apporte à cette question s’articule autour de sa distinction entre le sens et la référence des expressions linguistiques. (Nous avons déjà mentionné cette distinction lorsque nous avons parlé de l’opacité qui caractérise les énoncés rapportant des attitudes propositionnelles.) Les expressions « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir » désignent l’une et l’autre une certaine planète, Vénus (en fait, « Vénus » est une troisième expression faisant référence à cette planète). Ces expressions partagent leur référence. Mais la référence (ou « dénotation ») n’est qu’un aspect de la signification d’une expression linguistique, l’autre étant le sens. Le sens de l’expression est la manière dont elle nous présente l’objet qui est sa référence. Sur le plan du sens, les expressions « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir » sont clairement différentes : la première nous présente Vénus comme celui parmi les objets lumineux peuplant le ciel nocturne qui est le dernier à disparaître le matin avec la lumière du soleil, alors que le second nous la présente comme celui parmi les objets lumineux peuplant le ciel nocturne qui est le premier à apparaître le soir. Les énoncés (1) et (2) ont un contenu informatif ; ils nous procurent une connaissance empirique (ou a posteriori) en nous disant que deux expressions dont le sens diffère, ont pourtant la même référence. En revanche, (3) en tant qu’énoncé qui affirme l’identité d’un objet avec un autre qui est présenté de la même manière, ne contient aucune information. Nous avons déjà rencontré l’énoncé d’identité a posteriori et donc informatif « Cicéron est Tullius » ; d’autre exemples sont : « Benjamin Franklin est l’inventeur du paratonnerre » et « l’inventeur du paratonnerre est l’inventeur des lunettes bifocales ». Dans tous ces cas, l’affirmation d’identité porte sur un objet, autrement dit une substance ; elle est informative dans la mesure où les deux expressions dont la référence est dite être la même, n’ont pas le même sens, c’est-à-dire ne présentent pas cette référence de la même manière. Les affirmations d’identité de substances peuvent être évaluées en fonction des critères KISTLER-Philosophie de la psychologie 58 d’identité des substances que nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer lorsque nous avons parlé du dualisme non-cartésien. « Deux » substances sont identiques lorsqu’elles partagent leurs conditions d’individuation et de persistance. Nous pouvons maintenant interpréter les énoncés à travers lesquels s’exprime la théorie de l’identité entre propriétés mentales et physiques, comme des énoncés affirmant l’identité, non pas (seulement) entre substances, mais entre propriétés. Un énoncé d'identité concernant les propriétés de forme "F=G", comme "être en or=être composé (en majeure partie) d'atomes ayant le nombre atomique 79" ou "rouge=la couleur de la lumière ayant une longueur d'onde entre 650-780 nm" ou encore "rouge=la couleur des tomates mûres" est vrai si et seulement si "F" et "G" désignent la même propriété tout en ayant un sens différent41. 6.2. L’identité des propriétés Cependant, cela nous met tout de suite devant le nouveau problème de connaître les critères qui servent de normes de correction pour de telles affirmations, an analogie avec les critères d’individuation et de persistance des substances. Contrairement à celles-ci qui font l’objet d’un consensus traditionnel, les critères d’identité entre propriétés font l’objet d’un débat controversé. Selon quel critère pourrions-nous évaluer un énoncé d’identité comme : « La propriété d’un gaz d’avoir la température T est (identique à) la propriété (d’un gaz) d’être composé de molécules dont l’énergie cinétique moyenne est de mv 2 Joule », où m 3k est la masse des molécules, v leur vitesse et k la constante de Boltzmann ? Une première condition qu’il est certainement raisonnable d’imposer à l’affirmation que deux prédicats désignent la même propriété, est que ces prédicats doivent avoir la même extension, ou être « coextensionnels ». L’extension d’un prédicat est l’ensemble d’objets auxquels il s’applique. Par exemple, l’extension du prédicat « a un cœur » consiste dans l’ensemble des objets ayant un cœur. Il se trouve que ce prédicat est coextensionnel avec le prédicat « a des reins » dont l’extension est l’ensemble des objets qui ont des reins, car il se trouve que ces ensembles coïncident : tous les objets qui ont un cœur ont aussi des reins, et tous ceux qui ont des reins ont aussi un cœur. Au lieu de parler de la coextensionnalité des 41 Si F et G avaient aussi le même sens, il s'agirait d'énoncés analytiques dont la vérité peut être connue a priori, alors que les énoncés d'identité en question sont clairement a posteriori. Les deux premiers, en particulier, expriment des découvertes scientifiques empiriques. KISTLER-Philosophie de la psychologie 59 prédicats qui font référence aux propriétés, on parle aussi parfois de la coextensionnalité de ces propriétés elles-mêmes ; cela ne devrait pas causer de confusion. La coextensionnalité peut certainement servir de condition nécessaire à l’identité entre propriétés : en effet, deux propriétés ne peuvent certainement pas être identiques s’il existe des objets qui possèdent l’une mais pas l’autre. Cependant, l’exemple des propriétés d’avoir un cœur et d’avoir des reins nous montre qu’elle n’est pas une condition suffisante : ce sont certainement deux propriétés, et non pas une, même si elles se trouvent toujours être exemplifiées42 ensemble. Le fait que cette condition ne soit pas suffisante apparaît encore plus clairement lorsqu’on considère des propriétés qui ne sont coextensionnelles que par coïncidence : admettons qu’il y a dans ma poche une seule pièce de monnaie, qui est aussi, de fait mais par pure coïncidence, la seule pièce française de 2 centimes d’Euros dont le bord est peint en jaune. Dans ce cas, les deux propriétés, d’être une pièce de monnaie qui se trouve dans ma poche à l’instant où j'écris, et d’être une pièce française de 2 centimes d’Euros dont le bord est peint en jaune, sont coextensionnelles car la pièce en question est le seul élément dans leur extension commune ; mais il est évident que les deux propriétés ne sont pas identiques pour autant. On pourrait envisager d'exiger que "F=G" doive être analytique pour être vrai. Un énoncé est dit être analytique si et seulement si il est vrai en vertu de la signification des termes qui le composent, et indépendamment des faits empiriques. Mais cette condition serait trop forte dans la mesure où elle exclurait les identités établies a posteriori par la science, comme celles, mentionnées plus haut, concernant l'or et la longueur d'onde de la lumière rouge. Ces identités ne sont pas vraies de manière analytique. Etant donné que l'exigence d'analyticité est trop forte et l'exigence de coextensionnalité trop faible, on peut être tenté de considérer que ce qui manque pour constituer une condition suffisante, c’est une clause excluant que la coextensionnalité soit le fruit d’une pure coïncidence. D’où l’hypothèse selon laquelle deux propriétés sont identiques si et seulement si leur coextensionnalité découle des lois de la nature, en d’autres termes, si les propriétés sont nomologiquement coextensionnelles. Cette condition permet de disqualifier en tant qu'énoncés d'identité des énoncés qui identifieraient des propriétés qui ne sont coextensionnelles que par accident. Mais ce critère s'avère également trop faible : en effet, nous avons déjà vu un exemple de propriétés, à savoir celles d'avoir un cœur et celle d'avoir des reins, qui satisfont à cette exigence plus forte - elles sont nomologiquement 42 On dit d’un objet qui a une certaine propriété qu’il « l’exemplifie ». KISTLER-Philosophie de la psychologie 60 coextensionnelles. Le seul fait que leur exemplification systématique ne soit pas le fruit d’une coïncidence mais découle d’une nécessité biologique, ne garantit pas qu’elles soient identiques. En fait, de très nombreuses lois physiques qui lient deux propriétés fournissent des contre-exemples à ce critère : elles montrent que le seul fait que deux propriétés F et G soient systématiquement exemplifiées ensemble en vertu d’une loi de la nature n’est pas suffisant pour leur identité. La loi dite de Galilée relie, dans les chutes libres, la distance parcourue dans la chute au temps écoulé : un corps en chute libre tombe t secondes si et seulement s’il tombe 1 gt ² mètres. Cependant, les deux propriétés de tomber pendant t secondes et de 2 tomber 1 gt ² mètres sont certainement des propriétés différentes. 2 Peter Achinstein43 a suggéré qu’un énoncé d’identité entre propriétés "F=G" est vrai si et seulement si F et G ont le même rôle causal : tout ce qui est causé par le fait qu'un objet possède F est causé aussi par le fait qu'un objet possède G, et tout ce qui cause le fait qu'un objet possède F cause aussi le fait que l'objet possède G. L’idée d’Achinstein est que l'identité entre propriétés n’est rien d’autre que l'équivalence parfaite entre leurs rôles causaux. Ce critère fait ses preuves, notamment dans le cas des propriétés de tomber en chute libre pendant t secondes et de tomber en chute libre 1 gt ² mètres. Pour mettre en évidence leur différence 2 à l'aide du critère du rôle causal, il faut (et il suffit de) trouver une situation où la présence de l'une a un effet que n'a pas la présence de l'autre. Une telle situation suffit pour établir que leur rôle causal est différent, ce qui suffit à son tour, grâce au critère du rôle causal, de montrer que les propriétés elles-mêmes sont différentes. Achinstein imagine deux mécanismes déclencheurs de l'explosion d'une bombe : l'un fonctionne avec une horloge et l'autre avec un altimètre. Dans la bombe à horloge, c'est la propriété d'être tombé pendant t secondes qui provoque l'explosion, alors que la propriété de tomber 1/2 g t² mètres reste causalement inerte. En revanche, dans la bombe à altimètre c'est la propriété d'être tombé 1/2 g t² mètres qui provoque l'explosion, alors que la propriété d'être tombé pendant t secondes est causalement inerte. Sa capacité de conduire au résultat correct dans ce cas, montre que le critère d'Achinstein est supérieur aux critères envisagés auparavant. Cependant, la condition de l’identité du rôle causal est trop faible. Avoir le même rôle causal est une condition nécessaire mais non suffisante pour l'identité des propriétés. En d'autres termes (équivalents), le fait de ne pas avoir le même rôle causal est suffisant pour montrer la non-identité de deux propriétés, 43 Peter Achinstein, The Identity of Properties, American Philosophical Quarterly 11(1974), No.4, p. 257-275. KISTLER-Philosophie de la psychologie 61 mais une telle différence de rôle causal n'est pas nécessaire pour que deux propriétés soient différentes. Cette analyse nous conduit finalement au critère suivant : deux propriétés sont identiques si elles partagent l’ensemble de leurs relations nomiques, c’est-à-dire si elles occupent la même position dans l’ensemble des lois de la nature. Ce critère est censé tenir compte du fait que deux propriétés peuvent différer pour la raison qu'elles n'ont pas le même rôle nomique, alors que cette différence n'est pas de nature causale44. Les pouvoirs causaux des propriétés ne sont pas les seuls facteurs déterminant leur identité ; les relations de dépendance nomique non causale, telles que la science nous les révèle, y contribuent également, de sorte que l'identité d'une propriété est déterminée par l'ensemble des lois de la nature dans lesquelles elle apparaît, et non seulement, comme le soutient Achinstein, par l'ensemble des lois causales. La différence vient de l'existence de lois qui ne sont pas directement causales ; les plus importantes parmi celles-ci sont les lois de covariation et les lois de composition. Une loi de covariation relie deux propriétés du même objet au même instant. Aucune relation causale ne correspond à l'instance d'une telle loi, parce que les termes d'une relation causale sont toujours distincts dans le temps (et souvent aussi dans l'espace). L’identité de la pression d'un gaz idéal est en partie déterminée par son lien nomique avec la température, selon la loi de Boyle-Mariotte. Selon cette loi, la pression (p) est proportionnelle à la température (T) : p=nRT/V (« V » représente le volume occupé par le gaz, « n » la quantité de gaz en nombre de moles ; R est une constante universelle). D’après notre critère de l’identité des propriétés, si nous considérons une propriété P* qui n'est pas telle que sa quantité soit égale à nRT/V pour les gaz idéaux, alors nous devons conclure que P* n'est pas la pression. Or, il n'y a aucun lien causal entre l'instanciation des propriétés qui apparaissent dans une loi de covariation comme la loi de Boyle-Mariotte, pour la raison indiquée, à savoir que leurs instanciations sont strictement simultanées. Si l'instanciation d'une pression P donnée à l'instant i par un gaz donné était la cause de son instantiation à i de la température T qui correspond à cette pression, selon la loi de Boyle-Mariotte, alors, en vertu de la symétrie de la loi de Boyle-Mariotte, l'instanciation de T à i serait aussi la cause de l'instanciation de P à i, et 44 D.H. Mellor (D.H. Mellor, Properties and Predicates, in: D.H. Mellor, Matters of Metaphysics, Cambridge, Cambrige University Press, 1991, p. 170-182; et D.H. Mellor, The Semantics and Ontology of Dispositions, Mind 109 (2000), p. 757-780) et D.H. Mellor et Alex Oliver, Introduction, in D.H. Mellor and Alex Oliver (éds.), Properties, Oxford, Oxford University Press, pp. 1-33, soutiennent également que ce sont les lois en général, non seulement les lois causales qui déterminent les conditions d'identité des propriétés, sans toutefois utiliser les arguments que je donnerai par la suite. Cependant, ces auteurs n'en concluent pas à la nécessité des lois. KISTLER-Philosophie de la psychologie 62 en vertu de la transitivité de la causalité, l'instanciation de P (ou de T) à i serait une cause de soi, ce qui est absurde. Une loi de composition spécifie qu'un objet ne peut posséder une propriété donnée qu'à condition d'être composé, d'une manière bien déterminée, de parties possédant d'autres propriétés. À nouveau, les propriétés des composantes ne sont pas causalement efficaces par rapport aux propriétés du composé puisqu'il n'y a pas, entre leurs instanciations respectives, l'antériorité temporelle qui caractérise la causalité. Le sel gemme est par exemple composé de molécules NaCl. Les interactions entre les ions Na+ et Cl- ainsi qu’entre les différentes molécules du sel sont, en vertu de lois, à l’origine des différentes propriétés du sel. Cependant, les propriétés des ions Na+ et Cl- ainsi que celles des molécules NaCl ne sont pas la cause des propriétés du sel dans son ensemble. Pour qu'il y ait causalité, il faudrait qu'il y ait un décalage temporel entre leurs instanciations respectives, ce qui n'est pas le cas. Or l’identité de la propriété d'un objet composé qui survient sur les propriétés de ses composants et leur type de composition, est déterminée par une loi de composition. L’idée fondamentale de la survenance est que, si un ensemble de propriétés (par exemple psychologiques) P survient sur un autre ensemble de propriétés (par exemple neurologiques) N, alors il est impossible que deux objets qui partagent toutes les propriétés de type N, diffèrent néanmoins à l’égard de leurs propriétés de type P. Le concept de survenance a été décliné en de nombreuses variantes dont l’adéquation au rapport entre le mental et le physique a donné lieu à un débat riche et controversé. On dit notamment que les propriétés de l’ensemble P surviennent fortement sur les propriétés de l’ensemble N si et seulement si, nécessairement toute paire d’objets dont les objets ne diffèrent pas à l’égard de leurs propriétés N ne diffèrent pas à l’égard de leurs propriétés P ; ou, dans les termes de Kim, l’un des auteurs qui a le plus contribué aux recherches sur le concept de survenance : « plus simplement, l’indiscernabilité à l’égard de N entraîne l’indiscernabilité à l’égard de P » 45. Le sel gemme a la propriété de se dissoudre dans l'eau, en vertu de la loi de composition selon laquelle il est constitué de cristaux formés d’ions Na+ et Cl-, et en vertu de lois concernant les ions Na+ et Cl- qui ont à leur tour la propriété d'établir des liaisons hydrogène avec les molécules d'H2O. Si nous considérons une substance qui n'est pas composée de NaCl, nous devons en ce sens conclure que cette substance n'est pas du sel gemme. 45 Jaegwon Kim, The Mind-Body Problem: Taking Stock after Forty Years, in James E. Tomberlin (éd.), Philosophical Perspectives 11, Mind, Causation, and World, Boston, Basil Blackwell, 1997, p. 185-207, p. 188, lettres modifiées. KISTLER-Philosophie de la psychologie 63 Il faut donc généraliser la théorie causale de l'identité des propriétés, dans le sens d'une théorie nomologique. "F=G" est vrai, et les propriétés F et G sont identiques si et seulement si elles sont impliquées dans le même réseau de dépendances nomiques, c'est-à-dire si et seulement si les mêmes lois de la nature s'appliquent à F et à G46. 6.3. Evaluation de la théorie de l’identité Après ce long détour par la métaphysique des propriétés, retournons à l’évaluation de la théorie de l’identité selon laquelle les propriétés mentales sont des propriétés physiques, où cette identité est conçue comme a posteriori et faisant l’objet d’une découverte empirique. Cette théorie est faite sur mesure pour résoudre le problème de l’interaction causale entre l’esprit et le corps. La compréhension de cette interaction n’est pas plus problématique que celle d’une quelconque interaction causale physique puisque, selon cette conception, le mental est physique. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il ne reste aucun mystère : après tout, les philosophes n’ont pas fini de s’interroger sur la nature du lien causal en tant que tel. Mais la théorie de l’identité réussit à réduire le problème spécifique de la nature de l’interaction psychophysique au problème plus général de la nature de l’interaction causale en tant que telle. Elle surmonte donc le problème principal qui se pose au dualisme des substances, grâce à une hypothèse fort simple. Cependant, avant que nous puissions la juger préférable au dualisme, elle doit faire ses preuves en montrant qu’elle est capable de rendre compte de toutes les différences entre le mental et le physique qui constituent autant d’arguments en faveur du dualisme : ce qui est difficile à expliquer dans le cadre du dualisme, à savoir l’interaction psychophysique, coule de source dans le cadre de la théorie de l’identité ; mais ce qui est facile à expliquer dans le cadre du dualisme constitue une source de problèmes pour la théorie de l’identité. Dans l’une des présentations pionnières de la théorie de l’identité, J.J.C. Smart47 s’emploie à réfuter quelques-uns des arguments que l’on peut soulever contre elle. 6.3.1. Asymétrie épistémique 46 Ailleurs, j’ai essayé de montrer que la détermination nomologique de l’identité des propriétés a une force modale, au sens où ses liens de dépendance nomologique sont essentiels à l’identité de la propriété. (Max Kistler, « L'identité des propriétés et la nécessité des lois de la nature », Cahiers de Philosophie de l'Université de Caen, 38/39 (2002) : Le réalisme des universaux, p. 249-273). Ce qui est important dans le présent contexte de l’interprétation de la théorie de l’identité, c’est que les liens nomologiques, causaux ou non, déterminent l’identité d’une propriété dans le monde actuel. 47 J.J.C. Smart, Sensations and Brain Processes, Philosophical Review 58 (1959), p. 141-156. KISTLER-Philosophie de la psychologie 64 La première objection que considère Smart dans cet article, part de la différence épistémique entre la connaissance que nous avons de nos propres états mentaux (propriétés mentales) et notre ignorance des états (propriétés) de nos cerveaux. Etant donné que nous connaissons les états de notre propre esprit mais ignorons (en général) les états de notre cerveau, continue l’argument, ces états (et ces propriétés) ne peuvent pas être identiques. Nous avons déjà les moyens conceptuels pour démasquer cet argument comme un sophisme : il s’agit d’un sophisme qui résulte de la méconnaissance de la logique qui gouverne les contextes intensionnels ou opaques. Pour se convaincre de l’illégitimité de l’argument (il s’agit d’une forme de raisonnement non valide), considérons des arguments plus simples, ayant la même forme logique, mais où il est évident qu’ils ne sont pas valides, parce qu’il est évident que les prémisses sont vraies alors que la conclusion est fausse48. On peut construire de tels arguments à partir de n’importe quel énoncé d’identité qui n’est vrai qu’a posteriori, c’est-à-dire qui affirme l’identité des référents de deux expressions qui n’ont pas le même sens (ni un sens a priori équivalent). Prenons l’identité de l’étoile du matin avec l’étoile du soir. Admettons que Jean sait que l’étoile du matin est une planète. Nous ne pouvons pas en conclure que Jean sait que l’étoile du soir est une planète. En d’autres termes, il est parfaitement possible que la prémisse soit vraie et la conclusion fausse, pour la simple raison que Jean ne sait pas que l’étoile du matin est (identique à) l’étoile du soir. De manière plus générale, la forme d’argument : (*) S sait que a est F a=b Donc, S sait que b est F n’est pas valide. Nous avons déjà rencontré le concept d’intensionnalité qui nous permet de dire simplement pourquoi cette forme d’argument n’est pas valide. Les verbes « savoir » et « connaître », lorsqu’ils sont utilisés dans la construction où ils prennent une phrase comme complément : « savoir que … », et : « connaître que … », engendrent un contexte 48 Cette méthode est parfaitement légitime et fiable - quoiqu’elle ne donne pas lieu à un algorithme universel qui permettrait de déterminer automatiquement la validité d’une forme d’argument. Il faut seulement ne pas oublier qu’un argument peut admettre plusieurs analyses débouchant sur différentes formes. Or un argument est non valide seulement si toutes les formes qu’il possède sont non valides. Il ne suffit donc pas de montrer qu’un argument possède une forme non valide, pour montrer que l’argument soit non valide. Après tout, tous les arguments (qui ont deux prémisses) possèdent la forme A, B, donc C, qui est évidemment non valide puisqu’il n’y a aucun lien formel entre les prémisses et la conclusion. KISTLER-Philosophie de la psychologie 65 intensionnel, ou opaque : dans ce contexte, c’est-à-dire dans la phrase qui constitue le complément du verbe, la substitution des expressions ayant la même référence (autrement dit, des expressions « coréférentielles ») ne préserve pas la valeur de vérité ; en d’autres termes, un argument qui consiste à effectuer une telle substitution n’est pas valide (puisque la validité est la propriété d’une forme d’argument en vertu de laquelle la vérité des prémisses est « préservée » dans la conclusion ; dans un argument valide, à condition que les prémisses soient vraies, la validité de l’argument garantit que la conclusion aussi soit vraie). Les formes d’argument qui sont non valides pour cette raison sont parfois appelées les « sophismes intensionnels ». Or l’argument considéré par Smart a une forme équivalente qui est, elle aussi, un sophisme intensionnel : (+) S sait que a est F S ne sait pas que b est F Donc, a ≠ b . Pour établir que (+) n’est pas valide, autrement dit, que c’est une forme d’argument sophistique, ou un sophisme, il suffit de trouver un contre-exemple : un argument qui a la forme (+), dont les prémisses sont vraies et la conclusion fausse. Or, il est aisé de trouver de tels contre-exemples : il est parfaitement normal de ne connaître quelque chose que partiellement, par certains de ses aspects, sans les connaître tous. Si Jean ne sait pas que le grand orateur romain Cicéron s’appelle aussi Tullius, il est à la fois vrai que Jean sait que Cicéron est un grand orateur, et que Jean ne sait pas que Tullius est un grand orateur, sans que cela soit suffisant pour conclure que Cicéron n’est pas identique à Tullius. Les prémisses de l’argument (++) Jean sait que Cicéron est un grand orateur Jean ne sait pas que Tullius est un grand orateur Donc, Cicéron ≠ Tullius . Sont vraies, mais sa conclusion est fausse. Etant donné qu’il y a un contre-exemple, la forme (+) ne peut pas être valide. Le défenseur de la théorie de l’identité n’a alors plus qu’à faire valoir que la même chose peut se produire avec notre connaissance des propriétés : si vous ne vous êtes pas penché récemment sur un manuel de la physique des couleurs, vous ne savez peut-être pas KISTLER-Philosophie de la psychologie 66 que la propriété d’être de la lumière monochrome49 rouge est identique à la propriété d’être de la lumière monochrome ayant une longueur d'onde entre 650-780 nm. Du fait que vous sachiez que les tomates mûres sont rouges, et du fait que vous ne sachiez pas que les tomates mûres ont la couleur de la lumière monochrome ayant une longueur d'onde entre 650-780 nm, il n’est certainement pas légitime de conclure que le rouge n’est pas identique à la couleur de la lumière monochrome ayant une longueur d'onde entre 650-780 nm. De manière analogue, du fait que vous sachiez que vous êtes maintenant dans l’état mental de la sensation d’une douleur dentaire, et du fait que vous ne sachiez pas que vous êtes maintenant dans un état cérébral XY, l’on ne peut pas conclure de manière valide que l’état mental de la sensation d’une douleur dentaire n’est pas réellement identique à l’état cérébral XY. Résumons : pour montrer la plausibilité de la théorie de l’identité et pour la défendre contre l’argument épistémique considéré par Smart, il suffit de remarquer qu’il est possible de connaître une propriété par son aspect mental, sans connaître cette même propriété par son aspect physique, qui est tout à fait analogue à la situation assez banale où nous connaissons un individu (une substance) par l’un de ses aspects mais non par d’autres. 6.3.2. Contingence Smart considère ensuite l’objection suivante : une sensation donnée ne peut pas être identique avec un certain processus cérébral, parce qu’il est contingent que tel processus accompagne telle sensation, et que telle sensation accompagne tel processus. Smart lui-même essaie de rejeter cette objection, en disant qu’elle montre seulement que les expressions « a une sensation S » et « subit le processus cérébral C » ont un sens différent ; en revanche, elle est compatible avec l’identité de leur référence. Cependant, cette réplique présuppose la doctrine traditionnelle selon laquelle toutes les identités qui sont découvertes a posteriori sont aussi contingentes. Dans le cadre de cette doctrine, il semble possible d’admettre la contingence du rapport entre sensation et processus cérébral, tout en défendant leur identité, et en donnant en outre une explication de la contingence de cette identité : elle serait fondée dans le caractère a posteriori des identités qui correspondent aux réductions scientifiques. 49 La lumière monochrome est composée d'ondes électromagnétiques d’une seule fréquence. La lumière reflétée par la plupart des objets ordinaires n’est pas monochrome, mais consiste en une superposition – discrète ou continue - d’ondes de différentes fréquences. KISTLER-Philosophie de la psychologie 67 La défense de la théorie de l’identité semble donc tributaire de la doctrine selon laquelle toutes les vérités a posteriori sont contingentes. Par conséquent, il est possible de l’attaquer en remettant en doute cette doctrine. C’est exactement ce que fait le philosophe américain Saul Kripke, grand opposant à la théorie de l’identité. Il entreprend une clarification des concepts de nécessité et de possibilité, et de vérité a priori et a posteriori, pour montrer que ces deux distinctions sont en réalité indépendantes : cela lui permet de reprendre à son compte l’objection considérée par Smart et de montrer que la réplique de Smart est inadéquate. Dans la mesure où il est contingent que la sensation S soit ou non accompagnée du processus cérébral C, S ne peut pas être identique à C. Voyons d’abord comment Kripke conçoit les concepts de nécessité et de possibilité. Le développement de la logique modale formelle, à laquelle Kripke lui-même à apporté des contributions importantes, permet de donner un sens précis à l’idée selon laquelle il est équivalent de dire d’un énoncé donné E : il est possible qu’E soit vrai, et de dire : il existe un monde possible dans lequel cet énoncé E est vrai. Un monde possible est une manière complète de présenter comment les choses auraient pu être. Admettons que j’aie posé le livre de Kripke, La logique des noms propres, sur mon bureau, à droite du clavier sur lequel je tape ce texte. Le monde actuel, le monde tel qu’il est réellement, ou monde « réel »50, contient donc l’état de choses selon lequel le livre de Kripke se trouve à droite de l’ordinateur. Cependant, il est clair que cet état de choses est contingent : j’aurais très bien pu poser le livre à gauche du clavier. Le fait qu’il soit possible que l’énoncé « le livre de Kripke se trouve à gauche de l’ordinateur » soit vrai signifie, en termes de mondes possibles, qu’il existe un monde possible différent du monde actuel (réel), dans lequel le livre se trouve à gauche, mais dans lequel la quasi-totalité des autres états de choses sont les mêmes que dans le monde actuel (réel). Ce monde possible coïncide notamment avec le monde actuel (réel) à l’égard de l’ensemble des états de choses qui concernent ce qui se passe en dehors de mon bureau. En termes de mondes possibles, un énoncé est nécessaire s’il est vrai dans tous les mondes possibles ; autrement dit, l’énoncé est vrai peu importe dans quel monde possible on évalue sa valeur de vérité. 50 En français contemporain, il est difficile de faire abstraction de la connotation du mot « actuel » selon laquelle l’actuel est le présent. On pourrait éviter cette connotation en disant « réel » au lieu de « actuel ». Mais ce choix nous priverait de la possibilité d’exprimer de manière cohérente la doctrine dite « réaliste » des mondes possibles défendue par David Lewis (Cf. David Lewis, On the Plurality of Worlds, Oxford, Basil Blackwell, 1986) : selon cet auteur, tous les mondes possibles sont réels au même degré. Seulement, l’un d’eux a pour nous une importance particulière parce que nous l’habitons. Nous l’appelons « le monde actuel » (actual world). Pour Lewis, les autres mondes possibles sont tout aussi réels que le nôtre quoiqu’ils ne soient pas actuels. KISTLER-Philosophie de la psychologie 68 Pour saisir l’argument de Kripke contre la théorie de l’identité, il est essentiel de comprendre sa thèse selon laquelle tous les énoncés d’identité vrais de forme « a=b », où « a » et « b » sont des désignateurs rigides, sont nécessairement vrais, c’est-à-dire vrais dans tous les mondes possibles ; en d’autres termes, la thèse de Kripke est qu’il n’y a pas d’identités vraies de cette forme qui soient contingentes. Un désignateur rigide est une expression qui désigne le même objet dans tous les mondes possibles. Les noms propres sont des désignateurs rigides : lorsque nous utilisons le nom « Aristote », même pour parler de ce qui aurait été possible à l’égard d’Aristote, nous parlons toujours de l’individu qui a, dans le monde actuel, écrit la Métaphysique et qui a été le précepteur d’Alexandre le Grand. Lorsque nous disons qu'Aristote aurait pu être commerçant et non philosophe, nous considérons une possibilité selon laquelle (ou, en termes équivalents, un monde possible dans lequel) notre philosophe Aristote mène une autre vie que celle qui a été la sienne dans le monde actuel (réel). En revanche, l’expression « le précepteur d’Alexandre le Grand » n’est pas un désignateur rigide : dans un autre monde possible où un certain Philippe aurait été choisi pour occuper cette fonction, elle désigne Philippe, alors qu’elle désigne Aristote dans le monde actuel (réel). Cette expression ne désigne donc pas le même objet dans tous les mondes possibles : elle n’est pas rigide. Etant donné cette terminologie, il est clair que si dans un énoncé « a=b », « a » et « b » sont des désignateurs rigides, alors, si cet énoncé est vrai, il est nécessairement vrai : admettons que « a=b » soit vrai dans le monde actuel (réel). « a » désigne donc le même individu dans le monde réel que « b ». Mais comme, étant rigides, ces expressions désignent le même individu dans tous les mondes possibles, l’énoncé « a=b » est vrai dans tous les mondes possibles, ce qui est traduit par : cet énoncé est nécessairement vrai. Les concepts d’a priori et d’a posteriori concernent des manières de connaître et non, comme les concepts modaux de possibilité et de nécessité, des manières d’être. L’a priori et l’a posteriori sont des concepts épistémologiques (toujours au sens anglo-saxon) alors que le possible et le nécessaire sont des concepts métaphysiques. Un énoncé est vrai a priori s’il est possible de savoir qu’il est vrai, sans aucun recours à l’expérience (sensorielle) ; un énoncé est vrai a posteriori s’il faut avoir recours à l’expérience pour savoir qu’il est vrai. Une fois clarifiée cette différence, il est assez aisé de voir que ces concepts sont indépendants, de sorte qu’il y a non seulement des énoncés a priori nécessaires, mais aussi des énoncés a priori contingents ; de même, il existe non seulement des énoncés a posteriori contingents, mais aussi des énoncés a posteriori nécessaires. KISTLER-Philosophie de la psychologie 69 « 2+3=5 » et « aucun célibataire n’est marié » sont des exemples d’énoncés qui sont a priori et nécessaires. « Je suis ici maintenant » est a priori vrai mais contingent : peu importe comment le monde se trouve être, le sens linguistique des expressions « je », « ici » et « maintenant » garantit la vérité de l’énoncé dans toutes les circonstances possibles où il est prononcé. Toutefois, sa vérité est contingente puisque j’aurais très bien pu être ailleurs. Ma présence ici devant mon bureau n’a rien de nécessaire : j’aurais très bien pu être dans la cuisine pour me faire un café. Nous avons déjà rencontré des énoncés d’identité a posteriori : la plupart des humains (en dehors des parents de Cicéron, en supposant qu’ils lui aient donné l’un de ces noms) apprennent la vérité de « Cicéron=Tullius » a posteriori ; de même, « l’eau=H20 » a été découvert a posteriori. Nous avons déjà vu que nous utilisons effectivement les noms propres comme des désignateurs rigides ; il est plausible qu’il en soit ainsi également pour les termes désignant les espèces naturelles, comme « H20 ». Or, si nous admettons que les expressions « Cicéron », « Tullius », « l’eau », et « H20 » sont rigides, il s’ensuit que ces énoncés sont des énoncés nécessaires a posteriori. Venons-en maintenant à l’argument kripkéen contre la théorie de l’identité : les expressions formant l’énoncé d’identité : (*) « la sensation S = le processus cérébral C » sont, en tant qu’expressions désignant des espèces naturelles, des désignateurs rigides. Donc, si cet énoncé est vrai alors il est nécessairement vrai, tout comme « l’eau= H20 ». Kripke utilise la contrapositive de cette implication : si (*) n’est pas nécessairement vrai (mais seulement contingent), alors il n’est pas vrai du tout. Ensuite, Kripke argumente pour la contingence de (*) à partir de la prémisse selon laquelle il est concevable que la sensation S ne soit pas accompagnée du processus C : comme le dit Kripke, étant donné que cette corrélation est découverte a posteriori, il aurait pu s’avérer que (it could have turned out that) S n’est pas accompagné de C. Or, à première vue, cet argument ne semble pas convaincant, dans la mesure où Kripke lui-même nous enseigne que le caractère a posteriori est parfaitement compatible avec la nécessité d’une identité : dans le cas de l’identité entre « l’eau= H20 », et dans la mesure où cela constitue une découverte a posteriori, il semble tout autant concevable qu’il se serait avéré que l’eau soit autre chose que H20. Pourtant, dans ce cas, nous ne pouvons pas conclure de la concevabilité à la possibilité métaphysique : que l’eau soit autre chose que H20 n’est KISTLER-Philosophie de la psychologie 70 qu’une possibilité apparente, mais non une possibilité réelle ; en d’autres termes, ce n’est qu’une possibilité épistémique mais non métaphysique. Voici maintenant l’étape cruciale de l’argument de Kripke : Kripke fait valoir que la possibilité d’un décalage entre apparence et réalité, qui rend possible que quelque chose soit concevable tout en n’étant pas possible, n’existe que dans le cas des énoncés d’identité entre espèces naturelles non-mentales, mais non à l’égard des espèces naturelles mentales, telles que la sensation S. Dans le cas des espèces naturelles non-mentales, nous nous trompons lorsque nous jugeons qu’il est possible que l’eau soit quelque chose d’autre que H20. Nous pouvons nous tromper dans ce cas parce que nous confondons cette possibilité seulement apparente avec une possibilité réelle, à savoir : il est possible que ce qui nous apparaît comme l’eau soit quelque chose d’autre que H20. De même (pour prendre l’exemple qu’utilise Kripke lui-même), s’il nous apparaît possible (de manière trompeuse) que la chaleur soit quelque chose d’autre que le mouvement de molécules, c’est parce que nous confondons cette apparente possibilité avec la possibilité réelle selon laquelle ce qui provoque en nous la sensation de chaleur soit quelque chose d’autre que le mouvement de molécules. Or, Kripke soutient qu’une confusion de ce genre entre un phénomène naturel et la manière dont ce phénomène naturel nous apparaît, est impossible lorsqu’il s’agit de phénomènes mentaux. Par ailleurs, il soutient que ce n’est que cette confusion qui est à l’origine de l’illusion, dans le cas des identités entre espèces naturelles non-mentales, qu’il soit possible qu’elles soient fausses, alors que ces identités sont en réalité nécessaires. Par conséquent, lorsqu’il nous paraît possible (car concevable) qu’un énoncé d’identité comme (*) soit faux, cela est réellement possible et l’énoncé est donc réellement contingent. Pour que la possibilité que (*) soit faux ne soit qu’une apparence trompeuse, il faut supposer que nous confondons la manière dont nous apparaît la sensation S avec la sensation S ellemême, de la même manière que nous pouvons confondre la chaleur avec la sensation que la chaleur cause en nous. Or il est absurde de distinguer entre la manière dont une sensation nous apparaît, et cette sensation elle-même, puisque la sensation n’est rien d’autre qu’une manière de nous apparaître. Donc la possibilité que (*) soit faux ne peut pas être seulement apparente ; c’est une possibilité réelle ; cela signifie que (*) est contingent. Or, comme il s’agit d’un énoncé d’identité entre espèces naturelles désignées par des désignateurs rigides, sa contingence implique sa fausseté, car si un tel énoncé est vrai, il est nécessairement vrai. 6.3.3. Les caractères mentaux et physiques KISTLER-Philosophie de la psychologie 71 La troisième objection contre la théorie de l’identité considérée par Smart est celle-ci : les prédicats avec lesquels on exprime un énoncé d’identité a posteriori doivent avoir un sens différent – sinon l’identité pourrait être connue a priori - quoique leur référence soit la même – sinon il ne s’agirait pas d’un énoncé d’identité. Mais le sens d’un prédicat est déterminé par certains aspects ou caractères de son référent. Par exemple, si le sens du prédicat « est l’étoile du soir » diffère du sens du prédicat « est l’étoile du matin », c’est parce que ces expressions désignent des caractéristiques différentes de Vénus. Au cas d’une hypothétique identité psychophysique, par exemple entre la sensation S et le processus cérébral C, les prédicats « avoir la sensation S » et « subir le processus cérébral C » ont des sens différents parce qu’ils désignent des caractéristiques différents de S/C. Donc S et C ont des caractéristiques différents, ce qui réfute leur identité : en vertu du principe de Leibniz, si a=b, alors a et b partagent toutes leurs propriétés. Smart répond que les caractéristiques qui nous permettent d’identifier un état (ou processus) mental – et qui constituent donc le sens des prédicats qui y font référence – peuvent être conçues comme ontologiquement neutres (topic neutral). Autrement dit, les propriétés S et C, ainsi que leurs caractéristiques, ne sont en elles-mêmes ni mentales ni physiques, et ne peuvent donc pas être utilisées pour introduire une différence de nature entre ces deux types de propriétés. Smart montre en effet qu’il est possible de faire référence aux processus mentaux/cérébraux en utilisant un langage neutre. Selon Smart, l’énoncé mental : « je vois une image (after-image) jaune-orange » a le même sens que l’énoncé neutre : « Il se passe quelque chose du même genre que ce qui se passe lorsque j’ai les yeux ouverts, suis éveillé et lorsque, dans une bonne illumination, une orange se trouve devant moi, c’est-à-dire lorsque je vois réellement une orange » (Smart 1959, p. 60). Dans cette phrase, le processus mental/cérébral est désigné de façon neutre comme « quelque chose », et les caractères qui sont utilisés pour déterminer la référence ne sont ni mentaux ni cérébraux, mais sont exprimés par référence à des objets et circonstances non problématiques. 6.3.4. Autres arguments utilisant le principe de Leibniz Une image (dans le sens indiqué plus haut) n’est pas dans l’espace, alors qu’un processus cérébral est dans l’espace. Cela montre qu’il existe au moins une propriété que possède le processus cérébral, mais non la sensation. Donc, ils ne peuvent pas être identiques, car selon le principe de Leibniz, les choses identiques ont en commun toutes leurs propriétés. KISTLER-Philosophie de la psychologie 72 Or, cette objection ne tient pas compte du contenu de la théorie de l’identité. Comme le dit Smart, cette objection commet « une ignoratio elenchi. Je ne m’emploie pas à montrer que l’image est un processus cérébral, mais que l’expérience de l’image est un processus cérébral. » (Smart 1959, p. 61) L’ignoratio elenchi est une forme traditionnelle de sophisme qui consiste à méconnaître le but d’une démonstration. Les prémisses mentionnées par l’argument sophistique permettent d’établir la conclusion X, alors qu’il s’agit de montrer Y. Le sophisme est efficace dans la mesure où X et Y sont faciles à confondre. Ici, il s’agit de la confusion entre le contenu d’une expérience et cette expérience elle-même, c’est-à-dire le processus de la subir. Comme nous l’avons vu à l’occasion de notre étude des arguments en faveur du dualisme, il y a bien d’autres propriétés encore, en dehors de celle d’être dans l’espace, que seules les objets/processus/états matériels peuvent avoir, et d’autres en dehors de celles que nous avons mentionnées ici, que seuls les objets/processus/états mentaux peuvent avoir. Chacune de ces propriétés permet de construire un argument à partir du principe de Leibniz, pour montrer que les objets/processus/états mentaux et matériels ne peuvent pas être identiques. Par exemple, dit Smart, dire de l’expérience de voir quelque chose de jaune, qu’elle est lente, rapide, rectiligne ou circulaire, n’a pas de sens, alors que l’on peut dire ces choses d’un mouvement moléculaire dans le cerveau. Donc, l’expérience ne peut pas être ce mouvement. Smart répond qu’il s’agit là d’une règle sémantique établie sur la base de notre conviction traditionnelle que les expériences appartiennent à une toute autre catégorie ontologique que les processus matériels, et en particulier les processus ayant lieu dans notre corps. Avec une logique qui anticipe sur les arguments des éliminativistes, en particulier P.M. Churchland, Smart fait valoir que si son hypothèse, selon laquelle les sensations, et les expériences en général sont, de fait, des processus cérébraux, était vraie, et si on le découvrait, alors notre conception de ce que sont les expériences, changerait, et avec elle, les règles sémantiques qui déterminent quels énoncés ont un sens. Remarquons dans ce contexte que Smart avait commis l’imprudence de négliger certaines différences entre les catégories ontologiques de propriété, d’état, de processus. On commet en effet une erreur de catégorie, et on produit un énoncé dépourvu de sens, lorsqu’on attribue à un état, des propriétés que seul un processus peut posséder, et, à un processus, des propriétés que seul un état peut posséder. Par exemple, un processus mental ou physique, peut être lent ou rapide, mais cela n’a pas de sens d’attribuer ces prédicats à un état. Dès lors que l’on se soucie de n’affirmer l’identité qu’entre entités de la même catégorie ontologique, on KISTLER-Philosophie de la psychologie 73 prive de fondement certaines objections, selon lesquelles l’hypothèse de l’identité psychophysique implique des énoncés dépourvus de sens. Nous connaissons notre propre esprit d’une manière plus directe que nous ne connaissons notre cerveau. Cette asymétrie épistémique fonde l’un des arguments traditionnels pour le dualisme. L’état X de l’esprit ne peut pas être identique à l’état Y du cerveau, car nous connaissons X d’une manière plus directe que nous ne connaissons Y. Par ailleurs, dans le cadre de la conception traditionnelle selon laquelle notre esprit est parfaitement transparent à nous-mêmes, les jugements que nous portons nous-mêmes sur l’état présent de notre esprit sont infaillibles, ce qui n’est bien entendu jamais le cas des jugements que nous portons sur l’état de notre cerveau. Là encore, Smart anticipe sur un argument qui sera utilisé plus tard par les éliminativistes : si nous découvrions que l’hypothèse de l’identité est correcte, nous changerions notre conception de l’esprit ; en particulier, nous abandonnerions la conviction selon laquelle nous connaissons les états de notre esprit 1) directement et 2) de manière infaillible. Smart exprime cette idée en parlant de la logique de notre langage : l’objection épistémique contre la théorie de l’identité « montre que le langage des rapports d’introspection suit une autre logique que le langage des processus matériels » (Smart 1959, p. 63). Or, ces règles de l’usage des mots sont susceptibles de changer. Paul M. Churchland a montré que l’argument épistémique contre la théorie de l’identité est, dans sa forme la plus simple, un « sophisme intensionnel » c’est-à-dire une erreur de raisonnement qui consiste à appliquer dans un contexte intensionnel, des règles d’inférence qui ne sont valides qu’à l’intérieur de contextes extensionnels. Ce sophisme prend la forme suivante : Je sais (par introspection) que j’éprouve une douleur. Je ne sais pas (par introspection) que les fibres C de mon corps sont activées. Donc, le fait d’éprouver une douleur n’est pas identique à l’activation des fibres C de mon corps. Nous avons déjà vu un peu plus haut que cette forme d’argument n’est pas valide pour la raison que le contexte engendré par « je sais que » ou « je ne sais pas que » est intensionnel (ou opaque) : la substitution de termes coréférentiels à l’intérieur de ce contexte ne préserve donc pas la vérité (on dit qu’elle n’est pas salva veritate). Il est par conséquent parfaitement compatible avec l’hypothèse selon laquelle mon état d’éprouver une douleur est identique à l’état d’activation de mes fibres C, que je ne connaisse cet état que par l’un de ses aspects KISTLER-Philosophie de la psychologie 74 mais non par un autre, ou en d’autres termes, que je le connaisse sous une description mentale, mais non sous une description neurophysiologique. Il y a cependant une manière de reformuler l’argument épistémique contre l’hypothèse d’identité de manière à lui permettre d’éviter ce sophisme : « je peux savoir » n’engendre pas de contexte intensionnel. Je peux savoir par introspection que j’éprouve une douleur. Je ne peux pas savoir par introspection que les fibres C de mon corps sont activées. Donc, le fait d’éprouver une douleur n’est pas identique à l’activation des fibres C de mon corps. Contre cette forme de l’argument, le défenseur de l’hypothèse d’identité peut faire valoir qu’elle commet une pétition de principe. Cette forme d’argument consiste à introduire dans les prémisses une affirmation équivalente à la conclusion que l’on cherche à justifier. Cela ne la prive pas de validité, mais de tout intérêt pour la justification de la conclusion. En effet, la seconde prémisse présuppose la fausseté de l’hypothèse de l’identité. Si l’état d’éprouver une douleur est identique à l’état d’activation des fibres C, alors je peux connaître le second état par introspection autant que le premier. D’ailleurs, Churchland montre que l’on peut fabriquer des arguments de cette forme pour réfuter toutes les identités a posteriori de la science, par exemple l’identité entre température et énergie cinétique moyenne : Je peux sentir que le gaz a une température d’à peu près 21°C. Je ne peux pas sentir que l’énergie cinétique moyenne des molécules du gaz est de 6,2 -21 * 10 Joule. Donc, la température d’un gaz n’est pas identique à l’énergie cinétique moyenne de ses molécules. Dans ce cas, nous acceptons sans doute plus facilement que la seconde prémisse soit fausse : étant donné que nous acceptons l’identité de la température d’un gaz avec l’énergie cinétique moyenne des molécules, il s’ensuit que, si le fait de sentir la température du gaz est un moyen de l'évaluer, c’est aussi un moyen d’évaluer l’énergie cinétique moyenne de ses molécules. Lectures conseillées KISTLER-Philosophie de la psychologie 75 • Saul Kripke, Naming and Necessity (1972/1980), Trad. La logique des noms propres, Minuit, 1982, en particulier : fin de la 3e conférence. • J.J.C. Smart, Sensations and Brain Processes (1959), repr. in D. Rosenthal (éd.), Materialism and the Mind-Body Problem, Prentice-Hall, 1971, p. 52-66. 7. Fonctionnalisme 7.1. L'argument de la « réalisabilité multiple » ou « multiréalisabilité » Lorsque nous avons considéré, au chapitre 6, un certain nombre d'arguments contre la théorie de l'identité, nous n'avons pas mentionné l'argument qui est le plus souvent considéré comme celui qui a définitivement réfuté cette théorie. Selon la théorie de l'identité, plus précisément la « théorie de l'identité des types » ou encore « physicalisme des types », chaque type d'état mental est un type d'état cérébral. Pour reprendre un exemple couramment utilisé dans ce débat et dont nous supposerons simplement, dans le contexte de notre réflexion, qu'il soit scientifiquement correct, selon la théorie de l'identité, la douleur est l'excitation des fibres C. Ressentir une douleur n'est rien d'autre qu'avoir des fibres C en état d'excitation. Or si les propriétés de ressentir une douleur et d'avoir des fibres C excités sont réellement identiques, aucun objet ne peut posséder l'une sans posséder l'autre. En particulier, aucun animal ne peut ressentir une douleur sans partager avec les humains une structure cérébrale qui contient des fibres C. Or on peut penser qu'il est plausible que des animaux très différents à la fois entre eux et par rapport aux humains, par exemple les reptiles et certains mollusques, soient capables de ressentir de la douleur. Dans la mesure où la structure de leur cerveau est extrêmement différente de la structure du cerveau humain, il est exclu que de tels animaux puissent partager des états cérébraux avec les humains. « L'argument de la réalisation multiple » contre l'identité des types peut maintenant être exprimé de la manière suivante : les mollusques et les hommes sont capables de ressentir de la douleur. Or, il n'existe aucune propriété cérébrale que les mollusques qui ressentent une douleur, partagent avec les hommes qui ressentent une douleur. Par conséquent, aucune propriété cérébrale n'est identique avec la douleur, car une telle propriété devrait être commune aux mollusques et aux humains. Peut-être peut-on contester la plausibilité de la thèse selon laquelle les cerveaux des mollusques et les cerveaux des humains ne partagent aucune propriété neurophysiologique. Peut-être parviendra-t-on, en faisant suffisamment abstraction des détails anatomiques des KISTLER-Philosophie de la psychologie 76 différentes espèces, à identifier une propriété neurophysiologique commune à tous les animaux capables de douleur et aux humains. Cependant, il existe une variante modale de l'argument de la réalisation multiple dont la force n'est pas entamée par cette éventualité et qui reste valide même s'il s'avère que les propriétés mentales ne sont, de fait et par les animaux réellement existant sur Terre, pas réalisées de différentes manières : il est certainement concevable et donc possible51 qu'il existe des créatures extraterrestres ou artificiellement créées qui peuvent ressentir de la douleur sans partager la moindre propriété neurophysiologique avec les humains, par exemple parce que leur corps n'est pas constitué de molécules organiques à base de carbone. Or si la douleur était identique à un état neurophysiologique particulier des humains, disons l'excitation des fibres C, il ne serait même pas possible qu'il existe une créature qui souffre de douleur sans posséder la propriété neurophysiologique en question. Autrement dit, même s'il s'avérait que la douleur n'est pas multiréalisée de fait par les différents animaux souffrant la douleur, elle est néanmoins multiréalisable : il est possible qu'il existe une créature qui a mal sans avoir de fibres C excités. Cette possibilité suffit pour réfuter l'identité. La plausibilité empirique de la réalisation multiple n'est pas la même pour tous les états mentaux. Un état inné aussi fondamental que celui d'avoir mal s'avérera peut-être être un héritage de l'évolution dont nous partageons la base neurophysiologique même avec nos ancêtres physiologiques les plus lointains et avec les espèces qui sont les cousins éloignés présents de l'espèce humaine. Mais, étant donné la très grande flexibilité de l'évolution individuelle (ou "ontogenèse") du cerveau, il paraît beaucoup moins probable qu'un état acquis, qui occupe une place moins centrale dans notre esprit que la douleur, tel que par exemple "la croyance qu'une semaine compte sept jours", soit implanté de la même façon sur le plan neurophysiologique par tous les individus (humains) à tous les instants où ils ont cette croyance. A l'égard de ce genre d'états mentaux il est raisonnable de penser que leur corrélat neurophysiologique varie d'un individu à l'autre, à l'intérieur de l'espèce humaine, et sans doute même dans un individu donné, d'un instant à l'autre. L'argument de la réalisabilité multiple, d'abord présenté par Hilary Putnam en 1967, a eu un impact considérable : en premier lieu, il a convaincu la communauté philosophique du 51 On peut bien entendu contester l’inférence du concevable au possible. Dans la littérature contemporaine, le philosophe américain Kripke (Saul A. Kripke, Naming and Necessity, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1980 (1ère edition : 1972). Trad. La logique des noms propres, Paris, Minuit.) a présenté des arguments particulièrement clairs pour montrer que certaines choses ne sont pas (réellement ou « métaphysiquement ») possibles alors qu’elles nous semblent possibles et sont donc concevables, ou encore « épistémiquement » possibles. Si l’inférence du concevable au possible n’est pas légitime en général, la version modale de l’argument de la réalisabilité multiple perd sa force en tant qu’argument métaphysique. KISTLER-Philosophie de la psychologie 77 fait que la théorie de l'identité des types n'est pas une conception adéquate des propriétés mentales en général (même si le débat sur l'identité de certains types d'états mentaux, tels que la douleur, avec des états physiologiques reste ouvert). En second lieu, cet argument a été considéré comme une réfutation concluante d'une thèse plus faible sur le rapport entre le mental et physique : en effet, la thèse de l'identité des propriétés mentales et physiques résulte d'une interprétation particulière de la possibilité de réduire les propriétés mentales aux propriétés physiques. Nous avons déjà insisté (dans l'introduction à la première partie de ce cours) sur l'importance du concept de réduction pour le projet plus général de concevoir la réalité de manière naturaliste. Les réductions de propriétés biologiques, chimiques et physiques qui ont déjà été accomplies figurent parmi les succès les plus impressionnants de l'histoire des sciences : pensons à la réduction du gène à un morceau de la molécule d'ADN, de la température d'un gaz à l'énergie cinétique moyenne des molécules qui le composent, ou à la réduction de la foudre à une décharge électrique. Ces réductions ont suggéré une certaine conception de l'unification progressive des sciences qui implique une unification concomitante de l'ensemble des phénomènes réels. En ce qui concerne l'esprit, on pouvait raisonner de manière inductive pour conclure qu'à terme, les propriétés psychologiques seraient intégrées à une science unifiée, comprenant également la physique, la chimie et la biologie, en étant réduites à leur tour à des propriétés qui font l'objet de sciences de niveaux inférieurs, en particulier à la neurophysiologie. Or la réduction des propriétés requiert, selon la conception classique de la réduction proposée par Ernest Nagel, l'existence d'un type particulier de lois de la nature, souvent appelées "lois-pont" (en anglais, "bridge laws"). Dans le cas particulier de la douleur et des fibres C, une telle loi-pont dirait premièrement que tous les objets qui ont des fibres C excitées éprouvent une douleur et que tous les objets qui éprouvent une douleur, ont des fibres C excitées, et deuxièmement, que cette corrélation universelle n'est pas accidentelle, mais découle d'une nécessité nomologique. Cette nécessité nomologique justifie en particulier qu'on fonde sur elle des raisonnements contrefactuels : si j'avais une fille appelée Marie (ce qui n'est pas le cas) et si elle avait mal, elle aurait des fibres C excitées. En outre, s'il y avait une espèce d'animaux vertébrés XY (qui n'existe pas dans le monde actuel) et si un spécimen de cette espèce avait mal, il aurait des fibres C excitées. Or, il a été argumenté, en particulier par Jerry Fodor52, que la réalisabilité multiple des 52 Cf. Jerry A. Fodor “Special Sciences (or : The Disunity of Science as a Working Hypothesis)”, Synthese, 28, 1974, p. 97-115, repr. dans Jerry A. Fodor, Representations, Cambridge, Mass., MIT Press, 1981; trad. KISTLER-Philosophie de la psychologie 78 propriétés psychologiques constitue un obstacle insurmontable à la perspective d'une réduction des propriétés psychologiques à des propriétés neurophysiologiques, pour la raison qu'elle est incompatible avec l'existence de lois-pont. En effet, la réalisabilité multiple implique non seulement qu'il existe plus d'une propriété qui est capable de réaliser une propriété psychologique donnée, mais qu'il en existe un nombre indéfini. En outre, les différentes propriétés neurophysiologiques, actuelles ou possibles, dont l'instance réalise la dite propriété psychologique, n'ont rien en commun sur le plan neurophysiologique (elles ont bien entendu en commun de réaliser la propriété psychologique en question). Si l'on essayait donc de formuler une loi-pont entre la propriété psychologique P et ses réalisations neurophysiologiques (actuelles et possibles) N1, N2, .... on se heurterait au nombre indéfini de celles-ci : le conséquent aurait la forme d'une disjonction « ouverte » (c’est-à-dire dont le nombre de termes n’est pas déterminé) N1 ∨ N2 ∨ N3 ∨… et ne désignerait donc aucune propriété déterminée. C'est la diversité et le caractère indéterminé de l'ensemble des réalisations (c’est-à-dire des propriétés neurophysiologiques réalisatrices) possibles qui empêchent l'existence d'une loi-pont, et par là même la possibilité d'une réduction. Lecture conseillée • Jerry Fodor, Les sciences spéciales, trad. in : Pierre Jacob (éd.), De Vienne à Cambridge, Gallimard 1980, p. 417-440. 7.2. La conception fonctionnaliste de l'esprit Si l'argument de Putnam et de Fodor contre l'identité des états mentaux et physiques et contre la réductibilité du mental au physique à partir de la réalisabilité multiple des propriétés mentales, a eu un si grand impact, c'est parce qu'il contient, outre sa force critique, la suggestion d'une nouvelle manière de concevoir l'esprit. La réflexion sur le fait que des systèmes cognitifs dont les propriétés physiques et neurophysiologiques sont extrêmement différentes puissent partager un même état mental, a suggéré à Putnam que l'essence de l'esprit et des états mentaux est absolument indépendante de leur substrat matériel. Selon Putnam, l'essence des états mentaux réside dans leur rôle causal, ou en d'autres termes dans la fonction qu'ils occupent au sein de l'ensemble des autres états mentaux, des stimulations perceptives et du comportement du système cognitif en question. La nature d'un état mental par P. Jacob : “Les sciences particulières (l’absence d’unité de la science: une hypothèse de travail)”, dans Pierre Jacob (ed.), De Vienne a Cambridge, Paris, Gallimard, 1980, p. 417-441. KISTLER-Philosophie de la psychologie 79 n'est pas déterminée par ce qu'il est intrinsèquement. En particulier, elle n'est pas déterminée par la matière qui le réalise, mais par ce que fait l'état mental. Selon la thèse fonctionnaliste sur la nature de l'esprit, les concepts que nous avons de nos états mentaux sont des concepts d'états fonctionnels dont l'identité est indépendante de leur réalisation dans un individu donné ; leur identité ne dépend que de leurs causes et de leurs effets parmi les autres états mentaux, parmi les stimulations sensorielles et parmi les comportements. Lorsqu'on conçoit des êtres qui éprouvent des douleurs sans partager la moindre propriété neurophysiologique avec nous, on conçoit des êtres dont l’état partage avec notre douleur ses causes et ses effets typiques : la douleur est typiquement causée par des blessures ou autres dommages au corps et elle cause typiquement des cris, l'accélération du rythme cardiaque, et un comportement visant à enlever les causes qui la provoquent, par exemple en retirant le membre blessé. Selon le fonctionnalisme, les concepts des états mentaux sont des concepts fonctionnels analogues à de nombreux concepts d'artefacts. Ce qui fait d'un objet une table, un ouvre-bouteille ou un thermomètre, ce n'est pas sa structure intrinsèque, mais sa capacité d'exercer une certaine fonction : supporter des objets à une hauteur inférieure à la hauteur des yeux et des mains d'un humain moyen, ouvrir des bouteilles, ou permettre de déterminer la température d'un objet. La biologie contient également un grand nombre de concepts fonctionnels, tels que par exemple le gène et le cœur : le gène est un objet qui occupe la fonction d'un intermédiaire causal entre des organismes et leur progéniture, permettant aux premiers de transmettre un certain nombre de propriétés aux seconds ; le cœur est un objet qui occupe la fonction de pomper, ou de faire circuler, le sang dans le corps. En coupant radicalement avec la conception de l'esprit de la théorie de l'identité, le fonctionnalisme renoue dans une certaine mesure avec la conception béhavioriste (au sens du béhaviorisme philosophique). Le fonctionnalisme partage avec le béhaviorisme l'idée de faire abstraction de la nature intrinsèque du possesseur de l'esprit. Pour les deux, le concept d'esprit est essentiellement le concept d'un intermédiaire entre des stimulations perceptives et le comportement. Cependant, il y a deux grandes différences entre les conceptions fonctionnalistes et béhavioriste des états mentaux : premièrement, le fonctionnalisme, mais non le béhaviorisme, conçoit les états mentaux comme des états réels et causalement efficaces. Dans un des ouvrages fondamentaux du béhaviorisme philosophique, Le concept d'esprit, Gilbert Ryle propose une analyse d'un grand nombre de concepts d'états mentaux selon laquelle ce sont des concepts dispositionnels : les croyances, les émotions, les désirs, les souvenirs, l'intelligence sont tous des dispositions de se comporter d'une certaine manière dans des circonstances déterminées. Or, il est crucial pour Ryle - et c'est ce qui fait de lui un KISTLER-Philosophie de la psychologie 80 béhavioriste et non un fonctionnaliste - que ces dispositions ne sont pas des états réels au sens d'états internes aux sujets, qui pourraient être causalement efficaces pour produire la manifestation de la disposition. Ryle dénonce une telle conception des dispositions mentales comme états causalement efficaces, comme une forme du mythe cartésien du "fantôme dans la machine". Si le rapport entre le désir de boire un verre d'eau et le comportement consistant à boire le verre d'eau, était causal, il serait contingent: il est possible d'avoir le désir sans se comporter de cette manière. Or, selon Ryle, le rapport n'est pas contingent mais analytique : dans la mesure où il n'existe aucun critère de l'existence du désir indépendant du comportement qui le caractérise dans la situation appropriée, le fait que X désire boire un verre d'eau, ne décrit rien d'autre qu'une disposition, qui n'a d'autre contenu que ce conditionnel: si X a un verre d'eau à portée de la main et croit qu'il s'agit bien d'un verre d'eau, il le boit. Nous avons déjà vu pourquoi cette conception est généralement considérée comme inadéquate : dans une situation extérieure donnée, un désir donné ne détermine pas à lui seul un comportement spécifique. Même si X désire boire un verre d'eau, voit un verre d'eau posée sur la table à portée de sa main et croit que ce verre contient de l'eau, il ne le boit que s'il ne désire pas offrir ce verre d'eau plutôt à sa voisine dont il croit qu'elle a également soif, s'il ne désire pas rester à jeun pour pouvoir subir une opération chirurgicale, et ainsi de suite pour un nombre indéterminé d'autres états mentaux. On a donc retenu que le fait qu'il n'existe pas de relation unique entre un état mental donné (si l'on isole cet état de l'ensemble sous-jacent des états mentaux, éventuellement non portés au niveau de la conscience) et un comportement bien déterminé, réfute définitivement la thèse béhavioriste selon laquelle une telle relation à un comportement unique est constitutive de la nature des états mentaux. La conception fonctionnaliste évite ce problème grâce à deux innovations par rapport au béhaviorisme. La première est, comme nous n'avons vu, la thèse selon laquelle les états mentaux ne sont pas analytiquement liés à la disposition à un certain comportement, mais sont plutôt les causes de ces comportements. Mais cette première innovation en invite une seconde : une fois que l'on a reconnu la nécessité de concevoir les états mentaux comme des états autonomes qui peuvent exister indépendamment de leurs manifestations comportementales typiques, il paraît tout naturel de leur reconnaître également la capacité de causer d'autres états mentaux et d'être causé par eux, c'est-à-dire de ne pas être causés seulement par les stimulations sensorielles et de ne pas causer seulement des comportements. Il y a en effet de nombreux états mentaux qui sont ni des effets directs de la perception, ni des causes directes du comportement : songez aux pensées qui s'enchaînent au cours d'un raisonnement KISTLER-Philosophie de la psychologie 81 philosophique, ou de façon plus banale aux images qui s'enchaînent lors d'un songe éveillé portant sur les vacances de l'été passé. De toute manière, nous avions noté lors de notre critique du béhaviorisme que même les états mentaux qui semblent le plus directement causés par les sensations et qui semblent les plus proches du comportement, ont, parmi leurs causes et parmi leurs effets, d'autres états mentaux, ce que le béhaviorisme interdit de concevoir. Or dans la conception fonctionnaliste, rien ne s'oppose à concevoir l'existence de douleurs causées par des états mentaux et non par des stimulations physiques : des douleurs psychogènes ou psychosomatiques. Il paraît encore plus évident qu'une douleur ne cause pas seulement un certain comportement, mais aussi des états mentaux, par exemple le désir que la douleur cesse. La deuxième innovation de la conception fonctionnaliste de l'esprit qui la distingue du béhaviorisme, est donc de reconnaître la possibilité qu'il existe, parmi les causes et les effets qui caractérisent la nature d'un état mental, non seulement des stimulations perceptives et des comportements, mais également d'autres états mentaux. Cela permet de tenir compte du fait - qui posait un problème redoutable au béhaviorisme - qu'un même état mental, par exemple un désir, peut donner lieu à différents comportements dans différentes situations, qui sont pourtant identiques sur le plan des stimulations : c'est l'ensemble des autres états mentaux, en particulier les autres croyances et désirs, qui contribuent à déterminer le comportement. Dans l'exemple, mentionné plus haut, du désir de X de boire un verre d'eau, ce n'est que tout un ensemble de désirs et de croyances dans lequel figure ce désir particulier, qui détermine si X va effectivement boire le verre d'eau devant lui. Ned Block a proposé d'illustrer le concept d'état fonctionnel d'un système, c'est-à-dire d'un état interne qui cause le comportement du système, mais dont la nature est exclusivement déterminée par ses causes et effets et non par la structure matérielle qui le réalise, avec un automate très simple. Considérez une machine qui distribue des canettes de Coca. L'automate distribue une canette lorsqu'on insère une pièce d'un euro, mais accepte également les pièces de 50 centimes. Si l'on veut obtenir que la machine distribue une canette lorsqu'on paye avec deux pièces de 50 centimes, et qu'elle retourne la monnaie payée au-delà d'un euro, il faut doter la machine de deux états internes qui peuvent être caractérisés de la manière suivante. Lorsque l'automate se trouve dans l'état 1, son comportement est le suivant : si une pièce d'un euro est insérée, il distribue une canette et reste dans l'état 1. Si une pièce de 50 centimes est insérée, il ne distribue pas de canette et passe dans l'état 2. Lorsque l'automate se trouve dans l'état 2, son comportement est le suivant : si une pièce d'un euro est insérée, il distribue une canette et une pièce de 50 centimes et passe à l'état 1. Si une pièce de 50 centimes est insérée, il distribue une canette et passe dans l'état 1. KISTLER-Philosophie de la psychologie 82 On peut représenter l'ensemble des situations admissibles et du comportement de la machine dans la matrice suivante : Etat initial 1 entrée Etat successif insertion de 1 € Etat initial 2 Canette insertion Canette +50c€ 1 Rien 2 Sortie Etat successif 1 de 50 c€ Sortie Canette 1 Chaque case de la matrice contient une association bien déterminée entre une certaine entrée et une certaine sortie qui dépend de l'état interne du système, 1 ou 2. Cette association prend la forme d'une commande conditionnelle. Par exemple, lorsque la machine se trouve dans l'état 2, l'entrée «insertion d’une pièce de 50 centimes» est associée à la sortie «distribution d'une canette de Coca». Le point important que cette machine permet d'illustrer, est que les états 1 et 2 sont caractérisés uniquement par les associations entre causes et effets qui leur correspondent, autrement dit sans faire appel à leur réalisation physique. A cet égard, les états de cette machine extrêmement simple sont censés servir de modèle dont les états sont analogues aux états mentaux : pour le fonctionnaliste, l'état mental de désirer de boire un verre d'eau n'est rien d'autre que l'ensemble des associations entre les causes et les effets de cet état. Bien entendu, la machine distributrice de Coca est infiniment plus simple par son nombre extrêmement réduit d'état internes et d'associations entre causes et effets ; en particulier, les seules causes mentionnées sont des « entrées » externes (correspondant aux « stimulations » dans le cas des états mentaux), alors que les états internes du système figurent parmi les effets. Néanmoins, les états internes 1 et 2 de la machine peuvent illustrer le concept d'état fonctionnel : un état dont la nature est exhaustivement spécifiée en indiquant les causes qui conduisent à l'état en question et les effets que l'état provoque. Faisant pour un instant abstraction de l'extrême simplicité des rapports fonctionnels de notre machine, nous pourrions caractériser son état interne 1 en l'appelant un « désir de pièce de 1 euro » et l'état 2 un « désir de pièce de 50 centimes ». La doctrine selon laquelle les états mentaux sont analogues aux états d'une telle machine a été appelée "fonctionnalisme" à cause de l'équivalence formelle de l'association entre cause et effet caractérisant chaque état de la machine, avec l'association de valeurs à des arguments qui caractérise une fonction mathématique. À ce stade, le fonctionnalisme ne KISTLER-Philosophie de la psychologie 83 contient aucune référence à la fonction au sens téléologique d'un but poursuivi. Une paire de ciseaux a la fonction, au sens téléologique du mot, de couper : c'est un artefact qui a été construit dans le but d'exercer cette fonction. De même (ou du moins de manière analogue), les ailes d'un oiseau ont la fonction de lui permettre à voler : la théorie de l'évolution biologique par sélection naturelle, permet de donner un sens à des attributions de fonction de ce genre, sans pour autant devoir introduire l'idée d'une forme de « causalité par les fins ». 7.3. La machine de Turing et le fonctionnalisme des machines Historiquement, la conception fonctionnaliste de l'esprit s'est inspirée de l'analogie de l'esprit avec le programme d'un ordinateur. Nous avons déjà décrit une machine simple dont les états internes contiennent un programme extrêmement simple pour illustrer le concept d'état fonctionnel. Il s'est avéré que le concept d’état fonctionnel est beaucoup plus général que le concept d'état de machine programmable, et que l'hypothèse fonctionnaliste de l'esprit est en réalité indépendante de l'analogie entre l'esprit et le programme d'un ordinateur. Cependant, l'intérêt de considérer en quelques détails la version particulière du fonctionnalisme que l'on appelle le "fonctionnalisme des machines" n'est pas uniquement historique. En particulier, le concept d'une machine universelle de Turing permet de comprendre comment il est possible qu'un système mécanique extrêmement simple, disposant d'un répertoire très limité de comportements, plus précisément d'associations entre entrées et sorties, et qui est très certainement dépourvu de toute intelligence, peut néanmoins être capable d'effectuer des tâches d'une complexité surprenante. Une machine de Turing est constituée par quatre types de choses : - un ruban divisé en cases que l'on suppose être infini dans les deux directions, - une tête d'écriture et de lecture qui se trouve, à chaque instant, positionnée sur l'une des cases du ruban, -un ensemble fini d'états internes, - un alphabet fini de symboles que la tête peut lire et écrire. Chaque case du ruban contient exactement un symbole. (On peut utiliser la case vide comme l'un des symboles.) La machine effectue des opérations suivantes. 1. À chaque instant, (pour simplifier, on conçoit le passage du temps comme la succession d’une série discrète d’instants) la machine se trouve dans l'un de ses états internes et sa tête lit la case du ruban qui est en face d'elle. 2. Le comportement de la machine est complètement déterminé par son état interne et KISTLER-Philosophie de la psychologie 84 par le symbole lu à cet instant. 3. En fonction de l'état interne et du symbole lu, la machine fait trois choses : - elle remplace le symbole lu par un autre ou par lui-même. - La tête se déplace d'une case, vers la droite ou vers la gauche, ou bien reste en place si la tâche fixée à la machine est accomplie. - Si ce n'est pas le cas, elle passe dans un nouvel état interne. Considérons comme illustration une machine de Turing simple qui additionne les nombres entiers écrits sur le ruban en code unaire : chaque nombre entier n est représenté par une suite de "1" de longueur n. Le ruban qui présente à la machine le problème d'additionner 3 et 4 peut par exemple prendre la forme suivante : * * 1 1 1 + 1 1 1 1 * où les étoiles marquent le début et la fin du problème. On peut concevoir une machine qui additionne les nombres entiers qui lui sont soumis sous cette forme codée, de la manière suivante. Admettons que la tête soit positionnée sur le premier 1 du premier nombre à additionner (considérant la suite de symboles de la gauche vers la droite). Il suffit de doter la machine de deux états internes A et B qui sont caractérisés par les associations suivantes entre entrées et sorties : lorsque la machine est dans l'état A qui convient au début de l'addition, et elle lit un "1", elle le laisse tel quel, se déplace d'une case vers la droite et reste dans le même état A. Si elle est dans l'état A et lit un "+", elle le remplace par un "1", reste dans la même état A et se déplace vers la droite. Enfin, lorsqu'elle rencontre une étoile (il s'agit de l'étoile qui suit le dernier "1" du deuxième nombre à additionner), elle la laisse telle quelle, se met dans son second état, B, et retourne un arrière en se déplaçant d'une case vers la gauche. Elle peut maintenant compléter le calcul en associant à la lecture d'un « 1 » (qui est le dernier "1" du deuxième nombre), l'écriture d'une étoile, pour s'arrêter. Le point essentiel est le suivant: même si nous avons caractérisé la machine en parlant de sa constitution matérielle, par exemple en disant qu'elle possède une tête de lecture qui est positionnée au-dessus d'un ruban que l'on peut imaginer en papier, nous n'avons fait référence à une telle « incarnation » concrète de la machine que dans un but pédagogique (ou heuristique). Il est pourtant nécessaire de faire abstraction de cette représentation concrète et de comprendre que la nature de la machine est tout entière contenue dans la liste des associations entre entrées et sorties qui sont caractéristiques de chaque état. En d'autres termes, la machine est tout entière contenue dans une matrice analogue à celle que nous avons * KISTLER-Philosophie de la psychologie 85 dressée pour la machine distributrice de canettes. On appelle une telle matrice une "table de machine" ; une machine de Turing est sa table de machine. La table de machine qui représente notre petit algorithme pour l’addition est la suivante. 1 A B 1 * DA + Stop 1 DA * * GB Table de machine de l’addition No. 1. La première colonne contient les entrées, la première ligne les états internes. « 1DA » dans la case correspondant à l’état interne A et à l’entrée « 1 », signifie que dans ces circonstances, la machine écrit un « 1 », se déplace d’une case à droite, et reste dans l’état A. Nous avons dit plus haut que la conception fonctionnaliste de l'esprit se distingue de la conception béhavioriste par le fait que les états fonctionnels internes (c’est-à-dire qui ne sont ni entrées perceptives ni sorties comportementales) peuvent avoir d'autres états internes comme causes et effets. Si nous considérons le ruban, dans son état initial représentant les données du problème comme l'entrée et le ruban, dans son état final, représentant la solution calculée par la machine comme la sortie, notre machine associe les entrées aux sorties adéquates en parcourant un certain nombre d'étapes intermédiaires qui dépendent de son état interne initial et impliquent en général le passage par d’autres états internes. Selon le fonctionnalisme des machines, les étapes d'un raisonnement pratique visant à déterminer la meilleure action dans les circonstances actuelles, à partir d'une description de la situation servant d'entrée, et étant donné l'état interne du système qui est caractéristique de l'ensemble de ses croyances et désirs, sont analogues à la série de comportements effectués par la machine qui additionne. L'hypothèse de l'existence de nombreux étapes intermédiaires entre les entrées et les sorties (ainsi que l’existence de changements d’état interne qui ne se manifestent pas directement dans le comportement observable de l’extérieur) permet au fonctionnalisme de concevoir des systèmes que l'on ne peut pas distinguer à partir de leur KISTLER-Philosophie de la psychologie 86 comportement, mais qui sont néanmoins différents quant à leur nature intérieure. Cette possibilité peut être illustrée par l'existence de machines différentes qui associent pourtant exactement les mêmes "réponses" aux mêmes "questions", ce qui n'est bien entendu qu'un autre manière d'interpréter le fait que ces machines associent une suite de symboles sur le ruban à une autre suite de symboles. Voici une seconde machine additionneuse. Lorsqu'elle est dans son premier état A et lit le premier "1" du premier nombre, elle l'efface pour le remplacer par une étoile, passer dans son second état B et se déplacer d'une case vers la droite. Tant qu'elle lit des "1" dans ce second état, elle ne les modifie pas, reste dans l'état B et continue à se déplacer vers la droite. Enfin, lorsqu'elle rencontre le symbole "+" elle le remplace par un "1" et s'arrête. La table de cette machine est celle-ci. 1 DB A B * 1 DB + 1 Stop * Table de machine de l’addition No. 2. On voit aisément que cette machine est plus simple que la première, mais surtout qu'elle en diffère quant à sa table de machine, tout en lui étant parfaitement équivalente sur le plan du « comportement » externe. En concevant l'esprit en analogie avec une machine de Turing, la conception fonctionnaliste peut reconnaître, de manière analogue, la possibilité de deux systèmes cognitifs que rien ne distingue sur le plan de leurs comportements mais qui diffèrent néanmoins intérieurement, à l'égard des états fonctionnels (mentaux) faisant passer des sensations aux comportements. L'analogie de l'esprit avec une machine de Turing nous permet de comprendre comment le fonctionnalisme peut rendre compte de la possibilité qu'au moins certains états mentaux soient réalisés de différentes manières dans différentes espèces de systèmes cognitifs (en particulier, dans différentes espèces animales) : nous avons dit qu'une machine de Turing est identique à sa table de machine. La machine, ainsi que ses états, sont donc des entités KISTLER-Philosophie de la psychologie 87 abstraites ; l'idée fondamentale du fonctionnalisme consiste à concevoir l'esprit et les états mentaux comme des entités abstraites dans le même sens. Dans le cas de la machine, dire qu'elle et ses états internes sont abstraits, signifie que leur identité est indépendante du matériau concret dans lequel ils existent : l'identité d'un état interne est complètement déterminée par ses relations à d'autres états, c’est-à-dire par les causes qui font passer le système dans cet état et par les effets auquel cet état conduit étant donné les entrées, sans jamais faire référence à la structure concrète dans laquelle ces états existent. Cela implique directement que ces états, ainsi que la machine entière, qui n'est rien d'autre que l'ensemble de ses états et de leurs relations, peuvent exister dans des structures concrètes différentes, c'est-àdire dans des structures qui ont des propriétés matérielles très différentes. On dit que la même machine - et, si l'hypothèse fonctionnaliste sur la nature de l'esprit est correcte, le même esprit - peut être réalisée dans différentes machines concrètes. Plus précisément, la même machine abstraite peut être réalisée par différents types de machines concrètes. On considère généralement que Charles Babbage (1792-1871) a conçu le premier ordinateur programmable. Sa "Machine Analytique" qui ne fut jamais concrètement construite, aurait dû fonctionner selon des principes mécaniques, avec des roues dentées, cylindres et autres leviers. Sa taille aurait été considérable et la comparaison avec nos ordinateurs ferait paraître très petite sa vitesse de calcul. Les prédécesseurs immédiats de nos ordinateurs furent construits dans les années 1950 et 1960 en utilisant des circuits électriques et des tubes cathodiques. Tout en étant plus petits et plus rapides que la machine de Babbage, ils nous paraissent aujourd'hui énormes et très lents. Les ordinateurs les plus modernes sont fabriqués à partir de circuits électroniques gravés sur des minuscules puces de silicium. Cependant, il est en principe possible de programmer des machines de ces trois types extrêmement différents sur le plan matériel, de telle sorte qu'elles soient fonctionnellement équivalentes, au sens d'avoir la même table de machine. On dit dans ce cas que ces ordinateurs concrets "réalisent" la même machine (abstraite) de Turing. C'est exactement de cette manière que le fonctionnalisme des machines est censé permettre de concevoir la possibilité qu'un même esprit soit réalisé, ou "incarné", dans différentes structures matérielles ou dans différents corps. La conception abstraite des états mentaux et de l'esprit a une conséquence remarquable qui a été explicitement mentionnée par Putnam dès ses premières publications sur le fonctionnalisme : il est vrai que la conception fonctionnaliste était dès l'origine motivée par la tentative de concevoir l'esprit de façon naturaliste et matérialiste. L'analogie de l'esprit avec l'ensemble des états internes d'une machine de calcul, suggère après tout que les états mentaux KISTLER-Philosophie de la psychologie 88 appartiennent à des entités purement matérielles. Néanmoins, l'exigence que les états fonctionnels et l'esprit qu'ils constituent, soient réalisés dans une structure matérielle, ne fait pas partie de la conception fonctionnaliste elle-même. À force de faire abstraction de la réalisation, le fonctionnalisme n'exige même pas que cette réalisation soit matérielle. Ainsi, Putnam remarquait dans son article de 1967 que la conception fonctionnaliste est compatible avec la possibilité qu'un esprit soit réalisé dans une hypothétique substance non matérielle ou « chose-animée (soul-stuff)". Dans la mesure où une telle hypothétique "substance purement pensante" peut prendre une structure qui a les causes et effets appropriés, elle est capable de réaliser une machine de Turing, et donc peut-être - à condition d'être suffisamment complexe - un esprit au sens du fonctionnalisme. On dit d'une structure qui réalise une machine Turing, qu'elle possède une description en termes de machine ("machine description" en anglais). C'est donc le fait d'avoir une description en termes de machine qui fait qu'une structure donnée (matérielle ou non) a un esprit. Il est nécessaire d'introduire deux autres concepts techniques pour pouvoir répondre à deux objections fondamentales à la conception fonctionnaliste de l'esprit. Premièrement, comme Descartes l'a montré dans le Discours de la méthode, il y a une différence cruciale entre l'esprit humain et une machine capable d'exécuter une tâche déterminée : une machine telle que notre distributrice de canettes ou nos machines d'addition peut être capable d'effectuer des tâches qui posent à un humain moyen des difficultés considérables - pensez à des simples calculatrices qui effectuent des multiplications, des divisions ou des opérations arithmétiques plus complexes, sur des nombres arbitrairement grands. Entre une telle machine et l'esprit humain, il y a cette différence fondamentale que la machine est rigide alors que l'esprit et flexible : la machine ne peut effectuer qu'une seule tâche, ou un seul type de tâche (pour la calculatrice ou l’ordinateur programmé pour jouer aux échecs), alors qu'un esprit humain même d'intelligence modeste peut effectuer un nombre infini de tâches de raisonnement. Or, la force de cette objection diminue de façon considérable lorsqu'on envisage le concept d'une machine universelle de Turing. Turing a démontré qu’il est possible de concevoir une machine flexible en ce sens qu'elle peut accomplir toutes les tâches de raisonnement qui sont équivalentes à un calcul. Pour lui faire effectuer un raisonnement donné, on spécifie sur une première partie du ruban jouant le rôle d'entrée, la table de machine qui correspond au type de problème particulier. La lecture par la machine de cette première partie correspond à l'étape de programmation d'un ordinateur. Ensuite, la seconde partie du ruban contient les données concrètes sur lesquels la machine exécutera le programme spécifié dans la première partie. KISTLER-Philosophie de la psychologie 89 La deuxième objection fondamentale consiste à faire remarquer que notre esprit n'est pas déterministe. Il paraît plausible de penser que, même si nous étions deux fois dans une situation exactement identique ainsi que dans le même état interne, nous pourrions en principe évoluer vers des pensées et actions différentes. Notre conviction que cela soit possible est étroitement liée à notre conviction d'être des agents libres. Or il est possible de concevoir une espèce de machine qui reproduit l'absence de détermination « mécanique » de notre comportement (ou de nos suites de raisonnement), dans une situation et à partir d'un état interne donné. Pour concevoir un tel "automate probabiliste", il suffit de remplacer les règles déterministes qui occupent les cases de la table de machine, par des règles probabilistes associant chaque entrée dans chaque état interne à une suite d'effets possibles, chacun avec sa probabilité associée, où la somme des probabilités des effets possibles associés à une case doit être égale à 1. Si notre première machine d'addition déterministe écrit une étoile lorsqu'elle est dans son second état B et lit un "1", un automate probabiliste analogue pourrait par exemple exécuter cette opération avec 99 % de probabilité, et écrire un "1" dans le 1 % de cas restants. Une telle machine probabiliste correspondrait à une machine de calcul qui n'est pas à 100 % fiable mais commet parfois des erreurs. Dans sa version déterministe ou probabiliste, la distributrice de canettes illustre bien la manière dont le fonctionnalisme tient compte de la réalisabilité multiple : pour y penser, nous imaginons sans doute une machine concrète. Cependant, la « machine » de Turing dont les états nous servent d'analogues aux états mentaux d'un système cognitif, n'est pas cette machine concrète : la machine de Turing n'est rien d'autre que la table de machine spécifiant les associations entre les différents états internes, les entrées et les sorties. Une machine de Turing est une description abstraite dont certaines machines concrètes sont les réalisations. Comme il y a en principe un nombre infini de machines concrètes qui peuvent réaliser la table de machine de la distributrice de Coca, il y un nombre infini de systèmes qui peuvent en principe réaliser la table de machine d'un système cognitif. Dans la conception de la machine Turing que nous avons présentée plus haut, les états internes sont des états globaux de la machine ; autrement dit la machine n'occupe qu'un seul état interne à chaque instant. Ce n'est donc pas sous cette forme que les états d'une machine de Turing peuvent être considérés comme modèles des états mentaux tels que nous les concevons habituellement, car une personne est à chaque instant dans un grand nombre d'états mentaux : elle a des croyances, désirs, émotions, souvenirs etc. Cependant, cela n'est peut-être qu'un problème technique qui peut être résolu en concevant les états globaux comme composés d'états internes partiels, dont la nature est déterminée par des associations entre entrées et KISTLER-Philosophie de la psychologie 90 sorties comme dans la machine Turing originale. Cependant, le fonctionnalisme des machines rencontre un problème beaucoup plus fondamental (qui se pose d'ailleurs sous une forme ou une autre à toutes les formes de fonctionnalisme). La nature de chaque état interne est déterminée exclusivement par ses relations à d'autres états internes, qui sont à leur tour déterminées par leurs relations à d'autres états encore et éventuellement à des entrées et sorties. Indirectement, la nature d'un état donné dépend donc de la nature de l'ensemble des autres états mentaux auxquels il est au moins indirectement relié, et puisque tous les états sont au moins indirectement liés à tous les états, elle est en fin de compte déterminée globalement à partir de tous les autres états internes de la machine. Cela implique que deux machines M et M* différentes ne peuvent avoir en commun (ou « partager ») aucun de leurs états internes. Prenons l'état I de la machine M : dans la mesure où M est différente de M*, elles ont quelques états internes différents ; I diffère donc de l'état analogue I* dans la machine M* au moins par ses relations indirectes avec ces états qui diffèrent entre M et M*. Comme la nature de I et I* est déterminée par ces relations différentes, I et I* ne peuvent pas être identiques. Cela semble rendre le fonctionnalisme de machine inadéquat comme modèle de l'esprit : il semble essentiel à notre conception de l'esprit qu'il soit possible de partager certains de ces états, en particulier lorsqu'il s’agit de partager des croyances sur la base de la communication. La conception globale ou « holiste » des états mentaux par le fonctionnalisme l'empêche donc de tenir compte d’une propriété essentielle des états mentaux : pouvoir être partagés par des esprits par ailleurs différents. 7.4. Fonctionnalisme du sens commun et « Psychofonctionnalisme » Selon la thèse fondamentale du fonctionnalisme, les états mentaux ont une identité relationnelle : avoir mal ou désirer partir en vacances en Italie, c'est être dans un état dont la nature est déterminée par ses relations causales, et non par ses propriétés intrinsèques. Comme nous venons de le voir, le fonctionnalisme des machines représente ces relations causales par des fonctions au sens mathématique : par des associations de sorties formelles à des entrées elles aussi formelles. Une autre approche à la conception des relations qui donnent leur identité aux états mentaux a été développée par David Armstrong et David Lewis. Armstrong et Lewis partent d'une conception de la référence des termes théoriques, c'est-à-dire des expressions dont le sens ne peut pas être directement défini dans des termes observationnels : dans le cas d'un terme observationnel mais non d'un terme théorique, l'observation immédiate, non assistée par des instruments, permet de déterminer à quels objets KISTLER-Philosophie de la psychologie 91 le terme s'applique. En ce sens, « rouge » est un terme observationnel, mais « gène » et « électron » sont des termes théoriques. Il suffit d’observer un objet à l’œil nu pour déterminer s’il est rouge (à condition de le faire dans des conditions « normales », en particulier en ce qui concerne l’éclairage), mais aucune observation à l’œil nu ne permet de reconnaître les gènes et les électrons. Frank Ramsey a montré de manière logiquement rigoureuse que l'on peut définir le sens des termes théoriques de manière implicite, en utilisant le rôle qu'ils jouent dans la théorie. On peut comprendre l'idée principale à l’aide d’un exemple très simple. Je propose d’illustrer la manière inventée par Ramsey de définir implicitement les termes théoriques, par une pseudo-théorie artificielle et très simple. Cela nous permet de nous concentrer sur la stratégie logique générale de l’approche de Ramsey, plus facilement qu’avec une vraie théorie psychologique complexe qui exprime des liens entre des propriétés mentales telles que les représentations de différents types, les désirs ou objectifs poursuivis, les souvenirs, l'attention, les émotions, etc. Notre petite pseudo-théorie porte sur la douleur et contient les « lois » suivantes : les brûlures de la main droite causent une douleur et la croyance qu'une source de chaleur a provoqué la brûlure à la main droite ; la douleur provoque des soupirs (ou des cris) ainsi que le désir que la douleur cesse ; le désir que la douleur cesse et la croyance qu'une source de chaleur a provoqué une brûlure à la main droite causent un comportement de retrait de la main droite. (Pour que notre pseudo-théorie ait la moindre plausibilité, il faut ajouter que la douleur soit si faible que le mouvement de retrait ne soit pas la conséquence d’un réflexe, mais bien l’effet des états mentaux intermédiaires.) En d'autres termes : (T) Pour tout x, si la main droite de x a subi une brûlure, alors x souffre d'une douleur et x croit qu'une source de chaleur a provoqué la brûlure à sa main droite ; si x souffre d'une douleur, alors x soupire, et x désire que la douleur cesse ; si x désire que la douleur cesse et croit qu'une source de chaleur a provoqué la brûlure à sa main droite, alors x retire sa main droite. Cette « théorie en miniature » contient à la fois des prédicats observationnels et théoriques : « la main droite de x a subi une brûlure » , « x soupire » et « x retire sa main droite » sont des prédicats observationnels ; « x souffre d'une douleur », « x désire que la douleur cesse » et « x croit qu'une source de chaleur a provoqué la brûlure à sa main droite » sont des prédicats théoriques : ce sont des prédicats dont l'observation ne permet pas directement de déterminer s'ils s'appliquent ou non à un objet donné à un instant donné. KISTLER-Philosophie de la psychologie 92 On obtient « l'énoncé de Ramsey » (TR) de cette théorie (T), en formant premièrement la conjonction de toutes les lois qu'elle contient, en remplaçant deuxièmement les termes théoriques par des variables T1, T2, …, Tn, et troisièmement en quantifiant existentiellement sur ces variables. Le résultat est ceci : (TR) Il existe des états T1, T2, T3, tels que pour tout x, si la main droite de x a subi une brûlure, alors x est en T1 et x est en T2 ; si x est en T1, alors x soupire, et x est en T3 ; si x est en T3 et si x est en T2, alors x retire sa main droite. L'énoncé de Ramsey (TR) de notre théorie (T) ne contient plus de référence à des « entités théoriques » psychologiques. En tant que résultat de généralisations existentielles, (TR) est plus faible, autrement dit, a moins de contenu que (T), de manière analogue à la manière dont « x est dans un état » est plus faible que « x est dans un état de douleur ». Cependant, Ramsey a montré que (TR) est empiriquement équivalent à (T), au sens de permettre de faire exactement les mêmes prédictions empiriques, à partir des mêmes données empiriques. (TR), tout comme (T), nous permet notamment de prédire que si la main d’une personne x a subi une brûlure, alors x retire sa main. L'énoncé de Ramsey permet de donner une définition implicite de tous les termes théoriques de (T), de la manière suivante. Abrégeons notre énoncé (TR) par : ∃ T1, ∃ T2, ∃ T3 [T(T1, T2, T3)], où « T(T1, T2, T3) » désigne la conjonction de toutes les lois de (TR) dans lesquelles les termes théoriques sont remplacés par les variables Ti. Nous pouvons alors définir le prédicat « x souffre d'une douleur » par : « ∃ T1, ∃ T2, ∃ T3 [T(T1, T2, T3) ∧ x est en T1] ». De manière analogue, « x croit qu'une source de chaleur a provoqué la brûlure à sa main droite » peut être défini par : « ∃ T1, ∃ T2, ∃ T3 [T(T1, T2, T3) ∧ x est en T2] ». Enfin, « x désire que la douleur cesse » peut être défini par : « ∃ T1, ∃ T2, ∃ T3 [T(T1, T2, T3) ∧ x est en T3] ». L'idée fondamentale de la définition implicite en général et de la méthode de Ramsey en particulier, est de caractériser un type donné d'état auquel un terme théorique fait référence, par l'ensemble des relations que cet état entretient, selon la théorie en question, avec d'autres états, observables ou non. Que faut-il exiger de la théorie, pour qu'elle puisse constituer une base suffisamment riche qui permette de définir l'ensemble des tous les états mentaux, de sorte que la méthode de Ramsey puisse être utilisée pour construire une théorie générale des états mentaux ? Il faut premièrement exiger que ses lois portent sur l'ensemble de tous les KISTLER-Philosophie de la psychologie 93 états mentaux, et que deuxièmement ces lois expriment un nombre suffisant de relations de dépendances (causales ou non), entre ces états, pour permettre de les distinguer les uns des autres, sur la seule base de la structure de l'ensemble des lois dans lesquelles ils figurent. Quel genre de théorie peut satisfaire ces exigences ? Deux réponses à cette question ont été envisagées : selon le « fonctionnalisme du sens commun », la théorie pertinente est la « psychologie du sens commun » ou « psychologie naïve » (en anglais « folk psychology »). Selon Lewis et Armstrong, ce qui détermine le sens de nos prédicats mentaux, et donc selon eux, la nature des états auxquels ces prédicats font référence, c'est l'ensemble des convictions naïves partagées par tous les membres de notre communauté culturelle. La petite pseudo-théorie sur la douleur mentionnée plus haut en fait partie, mais aussi beaucoup d'autres croyances, notamment sur le lien entre perception et croyance, et sur les rapports entre croyances, désirs et actions. Parmi ces dernières croyances, la forme générale du syllogisme pratique joue un rôle central dans la psychologie naïve : si x désire B, croit que l'action A permet de réaliser B et croit pouvoir réaliser A, alors, sauf circonstances particulières, x fait A. Selon le fonctionnalisme du sens commun, la connaissance de la psychologie naïve est équivalente à la maîtrise de ses termes théoriques : chaque membre de la communauté linguistique qui connaît le sens des mots « désir », « croyance », « douleur », « espoir » etc. connaît aussi, même si c'est seulement de manière implicite, l'ensemble de ces « platitudes » ou « trivialités » que sont les « lois » de la psychologie naïve. La tâche de déterminer le sens des termes théoriques de la psychologie passe donc par une analyse a priori : il faut porter à la conscience et exprimer explicitement ce que tout le monde sait implicitement lorsqu'il utilise ces termes correctement. La parenté de cette conception avec le béhaviorisme logique apparaît ici clairement : comme le béhaviorisme, le fonctionnalisme du sens commun est essentiellement une thèse sémantique sur le sens des termes psychologiques, qu'il s'agit de découvrir par une analyse conceptuelle a priori. Les avocats du « fonctionnalisme scientifique » ou « psychofonctionnalisme » font valoir que la psychologie scientifique montre que bon nombre de nos convictions psychologiques naïves sont tout simplement fausses, à commencer par l'illusion de la transparence parfaite de notre propre esprit, c'est-à-dire l'illusion que, pour chacun de mes états mentaux M, je sais que je suis dans M. La force de cette raison de rejeter la psychologie naïve en tant que théorie pertinente pour déterminer le sens du vocabulaire mental, vient du rapport étroit entre la référence des termes théoriques et la vérité de la théorie utilisée pour obtenir l'énoncé de Ramsey. En effet, considérons la forme des définitions des termes KISTLER-Philosophie de la psychologie 94 théoriques T1, T2, et T3 indiquée plus haut. Si une seule loi de la théorie (T) est fausse, l'ensemble (T) qui la contient comme l'un de ses termes est également faux. Il n'y a dans ce cas aucune raison de penser que (TR) soit vrai : (TR) est obtenu par quantification existentielle à partir de (T), et nous n'avons aucune autre raison que la vérité de (T) de penser qu'il existe, comme le dit (TR), des états T1, T2 et T3. Cela a pour conséquence que nous n'avons pas non plus de raison de penser que les définitions qui emploient (TR) s'appliquent à quoi que ce soit. Autrement dit, s'il y a une seule « loi » de (T) qui est fausse, il est fort probable que les termes T1, T2 etc. soient vides, c'est-à-dire ne s'appliquent à rien. La raison est intuitivement claire : selon la conception fonctionnaliste, T1 est le type d'état dont la théorie (T) dans son ensemble est vraie. Or, si (T) n'est pas vraie, nous n'avons plus de raison de croire qu'un tel état existe, et nous n'avons après tout pas réussi à caractériser un état qui correspond par exemple à la notion intuitive d'avoir mal. Vous aurez remarqué que cet argument des opposants du fonctionnalisme est à double tranchant : s'il permet bien de remettre en cause le bien-fondé de l'utilisation de la psychologie du sens commun pour la construction de l'énoncé de Ramsey, il semble plaider tout autant contre l'usage des théories psychologiques scientifiques actuelles à cette fin. Il serait insensé de tabler sur la vérité de n'importe quelle théorie scientifique particulière, au sens absolu où elle ne fera jamais l'objet d'aucune révision. Cela semble à plus forte raison être le cas de la psychologie dont les fondements semblent moins bien assurés que celle de la physique, de la chimie ou de la biologie. La conception "holiste" ("holiste" et "holisme" sont des termes construits à partir du grec "holos" : le tout) de la nature des états mentaux est au cœur du fonctionnalisme dans toutes ses variantes : la nature d'un état mental donné M est déterminée par l'ensemble des autres états mentaux qu'il peut influencer ou par lesquels il peut être influencé ; étant donné que ces autres états mentaux sont à leur tour déterminés par l'ensemble des états qu'ils peuvent influencer et par lesquels ils sont influençables, la nature de M dépend au bout du compte de la nature de tous les autres états mentaux. Outre le problème que nous venons de mentionner, que la moindre hypothèse fausse sur un seul état mental se répercute sur l'ensemble de la théorie et rend la référence de ses termes théoriques incertaine, cet holisme pose le problème suivant : elle semble rendre impossible tout désaccord empirique portant sur l'un ou l'autre état mental. Car dans la mesure où l'ensemble des hypothèses de la théorie détermine le contenu de ses termes théoriques, il est impossible d'accepter des hypothèses différentes tout en faisant référence aux mêmes entités théoriques. Cela semble en particulier remettre en cause la possibilité du progrès théorique : lorsqu'une théorie succède à une autre, on ne peut KISTLER-Philosophie de la psychologie 95 dire que la seconde constitue un progrès par rapport à la première, car cela présupposerait qu’elles portent toutes les deux sur les mêmes objets. La méthode des définitions de Ramsey implique que la référence de tous les termes théoriques change à chaque modification de la théorie. Elle ne justifie donc pas l'idée selon laquelle des théories différentes puissent porter sur les mêmes objets, pour être en désaccord à leur égard. Lectures conseillées : • David Lewis, Psychophysical and Theoretical Identifications, in : D. Rosenthal (ed.), The Nature of Mind, Oxford University Press, 1991. • David Lewis, Douleur fou et douleur de martien, trad. in : Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 289-306. original anglais: Mad Pain and Martian Pain, in : Ned Block (ed.), Readings in the Philosophy of Psychology, Vol. 1, 1980). 7.5. Objections au fonctionnalisme 7.5.1. Holisme et « réalisation multiple » par différentes organisations fonctionnelles Putnam a avancé une objection contre le fonctionnalisme (qu'il avait lui-même conçu vingt ans plus tôt) qui se dirige plus particulièrement contre la conception holiste des états mentaux qu'il implique53. Nous avons vu à propos du fonctionnalisme des machines qu'il existe des tables de machines qui diffèrent tout en étant équivalentes sur le plan du comportement. Il semble par ailleurs possible (ainsi que plausible) que différents organismes ne diffèrent non seulement par l'incarnation matérielle, mais aussi par les détails de leur organisation fonctionnelle, tout en partageant certains états mentaux. Prenons deux organismes qui diffèrent par un grand nombre de leurs comportements et donc indirectement par un grand nombre de leurs états cognitifs, tel qu'un polype et un humain. Il paraît néanmoins plausible - et cette intuition est fondamentale pour la plausibilité initiale du fonctionnalisme – qu’ils puissent partager néanmoins certains états primitifs, tels que les états d'avoir mal et d'avoir faim. Or, s'il en est ainsi, il semblerait que ces états soit doublement multiréalisables : non seulement chaque organisation fonctionnelle est multiréalisable dans 53 Cf. Hilary Putnam, Representation and Reality, Cambridge, MA, MIT Press, 1988 ; trad. par C. EngelTiercelin : Représentation et réalité, Paris, Gallimard, 1990. KISTLER-Philosophie de la psychologie 96 différents supports matériels, mais un état mental donné semble aussi être multiréalisable par différentes organisations fonctionnelles. Cela pourrait être le cas de la douleur si elle est un état commun de systèmes cognitifs qui diffèrent quant à leur organisation fonctionnelle, ou de tout autre état partagé par deux systèmes qui ne sont pas parfaitement fonctionnellement équivalents. Pourtant, une telle éventualité est incompatible avec la conception fonctionnaliste, car elle montrerait que la nature de l'état en question ne consiste pas exclusivement dans l'organisation fonctionnelle dans laquelle il joue un rôle. Cette objection revient à critiquer le holisme implicite dans la conception fonctionnaliste : le fonctionnalisme interdit à deux organismes de partager une partie de leurs états mentaux sans les partager tous. Dans la conception fondée sur l'énoncé de Ramsey, cela suit du fait que la définition des états mentaux se fait par l'intermédiaire de la théorie complète de l'ensemble des états mentaux d'un organisme : la moindre différence entre deux organismes à l'égard de l'une ou l'autre des lois contenues dans cette théorie, entraîne donc une différence à l'égard de tous leurs états mentaux. Dans le fonctionnalisme des machines, cela suit de l'assimilation des états mentaux internes avec les états d'une table de machine, où la nature de chaque état dépend de l'ensemble de la table de machine. Cela rend inconsistante l'hypothèse selon laquelle il existe deux machines différentes qui aient néanmoins un état interne en commun. 7.5.2. L'objection des qualia absents Ned Block a cherché à montrer que le fonctionnalisme est trop "libéral", c'est-à-dire accorde trop facilement la possession d'un esprit et d'états mentaux à des systèmes qui semblent intuitivement en être dépourvus. A cette fin, Block conçoit l'expérience de pensée suivante54 : si le fonctionnalisme des machines est correct, alors le fait que j'ai un esprit n'est rien d'autre que le fait qu'il existe une table de machine qui représente correctement les relations existant entre mes états mentaux, les stimulations que je reçois et les comportements que j'exécute. Imaginons maintenant un corps de même apparence que le mien dont la tête contient, à la place du cerveau, une équipe de petits bonhommes, autrement dit des homunculi. Sur une paroi interne de la cavité crânienne se trouve affichée une version miniature de ma table de machine. Chaque homunculus a pour tâche d'exécuter une seule tâche qui correspond à la commande conditionnelle contenue dans une seule case de cette table. L'homuncule 47-236 aura par exemple la tâche de guetter l'instant où le système se 54 Ned Block, Troubles with Functionalim, in Ned Block (ed.), Readings in the Philosophy of Psychology, Vol. 1, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1980, p. 268-305. KISTLER-Philosophie de la psychologie 97 trouve dans l'état interne 47 et où il reçoit l'entrée nº 236. À cette occasion, il fera par exemple passer le système dans l'état interne 23, et positionnera la tête de lecture sur l'entrée suivante; peut-être appuiera-il également sur le bouton qui correspond au comportement nº 179. À condition qu'il y ait autant d'homunculi que de commandes conditionnelles dans la table de machine et que tous exécutent leur tâche, ce système est non seulement équivalent à moimême sur le plan du comportement (non seulement il associe les mêmes comportements aux mêmes sensations que moi), mais il est aussi fonctionnellement équivalent à moi. L'objection de Block consiste alors à faire valoir qu'il est fort peu plausible de penser que ce système, pris en tant que tout, ait un esprit. Notez bien qu'il n'est pas question de s'interroger sur chacun des homunculi; la question porte sur la possession d'un esprit par l'ensemble du système. Or il semble clair qu'il lui manque, avant tout, la qualité subjective de l'expérience: dans les termes de Nagel, cela "ne fait aucun effet d'être" ce système. Les "qualia" de l'expérience, et donc un élément essentiel à l’esprit, semblent faire défaut au système conçu par Block. L'expérience de pensée de Block est mieux connue sous une autre forme qu'il lui a donnée dans le même article : dans cette variante, ce sont des humains de taille normale qui accomplissent les tâches des homunculi. Étant donné le nombre important des habitants de la Chine, Block propose d'imaginer que l'ensemble de la population chinoise joue, pendant une courte période, le jeu de reproduire la table de machine complète d'un être humain donné. Chaque habitant de la Chine exécute l'une des commandes conditionnelles qui correspondent à l'une des cases de la table de machine ; on peut imaginer que cela se fait par l'intermédiaire de téléphones portables dotés d'écrans, sur lesquels on peut lire l'état présent du système ainsi que l'entrée sensorielle présente. Là aussi, on a l’intuition que le système qui consiste en un corps et l’ensemble de la population chinoise qui commande ce corps, n’a pas de qualia. La raison de refuser un esprit au système de l'expérience de Block ne vient pas tant du fait que le corps soit « télécommandé », c’est-à-dire mu par des commandes dont l’origine se situe en dehors des limites du corps : si nous concevons un cas de science-fiction chirurgicale où l'on enlève le cerveau d'un humain de sa boîte crânienne tout en maintenant intactes ses liaisons aux organes sensoriels et aux muscles moteurs, on a bien l'intuition que l'ensemble possède un esprit, même si il y a une certaine distance physique entre le cerveau et le corps qui reçoit les stimulations et exécute le comportement. La différence entre cette situation et celle imaginée par Block semble plutôt consister dans l'indépendance des différents acteurs jouant le rôle des différentes cases de la table des machines. L’argument de Block n'est pas plus fort que l'intuition selon laquelle le système constitué par le corps télécommandé et la population chinoise qui le commande (et dont on KISTLER-Philosophie de la psychologie 98 suppose qu’il est fonctionnellement équivalent à un être humain normal) n’a pas d’esprit.. Le défenseur du fonctionnalisme peut donc simplement faire valoir qu'il faut changer nos intuitions. Il y a eu bien d'autres occasions dans l'histoire des sciences où l'adoption d'une théorie radicalement nouvelle nous a obligés à modifier nos intuitions : c'est par exemple le cas de l'intuition selon laquelle le soleil se lève et se couche, et de celle selon laquelle deux événements distants peuvent être simultanés dans un sens absolu. Le fait que la conception fonctionnaliste de l'esprit a la conséquence surprenante découverte par Block, ne constitue donc pas un argument concluant contre la vérité de cette théorie. 7.5.3. L'objection des qualia inversés Cependant, on ne désarmera pas aussi facilement l’impression que le fonctionnalisme ignore complètement l'aspect qualitatif de l’expérience subjective que la possession de l'esprit procure à son possesseur. Même si l'on accepte que le rôle fonctionnel des états mentaux est essentiel à leur identité, il semble que, au moins pour certains états mentaux, la qualité de leur apparence subjective soit indépendante du rôle causal qu’ils jouent. Une manière spectaculaire et fascinante de rendre cette indépendance plausible est de considérer la possibilité dite des "qualia inversés". Imaginez une personne dont l'organisation comportementale et cognitive, c'est-à-dire fonctionnelle, est équivalente à la vôtre. Ce "jumeau fonctionnel" ne fait pas seulement ce que vous faites dans les mêmes situations, mais ses raisonnements et ses prises de décisions passent exactement par les mêmes étapes intermédiaires par lesquelles passent les vôtres. En particulier, il associe le même comportement aux mêmes sensations de couleurs, en passant par les mêmes jugements de similarité et d'appartenance aux catégories de couleurs. Il appelle les tomates, les camions de pompiers et les coquelicots « rouges », et l'herbe et les concombres « verts ». Or, cette équivalence fonctionnelle semble compatible avec la possibilité selon laquelle le jumeau ne fait pas les mêmes expériences qualitatives que vous dans les mêmes situations. Dans le cas extrême, il fait l'expérience d’un « quale » inverse du vôtre dans la même situation. Ainsi, la contemplation d'une tomate rouge évoque en vous un quale de rouge, autrement dit l'expérience caractéristique de la perception d'objets rouges, mais la même contemplation de la même tomate rouge provoque dans votre jumeau un quale de vert. Cela ne l'empêche, bien entendu, pas d'appeler son expérience « une expérience de rouge » : étant parfaitement équivalent à vous sur le plan comportemental, son comportement verbal ne diffère pas du vôtre. KISTLER-Philosophie de la psychologie 99 Dans la mesure où une telle situation est concevable, la conception fonctionnaliste des états mentaux est erronée : la situation est censée montrer que la nature d'un état mental ne consiste pas exclusivement dans son rôle causal, mais contient en outre un aspect purement qualitatif qui semble indépendant du rôle. On peut concevoir une expérience de pensée tout à fait semblable qui permet d'établir (de manière plus simple que l'expérience de pensée qui mobilise la population chinoise) la possibilité d'un autre jumeau aux "qualia absents". Ne semble-t-il pas tout aussi concevable qu'il existe un système fonctionnellement équivalent à vous, mais qui est tout simplement dépourvu de toute expérience qualitative ? Un tel être, que l'on appelle dans le contexte de ce débat et d'après Robert Kirk un "zombie", réfute, par la seule possibilité de son existence, la conception fonctionnaliste : s'il est concevable qu'un être soit fonctionnellement équivalent à vous, tout en étant dépourvu d'un aspect absolument fondamental de l'esprit, à savoir l'aspect qualitatif de l'expérience subjective, alors la description fonctionnelle ne peut pas être complète et la nature des états mentaux n'est pas complètement déterminée par leur fonction. La force intuitive des expériences de pensée mettant en scène des êtres aux qualia inversés ou absents, est indéniable. Cependant, le fonctionnaliste peut se défendre en faisant valoir que leur plausibilité n'est qu'illusoire : il peut contester la possibilité qu'une inversion ou même une disparition de qualia n'entraîne aucune conséquence parmi les autres états mentaux et sur le plan du comportement. Le fonctionnaliste peut faire valoir que le caractère qualitatif de nos expériences joue un rôle causal, de sorte qu’il puisse être caractérisé par ce rôle causal : c'est la différence entre l'expérience qualitative de l'odeur d'un bon parfum et l'expérience qualitative de l'odeur d'œufs pourris, qui semble être à l'origine causale d'un grand nombre de différences parmi les états mentaux et les comportements qui suivent ces expériences. Cela semble peut-être moins clair dans le cas des expériences qualitatives provoquées par la perception des couleurs ; mais le fonctionnaliste peut faire valoir que, même dans ce cas, la perception des différentes couleurs a des conséquences, par exemple émotionnelles, qui les distingue indépendamment de leur appellation linguistique. L'expérience qualitative due à la perception de rouge a par exemple un effet excitant, alors que l'expérience associée à la perception de vert a un effet calmant. Le défenseur du fonctionnalisme peut aussi contester la cohérence même des expériences de pensée des qualia inversés et absents. Pour qu'il y ait une vraie différence entre vous et votre jumeau aux qualia inversés, il faudrait qu'il soit au moins en principe possible de pouvoir vous distinguer, en d'autres termes d'avoir un accès épistémique à ce qui KISTLER-Philosophie de la psychologie 100 vous distingue. Le postulat de l'existence d'une propriété réelle doit être associé à un critère permettant de déterminer si un objet donné possède cette propriété. La thèse selon laquelle le quale de rouge est une propriété réelle qui va au-delà de toutes les causes et tous les effets de l'expérience de rouge, doit s'accompagner de l'indication d'un moyen de reconnaître la présence de ce quale. Mais l'hypothèse de l'équivalence fonctionnelle totale semble interdire l'existence d'un tel critère : celui-ci devrait semble-t-il nécessairement être fondé sur une différence causale quelconque entre la présence et l'absence de la propriété. Or l'expérience de pensée nie précisément l'existence une telle différence causale. 7.5.4. La chambre chinoise et la conception externaliste de la signification John Searle a avancé un argument célèbre censé montrer un défaut fondamental de la conception fonctionnaliste des états mentaux. Cet argument se dirige plus particulièrement contre le fonctionnalisme des machines, pour contester la thèse selon laquelle la nature des états mentaux s'épuise dans les opérations conditionnelles exclusivement fondées sur les propriétés formelles d'entrées, état internes, et sorties. Searle fait remarquer que la conception fonctionnaliste fait de l'esprit une machine manipulant des symboles en fonction de leurs propriétés syntaxiques, alors qu'il est essentiel pour un esprit humain de manipuler des représentations qui ont un sens. Autrement dit, même si l’on accepte l'hypothèse selon laquelle l'esprit est essentiellement un manipulateur de symboles ou de représentations, il est essentiel que ces symboles ou représentations soient interprétés, en d'autres termes qu'ils aient des propriétés sémantiques, alors que la conception fonctionnaliste ne tient compte que de leurs propriétés formelles ou syntaxiques. Voici l'expérience de pensée par laquelle Searle illustre la différence entre les propriétés syntaxiques et les propriétés sémantiques des représentations manipulées par l'esprit. Imaginons que Searle qui ne maîtrise pas le chinois mais seulement l'anglais, soit enfermé dans une chambre où il dispose d'une très longue liste de règles associant des entrées sous forme de caractères chinois à des sorties, elles aussi sous forme de caractères chinois. Ces règles d'association sont purement formelles en ce sens que leur application ne requiert aucune compréhension de la signification des symboles servant d'entrées et de sorties, mais uniquement la reconnaissance de leur forme. Après un entraînement suffisamment long, Searle associe rapidement les sorties correctes à toutes les entrées qui lui sont soumises. Imaginons maintenant que l'on soumet à Searle des symboles qui représentent en réalité des questions formulées en chinois. Les règles de transformation garantissent que Searle, à KISTLER-Philosophie de la psychologie 101 l'intérieur de sa « chambre chinoise » et dans l'ignorance totale de leur signification, produit ce qui ne sont pour lui que des suites de symboles dépourvus de sens, mais qui sont en fait les réponses correctes, exprimées en chinois, aux questions exprimées en chinois. L'argument de Searle est alors le suivant : si l'on fait abstraction de l'apparence physique des entrées et sorties qui sont exclusivement des symboles écrits, le système composé de Searle et de la liste des instructions est fonctionnellement équivalent à un locuteur chinois qui donne lui aussi les réponses correctes aux questions, après avoir parcouru les mêmes étapes intermédiaires de raisonnement ou de manipulation de représentations55. Mais l'équivalence fonctionnelle entre le système composé de Searle et la liste d'une part, et le locuteur compétent de chinois d'autre part, s'accompagne, selon Searle, de cette différence cruciale : le locuteur du chinois comprend les questions et réponses alors que Searle avec sa liste ne comprend rien ni aux questions ni aux réponses. Selon Searle, cela montre que la conception fonctionnaliste a tort d'assimiler l'esprit à une machine manipulant des symboles : les relations fonctionnelles consistant dans l'association de symboles ne rendent pas compte du phénomène de compréhension, autrement dit de l'interprétation sémantique des symboles. L'expérience de pensée de Searle s'inspire du fameux « test de Turing » qui constitue, selon son inventeur, le mathématicien britannique Alan Turing, une condition suffisante pour l'attribution de l'intelligence à un objet donné. Dans ce test, d'inspiration béhavioriste, un humain interroge deux interlocuteurs dont il ne voit pas l'apparence, uniquement par l'intermédiaire d'un écran et d'un clavier. Il sait que l'un de ces interlocuteurs est un humain et l'autre est une machine ; sa tâche consiste à déterminer lequel des deux est une machine. La machine est programmée de sorte à reproduire de manière aussi exacte que possible le comportement communicationnel d'un humain normal, de façon à persuader l'interrogateur qu'elle est l'interlocuteur humain. Turing soutient que si la machine réussit à persuader l'interrogateur qu'elle est l'interlocuteur humain, cela constitue une raison suffisante de lui attribuer autant d'intelligence qu'à un humain normal ; la réussite à ce test est en outre censée être une raison suffisante d'attribuer à la machine un esprit au sens plein du terme. On peut simplifier le test de Turing en enlevant l'élément de comparaison : si une machine réussit à convaincre un interlocuteur humain qu'elle est humaine, cela constitue une raison suffisante 55 Cette dernière qualification ne se trouve pas dans le texte Searle ; je l'ai ajoutée pour renforcer l’argument. Cependant, cet ajout ne protège pas l’argument de Searle de cette objection : dès que l’on analyse la situation en termes fonctionnalistes et non béhavioristes, c’est-à-dire dans la mesure où l’on prend en considération les étapes intermédiaires entre les « entrées » et les « sorties », il paraît clair que les étapes intermédiaires que parcourt Searle dans la chambre chinoise ne sont pas fonctionnellement équivalentes aux étapes intermédiaires que parcourrait l’esprit d’un locuteur compétent du chinois. KISTLER-Philosophie de la psychologie 102 de lui attribuer un esprit. L'idée fondamentale du test de Turing est que l'intelligence et l'esprit sont des concepts indépendants de l'apparence de leurs possesseurs, de sorte que les critères de leur attribution doivent être indépendants de cette apparence. On s'accorde généralement à penser que la réussite au test de Turing n'est pas une condition nécessaire d'intelligence ou de possession d'un esprit : il paraît possible que des êtres dépourvus de la capacité de communiquer par un langage, soient néanmoins intelligents et possèdent un esprit. Les petits enfants ont certainement un grand nombre d'états mentaux et donc aussi un esprit avant de pouvoir parler ; leur incapacité de maîtriser un langage ne les empêche pas non plus d'être intelligents. Par ailleurs, on a fait remarquer que le test de Turing vérifie la présence d'une forme spécifiquement humaine d'intelligence, alors que les notions communes d'esprit et d'intelligence semblent être suffisamment générales pour nous permettre de concevoir des formes d'intelligence non humaine ; ainsi, il est plausible d'attribuer aux chimpanzés, aux dauphins et à d'autres animaux des formes d'intelligence et un certain nombre d'états mentaux, sans pour autant leur prêter une intelligence et un esprit humains. La conception du test de Turing ne lui permet pas de reconnaître ces formes non humaines d'intelligence et d’esprit. De toute manière, le test de Turing présuppose une conception béhavioriste de l'esprit ; notre critique du béhaviorisme a déjà permis d'établir que cette conception est insuffisante : nous avons notamment établi le fait que deux systèmes peuvent être équivalents sur le plan du comportement, sans pour autant être équivalents sur le plan interne. Deux humains peuvent effectuer une même addition par des méthodes différentes, c'est-à-dire obtenir un résultat identique, suite à la reconnaissance d'un problème identique, en passant par des étapes intermédiaires différentes. L'un peut par exemple reproduire le résultat selon une liste apprise par cœur, alors que l'autre obtient le résultat en appliquant une règle générale. Or, par sa conception même, un test purement comportemental est incapable de détecter une telle différence. De la même manière, il est incapable de reconnaître la manière dont l'interlocuteur génère les réponses aux questions qui lui sont posées ; or seules certaines manières d'aboutir à ces réponses semblent convenir à un esprit humain. Dans la mesure où l'expérience de pensée de la chambre chinoise ne prétend pas produire une situation fonctionnellement équivalente à un locuteur compétent, mais où son but affiché est seulement de produire un système équivalent sur le plan du comportement à un locuteur compétent, le fonctionnaliste a une réplique évidente à l'argument de Searle : le système consistant en Searle et en la liste de règles, n'est pas fonctionnellement équivalent à un locuteur compétent du chinois (mais seulement équivalent sur le plan du comportement) ; KISTLER-Philosophie de la psychologie 103 on ne peut donc pas reprocher à la conception fonctionnaliste d'être incompatible avec l'observation que le système Searle-liste n'a pas toutes les propriétés du locuteur compétent du chinois. Au contraire, la conception fonctionnaliste permet d'expliquer l'origine des compétences supérieures du locuteur du chinois : son esprit a une architecture fonctionnelle bien plus complexe que le système Searle-liste. Cependant, on peut essayer de modifier l'expérience de pensée de Searle (je l'ai déjà fait plus haut, dans une parenthèse) de sorte à obtenir un argument plus efficace contre le fonctionnalisme : le système contenu dans la chambre chinoise doit reproduire l'organisation fonctionnelle de l'esprit du locuteur de chinois. On peut le faire par exemple par l'expérience de pensée rapportée plus haut, due à Block. L'objection de Searle au fonctionnalisme n'est pas que cette théorie de l’esprit est incapable de rendre compte de l'existence des qualia (ce qui était l’objection de Block), mais plutôt qu'elle ne donne aucune indication sur l'origine de l'interprétation des états internes. On peut lire l'objection de Searle comme une expression de la thèse selon laquelle le sens des symboles dépasse leur rôle fonctionnel, autrement dit que leur interprétation ne se réduit pas à leur rôle syntaxique. Or l'interprétation des symboles qui sont les véhicules des représentations manipulées par l'esprit, autrement dit leur compréhension, est essentielle à la possession d'un esprit. Dans une autre expérience de pensée célèbre, Putnam a montré que le sens de certaines expressions du langage naturel n'est pas parfaitement connu des locuteurs compétents. En particulier, selon Putnam, un aspect du sens des termes désignant les espèces naturelles est déterminé par les objets mêmes qui appartiennent à ces espèces. Dans la mesure où leur nature est au moins partiellement inconnue, le locuteur ne connaît le sens de ces termes que de manière imparfaite. Selon Putnam, il fait par exemple partie du sens du mot « eau » de faire référence à la substance composée de molécules H2O, mais aucun locuteur compétent avant 1750 ne connaissait cet aspect du sens de ce mot. On appelle « externalisme » la thèse avancée par Putnam et d'autres, selon laquelle une partie du sens de certaines expressions du langage est déterminée par des états de choses externes aux locuteurs compétents du langage, en particulier par les substances naturelles auxquelles les termes d'espèces naturelles font référence. Dans l'esprit de l'argument de Searle, on peut objecter à la conception fonctionnaliste des états mentaux, que les relations fonctionnelles entre représentations mentales semblent incapables de rendre compte de cet aspect "externaliste" de leur signification. Cependant, il s'agit d'un problème général de toutes les conceptions matérialistes de l'esprit, et non comme le prétend Searle, d'un problème spécifique du fonctionnalisme. Tout un programme de recherche vise à lui apporter une réponse : il s'agit KISTLER-Philosophie de la psychologie 104 des théories naturalistes du contenu des représentations mentales, qui essayent de rendre compte de la relation d'une représentation à ce qu'elle représente, à partir des concepts de relation causale, de dépendance nomologique et d'information, ainsi que du concept de fonction naturelle, au sens biologique et téléologique. Lectures conseillées : • John Searle (1980), Esprits, cerveaux et programmes, in : Douglas Hofstadter et Daniel Dennett, Vues de l'esprit, Paris : InterEditions, 1987. • Hilary Putnam, The meaning of ‘meaning’, in : H. Putnam, Mind, Language, and Reality: Philosophical Papers, Vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975; trad.: La signification de “signification”, par D. Boucher, in Denis Fisette et Pierre Poirier (éds.), Philosophie de l'esprit II: Problèmes et perspectives, Vrin, 2003, p. 41-83. 9. Conclusion Les débats les plus récents sur la conception fonctionnaliste de l’esprit semblent s’orienter dans deux directions. Le fonctionnalisme du sens commun continue d’être défendu en tant que théorie sémantique dont le but est de rendre compte de la signification des termes de notre vocabulaire mental. Le philosophe australien Frank Jackson a récemment insisté sur l’importance de l’analyse conceptuelle pour une certaine conception de la métaphysique56. Dans la mesure où l’on la conçoit, pour reprendre les termes de P.F. Strawson57, comme « métaphysique descriptive », elle a pour but de dégager la structure la plus générale de la conception de la réalité implicite dans le sens commun ; ce projet peut être poursuivi par l’analyse conceptuelle a priori. La conception de l’esprit du fonctionnalisme du sens commun permet d’intégrer la réflexion sur l’esprit, dans ce cadre plus général de la métaphysique descriptive. Cependant, cette défense du fonctionnalisme du sens commun semble être incompatible avec la conception du fonctionnalisme qui part de l’énoncé de Ramsey. La possibilité de concevoir la psychologie du sens commun comme une théorie fait actuellement 56 Frank Jackson, From Metaphysics to Ethics: A Defence of Conceptual Analysis, Oxford, Clarendon Press, 1998. 57 P.F. Strawson, Individuals, London, Methuen, 1959, Introduction. Trad. Les individus, Seuil 1973. KISTLER-Philosophie de la psychologie 105 l’objet d’une controverse58. L’hypothèse selon laquelle il s’agit d’une théorie semble incompatible avec la thèse (fondamentale pour le fonctionnalisme du sens commun) selon laquelle l’élaboration de la structure des concepts mentaux du sens commun, autant que les critères de son évaluation sont exclusivement a priori, c’est-à-dire indépendants de toute expérience. Au mieux, on pourrait concevoir l’objet de cette analyse conceptuelle comme une théorie, non pas de l’esprit en tant qu’entité réellement existante et pouvant devenir l’objet de recherche empirique, mais de notre conception naïve de l’esprit. Ce serait alors une sorte de théorie de second ordre : une théorie portant sur une théorie. Cependant, même au titre de théorie dont l’objet est la conception naïve de l’esprit, on peut douter que cela lui permette d’être poursuivie de manière purement a priori. Car le fait de la concevoir de cette manière semble la rapprocher de certaines théories psychologiques, parfaitement empiriques et a posteriori, dont l’objet est la conception naïve de la physique, de la biologie, et précisément, de l’esprit. Ces difficultés ne touchent pas les variantes du fonctionnalisme (parfois appelées « psychofonctionnalisme ») qui partent de l’énoncé de Ramsey d’une hypothétique théorie psychologique correcte. Ces conceptions ne font après tout rien d’autre que d’appliquer aux termes théoriques de la psychologie, une conception parfaitement générale de la référence des termes théoriques. Deux développements récents ont permis de jeter une nouvelle lumière sur la signification du fonctionnalisme en ce sens pour notre conception de l’esprit. Premièrement, certains auteurs ont fait valoir59 que l’importance de la réalisabilité multiple (et donc des arguments qui l’utilisent comme prémisse) a été exagérée. Etant donné l’origine évolutionnaire commune des différentes espèces animales vivant sur Terre, il y a des raisons de penser que l’existence des mêmes propriétés cognitives (ou « mentales ») dans différentes espèces, s’accompagne d’une similitude, sinon d'une identité des propriétés neurophysiologiques sous-jacentes. Par ailleurs, l’existence de ce genre de similitudes 58 Churchland utilise le fait qu’elle soit une théorie comme prémisse de son argument pour l’élimination de l’esprit : dans la mesure où la référence des termes mentaux est tributaire d’une théorie (du sens commun) et où il y a des raisons de penser que cette théorie est fausse, les termes de notre vocabulaire mental sont vides : ils ne font référence à rien, et les entités mentales, croyances, désirs, souvenirs espoirs etc. n’existent pas. Cf. Paul M. Churchland, Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes, Journal of Philosophy 78, 1981, p. 67-90; trad.: Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles, in : Denis Fisette et Pierre Poirier (eds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 117-152. D’autres philosophes (en particulier Alvin Goldman) s’emploient au contraire à montrer que la psychologie du sens commun n’est pas une théorie, au sens des théories scientifiques qui sont essentiellement faillibles, et susceptibles d’être réfutées et modifiées en fonction de la comparaison de leurs prédictions avec les résultats de l’expérience. 59 Cf. William Bechtel et Jennifer Mundale, Multiple Realizability Revisited: Linking Cognitive and Neural States, Philosophy of Science 66, 1999, p. 175-207; John Bickle, Philosophy and Neuroscience: A Ruthlessly Reductive Account, Dordrecht, Kluwer, 2003. KISTLER-Philosophie de la psychologie 106 constitue un présupposé d’une grande partie des recherches en neurosciences cognitives, dont l’objet est précisément l’étude des rapports entre propriétés neurophysiologiques et psychologiques : ces recherches sont habituellement menées en étudiant les bases neurophysiologiques de certaines propriétés ou processus cognitifs dans plusieurs espèces animales et dans l’espèce humaine. On présuppose que ces espèces partagent dans une large mesure à la fois les processus cognitifs et leur soubassement neurophysiologique. Dans la mesure où ces recherches aboutissent, le présupposé de l’existence de structures partagées par ces espèces différentes, se trouve justifié. Or sans la réalisabilité multiple, la conception fonctionnaliste (basée sur l’énoncé de Ramsey de la théorie psychologique) devient compatible avec la réduction des propriétés mentales aux propriétés neurophysiologiques sous-jacentes. La conception « psychofonctionnaliste » de l’esprit et la réduction des entités psychologiques apparaissent encore davantage compatibles lorsqu’on sait que des travaux récents en philosophie des sciences ont débouché sur une nouvelle conception de la réduction entre théories60. Cette nouvelle conception rend la réduction compatible avec la « réalisation multiple », au sens où une propriété donnée peut être réduite séparément à plusieurs propriétés. On parle alors de « réductions locales ». La température d’un gaz peut par exemple être réduite à l’énergie cinétique moléculaire moyenne ; or, ce n’est qu’une « réduction locale » dont la validité se limite à des systèmes constitués de molécules. Une autre réduction locale permet d’attribuer une température à « l’espace vide », c’est-à-dire des portions d’espace qui ne contiennent que du rayonnement mais pas d’atomes ou de molécules : dans ce cas, la température peut être réduite à une certaine distribution de fréquences de radiation. La position développée par Jaegwon Kim61 et dont l'influence est considérable, permet peut-être de rendre justice aux deux interprétations du fonctionnalisme, tout en ouvrant la perspective de la réduction des propriétés psychologiques. Selon Kim, la conception fonctionnelle des concepts psychologiques, menée de la manière a priori du fonctionnalisme du sens commun, constitue une première étape, préliminaire et heuristique vers la découverte de la nature d’un état mental. La seconde étape, scientifique et a posteriori, doit conduire à la découverte de la propriété réelle qui occupe la fonction dont l’analyse a priori a montré, lors de la première étape, qu’elle constitue l’essence d’une certaine propriété mentale. 60 La nouvelle conception a d’abord été suggérée par Kenneth Schaffner, Approaches to Reduction, Philosophy of Science 34, 1967, p. 137-147. 61 Jaegwon Kim, Mind in a Physical World. Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998. Traduction française à paraître aux éditions Syllepse, Paris. KISTLER-Philosophie de la psychologie 107 La réduction de certains concepts scientifiques peut servir d’analogie. Le concept de gène peut être analysé de manière fonctionnelle : le gène est le support de la transmission héréditaire, autrement dit : quelque chose x est un gène si et seulement si x joue le rôle (ou occupe la fonction) de transmettre certaines propriétés d’un organisme à sa progéniture. La recherche empirique a dans ce cas permis d’identifier la propriété réelle qui occupe ce rôle dans certaines espèces animales : il s’agit de portions bien déterminées de molécules d’ADN. D’ailleurs, cet exemple montre que la conception de la « réduction fonctionnelle » de Kim est compatible avec la réalisation multiple et avec la « réduction locale ». Les morceaux d’ADN occupent la fonction du gène – et permettent donc de réduire la propriété d’être un gène – dans de nombreuses espèces animales ; mais il s’agit toutefois d’une réduction locale dans la mesure où une autre propriété, celle d’être une portion de molécule d’ARN, occupe cette fonction dans les virus. Kim fait l’hypothèse que cette conception nous permet de comprendre le rapport entre propriétés mentales et physiques. Le concept de douleur ou le concept de la "croyance qu’une semaine compte sept jours" sont des concepts fonctionnels : quelque chose x a mal ou croit qu’une semaine compte sept jours, si et seulement si x a une propriété (physique ou neurophysiologique) qui occupe le rôle défini par l’analyse conceptuelle des concepts d’avoir mal ou de croire qu’une semaine compte sept jours. 8. Eliminativisme 8.1. Arrière-plan théorique et motivations de l’éliminativisme Historiquement, la motivation principale pour introduire la conception fonctionnaliste de l’esprit, ainsi que l'accueil favorable qu'elle a trouvé parmi les philosophes de l’esprit, s'explique à partir de l'argument de la réalisabilité multiple. Il est compatible avec la conception fonctionnaliste de l'esprit et des états mentaux, qu'un état mental donné soit « réalisé » de différentes manières sur le plan neurophysiologique (ou plus généralement physique) dans différentes espèces animales ou dans différents individus de la même espèce. La découverte de l'existence de substrats différents pour une fonction cognitive donnée, dans différentes espèces animales et même dans différents individus de la même espèce, a surtout été utilisée comme argument contre la théorie de l'identité (voir chap. 6). Mais plus que la découverte empirique de telles réalisations multiples de certaines fonctions cognitives, l'argument de la réalisabilité multiple, tel qu'il a été avancé par Putnam et Lewis, était un KISTLER-Philosophie de la psychologie 108 argument conceptuel : rien dans le concept de douleur, par exemple, n'interdit que ce concept s'applique à différentes espèces animales ou à différents individus d'une espèce qui diffèrent à l'égard du substrat physiologique de leur douleur. Les fonctionnalistes en tirent la conclusion qu'il faut concevoir les états mentaux, tels que la douleur, de manière indépendante de ce substrat physiologique. Si à un état mental M donné correspondent empiriquement (ou peuvent du moins correspondre conceptuellement) plusieurs états physiologiques sousjacents, P1, P2, P3,…Pn, alors M ne peut être identique à aucun état physiologique particulier parmi ces états P1, P2, P3,…Pn. On objectera peut-être qu'il y a une manière formelle de sauver la théorie de l'identité, qui consiste à identifier M à la disjonction de tous les états réalisateurs : P1 ∨ P2 ∨ P3 ∨…∨ Pn. Cependant, comme Fodor et Kim l’ont montré, cette stratégie de sauvetage n'est pas acceptable dans la mesure où elle aboutit à identifier une propriété naturelle au niveau psychologique, M, avec une disjonction ouverte qui n'est pas naturelle. La raison pour laquelle la propriété désignée par une disjonction ouverte ne peut pas être considérée comme naturelle est non seulement qu'il est impossible de la décrire et donc de la connaître explicitement, parce qu'il est impossible d'épuiser tous les termes de la disjonction, mais surtout le fait que cette propriété n'est pas objectivement bien déterminée : il n'y a aucune limite au nombre des réalisateurs en principe possibles pour une propriété psychologique M donnée. La réfutation de la théorie de l'identité par la réalisation (empirique) multiple ou par la réalisabilité (conceptuelle) multiple réfute en même temps la possibilité d'une réduction des hypothèses théoriques psychologiques à des hypothèses théoriques neurophysiologiques. La réduction d'une propriété qui se situe sur un certain niveau théorique est un cas particulier d'explication scientifique. Dans la conception classique de la réduction telle qu'elle a été développée par Nagel, la réduction d'une théorie de haut niveau, par exemple psychologique, à une théorie de plus bas niveau, par exemple neurophysiologique, prend la forme d'une déduction nomologique : la conclusion est la théorie, dans le cas présent psychologique, à réduire (plus précisément : la conjonction de tous ses axiomes et principes), et les prémisses contiennent la théorie réductrice, dans ce cas une théorie neurophysiologique, ainsi qu'un certain nombre de principes de liaison. Ces principes de liaison ont la forme d'implications matérielles universelles, où l'antécédent est une fonction de prédicats appartenant à la théorie réductrice et le conséquent un prédicat appartenant à la théorie réduite. Dans la mesure où la propriété désignée par un certain prédicat de la théorie réduite est multiréalisable, il ne peut pas y avoir de principe de liaison nomologique qui le relie à une fonction de prédicats de la KISTLER-Philosophie de la psychologie 109 théorie réductrice. Or seul des principes de liaison nomologiques, qui ont la force modale d’une loi de la nature, peuvent figurer dans une explication scientifique acceptable. Selon certains62, l'impossibilité en principe de réduire une propriété donnée constitue une raison suffisante de considérer que cette propriété n'est pas « scientifiquement respectable » ou « naturelle », autrement dit que lorsque nous utilisons les prédicats correspondants, cela ne comporte pas « d'engagement ontologique ». Prenons l’exemple de la douleur. L'idée fondamentale de l'engagement ontologique est que nous avons raison de croire en l’existence d’entités d’un certain type si leur existence est requise par la vérité de certains énoncés scientifiques vrais. Admettons qu'il soit vrai que toutes les douleurs ressenties par les êtres humains dans l'un de ses membres sont accompagnées d'une excitation de fibres-C. La vérité de cet énoncé nous donne une raison de croire qu'il existe des êtres humains, des membres d'êtres humains, des douleurs, des fibres-C, et des excitations de fibres-C. En d’autres termes, ce sont les hypothèses nomologiques psychologiques qui donnent leur contenu aux prédicats cognitifs. C’est dans la mesure où nous avons des raisons de croire que ces hypothèses sont vraies, autrement dit désignent des lois de la nature psychologiques, que nous avons des raisons de croire qu'il existe des propriétés psychologiques qui correspondent aux prédicats qui figurent dans ces hypothèses. Or, l'impossibilité de réduire les hypothèses psychologiques à des hypothèses appartenant à la neurophysiologique, constitue une raison de douter de la vérité (littérale) des hypothèses psychologiques, et donc indirectement une raison de douter de l'existence des propriétés auxquelles leurs prédicats font référence. Seule une hypothèse vraie nous donne une raison de penser que les propriétés auxquelles ses prédicats font référence, existent réellement. Pour cette raison, Kim soutient que lorsque la réduction d’un prédicat psychologique à des fonctions de prédicats de théories neurophysiologiques est impossible en principe, cela constitue une raison « d'éliminer » ce prédicat de notre discours littéral, c’est-à-dire notre discours ontologiquement engagé. Bien entendu, cela n'est pas censé nous empêcher de continuer à l'utiliser dans notre langage quotidien ; seulement, en ce qui concerne l'existence des propriétaires naturelles, il ne s’agit que d’une « façon de parler ». La vraie question concerne la vérité des énoncés de ce discours. Dans la mesure où un énoncé portant sur la douleur est vrai, cela nous donne une raison de croire que les douleurs existent. L'absence de 62 Cf. Jaegwon Kim, Multiple Realization and the Metaphysics of Reduction, Philosophy and Phenomenological Research, 52 (1992), p. 1-26; repr. in : Jaegwon Kim, Supervenience and mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, chap. 16; et Jaegwon Kim, Mind in a Physical World. Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998; trad. fr. à paraître, editions Syllepse, Paris. KISTLER-Philosophie de la psychologie 110 réductibilité de la douleur n'a de pertinence pour la question de savoir si la douleur existe que par l'intermédiaire du fait que l'impossibilité d'une réduction nous donne des raisons de douter de la vérité des énoncés qui contiennent des prédicats irréductibles. La réduction permet d’intégrer différents domaines de savoir dans un tout dont la cohérence ajoute à la crédibilité de chacune de ses parties. Pour une hypothèse, une théorie, ou tout ensemble de croyances sur un domaine donné, la possibilité ou non de l'intégrer dans la science dans son ensemble constitue l'une des raisons les plus importantes de lui accorder du crédit. Le fait qu’un ensemble de croyances reste durablement réfractaire à toute intégration dans l'édifice de la science nous donne au contraire de fortes raison de douter de sa vérité. Le matérialisme éliminativiste soutient que les propriétés auxquelles les prédicats cognitifs semblent faire référence n'existent pas vraiment. L'argumentation en faveur de cette conclusion surprenante repose sur deux prémisses essentielles : premièrement, les états, processus, propriétés, et autres entités mentales sont des entités théoriques. Comme pour toutes les entités qui font l'objet d'un discours théorique, nous ne sommes fondés de croire qu'elles existent que dans la mesure où nous avons des raisons de penser que ce discours est vrai. Deuxièmement, le discours psychologique est fondamentalement et irrémédiablement erroné, au sens où la source de sa fausseté réside dans un choix erroné des catégories conceptuelles, et même dans un choix erroné des types de ces catégories, ainsi que du niveau du discours. En effet, selon le matérialisme éliminativiste, les hypothèses psychologiques sont très probablement toutes fausses, ce qui nous prive de toute raison de croire que leurs termes fassent référence à quoi que ce soit. 8.2. Analogies historiques Pour nous préparer à l’idée qu'une telle conclusion radicale puisse s'avérer rationnelle et même inévitable, les éliminativistes nous rappellent l'existence d'un certain nombre de cas historiques où une communauté humaine donnée croyait fermement à l'existence d’entités d’un certain type, mais où cette croyance a été abandonnée avec la croyance en la vérité des théories qui portaient sur ces entités. Jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, la principale théorie de la chaleur considérait celle-ci comme une espèce de fluide, appelé « calorique ». Les phénomènes de chaleur, tels que l'expansion thermique, le fait que les corps solides fondent à la chaleur et que les liquides bouillent et s'évaporent, étaient expliqués en termes de l'écoulement du calorique. Mais à la fin du XIXe siècle, une nouvelle théorie les phénomènes de chaleur s'imposait à la fois par sa supériorité en ce qui concerne les prédictions empiriques KISTLER-Philosophie de la psychologie 111 et par la promesse de sa réductibilité, c'est-à-dire de sa meilleure intégration dans l'ensemble de la science. Cette nouvelle théorie rend compte de la chaleur, de ses manifestations et des régularités observables à laquelle elles donnent lieu, en termes des parties microscopiques de la matière et de leur mouvement. Selon cette nouvelle conception cinétique de la chaleur, les objets chauds sont essentiellement macroscopiques ; et la chaleur n'est qu'un état de mouvement de leurs parties microscopiques, le corps étant d'autant plus chaud que l'énergie déployée dans ce mouvement microscopique et plus grande. Le passage de la théorie calorique à la théorie cinétique de la chaleur entraînait des conséquences ontologiques radicales, dans la mesure où il ne s'agissait pas simplement d'attribuer d'autres propriétés aux mêmes entités, mais de changer radicalement de registre de catégories : la nouvelle théorie abandonne la conception substantielle de la chaleur et la remplace par une conception en termes de mouvement de parties microscopiques. Cela signifie qu'il est impossible d'identifier et même de réduire l'ancien concept de chaleur à quelque fonction que ce soit de concepts de la nouvelle théorie. En ce sens, la chaleur substantielle – le « calorique » - a été éliminée de la conception scientifique du monde. Dans la mesure où aucun concept (ou fonction de concepts) dans les théories actuellement acceptées n’y fait référence, le changement révolutionnaire des théories de la chaleur entraîne un changement radical sur le plan de l'ontologie. Vous avez peut-être l’impression d’avoir à faire à une espèce de paradoxe : comment peut-on vouloir « éliminer » quelque chose dont on dit que ce n’existe pas ? L’apparence paradoxale résulte d’un malentendu : ce n'est pas la chaleur substantielle qui fut « éliminée » puisque, si la théorie cinétique est vraie, la chaleur substantielle n'a jamais existé. Ce qui a existé et a vraiment été éliminé à la suite du changement théorique, c’est le concept de calorique, ou de chaleur substantielle. Un autre exemple célèbre d'élimination conceptuelle en conséquence à un changement révolutionnaire de théorie concerne la combustion. Avant la révolution chimique du XVIIe siècle associée au nom de Lavoisier, la théorie généralement acceptée de la combustion identifiait celle-ci au processus de séparation du corps en combustion d’une matière « noble » contenue en lui, appelé « phlogistique ». Lorsqu’un morceau de bois brûle ou lorsqu'un morceau de fer rouille, le phlogistique se dégage pour ne laisser qu’un résidu de cendre ou de rouille. Cette conception fut discréditée par le succès de la nouvelle théorie de la combustion de Lavoisier qui était radicalement incompatible avec elle : selon cette dernière, la combustion consiste essentiellement dans la formation de liaisons chimiques entre les molécules du corps en combustion avec de l'oxygène présent dans l'air environnant. La nouvelle conception a notamment la conséquence observable simple que le corps pèse plus KISTLER-Philosophie de la psychologie 112 lourd après combustion qu’avant, alors que la théorie du phlogistique prédit le contraire. Comparer le poids d’un corps brûlé ou rouillé avec son poids avant qu'il ait subi le processus de combustion ou de rouille, constitue donc une simple expérience cruciale qui tranche en faveur de la nouvelle théorie de la combustion en termes de liaison chimique avec de l'oxygène. Dans la mesure où rien dans la nouvelle théorie ne peut être identifié au phlogistique de l’ancienne, et où aucune fonction de concepts de la nouvelle chimie ne permet de construire une réduction du concept de phlogistique, ce concept a été éliminé de la science. Il n'existe pas, et il n'a jamais existé, de substance telle que le fait qu’un corps brûle ou rouille consiste dans (ou repose sur) le fait que cette substance s'échappe du corps. 8.3. Arguments en faveur de l’éliminativisme Les arguments qu’avance Paul Churchland en faveur de l’éliminativisme consistent essentiellement en raisons de penser que la psychologie du sens commun est radicalement fausse. Une telle argumentation présuppose que cette « folk psychology » est effectivement une théorie au sens scientifique du terme, et que les concepts cognitifs sont des concepts théoriques. Comme nous le verrons plus tard, l'une des stratégies argumentatives principales à l’encontre de l’éliminativisme consiste à mettre en doute ce présupposé (Cf. plus loin, section 8.4.). La première raison de penser que la psychologie du sens commun est fausse jusque dans ses principes les plus fondamentaux est simplement son incapacité d'expliquer un grand nombre de phénomènes courants dans son domaine. Nous passons un tiers de notre vie à dormir et une partie au moins de ce temps a rêver, mais la psychologie du sens commun ne contient pas la moindre indication de la raison pour laquelle nous dormons et rêvons. L'unique hypothèse qu'elle contient peut-être est fausse : que dormir sert à se reposer. Ce n'est certainement pas la fonction du sommeil et du rêve, comme l'atteste le fait que nous ayons tout autant besoin de dormir lorsque nous n’avons fait aucun effort que lorsque nous sommes épuisés. La psychologie du sens commun ne donne ne nous donne pas non plus la moindre indication sur la nature de l'intelligence, sur l’origine des différences d’intelligence entre les humains ou sur le fonctionnement de l'apprentissage dans ses différentes formes. Le sens commun est également totalement incapable d'expliquer le fonctionnement de la mémoire, d'expliquer comment il est possible de retrouver en une fraction de seconde n'importe laquelle parmi un nombre faramineux d'informations que nous avons stockées. Enfin, Churchland KISTLER-Philosophie de la psychologie 113 nous fait remarquer que le sens commun est totalement désarmé devant les maladies mentales : nous ne comprenons ni leur origine ni les manières de les soigner. Si l'on admet l’incapacité de la psychologie du sens commun à expliquer tous ces phénomènes, on reconnaîtra aussi qu'il s'agit d'une incapacité de principe : il semble en effet que le cadre conceptuel de la psychologie du sens commun n'ait pas évolué de façon notable au cours des quelques 2000 années de son existence, et qu'il n’ait en particulier accompli aucun progrès en direction de la compréhension des phénomènes mystérieux que nous venons de mentionner. Le philosophe des sciences Imre Lakatos soutient par ailleurs que le manque d'évolution est, pour une théorie scientifique, une marque de dégénérescence qui annonce l'abandon imminent du « programme stagnant de recherche » structurée autour de cet théorie. Une théorie est prometteuse lorsqu'il est possible de l'appliquer à des phénomènes en dehors de ceux qui ont donné l'occasion de la construire. La théorie newtonienne de la gravitation a beaucoup gagné en crédibilité lorsqu'il s'est avéré qu'elle était applicable non seulement au mouvement des corps célestes mais aussi à des mouvements de corps se trouvant près de la surface de la Terre et soumis à différentes contraintes telles que la friction, par exemple la chute de corps dans un milieu visqueux, le mouvement des marées, où l'oscillation d’un pendule. En revanche, la mécanique newtonienne fut abandonnée lorsqu'elle résistait aux efforts de l'adapter à des mouvements de vitesse proche de celle de la lumière. Cet échec fut pris comme un indice du caractère fondamentalement inapproprié de ses catégories les plus fondamentales, notamment le concept de masse : la masse est considérée comme indépendante de la vitesse dans la mécanique newtonienne ; or il n’est possible de rendre compte de mouvements ayant des vitesses proches de celle de la lumière qu'à condition de considérer que la masse varie en fonction de la vitesse. L'éliminativisme fait valoir que l'impossibilité d'adapter la psychologie du sens commun aux comportements d'individus dont le cerveau a été endommagé ou qui souffrent de graves maladies mentales, est analogue à l'impossibilité de la théorie newtonienne à s'adapter aux mouvements à très grande vitesse. Toujours à condition d'accepter que la psychologie folk est bel et bien une théorie, et étant donné ses lacunes explicatives massives, l’absence d’évolution n’est donc dans ce cas pas une force : plutôt, son incapacité à générer des explications de la mémoire ou des maladies mentales est le signe de l’inadéquation radicale de ses catégories. Le second argument de Churchland repose sur un raisonnement inductif sur l'histoire intellectuelle. Il fait valoir que dans tous les domaines du savoir, les premières théories naïves se sont toujours révélées radicalement fausses pour laisser la place à des théories fondées sur des choix conceptuels et des catégories radicalement différentes. Les exemples les plus KISTLER-Philosophie de la psychologie 114 courants sont les conceptions antiques de la nature des étoiles et des mouvements des corps célestes, de la nature du feu et de la combustion, ainsi que de la nature de la vie. Ainsi il apparaît que la psychologie du sens commun soit le seul cas où aucun changement théorique majeur ne soit intervenu depuis l'Antiquité - toujours bien entendu à condition d'accepter qu'il s'agisse bien dans ce cas d’une théorie. Cela doit être pris plutôt comme le signe du fait que nous nous trouvons dans ce dernier cas simplement encore avant le premier changement révolutionnaire, plutôt que comme le signe que, pour ainsi dire par miracle, l'humanité soit dans ce cas « tombée juste » du premier coup. Cela paraît selon Churchland d'autant moins probable que les phénomènes qui relèvent de la psychologie semblent être d'une complexité infiniment plus grande que les phénomènes qui tombent dans le domaine d’autres théories désormais caduques. Un troisième argument repose sur l'évaluation des perspectives de l'intégration de la psychologie du sens commun dans l'ensemble de la science. Pour toute théorie ayant affaire à des phénomènes complexes, concernant des objets complexes, une telle intégration passe nécessairement par la réduction de ses catégories et de ses hypothèses à des catégories et hypothèses de sciences portant sur les composantes de ces objets complexes. La seule science qui semble pouvoir prétendre à être pertinente pour une éventuelle réduction de la psychologie est la neuroscience, les composantes pertinentes des êtres humains qui font l'objet de la psychologie étant les composantes de leur cerveau ou plus généralement de leur système nerveux. Dans ce contexte, Churchland s'applique à montrer que la perspective d'une intégration « lisse » par la réduction progressive de la psychologie à la neurophysiologie sont a priori beaucoup moins bonnes qu’il peut paraître à première vue. Il fait simplement valoir qu'il y a infiniment plus de systèmes théoriques possibles sur le plan neurophysiologique dont les catégories ne permettent pas de construire des « fonctions de réduction » que les systèmes théoriques qui le permettent : l'existence de telles fonctions de réduction signifie que la théorie neuroscientifique permet de construire des catégories qui correspondent aux catégories traditionnelles de la psychologie du sens commun. Churchland lui-même attire l'attention sur le fait que cet argument n'est plausible que dans la mesure où nous faisons abstraction de la possibilité que la psychologie du sens commun puisse malgré tout être vraie : la vérité d'une théorie va de pair avec la possibilité de la réduire. 8.4. Arguments contre l’éliminativisme 8.4.1. L’argument par l’introspection KISTLER-Philosophie de la psychologie 115 L'objection la plus immédiate contre l'éliminativisme et qu'il contredit notre intuition : l'introspection que nous pouvons faire de notre propre esprit à n'importe quel instant de notre vie éveillée nous révèle immédiatement tout une panoplie d'états et processus mentaux, telles que des pensées, des souvenirs, des émotions, des projets et des craintes. Il semble absurde de nier l'existence de ce qui tombe sous les yeux. Le doute doit commencer avec des choses qui ne sont pas immédiatement accessibles à l'observation et en l'existence desquels on croit en vertu d'accepter telle ou telle théorie. Mais il semble absurde de douter de ce dont on connaît l'existence de la manière la plus directe possible, simplement en dirigeant son attention sur son propre esprit. En ce sens, on peut objecter contre l’analogie qu’établit l’éliminativiste entre les catégories psychologiques du sens commun, tels que les croyances, les désirs et les attentes, et les catégories de calorique et de phlogistique, que les dernières concernent des entités théoriques qui ne sont pas directement observables : notre seule raison de croire en leur existence était notre croyance en la théorie. Il en va, semble-t-il, tout autrement de notre conviction intime en l'existence de nos croyances et des autres entités qui peuplent notre esprit : dans le cas de ces dernières, il s'agit d’entités qui sont directement observables. Dans ce cas, il semble qu'aucun changement théorique ne puisse avoir de conséquences sur leur existence. L’adéquation des catégories observationnelles est directement attestée par l’expérience, et non indirectement par le succès d'une théorie. Les éliminativistes rétorquent qu'il s'agit là d'une illusion. Norwood R. Hanson et Thomas S. Kuhn ont montré à l’aide de nombreux exemples trouvés dans l'histoire des sciences que le changement théorique peut entraîner un changement dans nos catégories perceptives, autrement dit dans notre façon de voir le monde63. On peut par exemple trouver en astronomie un changement révolutionnaire de théorie qui eut pour conséquence d'éliminer un concept d'entité observable : c’est le concept de la sphère étoilée céleste. Pendant des millénaires, il suffisait de lever les yeux aux ciel nocturne pour voir directement la sphère céleste tourner autour de l’étoile polaire au-dessus de la Terre. La controverse ne concernait que la nature de la sphère et la cause de son mouvement régulier. Et pourtant, la révolution astronomique associée au nom de Copernic a fait disparaître le concept de sphère céleste : le changement théorique dans la conception de la nature des étoiles a eu, dans ce cas au moins, un impact sur un concept observable. 63 N.R. Hanson, Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1958 ; T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962; trad. par L. Meyer : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983. KISTLER-Philosophie de la psychologie 116 L’élimination du concept de sorcière constitue un autre cas de disparition complète d’un concept qui concernait pourtant une catégorie observable. Les théories religieuses et psychologiques en vigueur durant des siècles en Europe avaient pour conséquence que l’on pouvait observer directement que quelqu’un était une sorcière, en se fiant à un certain nombre de traits, tels que les cheveux roux ou certains comportements que l’on comprendrait aujourd’hui en termes de maladies mentales ou simplement d’excentricité. La force de l’argument par analogie avancé par les éliminativistes vient du fait que pendant la période de croyance en l’existence des sorcières, on ne se doutait pas du soubassement théorique de ce concept. On le prenait pour une catégorie directement observable, exactement comme on prend aujourd’hui pour des catégories observables les concepts de croyance, désir, souvenir ou rêve éveillé. L’éliminativiste cherche à nous convaincre que ce qui s’est passé avec les sorcières peut parfaitement se reproduire avec les croyances et les désirs. Ce n’est que lorsque le concept disparaît avec la théorie qui lui donne son contenu que l’on découvre sa dépendance par rapport à cette théorie ; l’apparence qu’il s’agissait là d’entités directement observables se révèle alors comme trompeuse. Les révolutions conceptuelles qui touchent aux concepts structurant directement notre observation, notre « façon de voir le monde », sont particulièrement profondes. L’adoption de l’hypothèse darwinienne de la genèse des espèces vivantes par sélection naturelle et de la descendance animale de l’espèce humaine entraîne certainement un changement révolutionnaire par rapport à la conception religieuse d'un acte de création divine ; cependant, elle ne change que nos idées quant à l'histoire et l'avenir des espèces animales et de l'homme mais non notre manière de les percevoir. La révolution conceptuelle que l’éliminativisme nous propose d’envisager est d'une autre envergure : l’abandon des catégories par lesquelles nous concevons notre propre esprit serait probablement bien plus révolutionnaire encore pour notre vision du monde que la révolution copernicienne qui fit disparaître, non seulement la sphère étoilée céleste mais surtout la position privilégiée de la Terre et des humains au centre de l’univers. La révolution envisagée par l’éliminativisme entraînerait premièrement un changement radical dans notre manière d’expliquer le comportement d'autrui, non plus en termes d'intentions, de croyances, de préférences ou de craintes, mais en termes de l'activité neuronale dans telle ou telle aire cérébrale ou en termes du niveau des neurotransmetteurs de tel ou tel type dans telles ou telles synapses. Cela serait déjà un changement radical, vu l’importance pour notre vie de nos interactions et de notre communication avec autrui. Mais le changement le plus révolutionnaire entraîné par l'abandon des catégories psychologiques traditionnelles du sens commun concernerait l’introspection : celle-ci ne nous révélerait plus KISTLER-Philosophie de la psychologie 117 des projets, des souvenirs ou des émotions, mais l'augmentation ou au contraire le ralentissement de l'activité de tels neurones dans telle aire cérébrale ou le renforcement ou l’affaiblissement de tel type de synapses. Deux considérations peuvent faire apparaître cette perspective comme moins aberrante : la première est qu'un changement semblable est déjà advenu au moins une fois dans l'histoire de l'humanité. D'après une théorie controversée mais importante qui se fonde sur l'interprétation des premiers textes de la civilisation de la Grèce antique, la notion d'un esprit individuel, intérieur à chaque homme et accessible de manière privilégiée par lui, n'a rien de naturel : c’est le fruit d'une évolution culturelle64. En effet, selon cette théorie, dans la période historique qui s'achève plus ou moins à l'époque à laquelle fut rédigée L’Iliade d’Homère (8e siècle av. J.-C.), les hommes concevaient l'origine de leurs actions non pas en termes d'un processus de décision individuelle, mais en termes de catégories sociales ou d'influences divines. L'idée que chaque homme a en lui-même un système de croyances, de désirs, d’espoirs, de craintes et d’autres attitudes mentales qui lui appartiennent personnellement et qui le guident dans ses prises de décision autonomes, fut introduite à la suite d’un changement théorique radical, et ne fait donc pas partie d’une prétendue « nature » humaine ou d’un prétendu système conceptuel naturel. Une fois acceptée l’hypothèse de l'introduction de l'esprit individuel et des concepts qui le structurent encore dans le sens commun d’aujourd’hui, tels que la croyance et le désir, à l'époque de l'Antiquité grecque, il semble par ailleurs plausible que ce changement culturel révolutionnaire ne fut que le dernier dans toute une série de changements de l'idée que l'homme se faisait de lui-même, au cours de la longue évolution qui mène de nos ancêtres animaux jusqu'au VIIIe siècle av. J.-C. Une seconde raison de ne pas d’emblée condamner comme absurde la perspective d'une élimination radicale des catégories de la psychologie du sens commun, tient au fait que ces catégories nous semblent si naturelles parce qu'elles structurent notre introspection. Or, l'histoire de la psychologie nous fournit d’amples raisons de douter de la fiabilité de notre introspection. Il n'est pas nécessaire de faire appel aux théories controversées de l'inconscient de la tradition psychanalytique pour se convaincre que notre esprit contient beaucoup plus que ce qui est directement accessible à l’introspection. Un certain nombre d'expériences psychologiques montrent notamment que seule une infime partie des informations que nous 64 Cf. Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, 8e éd., Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2000. Wilfrid Sellars, Empiricism and the Philosophy of Mind (1956), Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1997 ; trad. par F. Cayla, Empirisme et philosophie de l’esprit, Ed. de l’éclat, Combas, 1992, suggère également que la psychologie du sens commun n'est pas une donnée primitive de notre nature mais fut le résultat d'une évolution culturelle au cours de laquelle des facteurs à l'origine perçus comme externes aux individus furent progressivement intériorisés pour constituer l’esprit individuel. KISTLER-Philosophie de la psychologie 118 recevons dans la perception ne devient jamais accessible à l’introspection. L’intérêt de ces résultats dans le cadre de notre réflexion sur l'éliminativisme est qu'ils montrent la fragilité de l’introspection qui est à son tour la source principale de notre résistance à l'éliminativisme. Il semble préférable de faire appel à des résultats issus de la psychologie expérimentale de la perception, plutôt qu'à des résultats obtenus en psychanalyse, dans la mesure où les présupposés théoriques requis pour interpréter ces données expérimentales sont beaucoup moins importants et surtout moins controversés que celle de la psychanalyse. Les expériences de psychologie de la perception relatifs aux informations visuelles présentes dans le système visuel et cognitif (et donc dans « l’esprit ») mais inaccessibles à la conscience, ainsi que les données relatifs à la « vue aveugle » (blindsight), que nous avons mentionnées plus haut (chapitre 2.2.), montrent que nos expériences perceptives contiennent beaucoup d’informations dont nous ne sommes jamais conscients, et dont nous ne pouvons pour certaines pas devenir conscients. D’autres résultats d’expériences psychologiques mettent en évidence le phénomène de la « confabulation » qui constitue l’inverse de l’inconscience : la dernière concerne des contenus présents dans l’esprit mais non dans la conscience, alors que la confabulation fait apparaître à notre conscience des contenus comme présents dans l’esprit qui n’y sont pas réellement. 8.4.2. L’argument transcendantal Un fameux argument contre éliminativisme prend la forme d'un argument « transcendantal » : il s'agit d'un argument censé montrer qu'il est impossible de soutenir la thèse éliminativiste sans présupposer qu’elle soit fausse. En d’autres termes, la fausseté de l'éliminativisme serait une condition de la possibilité de l'affirmer. L'argument transcendantal contre éliminativisme a quelque ressemblance avec le « cogito » de Descartes : l'argument cartésien n’est pas censé établir de manière a priori que j'existe, ou plutôt que mon esprit existe, mais seulement que l'existence de mon esprit est présupposée par la tentative même de nier cette existence, ou de la mettre en doute. L’anti-éliminativiste fait valoir en s’inspirant de Descartes, que seul un être pourvu d'un esprit peut entreprendre la négation de l'existence de l’esprit. On peut aussi exprimer la contradiction dont on accuse l’éliminativisme de la manière suivante : l'éliminativiste soutient une théorie. Or, soutenir quelque chose implique que l'on y croit ; l’éliminativiste possède donc la croyance que sa propre théorie est vraie. Mais cette théorie contient (ou implique) la thèse selon laquelle il n'existe pas de croyances. Etant donné qu’il existe au moins une croyance (celle de l’éliminativiste en la vérité de sa théorie), la KISTLER-Philosophie de la psychologie 119 théorie ne peut donc pas être vraie : la croyance de l'éliminativisme en la vérité de sa propre théorie suffit pour réfuter la thèse générale selon laquelle il n'y a pas de croyances. On peut aussi faire apparaître la contradiction en interprétant l'éliminativisme comme soutenant que la croyance des gens ordinaires qu’ils possèdent des croyances est fausse. Mais pour que cette croyance puisse être fausse, il faut bien qu'il y ait des croyances. Donc, il est faux de dire qu'il n'y a pas de croyances. Plus formellement, on reproche à l'éliminativisme d’être condamné à commettre la contradiction suivante. L'éliminativisme est censé soutenir que : 1) la croyance des gens est fausse selon laquelle les gens ont des croyances. Cela implique : 2) les gens croient que les humains ont des croyances mais il est faux que les gens ont des croyances. Cela implique la contradiction ouverte : 3) il y a quelque chose que les gens croient mais il est faux qu'il y a quelque chose que les gens croient. Une première réponse que l’on peut faire à cette objection « transcendantale » contre l’éliminativisme est qu’il s’agit tout au plus d’une contradiction pragmatique, et non sémantique. Un énoncé dont le sens est contradictoire, en d’autres termes qui est contradictoire sur le plan sémantique, n’est vrai dans aucune situation possible. Quoi qu’il arrive, l’énoncé « il y a de l’eau sur Mars et il n’y a pas d’eau sur Mars » est faux. En revanche, « Je ne parle pas en ce moment » est contingent : selon le moment auquel il est fait référence, il est vrai ou faux. En ce moment même où j’écris, ne parle pas et l’énoncé est donc vrai. Cependant, cet énoncé est tel que je ne peux l’affirmer oralement sans le rendre faux : l’acte de langage par lequel je l’affirme contredit le contenu de l’énoncé. Cet acte de langage me fait commettre ce qu’on appelle une contradiction pragmatique. Un autre énoncé que l’on ne peut prononcer sans que le contexte de l’énonciation engendre, étant donné son contenu, une contradiction pragmatique est : « Je ne suis pas ici ». Cela n’empêche pas pour autant que l’énoncé ne soit pas contradictoire sur le plan sémantique : selon la référence des termes indexicaux « je » et « ici », il peut être vrai ou faux. La contradiction que l’on reproche à l’éliminativisme semble tout au plus être une contradiction pragmatique : elle n’apparaît qu’à condition que l’éliminativiste soutient ou affirme sa théorie, ou croit en sa théorie. L’argument transcendantal ne permet pas de mettre en évidence l’existence d’une contradiction sémantique dans le contenu même de la théorie. Il suffit donc à l’éliminativiste de s’abstenir d’affirmer ou de soutenir sa théorie ainsi que d’y KISTLER-Philosophie de la psychologie 120 croire, pour éviter l’argument et pouvoir continuer à envisager sa vérité. Tout au plus, l’éliminativiste se contredit donc de manière pragmatique s’il affirme que personne ne fait d’affirmations. Mais, et c’est la seconde et plus importante réponse disponible pour défendre l’éliminativisme, il n’y a contradiction que pour autant que l’on continue à donner leur sens habituel aux mots. On peut enlever toute apparence de contradiction au fait que l’éliminativiste croit à la vérité de la thèse selon laquelle il n’y a pas de croyances, à condition de le suivre et de donner un nouveau sens à la première occurrence du mot « croire » : admettons, pour les besoins de l’argument que l’éliminativisme soit vrai, et appelons « croireE » l’attitude que nous avons par rapport aux expressions symboliques qui représentent, dans la conception pré-éliminativiste, des propositions. La croyance-E n’est pas la croyance : en particulier, elle n’est pas susceptible de valeur sémantique, c’est-à-dire de vérité ou de fausseté. Nous ne savons pas encore ce qu’elle est ; c’est l’avenir de la neuroscience qui nous le montrera ; pour l’instant, il s’agit simplement de montrer que l’hypothèse d’un changement radical de notre conception de nous-mêmes est envisageable sans contradiction. Si l’éliminativiste a raison, ce que nous faisons en réalité lorsqu’il nous semble que nous croyons quelque chose, c’est de croire-E quelque chose. En particulier, lorsque l’éliminativiste entretient sa thèse, il n’y croit pas ; plutôt, il y croit-E. En revanche, les croyances habituelles figurent parmi les objets de sa croyance-E : ce qu’il en croit-E, c’est qu’il n’y en a pas, exactement de la même manière et pour la même raison pour laquelle nous croyons (selon l’éliminativiste, croyons-E) qu’il n’y a pas de calorique, de phlogistique et de sorcières. Il s’avère donc que l’argument transcendantal commet en réalité une pétition de principe contre l’éliminativisme : la contradiction n’apparaît qu’à condition de présupposer que l’éliminativiste a tort, en lui prêtant des croyances. Une fois abandonné ce présupposé, nous sommes obligés d’admettre qu’il est parfaitement concevable qu’il fait autre chose avec sa théorie que d’y croire, même si on ne peut pas encore précisément déterminer la nature de cette attitude. Les Churchland65 nous montrent cette erreur dans l’argument transcendental avec une analogie entre l’éliminativisme et l’anti-vitalisme, c’est-à-dire la doctrine aujourd’hui admise selon laquelle l’explication de la vie et des êtres vivants ne nécessite pas le postulat de l’existence d’un « esprit vital ». Comme le montrent les Churchland, l’adversaire du vitalisme 65 Paul M. Churchland présente cette analogie dans « Le matérialisme éliminativiste », p. 151 et dans Matière et conscience, p. 70/1 ; mais elle a d’abord été publié par Patricia S. Churchland, dans l’article « Is Determinism Self-Refuting ? », Mind, No. 90, p. 99-101. KISTLER-Philosophie de la psychologie 121 commettrait exactement la même pétition de principe que notre « argument transcendental » contre l’éliminativisme s’il prétendait que le moindre geste de son adversaire, l’anti-vitaliste, montre que l’anti-vitaliste a tort parce que ce geste révèle l’esprit vital en lui. (L’analogie est claire : dès que l’éliminativiste croit en quelque chose, il montre qu’il a tort de dire que personne ne croit rien.). L’argument transcendantal contre l’éliminativisme n’est donc pas meilleur que l’argument suivant par lequel le vitaliste cherche à réfuter l’anti-vitalisme : « L’antivitaliste affirme que l’esprit vital n’existe pas. Mais cette affirmation se réfute d’elle-même car l’antivitaliste ne sera pris au sérieux que si son affirmation ne peut l’être. En effet, si son affirmation est vraie, alors l’antivitaliste n’a pas d’esprit vital et il est mort. Mais s’il est mort, alors son énoncé n’est qu’une chaîne de caractères ou de sons sans signification, dépourvue de raison et de vérité. » (P.M. Churchland, « Le matérialisme éliminativiste », p. 151 et Matière et conscience, p. 70/1). 8.4.3. Les arguments avancés par les éliminativistes ne supportent que la thèse d’une élimination partielle et non radicale de la psychologie du sens commun Churchland lui-même reconnaît la force d’une critique plus modérée : l’éliminativiste dramatise peut-être la situation de manière inutile. Lorsqu’on suit le conseil de l’éliminativiste et analyse les changements théoriques révolutionnaires qui ressemblent le plus à des « éliminations conceptuelles », comme la révolution chimique qui sonna le glas de l’alchimie et plus particulièrement du phlogistique, on se rend compte que l’élimination n’est jamais totale. Certes, un certain nombre de concepts et de principes étroitement liés au phlogistique sont abandonnés lorsque le nouvelle chimie explique la rouille et la combustion en termes d’oxygénation et non plus en termes de « déphlogistisation ». En revanche, cette révolution épargne un grand nombre de concepts, comme celle de « substance pure », et plus simplement ceux d’or, de fer, d’eau. D’autres, comme le concept d’air, changent sans être pour autant abandonnés. Il semble donc plausible de s’attendre à ce que le destin de la psychologie du sens commun ressemble plutôt à l’une de ces révolutions historiques : plutôt que de tout balayer, le progrès des neurosciences nous conduira peut-être à abandonner certains de nos concepts psychologiques, sans les éliminer tous, alors que d’autres changeront progressivement de contenu sans pour autant disparaître complètement. Churchland admet la force de cette objection, et répond que son but n’a jamais été que de montrer que l’élimination radicale de toute la psychologie du sens commune était une possibilité qui ne devait pas être exclue pour des raisons a priori : ce sont au contraire les sciences empiriques qui KISTLER-Philosophie de la psychologie 122 détermineront si le progrès des neurosciences nous fera abandonner certains concepts psychologiques et lesquels. Nous n’avons pas encore mentionné les arguments les plus forts contre l’éliminativisme. Dans la mesure où l’argumentation éliminativiste est toute entière construite sur la base d’une hypothèse sur l’évolution de la science, et sur la faiblesse de la psychologie du sens commun, deux stratégies argumentatives s’ouvrent à l’adversaire de l’éliminativisme : d’une part, on peut montrer la force de la psychologie, autrement dit montrer qu’il existe des phénomènes qui ne peuvent être expliqués qu’en termes psychologiques, en faisant appel à des représentations, croyances, désirs, alors qu’une explication neurophysiologique semble exclue à cause de l’extrême variété des états cérébraux des individus humains. D’autre part, on peut remettre en cause le présupposé fondamental de l’argumentation éliminativiste, c’està-dire l’hypothèse selon laquelle la psychologie du sens commun est une théorie. 8.4.4. La psychologie du sens commun n’est pas une théorie Tous les arguments en faveur de l’éliminativisme présupposent que la psychologie du sens commun est une théorie, pour chercher ensuite à montrer qu’il y a de bonnes raisons de penser que cette théorie est fausse. Or cette présupposition n’est qu’une manière de comprendre ce que font les humains lorsqu’ils s’attribuent mutuellement (et à soi-même) des attitudes telles que les croyances et les désirs. Il s’agit d’une doctrine explicitement défendue sous le nom de « fonctionnalisme du sens commun »66. Selon cette doctrine, nous interprétons le comportement d’autrui et le nôtre en fonction d’une « théorie de l’esprit » : voyant notre voisin sortir avec son parapluie, nous lui prêtons (ou « attribuons ») la croyance qu’il va peutêtre pleuvoir ainsi que le désir de rester sec. Le fait de lui attribuer ces attitudes nous permet d’expliquer son comportement grâce à un raisonnement que l’on appelle souvent le syllogisme pratique et qui repose sur le principe : (P) Si X désire B et croit que le fait de faire A est le meilleur moyen dans les circonstances d’obtenir B, alors X fait A. Ce principe joue le rôle de loi fondamentale dans la théorie de l’esprit. Plus précisément, on peut expliquer que X fait A par le syllogisme pratique suivant: 1) X désire B. 66 Un de ses avocats éminents est le philosophe australien Frank Jackson. Cf. David Braddon-Mitchell and Frank Jackson, The Philosophy of Mind and Cognition, Blackwell, Oxford, 1996. KISTLER-Philosophie de la psychologie 123 2) X croit que le fait d'exécuter A est dans les circonstances présentes un moyen adéquat pour obtenir B. 3) Il n'existe pas d'autres actions dont X croit qu'il pourrait obtenir B en les exécutant, et pour lesquelles sa préférence est au moins égale à sa préférence pour A. 4) X n'a pas d'autres souhaits qui le détournent dans les circonstances présentes de son souhait pour B. 5) X sait comment exécuter A. 6) X est en mesure d'exécuter A. 7) X croit être en mesure d'exécuter A.67 Donc, X fait A. Le fonctionnalisme du sens commun traite les concepts de la psychologie naïve comme des concepts théoriques : leur sens est déterminé par la théorie dans laquelle ils figurent. Il est ainsi considéré comme constitutif des concepts de croyance et de désir qu’ils satisfont le principe P. Ces concepts sont considérés comme analogues aux concepts scientifiques : ainsi, il est constitutif pour le concept d’onde électromagnétique de satisfaire les équations de Maxwell. Cette conception, dont on doit l’élaboration formelle à Frank P. Ramsey, rend la capacité des concepts d’exprimer des propriétés réelles indissociable de la vérité des théories dans lesquels ils figurent : si on découvrait que les équations de Maxwell n’étaient vraies d’aucun phénomène réel, cela impliquerait qu’il n’y a pas d’ondes électromagnétiques après tout. Autrement dit la fausseté de la théorie entraînerait l’élimination des concepts dont cette théorie détermine le contenu. De manière analogue, si l’on découvrait que personne n’agit réellement en fonction de (P), de sorte que (P) n’est vrai d’aucun phénomène réel, nous n’avons plus aucune raison de considérer que les concepts de croyance et de désir font référence à des attitudes réelles. Selon la conception du fonctionnalisme du sens commun, tous les concepts mentaux sont fonctionnels : leur contenu est déterminé par les relations entre les propriétés qu’ils expriment selon les principes de la théorie de l’esprit. Attribuer à une personne x une douleur D, c’est attribuer à x un état qui satisfait un principe théorique de la forme : D est causé par une blessure ou un autre dommage au corps de x et D cause, entre autres, un comportement de x tendant à éviter les causes des ces dommages. 67 Cette reconstruction des prémisses du syllogisme pratique est due à P. M. Churchland, « The Logical Character of Action-Explanations », Philosophical Review 79, 1970, p. 214-236, à la p. 221. La dernière prémisse ne figure pas chez Churchland, mais G. Keil, Handeln und Verursachen, Frankfurt a.M., Vittorio Klostermann, 2000, p. 55-56, montre qu'elle est nécessaire. KISTLER-Philosophie de la psychologie 124 Le philosophe américain Alvin Goldman68 argumente contre cette conception des concepts mentaux en faisant valoir qu’elle a des conséquences inacceptables aussi bien en ce qui concerne notre attribution d’états mentaux à nous-mêmes qu’à autrui. Lorsqu’une personne x s’attribue à soi-même un mal de tête M dont il souffre actuellement, cela présuppose, selon le fonctionnalisme du sens commun, que x dispose à propos de son état de l’information selon laquelle son état actuel satisfait une certaine description fonctionnelle de M, F(M), en termes des causes et effets typiques de M. Or, Goldman montre qu’il n’est pas plausible que x dispose des informations suffisantes pour lui montrer que son propre état satisfait la description F(M). Premièrement, lorsque je m’attribue un mal de tête à mon réveil le matin, cette attribution ne peut pas être fondée sur la connaissance des causes et des effets de ce mal de tête : je n’ai aucune information sur ses causes puisqu’elles se situent dans la période où je dormais, ni sur les effets puisqu’ils ne se sont pas encore produits. Je n’aurais donc pas pu arriver à l’attribution à moi-même de M sur la base des informations requises pour savoir que mon état satisfait la description fonctionnelle de M. Deuxièmement, je ne peux pas non plus fonder cette attribution sur des connaissances conditionnelles, par exemple : que je suis dans un état qui, si je me trouvais en lui et si je souhaitais qu’il cesse et si je savais où se trouve un cachet d’aspirine, alors j’avalerais ce cachet d’aspirine. La raison est que la connaissance des dispositions que me donne le fait d’être dans M n’est jamais directe : nous attribuons des dispositions aux choses en fonction de notre connaissance directe de leurs propriétés catégoriques. Une troisième raison pour laquelle mon attribution de M à moi-même ne peut pas requérir ma connaissance d’être dans un état qui satisfait la description fonctionnelle F(M) est que cela mènerait à ce que l’on appelle une « explosion combinatoire » : F(M) décrit M comme l’état qui est causé par d’autres états N1, N2, etc. et qui cause L1, L2, etc. Avant de savoir si je suis dans M, je devrais donc savoir si je suis dans L1, L2, N1, N2 etc. Mais ces états sont eux-mêmes fonctionnels ; je ne peux donc savoir si je suis en eux qu’à condition de savoir si je satisfais leurs descriptions fonctionnelles F(L1), F(L2), etc. Cela n’implique pas nécessairement une régression à l’infini car le processus de détermination s’arrête aux propriétés catégoriques (c’est-à-dire non fonctionnelles) concernant les « entrées » perceptives et les « sorties » comportementales. Cependant, il devrait y avoir, au moins pour certains états mentaux quelque peu éloignés de cette périphérie, un nombre considérable d’étapes à parcourir, avant que je puisse m’attribuer l’état en question. Goldman fait alors valoir qu’il n’est simplement pas plausible que l’esprit procède à 68 Cf. Alvin Goldman, Philosophical Applications of Cognitive Science, Boulder, Colorado, Westview Press, 1996. KISTLER-Philosophie de la psychologie 125 un nombre très important d’inférences dans le délai extrêmement bref qui nous suffit pour nous l’attribuer réellement. La conception fonctionnaliste semble surtout être très plausible à l’égard de l’attribution d’états mentaux à autrui : étant donné que nous n’avons aucun accès direct à l’esprit d’autrui, il semble en effet plausible de penser que nous lui attribuons des états mentaux sur la base de notre connaissance de ses entrées sensorielles et de ses comportements, en raisonnant à l’aide de principes théoriques de la psychologie su sens commun, comme : si une personne x dirige son regard sur un arbre et se trouve dans un état éveillé et conscient, x croit qu’un arbre se trouve devant lui ; ou : si x saisit un verre d’eau qui se trouve devant lui et le boit, c’est parce que x désire boire un verre d’eau et croit que le verre devant lui contient de l’eau. Cependant, notre confiance dans la vérité d’une théorie explicative T1 ne dépend pas seulement du succès que rencontre cette théorie lorsque nous l’utilisons pour expliquer et prédire. Elle dépend également de sa comparaison avec des théories alternatives : s’il existe une autre théorie T2 qui nous permet d’expliquer et de prédire les mêmes phénomènes – ici, le comportement d’autrui – avec la même exactitude mais d’une manière plus simple, notre croyance en la vérité de T1 sera ébranlée et nous lui préférerons T2. On rend compte de cette situation en disant que notre croyance en la vérité d’une théorie résulte d’un raisonnement que l’on appelle « l’inférence à la meilleure explication ». Si T1 et T2 sont équivalentes en ce qui concerne leur adéquation empirique – leur capacité à expliquer et prédire les phénomènes – nous tiendrons provisoirement pour vraie, ou plus probablement vraie, celle qui est plus simple. Dans le cas de l’explication de notre attribution d’états mentaux à autrui, il existe une théorie alternative à la théorie fonctionnaliste qui semble être plus simple qu’elle au sens où elle se contente de moins de postulats : selon la « théorie de la simulation », les humains ne s’attribuent pas mutuellement des états mentaux sur la base de leur croyance implicite en une « théorie de l’esprit » (la psychologie du sens commun), mais en « se mettant à la place de l’autre ». On peut reconnaître dans cette conception l’héritage de la tradition herméneutique qui oppose la « compréhension » des phénomènes relevant de l’esprit et couverts par les « sciences humaines » à « l’explication » des phénomènes naturels couverts par les « sciences de la nature ». Lorsqu’on attribue des états mentaux à autrui, l’on ne se place pas dans la perspective d’une explicative en fonction de lois de la nature, mais cherche plutôt à faire preuve d’empathie : j’attribue à autrui les croyances et désirs que j’aurais moi-même si j’étais à sa place. Si je veux prévoir où mon adversaire au tennis enverra son prochain coup, il KISTLER-Philosophie de la psychologie 126 semble en effet plausible que je ne le fais pas sur la base d’un recours à une théorie psychologique, mais bien plus simplement en « me mettant à sa place » : je suppose qu’il fera ce que je ferais si j’étais à sa place. L’hypothèse de la « théorie de la simulation » est que toutes les attributions d’états mentaux à autrui se font à partir d’une telle simulation. Plus précisément, la simulation se déroule en trois étapes. Premièrement, A qui cherche à prévoir le comportement de B, construit un modèle de l’état mental de B, à partir des informations que l’on possède sur B. (Une partie de ces informations est obtenue grâce à des simulations antérieures.) Deuxièmement, A traite les états mentaux ainsi attribués à B comme des entrées d’une procédure de raisonnement pratique qui peut indifféremment opérer sur les états réels de A et sur les états que A attribue à B. Ces derniers états ne sont donc pas des états d’A lui-même, mais A se les représente comme étant des états de B. La procédure débouche sur une décision, peu importe s’il s’agit des états de A ou des états qu’A attribue à B. Troisièmement, A attribue à B la décision déterminée par ce processus de raisonnement pratique. Ce modèle permet d’expliquer la capacité des humains de prévoir le comportement d’autrui sans postuler qu’ils ont recours à une théorie explicitement représentée portant sur les états mentaux et les relations de dépendance et de causalité qui existent entre eux, telle que la psychologie du sens commun. A n’a pas besoin de connaître les principes de fonctionnement de son propre mécanisme de prises de décision ni de croire à une théorie pour pouvoir prendre des décisions. Le modèle de la simulation montre qu’il est en principe possible de prévoir les décisions d’autrui de la même manière, sans entretenir aucune théorie psychologique portant sur les états mentaux. L’adéquation des prédictions résultant de cette procédure de simulation n'est bien entendu pas parfaite. Elle dépend de trois facteurs : (1) la similitude du système de prise de décision de A avec celui de B ; (2) le degré auquel ce système permet de traiter les états attribués à B de la même manière que les propres états d’A lui-même ; (3) l’adéquation des états mentaux attribués à B au préalable. En ce qui concerne (1), il semble probable que les humains partagent le même mécanisme de prise de décision. En ce qui concerne (2), nous faisons preuve de la capacité de raisonner sur des croyances et désirs que nous ne possédons pas réellement, aussi bien dans le raisonnement scientifique où nous envisageons des hypothèses sans y adhérer que dans notre raisonnement pratique de tous les jours où nous envisageons sans difficulté différents cours d’actions : je prévois aisément la décision que je prendrais si je recevais demain une invitation pour me rendre en Australie, alors que la croyance que je suis invité n’est qu’hypothétique. Le fait que je ne croie pas que je recevrai demain cette invitation ne m’empêche pas du tout de raisonner sur la base de l’hypothèse que KISTLER-Philosophie de la psychologie 127 je la recevrai. Or, le modèle de la simulation ne nous attribue pas plus que cette capacité d’effectuer des raisonnements pratiques à partir de croyances et de désirs que nous n’entretenons pas réellement. En ce qui concerne l’adéquation des états attribués à autrui au préalable (3), elle varie d’une situation à l’autre. Cela s’accorde avec le succès limité et variable que nous avons effectivement dans notre prévision du comportement d’autrui : il est en général plus difficile de prévoir ce que font des gens qui ont des croyances et désirs très différents des nôtres. Pourtant, la théorie de la simulation rend compte du fait qu’il soit possible d’améliorer nos attributions de croyances et de désirs, dans la mesure où il s’agit d’un processus itératif. Le débat entre les deux conceptions de l’attribution d’états mentaux à autrui reste aujourd’hui ouvert. Nous n’avons pas besoin de trancher ici pour l’une ou l’autre conception. Dans le contexte de l’évaluation de l’éliminativisme, notre but était simplement de montrer la fragilité de la présupposition derrière les arguments en faveur de l’éliminativisme, selon laquelle l’attribution d’états mentaux se fait à partir de l’adhésion à une théorie, la psychologie du sens commun. La théorie de la simulation montre que l’on peut rendre compte de l’attribution des états mentaux à autrui d’une manière qui évite la recours à l’hypothèse selon laquelle cette attribution se fait sur la base de la croyance à une théorie. Or, si la théorie de la simulation était vraie, tous les arguments en faveur de l’élimination des catégories mentales perdraient leur pertinence : les concepts de croyance et de désir ne seraient pas des concepts théoriques et leur adéquation ne dépendrait de la vérité d’aucune théorie, mais simplement de la qualité de notre performance dans la prévision du comportement d’autrui. 8.5. Conclusion L’intérêt de la réflexion sur l’éliminativisme ne réside pas tant dans la plausibilité absolue de cette thèse, mais dans l’éclairage radical qu’elle donne de notre problème : le simple fait d’envisager l’éventualité d’abandonner notre croyance en l’existence des croyances, des désirs, des sensations, des espoirs, des craintes, bref en l’existence d’entités mentales de toute sorte, a pour conséquence de rapprocher l’interrogation sur la nature de l’esprit du débat sur le réalisme en philosophie des sciences. L’esprit apparaît comme une « entité théorique » au même titre que les photons en physique et les gènes en biologie. Croire que l’esprit existe nécessite des arguments. On peut donc engager la bataille contre l’éliminativisme sur son propre terrain en faisant prévaloir l’existence et les succès de la psychologie : dans de très nombreux domaines, notamment dans les domaines de KISTLER-Philosophie de la psychologie 128 l’apprentissage et de la perception, la psychologie fournit des explications satisfaisantes. Peu importe si les hypothèses psychologiques peuvent être réduites ou non à des hypothèses neurophysiologiques, le succès théorique nous donne de bonnes raisons de croire en l’existence des entités mentales auxquelles les hypothèses psychologiques font référence, notamment les croyances, les souvenirs, les perceptions. Par ailleurs, notre présentation de la théorie de la simulation montre que nous pourrions accepter de nombreuses prémisses des arguments éliminativistes sans pour autant accepter leur conclusion : il est parfaitement envisageable que la psychologie du sens commun relève plus de la confabulation que de la théorie correcte. Cela ne nous oblige pas pour autant d’accepter l’idée qu’il n’existe pas d’esprit. Le fonctionnement des processus d’apprentissage, de perception ou de prise de décision, peut faire l’objet de théories psychologiques incompatibles avec le sens commun. L’éliminativiste nous met devant une fausse alternative : croire en la vérité littérale de la psychologie naïve ou abandonner la croyance en l’existence de l’esprit. En réalité, l’esprit peut bien exister sans correspondre à la conception naïve du sens commun : la découverte de ses propriétés constitue l’objet de la psychologie scientifique. Lecture conseillée : P.M. Churchland, « Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes », Journal of Philosophy, vol. 88 (1981), p. 67-90. Trad. par P. Poirier : « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles », in : Denis Fisette et Pierre Poirier (éds.), Philosophie de l’esprit, vol. I : Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, 2002, p. 117-152. KISTLER-Philosophie de la psychologie 129 Devoir Dissertation : En vous appuyant sur un texte (ou plusieurs textes) de votre choix parmi les textes figurant au début de la première partie du cours, analysez quelques-uns des problèmes que rencontre la conception matérialiste de l’esprit, et les solutions que l’on peut y apporter. Example d’une manière d’aborder le sujet, à partir du texte de Carl Hempel et Paul Oppenheim, L'unité de la science : une hypothèse de travail (1958). Trad. in : P. Jacob, De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980, p. 371-416. L’unité de la science et la question de la réduction d’une théorie à une autre Dans leur article « L'unité de la science : une hypothèse de travail », publié en 1958, Carl Hempel et Paul Oppenheim partent de l’idée selon laquelle l’unité des sciences est un objectif incontestable de la science. La thèse qu’ils défendent et développent est que cette unité ne peut être accomplie que par la réduction des théories. Ce commentaire se propose de réfléchir sur quelques difficultés que pose l’interprétation du concept de réduction. Hempel et Oppenheim introduisent dès le départ de leur article (p. 373) une distinction entre le processus d’unification des sciences et l’état hypothétique de l’unification achevée. Il n'est pas certain que la quête pour l'unification de toutes les théories, en particulier à l'intérieur de la physique, aboutira un jour. De toute manière, il n'est pas nécessaire de trancher cette question pour voir que l'intégration ou l'unification des sciences correspond à un processus bien réel dans la science moderne. Selon la doctrine soumise à notre attention, toute unification partielle qui permet d'intégrer des théories auparavant relativement autonomes en un système unique de connaissance, correspond à une réduction. De telles réductions sont souvent citées parmi les accomplissements exemplaires de la science, pour la raison qu’elles permettent d'illustrer de manière particulièrement claire comment le progrès scientifique permet d'approfondir notre compréhension de certains domaines de phénomènes. Des exemples classiques sont la réduction de la température a une fonction de l'énergie moyenne moléculaire, la réduction des gènes à des morceaux d'ADN, ou la réduction du concept d'éclair à celui d'une décharge d'énergie électrique. Il y a des controverses parfois passionnées pour savoir si un certain domaine de savoir est réductible ou non à d'autres. Pendant longtemps on considérait que les régularités que l'on KISTLER-Philosophie de la psychologie 130 observe dans les organismes vivants ne peuvent pas être expliquées en fonction de principes ou de théories physiques, parce que leur explication requiert des concepts et des principes propres qui ne peuvent pas être déduits des concepts et principes physiques. C'était une manière de considérer que la connaissance du vivant était par principe irréductible à la connaissance des êtres inanimés. Une conviction analogue d’irréductibilité s’exprime dans la doctrine classique de l'hétérogénéité radicale du monde sublunaire et céleste. Cette dernière thèse d'irréductibilité est aujourd'hui considérée comme caduque dans la mesure où les phénomènes physiques célestes et terrestres peuvent désormais être expliqués dans un cadre commun. En effet, la physique newtonienne et ses successeurs permettent d'expliquer les régularités qui faisaient l'objet des physiques sublunaires et célestes, et elle permet de les réduire à une théorie plus large. En revanche, le cas de la biologie continue de faire l'objet de débats intenses. Les biologistes et les philosophes de la biologie admettent aujourd'hui de manière unanime la doctrine matérialiste ou physicaliste selon laquelle tous les êtres vivants sont composés uniquement de parties matérielles, et que l'ensemble de leurs propriétés est exclusivement déterminé par les propriétés de leurs parties ainsi que de leur articulation et de leur relations mutuelles. Cela n'empêche pas les philosophes de la biologie d'être en désaccord sur la question de savoir si la biologie, plus précisément les théories biologiques, sont réductibles à des théories de sciences plus fondamentales et en particulier la physique et la chimie. Ce débat prend parfois la forme d'un débat sur la question de savoir si certain phénomènes d'ordre biologique sont "émergents". En philosophie de l'esprit, le débat est peut-être encore plus vif et sans doute encore plus passionné, puisqu'il s'agit de statuer sur des propriétés qui caractérisent les humains. Ici, les craintes sont particulièrement vives selon laquelle la réduction d'un certain domaine de connaissance établit que les objets de cette connaissance ne sont en réalité rien d'autre que les objets de connaissance d'une théorie plus fondamentale. Lorsqu'un philosophe argumente passionnément pour l'irréductibilité de l'esprit au cerveau, ou plus généralement à la matière, il est possible qu'il soit poussé par la conviction que le résultat contraire, c'est-à-dire la réduction de l'esprit au cerveau, priverait l'esprit de son autonomie, et peut-être même de son existence propre en tant qu'entité différente du cerveau. Il s'agit là d'un malentendu qu'il est important d'éviter: ce malentendu consiste à confondre réduction et élimination. En réalité c'est souvent le contraire qui correspond mieux à la situation réelle : par exemple, la découverte qu'un éclair n'est qu'une décharge d'énergie électrique justifie notre croyance en l’existence d'éclairs, dans la mesure où ces phénomènes sont du même coup intégrés dans un système de connaissance scientifique. La même chose est vraie pour les gènes : dans la KISTLER-Philosophie de la psychologie 131 mesure où il est possible de les réduire à des morceaux d'ADN, leur statut d’entité réelle se trouve renforcé plutôt que remis en question. Il est plus difficile de montrer que cela est vrai également de propriétés mentales, processus mentaux, événements mentaux tels que la propriété de souffrir une douleur ou d'entretenir la croyance que la rue d'Ulm est à Paris: mais la perspective d'intégrer ces entités dans la connaissance scientifique en réduisant les théories qui portent sur ces phénomènes à des théories plus fondamentales, ne menace ni l'existence, ni même une certaine forme d'autonomie de ces phénomènes. La réduction de l'esprit n'est pas plus à craindre que la réduction des phénomènes biologiques; une manière d’exprimer ce point est de dire que la réduction est compatible avec l'émergence. Les modèles de la réduction de Kemeny et Oppenheim et de Nagel L’article de Hempel et Oppenheim aborde la question de l’unité de la science à partir d’un modèle de réduction bien particulier, présenté en 1956 par Kemeny et Oppenheim. Ce modèle est tributaire de la distinction traditionnelle entre vocabulaire observationnel et théorique : les prédicats observationnels sont ceux dont un sujet épistémique peut déterminer à l’aide de ses organes sensoriels seuls, sans avoir besoin du recours à des instruments ou à des théories, s’ils s’appliquent à un objet donné. Les prédicats théoriques sont ceux dont l’application est conditionnée par l’acceptation d’une ou plusieurs théories. Le modèle de réduction de Kemeny et Oppenheim se caractérise par la thèse selon laquelle la réduction d’une théorie à une autre peut être caractérisée exclusivement sur le plan de leurs conséquences sur le plan des propriétés observables, sans faire appel à une relation directe entre les théories : pour Kemeny et Oppenheim, il est impossible de découvrir une condition qui met directement en rapport les théories réduite et réductrice et qui rend compte de la relation de réduction. La seule condition qu’il est possible de formuler simplement concerne les conséquences observables de ces théories. Dans les modèles plus forts de réduction, la condition de Kemeny et Oppenheim sera considérée comme nécessaire mais non suffisante. Selon Kenneth Schaffner, la réduction d’une théorie TR par une autre TB présuppose que TB explique tout les phénomènes qu’explique TR. Une réduction qui ne satisfait que la condition minimale de Kemeny et Oppenheim n’établit aucun lien entre les théories elles-mêmes ; il n’est donc pas approprié de parler de réduction inter-théorique. Dans un cas où il n’y a pas de réduction inter-théorique mais plutôt remplacement (ou « élimination »), l’exigence de Kemeny-Oppenheim donne un sens précis à l’idée que la nouvelle théorie explique la totalité du domine de phénomènes qu’expliquait l’ancienne théorie. KISTLER-Philosophie de la psychologie 132 Le modèle de réduction de Kemeny et Oppenheim dépend du bien-fondé de la distinction entre prédicats observationnels et théoriques qui est désormais considéré, depuis Putnam et Quine, comme une distinction relative et graduée à laquelle ne correspond aucune différence absolue. Selon Kemeny et Oppenheim, une théorie T2 est réduite à T1 si (1) le vocabulaire de T2 contient des termes que ne contient pas T1. (2) L’ensemble de prédictions observables de T2 est un sous-ensemble des prédictions de la théorie réductrice T1. (3) T1 est au moins aussi bien systématisée que T2. Le concept de systématisation est censé constituer un critère synthétique d’évaluation des théories scientifiques : la force empirique et la simplicité sont les deux critères majeures d’évaluation. Or il se trouve qu’elles exercent des contraintes dans des directions opposées. La force empirique d’une théorie est une mesure du nombre de types différents de phénomènes qu’elle permet d’expliquer et de prédire. En ce sens, la théorie de la gravitation newtonienne est plus forte que la théorie de la chute des corps de Galilée, simplement pour la raison que la théorie newtonienne explique à elle seule tout ce qu’explique la théorie galiléenne, mais elle explique en outre en grand nombre de phénomènes qui échappent à la théorie galiléenne, telle que les mouvements planétaires. Dans le contexte de la réduction, c’est surtout l’exigence complémentaire de simplicité qui motive l’inclusion de la clause (3) dans la condition de Kemeny et Oppenheim. Les théories plus simples sont préférables aux complexes, à cause de la plus grande transparence des explications qu’elles permettent de construire. Sans cette clause, on pourrait obtenir des réductions de manière triviale, simplement an ajoutant les axiomes et théorèmes de T2 à ceux de T1, ce qui ne constituerait bien entendu aucun progrès d’intelligibilité. La clause (3) empêche cette manœuvre dans la mesure où une théorie issue de la conjonction de T1 et T2 est bien entendu moins simple, et donc moins bien systématisé, que T2. Le concept de réduction proposé par Kemeny et Oppenheim est insatisfaisant pour deux raisons. Premièrement, il ne pouvait prétendre à quelque plausibilité que dans le cadre de la doctrine de l’empirisme logique classique selon laquelle la distinction entre termes observationnels et termes théoriques était une distinction claire et absolue. Putnam et Quine ont montré qu’il s’agit plutôt d’une distinction de degré, et que les procédures de justification empirique sont essentiellement les mêmes pour les énoncés qui contiennent des termes théoriques et pour les énoncés qui ne contiennent que des termes « observationnels ». Mais surtout, la faiblesse de la condition « positiviste » de Kemeny et Oppenheim ne se justifie même pas dans le cadre d’une conception empiriste qui considère les théorie comme de simples instruments à forger des explications et prédictions. Dans tous les cas réels de réduction, on trouve des liens structurels entre T1 et T2. En effet, il serait surprenant si T1 KISTLER-Philosophie de la psychologie 133 parvenait à reproduire toutes les explications de T2 sans qu’il y ait aucune ressemblance structurelle sur le plan des théories. Ce qui justifie la prétention qu’il s’agit d’une réduction est l’analogie structurelle entre les équations théoriques, ainsi que la possibilité de mettre en évidence des liens entre des concepts constitués à l’intérieur de T1 et T2. A défaut de prendre en considération des rapports entre T1 et T2 au niveau des théories elles-mêmes, la condition de Kemeny et Oppenheim n’a aucun moyen de distinguer une réduction d’une élimination pure et simple d’une théorie plus ancienne « moins systématisée » par une nouvelle théorie supérieure. Ce qui distingue la réduction de l’élimination, c’est précisément l’existence de rapports d’analogie structurelle au niveau théorique. Le modèle de Kemeny et Oppenheim paraît être le plus approprié dans les situations où la nouvelle théorie T1 n’a aucune ressemblance structurelle avec la théorie T2 qu’elle remplace. Il peut servir de modèle du remplacement par élimination, à défaut de rendre justice aux réductions à proprement parler qui se distinguent par la présence d’analogies structurelles au niveau théorique. Au cours de l’élimination (on est bien entendu libre de parler de « réductions éliminatrices », surtout étant donné qu’il s’agit d’un continuum où la réduction retentive et l’élimination radicale ne sont que les cas extrêmes. La plupart des cas de réduction réelle se situent quelque part entre ces extrêmes.) de la théorie de la combustion en termes de phlogiston (T2) par la théorie de l’oxydation de Lavoisier, l’entité théorique centrale de T2, le phlogiston, est abandonnée. Le critère de Kemeny et Oppenheim permet de justifier l’intuition qu’il s’agit d’une élimination (ou réduction), et non seulement d’une succession de théories, dans la mesure où T1 explique toutes les conséquences observables de T2. T1 explique par exemple le fait que les substances pèsent plus lourd après combustion qu’avant. Ce fait observable survit la réduction (contrairement à l’affirmation de Hanson, Kuhn et Feyerabend selon laquelle les faits changent avec les théories lors d’un changement de paradigme) et ce n’est que son explication en termes théoriques qui change lors de la réduction. Schaffner mentionne l’exemple du remplacement de la théorie démonique de la maladie, par une théorie en termes de germes, où la nouvelle théorie réduit au sens minimal qu’elle permet d’expliquer tous les phénomènes dans le domaine de l’ancienne, au moins aussi bien que celle-ci, et notamment : « les observations détaillées de l’histoire naturelle des maladies et peut-être aussi des connaissances préexistantes des syndromes (syndrome clusters) » (Kenneth Schaffner, Discovery and Explanation in Biology and Medicine, Chicago University Press, Chicago, 1993, p. 428). Nous allons maintenant envisager la réduction selon la conception de Nagel qui tient compte des relations directes entre théories. KISTLER-Philosophie de la psychologie 134 Nagel distingue deux cas de réduction entre théories qui posent des problèmes philosophiques très différents. Une réduction est homogène si les termes ou concepts utilisés par la théorie réduite figurent parmi les termes et concepts utilisés par la théorie réductrice. En d’autres termes, dans une réduction homogène, la science réduite ne contient aucun terme qui ne soit pas déjà contenu dans le vocabulaire de la science réductrice. En revanche, lorsque la science réduite décrit des phénomènes qualitativement différents de ceux décrits par la théorie réductrice, il s’agit d’une réduction hétérogène. En d’autres termes, dans une réduction hétérogène, certains termes descriptifs caractéristiques de la science réduite ne figurent pas dans le vocabulaire de la science réductrice. Les réductions qui jouent un rôle dans l’unification de la science, telle qu’elle est envisagée par Hempel et Oppenheim, sont tous du type hétérogène. Nous nous concentrerons donc par la suite sur les réductions hétérogènes. Condition formelles requises pour pouvoir réduire une théorie à une autre selon Nagel 1. La première condition imposée par Nagel à la réduction entre deux théories est aussi explicitement posée dans notre texte (p. 383f.) : les deux théories doivent être explicitement formulées. Il s’agit d’une exigence idéale, qui est plus ou moins satisfaite par les théories réelles. 2. Chez Kemeny et Oppenheim, la distinction entre vocabulaire observationnel et théorique est fondamentale. Nagel rejette l'idée selon laquelle il est possible de définir tout le vocabulaire d'une théorie à partir des seuls terme observationnels. Cela faisait partie du programme original de l'empirisme logique, tels qu’il est exprimé par exemple dans l'ouvrage de Carnap "La construction logique du monde" (édition allemande 1928, trad. française, Vrin). Nagel en tire la conséquence qu'il n'y a aucune garantie a priori que la signification d'un terme théorique soit la même, si cette signification est exprimée à partir de la théorie, ou à partir de l'association du terme avec des procédures expérimentales, et dans avec le vocabulaire observationnel. Cela est important pour le point crucial de la doctrine de la réduction Nagelienne: l'interprétation de l'association d'un terme théorique avec une expression appartenant à la science réductrice : il ne s'agit pas en général d'une équivalence de signification. 3. La condition formelle centrale dans la théorie de la réduction de Nagel est la suivante : KISTLER-Philosophie de la psychologie 135 Le but d'une réduction est "d'établir que les lois expérimentales de la science secondaire ou réduite (et si cette science possède une théorie adéquate, cette théorie aussi) sont des conséquences logiques des hypothèses théoriques de la science première, où l'on inclut les définitions coordonnatrices » (Nagel, The Structure of Science, p. 352). Dans les réductions hétérogènes, selon la distinction posée plus haut, la science réduite contient des termes qui n'apparaissent pas dans le vocabulaire de la science réductrice. Si nous admettons l’hypothèse selon laquelle ces termes ne peuvent pas être définis à partir d'autre sciences que la science réduite, le problème est simple : il apparaît impossible de déduire la science réduite à partir de la science réductrice pour la simple raison qu'aucun terme ne peut apparaître dans la conclusion d'un argument valide qui ne figure pas dans ses prémisses. "Si les lois de la science secondaire contiennent des termes qui ne font pas partie des hypothèses théoriques de la discipline première (et cela est le cas dans les réductions hétérogènes) la dérivation logique de la première à la dernière est, à première vue, impossible. Cette affirmation se fonde sur la règle logique familière selon laquelle aucun terme d'apparaître dans la conclusion d'une démonstration formelle si cette dernière paraît pas aussi dans les prémisses." (Nagel, The Structure of Science, p. 352/3) Pour que la réduction sont néanmoins possible, deux conditions doivent donc être satisfaites: 1. Il faut introduire des hypothèses qui établissent des relations appropriées entre ce qui est désigné par un terme théorique "A" qui n'apparaît que dans la science réduite mais non dans la science réductrice, et des entités désignées par des termes de la science réductrice. C’est ce que Nagel appelle les « conditions de connectabilité ». Nous reviendrons sur la difficulté d'interpréter leur nature et leur statut logique et épistémique. 2. Avec l'aide de ces hypothèses supplémentaires - ou conditions de connectabilité toutes les lois de la science réduite, y compris celles qui contiennent le terme "A" doivent être logiquement dérivables des prémisses théoriques et définitions coordonnatrices de la science première. C’est ce que Nagel appelle la « condition de dérivabilité ». En ce qui concerne l’interprétation de la nature des conditions de connectabilité, Nagel envisage trois hypothèses: A. Ce sont des connexions logiques entre les significations d'expressions. La condition de connectabilité exprime le fait qu'il existe un lien de synonymie entre la signification du terme A et une certaine expression, en général complexe, qui ne contient que des termes de la science réductrice. À condition de rendre ce lien analytique explicite, on peut donner une définition du terme A dans les termes de la science réductrice. (Certains philosophes KISTLER-Philosophie de la psychologie 136 contemporains sont tentés d'adopter cette interprétation, pour éviter les problèmes que posent les interprétations alternatives). Cependant cette interprétation apparaît comme très peu plausible, dans la mesure où il semble n’y avoir rien en mécanique qui ait un lien sur le plan de la signification avec des termes comme « température » ou « chaleur ». B. Les énoncés établissant un lien entre les vocabulaires des deux théories sont des conventions, posées par stipulation arbitraire, en d’autres termes des « définitions coordonnatrices ». Si A est un terme observationnel de la science réduite, comme c'est le cas pour « température » ou « chaleur » en thermodynamique, la définition coordonnatrice a pour effet d'associer une signification expérimentale à certains termes théoriques de la science réduite. C. Les énoncés reliant les vocabulaires des deux théories peuvent avoir le statut d'énoncés de fait, ou d'énoncés "matériels" (Nagel, The Structure of Science, p. 354). Selon cette possibilité, ces énoncés sont ni logiquement vrais ni analytiquement vrais mais contingents. On peut notamment les assimiler à des énoncés de loi de la nature. Dans cette option, il y a deux possibilités que Nagel distingue, mais sans peut être mesurer l'importance de cette distinction : ces lois peuvent être de forme conditionnelle ou biconditionnelle. Forme conditionnelle : B est suffisant pour A (où B est un terme de la science réductrice). Forme biconditionnelle : B est nécessaire et suffisant pour A. Pour justifier l’interprétation (C), il doit être possible d'établir de manière indépendante l'occurrence des propriétés désignées par A et B ; autrement dit, ces deux termes doivent avoir des significations indépendantes. Du point de vue épistémique, l'énoncé qui établit le lien entre les vocabulaires des deux théories a le statut d'une hypothèse empirique. La différence entre la forme conditionnelle et biconditionnelle prend toute son importance dans le cadre de la multiréalisabilité. Nagel approfondit les liens entre la connectabilité et de dérivabilité d'une part et la forme conditionnelle et inconditionnelle des principes de liaison d'autre part, dans une note (Nagel, The Structure of Science, p. 355). Si la connexion est assurée par des principes ayant une forme biconditionnelle, la connectabilité seule suffit pour la dérivabilité. En revanche, si les principes de liaison peuvent avoir une forme seulement conditionnelle, la seule connectabilité ne suffit pas pour garantir la dérivabilité. C'est pour cette raison que Nagel introduit comme condition supplémentaire indépendante de la condition de la connectabilité, la condition de dérivabilité. Elle est plus forte que la connectabilité, au sens que la dérivabilité garantit la connectabilité, mais pas l’inverse. Une propriété multiréalisable peut être connectée à des propriétés identifiées par des KISTLER-Philosophie de la psychologie 137 sciences réductrices (quoique les lois dans lesquelles elle figure ne puissent pas faire l’objet d’une réduction) si les énoncés de liaison ont une forme simplement conditionnelle. En revanche, si les énoncés de liaison sont de forme biconditionnelle, la multiréalisabilité exclut même la connectabilité. Cette observation est souvent considéré comme un argument concluant contre la réduction de l'esprit et plus généralement des sciences dites spéciales, par exemple la biologie, la géologie ou l'économie. La dépendance des réductions par rapport au stade de développement des théories Hempel et Oppenheim (p. 383) attirent l’attention sur un fait essentiel : une réduction a toujours lieu entre des théories bien déterminées. Cela signifie notamment qu'il s'agit de théories élaborées à un certain moment dans l'histoire. Les affirmations de réductibilité ou irréductibilité sont toujours relatives à l'époque et au stade d'évolution des théories concernées à cette époque-là. La thermodynamique est réductible à la mécanique statistique telle qu'elle était après 1866 (année de la dérivation par Boltzmann de la seconde loi de la thermodynamique à partir de la mécanique statistique), mais elle n'est pas réductible à la mécanique de 1700. La chimie, ou en tout cas certaines parties de la chimie sont réductibles à la physique quantique telle qu'elle a été développée après 1925, mais elle n'est pas réductible à la physique du XIXe siècle. Ce fait, considérée avec le fait que l'intérêt d'une réduction se mesure surtout par rapport au critère non formel de fécondité, a une conséquence remarquable : à un certain stade de l'évolution de certaines sciences, la réduction à des sciences plus fondamentales peut ne pas avoir des conséquences fécondes. Nagel donne l'exemple de la botanique à un moment où elle est surtout occupée à établir la catégorisation des organismes vivants : il est possible et semble plausible qu'elle gagnerait à peu près rien dans sa poursuite de cet objectif si elle essayait d'y parvenir par l'intermédiaire d'une réduction de la botanique à la chimie et la physique. Au contraire, une telle entreprise de réduction pourrait constituer une perte d'énergie en la détournant d'une voie plus féconde. Il peut être plus avantageux pour la science secondaire (de plus haut niveau) de poursuivre ses objectifs d'explication (ou de prédiction) à partir des concepts et principes qui se situent sur son niveau propre, sans essayer d'obtenir de telles explications par l'intermédiaire d'une réduction. Cela peut être le cas parce que la science première en question utilise des techniques dont l'application au phénomène étudié par la science secondaire et simplement trop complexe pour être pratiquement faisable. KISTLER-Philosophie de la psychologie 138 Cela peut aussi être le cas parce que la structure de la science première ne suggère aucune analogie fructueuse pour aborder les problèmes qui se posent au niveau de la science secondaire. Exemple : même si la biologie est en principe réductible à la mécanique quantique, la tentative de développer cette réduction ne débouchera probablement pas sur la découverte de nouvelles régularités sur le plan des phénomènes de l'hérédité. Le fait de faire attention à la relativité des affirmations de réductibilité ou d'irréductibilité par rapport au stade de l'évolution des sciences concernées - et au fait que la réduction s'opère toujours entre des théories, et non entre les phénomènes, entre les propriétés ou entre les substances naturelles elles-mêmes directement - permet selon Nagel d'éviter un certain nombre de confusions, sources de débats passionnés. Ces débats ne peuvent être tranchés qu’à condition de surmonter ces confusions. Il y a deux manières d'interpréter l'affirmation d'un biologiste selon laquelle la biologie est autonome et selon laquelle les phénomènes biologiques ne peuvent pas être expliqués de manière satisfaisante dans le cadre de la physique ou même de la chimie, et également l'affirmation contraire selon laquelle la biologie est réductible à la physique. 1. Le simple fait que la biologie actuelle a de plus grandes chances de progresser et d'améliorer la force et l'ampleur de ses explications si elle mène ces investigations dans des termes proprement biologiques que si elle les mène dans des termes physiques. Selon cette interprétation, la thèse mécaniste (qui donne systématiquement la priorité à l’application immédiate de la stratégie réductionniste) signifie au contraire qu'il est plus prometteur dans l'état actuel des choses d'essayer d'enrichir la biologie par sa réduction à la physique et la chimie que de la poursuivre avec les concepts des principes qui lui sont propres. Il apparaît ainsi que ce débat ne porte pas sur la réalité elle-même mais sur la fécondité probable de deux différentes stratégies de recherche. 2. De telles thèses sont au contraire plus souvent entendues comme portant sur des structures atemporelles de la réalité elle-même. Remédier à ce malentendu est l'un des buts de l'analyse des réductions de Nagel qui est également présent chez Hempel et Oppenheim. 3. La réduction a pour objet l'établissement de relations de type déductif entre des énoncés. Nagel se plaint des conséquences néfastes de la tendance à analyser la question de la réduction non pas sur le mode formel de discours mais dans le mode matériel que Carnap déjà avait diagnostiqué comme source de nombreuses confusions et de pseudo-problèmes. Dans ce mode matériel de discours, on considère que la réduction a pour but d'établir des relations entre des propriétés et des états de choses, plutôt qu'entre des prédicats et des énoncés. KISTLER-Philosophie de la psychologie 139 Les passages que cite Nagel chez des auteurs des années 1920 ou 1940 sont représentatifs d'un mode de discours portant sur la réduction qui est très largement répandue aujourd'hui. En effet, le débat sur l'irréductibilité des qualia de l'expérience subjective continue d’être au centre des débats actuels sur la réductibilité ou plutôt l'irréductibilité de l'esprit à la neurophysiologie. Ces auteurs contemporains, comme Thomas Nagel, Frank Jackson, Joseph Levine, David Chalmers, ne font que développer un argument - dont l'origine est bien entendu bien plus ancien encore - que Blanshard, cité par Nagel, exprimait en 1942 ainsi : la psychologie est une discipline autonome qui est irréductible à la physique et la physiologie parce que « un mal de tête n'est pas une configuration ou reconfiguration de particules à l'intérieur du crâne de quelqu'un » et « notre sensation du violet n'est pas un changement dans le nerf optique ». Blanshard en conclut que, bien que l'esprit soit « connecté de manière mystérieuse » à des processus physiques, « il ne peut y être réduit ni être expliqué par les lois de ces processus ». (Nagel, The Structure of Science, p. 364). Dans la doctrine dite émergentiste, l'affirmation de l'irréductibilité prend la forme suivante: "c'est une erreur de penser que toutes les propriétés d'un composé peuvent être déduites seulement de la nature de ces éléments". Et, dans les termes de C.D. Broad (The Mind and its Place in Nature) : Les propriétés caractéristiques de composés chimiques tels que l'eau, "ne peuvent pas, même en théorie, être déduites de la connaissance la plus complète du comportement de ses composantes, pris séparément ou dans d'autres combinaisons, et de leurs propriétés et configurations dans ce tout." A ces arguments, Nagel oppose la simple observation que le seul contenu précis que nous pouvons donner à l'idée d'une nature (essentielle) d'un certain type de substance ou d'une certaine propriété, consiste à développer une théorie qui porte sur cette substance ou sur cette propriété. Il faut donc toujours substituer un débat portant sur les relations entre théories, débat ayant un contenu précis objectif et qui peut être tranché à partir de critères empiriques et subjectifs, au débat spéculatif, métaphysique, et impossible à évaluer de façon impartiale, qui porte sur des relations d'irréductibilité ou d'irréductibilité entre les propriétés des choses ellesmêmes. Une fois qu'on effectue cette substitution, on trouve que la réductibilité ou irréductibilité d'une théorie à une autre est affectée d'une relativité temporelle, car elle dépend de la forme précise que ces théories prennent à un moment donné de l'histoire. Nagel donne l'exemple des lois de la chimie dont on pouvait affirmer avec raison au début du XXe siècle qu'elle est irréductible aux théories physiques, mais dont il apparaît désormais, grâce au KISTLER-Philosophie de la psychologie 140 développement de la physique quantique, qu’elle sont au moins en principe réductibles à la physique. Cela nous permet de comprendre que l'irréductibilité d'une théorie à une autre ne permet pas d'établir un décalage ontologique entre les objets de ces théories. Ceci est particulièrement pertinent pour le débat contemporain sur le rapport entre les « qualia » de l'expérience subjective des propriétés neurophysiologiques du cerveau. D'après ce qu’on vient de dire, la doctrine partagée par Hempel et Oppenheim et Nagel semble être d'une conception radicalement réductionniste, selon laquelle ce n'est qu'une question de temps que toutes les théories, en particulier biologiques et psychologiques, finissent par un très réduit à la physique. Mais la concentration sur le fait que les réductions concernent toujours des théories explicitement formulées entraînent aussi des conséquences d'apparence plus anti-réductionnistes : il fait remarquer que cette conception permet d'établir clairement la fausseté de la thèse de Laplace selon laquelle un démon omniscient qui connaîtrait parfaitement tous les états de choses en termes physiques ainsi que les lois physiques, pourrait prévoir tout l'avenir, y compris les états de choses exprimés dans un vocabulaire non physique. Une telle prédiction est logiquement impossible, simplement parce que la conclusion d'un argument valide ne peut jamais contenir des termes qui n'apparaissent pas dans ses prémisses. Nous pouvons conclure notre réflexion sur la réduction en faisant remarquer que le succès d'une réduction n'a pas du tout pour conséquence de nier la réalité des phénomènes décrits par la théorie ayant fait l'objet de réduction. La réduction ne les transforme pas en quelque chose de "purement apparemment" ou illusoire. Même une éventuelle réduction du mal de tête n'aurait pas pour conséquence de démasquer l'existence des maux de tête comme illusoire. En fait la réduction ne concernerait pas directement les maux de tête mais plutôt les théories psychologiques portant sur les maux de tête, et surtout, cette réduction aurait pour conséquence d'approfondir l'explication de maux de tête et d'intégrer la connaissance des régularités auxquelles ils sont soumis dans le cadre d'un ensemble plus vaste de connaissances, englobant à la fois des connaissances concernant le cerveau et des connaissances de niveau psychologique. Le phénomène des maux de tête et son explication nomologique restera du même genre que d'autres explications scientifiques : la réduction de la théorie de maux de tête ne débouchera ni sur la conclusion selon laquelle l’existence d’un mal de tête est logiquement nécessaire étant donné certaines conditions du cerveau, ni sur la conclusion selon laquelle l'expression "mal de tête" est synonyme avec des expressions neurophysiologiques. KISTLER-Philosophie de la psychologie 141 KISTLER-Philosophie de la psychologie 142 Devoir Dissertation : En vous appuyant sur un texte (ou plusieurs textes) de votre choix parmi les textes figurant au début de la première partie du cours, analysez quelques-uns des problèmes que rencontre la conception matérialiste de l’esprit, et les solutions que l’on peut y apporter. Example d’une manière d’aborder le sujet, à partir du texte de Donald Davidson, « Mental Events », in Donald Davidson, Actions and Events, Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 207-227; trad. par P. Engel, « Les événements mentaux », in Donald Davidson, Actions et événements, Paris, PUF, 1993, p. 277304. Le monisme anomal : la solution de Davidson au problème du rapport entre corps et esprit On considère souvent que la raison principale d’essayer de développer une conception matérialiste de l’esprit réside dans l’échec du dualisme cartésien des substances, de rendre compte de l’interaction causale entre la matière et l’esprit. Il semble indéniable que la matière agit causalement sur l’esprit : cela se produit à chaque fois que je perçois un événement matériel. Lorsque je perçois par exemple les feuilles qui bougent dans le vent devant ma fenêtre, ce qui est un événement matériel, la relation causale sous-jacente à cette perception provoque en moi la croyance que les feuilles devant moi bougent dans le vent, croyance qui appartient à mon esprit. Dans l’autre direction, chacune de mes actions fournit un exemple de relation causale où l’esprit provoque des changements dans la matière, en général par l’intermédiaire de mouvements de mon corps. Comment peut-on concevoir l’interaction de deux substances qui appartiennent à des genres absolument hétérogènes, ou incommensurables69 ? L’interaction causale semble exiger l’existence d’un mécanisme qui fait office d’intermédiaire entre ses termes ; or, pour servir d’intermédiaire, un tel mécanisme devrait participer des deux termes, mental et matériel, ce 69 Le terme « incommensurable » est devenu courant en philosophie des sciences, depuis que Thomas Kuhn (The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962; trad. fr par L. Meyer : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983) l’a appliqué aux théories appartenant à différents paradigmes. De telles théories ne peuvent pas être comparées par rapport à des critères communs, de sorte qu’il n’existe pour elles aucune « commune mesure ». KISTLER-Philosophie de la psychologie 143 que le dualisme cartésien des substances rend inconcevable. L’hétérogénéité absolue des deux substances cartésiennes, pensante et étendue, semble aussi empêcher la possibilité d’expliquer pourquoi mon esprit ne peut agir sur la matière que par l’intermédiaire de mon corps. Si l’esprit n’est d’aucune manière dans l’espace et même totalement étranger à l’espace, il semble impossible d’expliquer l’origine de cette limitation des pouvoirs causaux de l’esprit. L’argument majeur en faveur du matérialisme en général et de la conception matérialiste de l’esprit en particulier, repose sur sa capacité de résoudre ce problème : si l’esprit est lui-même un phénomène matériel, le fait qu’il puisse interagir avec d’autres entités matérielles n’apparaît plus comme mystérieux. Mais la facilité avec laquelle il résout ce problème n’est peut-être qu’apparente : le matérialisme soulève la question de savoir quel droit on a encore de considérer que l’esprit existe. Selon un principe métaphysique vénérable qui remonte au moins au Sophiste de Platon, la causalité fournit un critère de réalité : les entités qui existent sont celles et seulement celles qui font une différence causale, soit parce qu’elle causent elles-mêmes des événements, soit parce qu’elles modifient les effets d’autres causes. Or, la forme contemporaine du matérialisme que l’on appelle « physicalisme » contient comme postulat fondamental le « principe de la clôture causale du physique ». Il s’agit d’une généralisation sur les causes des phénomènes physiques, qui se justifie (de manière inductive) par le succès des sciences physiques : selon ce principe, tous les événements physiques ont des causes complètes qui sont exclusivement physiques. Au lieu de considérer que ce principe est le résultat d’une induction à partir de l’ensemble des explications scientifiques existantes, on peut aussi considérer ce principe comme un principe « transcendantal » qui conditionne la possibilité de la recherche scientifique. Ce sont deux manières de rendre compte du fait qu’on n’a jamais découvert d’événement physique dont l’explication causale, en termes scientifiques, aurait exigé que l’on mentionne des facteurs non physiques. Dire que « le physique est causalement clos » signifie que la recherche des causes des phénomènes physiques ne conduit jamais en dehors du domaine physique. Mais alors quelle raison nous reste-t-il de penser qu’il y a un esprit ? Si seul ce qui est causalement efficace existe, et si tout ce qui cause le physique est physique, quelle raison avons-nous de penser que l’esprit existe ? En d’autres termes, si nous partons de l’hypothèse que l’esprit existe, ce qui implique qu’il peut interagir causalement, comment pouvons-nous rendre compte des interactions causales qui impliquent l’esprit alors que le physique est causalement clos ? La seule « solution » simple semble être de penser que l’esprit n’interagit causalement qu’avec l’esprit. Cette solution est cependant illusoire dans la mesure où elle manque des ressources conceptuelles, tout autant que le dualisme cartésien, pour expliquer KISTLER-Philosophie de la psychologie 144 l’interaction entre esprit et matière. En un sens, la difficulté serait même plus grande pour cette étrange position qui postule deux domaines d’interactions causales absolument hétérogènes l’un à l’autre, dans la mesure où elle doit affronter la question de savoir dans quelle mesure les relations « causales » entre événements mentaux relèvent de la même espèce que les relations causales entre événements physiques, en d’autres termes, dans quelle mesure il est justifié de les considérer toutes les deux comme « causales ». Ce « problème de la causalité mentale » occupe une grande partie de la réflexion contemporaine en philosophie de l’esprit. L’intérêt de l’article « Les événements mentaux », du philosophe américain Donald Davidson, réside autant dans la manière dont il pose le problème que dans celle, fort originale, dont il propose de le résoudre. Davidson exprime le problème de comprendre l’interaction causale entre esprit et matière, tout en reconnaissant l’hétérogénéité de l’esprit par rapport à la matière, sous la forme d’une « triade inconsistante », forme analogue au dilemme mais avec trois termes : il énonce trois propositions qui paraissent toutes comme intuitivement très plausibles mais qui semblent être incompatibles entre elles, au sens où deux d’entre elles semblent impliquer la négation de la troisième. Le premier de ces trois principes est le « Principe d’Interaction Causale » : au moins certains événements mentaux interagissent causalement avec des événements physiques. Nous avons déjà constaté que la perception et l’action fournissent de nombreux exemples de relations causales où l’esprit interagit avec la matière. Davidson envisage la possibilité de l’existence d’événements mentaux qui n’auraient aucun commerce causal avec le monde matériel. En effet, tout dans l’esprit n’est pas effet direct de la perception ni cause directe de mouvements corporels. Cependant, il est permis de douter qu’il existe des choses dans l’esprit qui ne sont même pas indirectement liés causalement au monde matériel. Peut-il y avoir des pensées, ou autres entités mentales, qui ne sont pas, du côté de leurs causes ou du côté de leurs effets, et peut-être par l’intermédiaire de longues chaînes causales, liées à des perceptions ou des actions ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de trancher cette question dans le présent contexte, car ni le problème sous la forme que lui donne Davidson ni sa solution n’exigent que tous les événements soient en rapport causal avec le monde physique. Il suffit que quelques-uns le soient, ce qui est indéniable. Le second principe est le « Principe du Caractère Nomologique de la Causalité ». Selon ce principe traditionnel, la causalité concerne des processus soumis à des lois de la nature. Davidson donne cependant à ce principe une forme particulièrement forte, en KISTLER-Philosophie de la psychologie 145 supposant que les termes de chaque relation causale sont soumis à une « loi déterministe stricte ». Le concept de loi déterministe s’oppose à celui de loi probabiliste ou statistique. Une loi probabiliste ou statistique exprime une régularité où l’antécédent ne détermine pas un conséquent unique. Une telle loi détermine plutôt que, si l’antécédent est présent, alors il y a une probabilité (bien déterminée) avec laquelle le conséquent se produit, alors que dans les autres cas, il ne se produit pas. La physique contemporaine nous donne des raisons de penser que certaines lois fondamentales de la nature sont probabilistes plutôt que déterministes. Cela se manifeste par exemple dans les lois déterminant le rythme de la décomposition radioactive : étant donné un échantillon d’une substance radioactive, la loi détermine que la probabilité avec laquelle chaque noyau atomique radioactif s’est décomposé après un laps de temps spécifique pour la substance que l’on appelle la demi-vie, est ½. Après l’écoulement de la demi-vie de la substance, la probabilité qu’un noyau donné s’est décomposé est ½, et la probabilité qu’il ne s’est pas décomposé est également ½. Dans la forme que lui donne Davidson, le principe du Caractère Nomologique de la Causalité a donc la conséquence surprenante (et contre-intuitive) qu’une telle décomposition radioactive n’est pas un processus causal. Le concept de « loi stricte » s’oppose à celui de loi « ceteris paribus », ou loi qui admet des exceptions. On considère souvent, en particulier sous l’influence de Fodor70 que les lois des « sciences spéciales » ne prennent pas la forme de régularités universelles, et qu’elles sont au contraire compatibles avec l’existence de situations où l’antécédent est présent mais non le conséquent, sans pour autant être réfutées. Les « sciences spéciales » sont les sciences qui, comme l’économie ou la psychologie, ne s’appliquent pas à l’ensemble des objets, mais à un domaine restreint d’objets, comme les économies libérales ou les individus humains. Une situation où l’antécédent d’une loi est exemplifié mais non son conséquent constitue une exception et non pas une réfutation de la loi, dans la mesure où l’on peut montrer que l’exception provient d’une « perturbation » ou « interférence » externe. Il peut par exemple y avoir une loi économique selon laquelle, si le prix d’un bien baisse, la demande pour ce bien croît, bien qu’il existe des situations « exceptionnelles » où le prix d’un bien donné baisse sans que la demande croisse. Cela peut arriver si le prix d’un meilleur produit du même genre baisse davantage. 70 Jerry A. Fodor, « Special Sciences (or : The Disunity of Science as a Working Hypothesis) », Synthese, 28, 1974, p. 97-115, repr. dans Jerry A. Fodor, Representations, Cambridge, Mass., MIT Press, 1981; trad. par P. Jacob : « Les sciences particulières (l’absence d’unité de la science: une hypothèse de travail) », dans Pierre Jacob (ed.), De Vienne a Cambridge, Paris, Gallimard, 1980, p. 417-441. KISTLER-Philosophie de la psychologie 146 On considère souvent, à la suite de Fodor, que la compatibilité des lois avec les exceptions ne caractérise que les lois des « sciences spéciales », mais qu’elle ne vaut pas pour la physique fondamentale. Cependant, dans un article récent et très remarqué, Hempel71 a donné des raisons de penser que les lois physiques elles aussi ne s’appliquent à des situations concrètes que « sous réserve » qu’aucun facteur extérieur n’interfère et fasse en sorte que, exceptionnellement, l’antécédent de la loi soit présent sans le conséquent. Nancy Cartwright a proposé une interprétation particulièrement provocatrice de l’existence de situations de ce genre : selon cet auteur, les lois de la physique, dans la mesure où l’on les identifie suivant la tradition avec le contenu d’énoncés de forme strictement universelle, sont toutes fausses, d’où le titre provocateur de son livre de 1983 : Comment les lois de la physique mentent72. Il y a donc au moins deux manières de contester le Principe du Caractère Nomologique de la Causalité dans la forme que lui donne Davidson : s’il est vrai qu’il existe des processus fondamentaux en physique qui ne sont pas déterministes mais seulement probabilistes, il n’est plus possible de dire que tous les processus causaux obéissent à une loi déterministe : selon nos connaissances physiques actuelles, cela est notamment faux des processus de décomposition radioactive. Et s’il est vrai que même les lois de la physique ont des exceptions, il apparaît possible qu’il existe des processus causaux physiques qui n’obéissent à aucune loi stricte. Les commentateurs de Davidson n’ont pas manqué de repérer la fragilité de cette prémisse de son argument, et avec elle celle de la thèse qu’elle permet d’établir. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une erreur de Davidson, car il ne prétend pas argumenter pour ce principe. Toute son argumentation est conditionnelle : il établit sa conclusion à partir de l’hypothèse explicitement reconnue comme telle, que les Principes d’Interaction Causale et du Caractère Nomologique de la Causalité sont vrais. Le Troisième Principe, le seul pour lequel Davidson donne des arguments, est le Principe de l’Anomie du Mental. Selon ce principe, il n’y a aucune loi déterministe stricte qui permet de prédire et d’expliquer déductivement les événements mentaux. L’esprit n’est pas soumis aux lois de la nature. Le problème de la causalité mentale se présente alors pour Davidson sous forme d’un paradoxe (dont il montrera par la suite qu’il n’est qu’apparent) : si les deux premiers principes sont vrais, certains événements mentaux sont les effets de causes physiques (principe 1) et ces relations causales obéissent à des lois déterministes strictes (principe 2). La survenue de 71 C.G. Hempel, « Provisos: A Problem Concerning the Inferential Function of Scientific Theories », in: Grünbaum A. et Salmon W. (éds.), The Limitations of Deductivism, Los Angeles, University of California Press, 1988. 72 Nancy Cartwright, How the Laws of Physics Lie, Clarendon Press, Oxford, 1983. KISTLER-Philosophie de la psychologie 147 l’événement mental est donc nomologiquement déterminée, une fois que l’événement physique qui le cause s’est produit. On peut donc le prédire si on connaît la loi pertinente, à partir de la connaissance de la cause physique. Or cela contredit l’anomie du mental (principe 3) qui nie que les événements mentaux soient soumis de cette manière aux lois strictes et déterministes. La stratégie générale de Davidson pour réconcilier les trois principes, et donc pour montrer que leur incompatibilité et le paradoxe qu’ils engendrent ne sont qu’apparents, ressemble à certains égards à celle de Kant. Selon Kant, l’homme est à la fois, en tant que partie du monde des phénomènes, soumis aux lois de la nature et, en tant qu’être rationnel, ou en tant qu’intelligence et chose en soi, libre, autonome et soumis, non pas aux lois de la nature, mais aux lois morales du monde « nouménal »73. Je ne poursuivrai pas ici la comparaison des solutions apportées au problème par Davidson et Kant. (Cela constitue pourtant un thème de recherche intéressant !). Celle de Davidson consiste à faire l’hypothèse, surprenante dans le contexte du paradoxe esquissé, de l’identité des événements mentaux avec des événements physiques. Les événements sont des entités particulières qui occupent une place bien déterminée et unique dans l’espace et le temps ; ils ne se répètent pas. La causalité est une relation entre événements. En revanche, les lois ne portent pas directement sur les événements mais sur les événements sous une certaine description. La réconciliation des trois principes est alors possible grâce à la possibilité de décrire un même événement à la fois en termes physiques et en termes mentaux. C’est grâce à sa description physique qu’un tel événement, lorsqu’il est causé par un autre événement physique, est soumis à une loi (déterministe et stricte), et c’est en vertu de sa description mentale qu’il est anomal car les descriptions mentales n’entrent dans aucune loi déterministe stricte. Davidson consacre un développement en marge à la justification de sa définition de l’événement mental : un événement est mental s’il a une description en termes mentaux. Or, le critère que retient Davidson pour les termes mentaux est que ce sont des termes qui créent des contextes intensionnels. Cette caractérisation reprend l’approche traditionnelle de l’intentionnalité en philosophie analytique, par le biais des propriétés sémantiques et logiques particulières des expressions linguistiques qui permettent d’attribuer des états intentionnels : ces expressions, en particulier les verbes d’attribution d’attitudes propositionnelles (croire, désirer, etc.) créent des contextes intensionnels. Dans un contexte intensionnel, on ne peut pas 73 Cf. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs ; Critique de la raison pratique. KISTLER-Philosophie de la psychologie 148 substituer une expression faisant référence à un individu donné, par une autre expression faisant référence au même individu (on dit alors que les deux expressions sont coréférentielles), « salva veritate » : cela signifie que cette substitution ne préserve pas la valeur de vérité de l’énoncé dans lequel elle figure. L’énoncé résultant de la substitution peut être faux alors que l’énoncé d’origine est vrai. Admettons par exemple que l’énoncé « Pierre croît que Lewis Carroll a écrit ‘Alice au pays des merveilles’ » soit vrai. Pierre croit que Lewis Carroll a écrit ‘Alice au pays des merveilles’. Il se peut fort bien que Pierre ne croie pas que Charles Lutwidge Dodgson a écrit ‘Alice au pays des merveilles’, pour la simple raison qu’il ne connaît pas C.L. Dodgson, et n’entretient aucune croyance sur lui. L’énoncé « Pierre croit que Charles Lutwidge Dodgson a écrit ‘Alice au pays des merveilles’ » est donc faux, alors qu’il a été obtenu à partir d’un énoncé vrai par substitution d’une expression (« Lewis Carroll ») par une expression coréférentielle (« Charles Lutwidge Dodgson ») qui fait donc référence au même individu. Cela montre que le contexte créé par le verbe « croire » est un contexte intensionnel. La seconde propriété que l’on considère traditionnellement comme caractéristique des contextes intensionnels est qu’il n’est pas valide de faire porter une généralisation existentielle sur des prédicats enchâssés dans un tel contexte. Admettons que Homère n’existe pas et que les épopées homériennes soient le résultat d’un travail d’équipe. Il peut alors être vrai que « Pierre croît que Homère a écrit toute l’Odyssée » mais faux que : « Il existe une personne dont Pierre croit qu’elle a écrit toute l’Odyssée ». Comme le second énoncé résulte d’une généralisation existentielle portant sur le premier, cela constitue une seconde raison de considérer le contexte créé par le verbe « croire » comme intensionnel. Davidson fait remarquer que son choix de concevoir les événements mentaux comme les événements qui ont une description mentale, et les descriptions mentales comme celles qui créent des contextes intensionnels, pose deux problèmes. Premièrement, il y a des événements mentaux qui ne sont pas « intentionnels » : un état est « intentionnel » s’il porte sur quelque chose, ou s’il est dirigé vers quelque chose. Pour rendre les choses un peu plus simples, nous pouvons considérer que les états intentionnels (avec un « t ») sont les états qui sont susceptibles d’une description en termes intensionnels (avec un « s »). Dans ce cas, il existe des états mentaux qui ne comptent pas comme mentaux selon le critère proposé, par exemple les expériences purement qualitatives ou qualia, comme certaines expériences sensorielles simples. Inversement, le critère de la mentalité retenu par Davidson a la conséquence que certains événements physiques sont (aussi) mentaux, pour la raison qu’ils ont une description en termes mentaux : on peut en effet décrire une collision entre deux étoiles comme l’événement qui a lieu au moment où M. Dupont remarque que son crayon se met à rouler sur KISTLER-Philosophie de la psychologie 149 son bureau. Cependant, Davidson met ces difficultés de côté, dans la mesure où il suffit pour sa solution du problème de la causalité mentale qu’il existe des événements mentaux qui répondent au critère proposé, ce qui semble indéniable, notamment en ce qui concerne les croyances. L’originalité de la position de Davidson réside dans la séparation de la question de l’identité (du mental et du physique) et de la question de l’existence de lois déterministes strictes entre le mental et le physique. Davidson fait en effet remarquer que l’indépendance des réponses à ces questions ouvre un espace conceptuel où quatre positions peuvent être envisagées : 1. Le « Dualisme Nomologique » nie l’identité du mental et du physique mais admet l’existence de relations nomologiques entre les deux. 2. Le « Dualisme Anomal » nie autant l’identité du mental et du physique que l’existence de relations nomologiques entre les deux. 3. Le « Monisme Nomologique » affirme que le mental est identique avec le physique et qu’ils sont liés par des lois. 4. Enfin, la position découverte et occupée par Davidson est le « Monisme Anomal » qui affirme l’identité du mental et du physique tout en niant l’existence de relations nomologiques entre les deux. La cohérence conceptuelle de cette dernière position peut sembler surprenante à première vue, tant il semble presque redondant d’ajouter, dans la caractérisation du « Monisme Nomologique » que les événements mentaux et physiques, étant donné qu’ils sont tenus pour identiques, sont aussi nomologiquement liés. Le fait que A soit identique à B, semble avoir pour conséquence triviale que A est lié à B par la relation de dépendance nomologique, étant donné que celle-ci semble être plus faible que la relation d’identité. Mais Davidson transforme cette apparente trivialité en une thèse controversée qu’il nie. Cela est possible grâce à une conception nominaliste des lois de la nature. Davidson ne distingue pas les lois de la nature de leur expression dans des énoncés de forme universelle. Dans un esprit empiriste dont on trouve une source dans la conception humienne de la causalité, Davidson conçoit les lois comme des énoncés. En cela, il s’oppose à la conception « réaliste » selon laquelle les énoncés nomologiques ne font que désigner les lois ; pour le réaliste, les énoncés nomologiques sont construits ou inventés, alors que les lois elles-mêmes sont découvertes, car elles existent indépendamment de la connaissance que nous en avons. KISTLER-Philosophie de la psychologie 150 La manœuvre conceptuelle cruciale consiste à proposer que les lois ne portent pas directement sur les événements, et ne portent donc pas directement sur les termes des relations causales, mais plutôt sur certaines descriptions de ces événements. Or, ces descriptions sont notre œuvre et peuvent obéir à des contraintes très hétérogènes. Certains événements sont tels que l’on peut les décrire ou bien par une description en termes physiques ou bien par une description en termes mentaux. Un point crucial pour dissoudre l’apparence paradoxale de la conjonction des trois principes est que le Principe du Caractère Nomologique de la Causalité ne dit pas qu’il existe une loi à laquelle un événement donné est soumis en vertu de chacune des descriptions que nous pouvons en donner. C’est cela qui ouvre l’espace conceptuel dans lequel se situe le Monisme Anomal. Ce n’est pas en tant qu’événements mentaux que les événements mentaux sont soumis aux lois de la nature, mais en tant qu’événements tout court. Or le principe dit seulement qu’il existe une loi déterministe stricte qui « couvre » chaque relation causale. Ce principe peut être satisfait dans la mesure où ces mêmes événements mentaux peuvent aussi être décrits autrement, dans des termes physiques qui apparaissent dans des lois déterministes strictes. L’idée originale avancée par Davidson est donc sa découverte que c’est précisément l’identité des événements mentaux avec des événements physiques, interprétée dans les termes de l’existence de descriptions alternatives, mentaux et physiques, du même événement, qui permet de concilier le Principe de Caractère Nomologique de la Causalité avec l’Anomie du Mental. Selon Davidson, il en va des événements comme des individus. Le même objet individuel est parfois appelé « Vénus » et parfois « étoile du soir », et le même individu est appelé, par ses parents, « Charles Lutwidge Dodgson » et, par ses lecteurs, « Lewis Carroll ». De manière analogue, il peut y avoir deux expressions faisant référence à un même événement, alors que l’une est mentale et l’autre physique. En tant qu’événement mental, autrement sous sa description en termes mentaux, l’événement est anomal et n’est soumis à aucune loi déterministe stricte. A ce titre, il obéit à l’Anomie du Mental. En revanche, en tant qu’événement physique, autrement dit sous sa description en termes physiques il est soumis à une telle loi. C’est à ce titre qu’il obéit au Principe de Caractère Nomologique de la Causalité. Davidson considère une objection importante à l’hypothèse de l’anomie que l’on pourrait lui faire dans ce cadre : les prédicats mentaux ont une extension finie, au sens où, le nombre d’humains étant fini, il paraît plausible que le nombre des instances de chaque prédicat mental est également fini. (Chaque objet ou événement dont un prédicat est vrai est une « instance » de ce prédicat.) Cela implique qu’il est possible de construire, pour chaque prédicat mental M, un prédicat physique P de forme disjonctive qui a la même extension que KISTLER-Philosophie de la psychologie 151 lui : c’est la disjonction de prédicats physiques qui caractérisent de manière unique, et en langage physique, chacun des événements qui sont des instances du prédicat mental. Or cela semble contredire l’anomie du mental, car l’équivalence de l’extension du prédicat mental avec un prédicat physique semble donner lieu à des énoncés universels de forme nomologique : « pour tout x, si Px alors Mx », ce qui semble incompatible avec l’anomie du mental. Davidson répond à cette objection en faisant remarquer que l’équivalence extensionnelle ainsi construite n’est pas nomologique. Il ne s’agit que d’une équivalence extensionnelle. Or l’identité des extensions ne donne pas de force nomologique à la généralisation qui l’exprime : même si, pour reprendre l’exemple célèbre de Goodman, toutes les pièces dans ma poche sont des pièces d’argent, il n’est pas pour autant une loi que toutes les pièces dans ma poche sont d’argent. La généralisation est accidentelle, ce qui a notamment pour conséquence qu’elle ne permet pas de justifier des conditionnels contrefactuels, tel que : « s’il y avait une pièce de plus dans ma poche, outre toutes celles qui s’y trouvent en réalité, cette pièce-là serait d’argent elle aussi ». De manière analogue, l’identité d’extension entre P et M ne donne pas lieu à une loi, ce qui a pour conséquence qu’elle ne justifie pas l’affirmation : « s’il y avait une instance de M outre ses instances réelles, elle serait aussi une instance de P », ni celle de : « s’il y avait une instance de P outre ses instances réelles, elle serait aussi une instance de M ». Le Principe de l’Anomie du Mental est le seul parmi les trois principes énoncés au début, en faveur duquel Davidson donne des arguments. L’argumentation de Davidson en faveur de l’hétérogénéité radicale du mental par rapport au physique s’insère dans une longue tradition philosophique dont trois jalons importants sont la distinction kantienne entre notre nature nouménale et notre nature phénoménale, la distinction de Dilthey entre l’explication des sciences de la nature et la compréhension des sciences de l’esprit, et la distinction de Wittgenstein entre l’explication des actions à partir des raisons d’agir et l’explication des mouvements corporels en fonction de leur causes. Selon Davidson, notre attribution d’états mentaux à autrui obéit à des contraintes spécifiques qui diffèrent radicalement des contraintes qui gouvernent notre attribution de descriptions physiques. Il montre qu’il n’est possible d’attribuer à quelqu’un un état intentionnel bien déterminée, tel qu’une croyance, à partir de notre observation de son comportement verbal et non verbal, que dans la mesure où nous soumettons cette attribution à un principe qu’il appelle « le principe de charité » : nous partons du présupposé que la personne est en général rationnelle, ce qui signifie que l’ensemble de ses croyances forme un tout cohérent, de sorte que ces croyances se justifient les unes les autres. En pratique, nous KISTLER-Philosophie de la psychologie 152 supposons que la personne partage la plupart de ses croyances et désirs avec nous-mêmes. Mais nous supposons aussi que lorsque la personne parle, elle utilise les mots plus ou moins de la même manière que nous, en leur donnant le même sens que nous. Nous avons besoin de cette contrainte a priori (qui est une condition « transcendantale », au sens d’une condition de possibilité de l’attribution de croyances bien déterminées) dans la mesure où l’attribution à une personne, de croyances sur la base de leur expression linguistique est à la fois « holiste » (terme dérivé du grec « holos » - le tout) au sens où cette attribution dépend de l’ensemble des autres croyances que l’on lui attribue, et présuppose « l’interprétation radicale » (qui rappelle la « traduction radicale » de Quine74) du sens des phrases que la personne prononce. Voici une petite illustration du caractère « holiste » de l’attribution des états intentionnels : si un étudiant me dit « je voudrais prendre l’exposé sur l’interprétation radicale », je présupposerai normalement qu’il entend en utilisant ces mots à peu près la même chose que moi, auquel cas je lui attribue le désir de faire un exposé sur l’interprétation radicale. Mais je porte ce jugement en fonction de ce que je sais sur cet étudiant par ailleurs. Si je suis convaincu qu’il ne connaît pas la différence entre l’interprétation radicale et la traduction radicale ou qu’il confond les deux, ou qu’il utilise les termes « interprétation radicale » pour parler de la traduction radicale, je lui attribue plutôt le désir de faire un exposé sur la traduction radicale, ou un autre désir plus ou moins confus. En outre, même après avoir tranché cette question d’interprétation, il peut arriver que je finis par lui attribuer le désir opposé de ne pas faire d’exposé à ce sujet, par exemple parce que j’ai de bonnes raisons de penser que l’étudiant sait (ou croit) que chaque sujet d’exposé ne peut être pris qu’une fois, et qu’il sait (ou croit) que ce sujet-là est le seul qui a déjà été pris par un autre étudiant. Dans ce cas je lui attribuerai plutôt le désir de faire bonne impression devant le professeur tout en évitant de faire un exposé. Davidson prend soin de dire très précisément en quoi l’attribution d’états intentionnels diffère de l’attribution d’états physiques. Contrairement à ce que ce qui précède pourrait suggérer, ce n’est pas le caractère holiste en tant que tel qui fait la différence, car le caractère holiste de l’attribution des propriétés mentales serait compatible avec l’existence d’une seule attribution qui est correcte une fois pour toutes. D’ailleurs, pour des raisons données par Duhem et Quine75, il est permis de penser que l’attribution des propriétés physiques est soumise à des contraintes tout aussi holistes. 74 Quine, Le mot et la chose, Vrin. Pierre Duhem, La théorie physique (1906), Vrin, 1981 ; Willard V.O. Quine (1951), "Deux dogmes de l’empirisme", in From a Logical Point of View, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1953; trad. fr. par P. Javob in P. Jacob (ed.), De Vienne à Cambridge, Paris, Gallimard, 1980, p. 93-121. Cf. A. Barberousse, M. 75 KISTLER-Philosophie de la psychologie 153 La différence spécifique entre le mental et le physique ne réside pas non plus dans la « sous-détermination » de l’attribution de ces états par les données de l’expérience. Comme l’exemple donné plus haut l’illustre, la phrase prononcée ne détermine pas à elle seule un désir ou une croyance unique. Il est probable que même l’ensemble de toutes les phrases prononcées par un individu ainsi que la totalité de son comportement non verbal ne détermine pas un ensemble unique de croyances et de désirs. Encore une fois, comme Davidson le fait remarquer, et pour les mêmes raisons que celles données par Duhem et Quine, il est possible que cela soit aussi le cas de la détermination des théories vraies en physique : c’est la fameuse thèse de la sous-détermination des théories par les données. Par ailleurs, on pourrait simplement couper court à cette indétermination, de manière analogue au conventionnalisme en physique suggéré par Poincaré76, en choisissant arbitrairement l’un parmi tous les systèmes de croyances et de désirs qui sont à la fois cohérents et compatibles avec le comportement (verbal et non verbal) observable. La vraie différence entre le mental et le physique est que les conditions de vérité des attributions d’états mentaux ne sont pas objectivement fixées au moment de l’attribution. L’exigence supérieure de rationalité qui conditionne toutes ces attributions, a pour conséquence qu’il reste toujours possible de reconsidérer les attributions déjà faites, à la lumière de données qui apparaissent plus tard, ce qui n’aurait pas de sens en physique. Pour conclure, il convient d’insister sur l’originalité de la solution davidsonienne au problème de la causalité mentale. Cette originalité ne réside pas tant dans sa caractérisation de l’hétérogénéité radicale de l’esprit par rapport au monde physique qui s’inscrit au contraire dans une vénérable tradition. Ce que Davidson apporte de nouveau, c’est sa démonstration surprenante que cette hétérogénéité est compatible avec la thèse moniste et matérialiste (ou « physicaliste ») selon laquelle tous les événements – ou du moins tous les événements qui font partie du grand réseau des relations causales - sont physiques. Cela fait de sa position l’une des contributions les plus originales et fructueuses au débat sur la place de l’esprit dans la nature. Kistler, P. Ludwig, La philosophie des sciences au XXe siècle, Paris, Flammarion, coll. Champs-Université, 2000. 76 Henri Poincaré, La science et l’hypothèse (1902), collection Champs, Flammarion. 1968. KISTLER-Philosophie de la psychologie 154 Devoir (Dissertation) : Les conceptions béhavioristes et fonctionnalistes nous autorisent-elles à penser que l’esprit fait partie de la nature ? Suggestions pour aborder le sujet Le béhaviorisme et le fonctionnalisme qui lui a succédé comptent parmi les tentatives les plus importantes et les plus influentes pour développer une conception « naturaliste » de l’esprit. Naturalisme, matérialisme et physicalisme Le naturalisme qui appelle une telle conception est avant tout une doctrine méthodologique selon laquelle toute réflexion sur la réalité, ou sur des domaines particuliers de la réalité, doit se soumettre à l’exigence de compatibilité avec les résultats des sciences. Cependant, le fait d’accepter la contrainte naturaliste conduit assez naturellement à la position ontologique du matérialisme ou « physicalisme ». Une position méthodologique porte sur la méthode correcte de poursuivre une enquête, alors qu’une position ontologique contient une thèse sur ce qui existe. On peut facilement parvenir au physicalisme en partant du naturalisme, à partir de la prémisse que les sciences ne postulent l’existence et étudient les propriétés que d’entités « matérielles ». Pour que cela soit plausible, il est nécessaire de donner au mot « matériel » un sens suffisamment large pour qu’il puisse s’appliquer à des ondes électromagnétiques ou aux champs de force, entités qui ne compteraient pas comme matériels selon le critère traditionnel d’impénétrabilité. Pour éviter la confusion avec ce sens plus ancien et plus courant de « matériel », on préfère souvent parler d’entités « physiques ». Cela permet de définir le « physicalisme » comme la doctrine ontologique selon laquelle tout ce qui existe appartient soit à un genre d’entité qui fait l’objet de théories physiques, soit est composé exclusivement d’entités qui appartiennent à des genres qui font l’objet de la physique. Le physicalisme est ainsi l’héritier et la forme contemporaine du matérialisme. La thèse physicaliste est censée s’appliquer autant aux substances qu’à leurs propriétés. Le physicalisme entendu en ce sens s’oppose autant au « dualisme des substances », selon lequel il existe des substances qui ne peuvent pas faire l’objet de la physique et qui ne sont pas non plus composées d’entités pouvant faire l’objet de la physique, qu’au dualisme (ainsi qu’au pluralisme) des propriétés selon lequel certaines substances (qui sont par ailleurs aussi matérielles) ont des propriétés qui ne peuvent pas faire l’objet de théories physiques et qui ne peuvent pas non plus être réduites à des propriétés physiques. Tout en étant une doctrine logiquement indépendante du physicalisme, le naturalisme est essentiel à la justification du physicalisme, car la raison principale de rejeter l’existence d’entités non physiques est empirique et méthodologique : seule la science nous permet de justifier nos « engagements ontologiques »77, et cette justification est en dernière instance empirique. La seule caractérisation positive que l’on peut donner de l’ontologie physicaliste, sans passer par la méthodologie naturaliste, est en termes causaux : pour le physicaliste, seules existent les entités qui peuvent être causes et effets, ou plus généralement qui peuvent exercer une influence causale. Cela implique que les entités réelles doivent être localisées dans l’espace (et le temps) ; en revanche, l’adoption de ce « critère causal de réalité » n’oblige pas le physicaliste à affirmer que tout ce qui est réel remplit nécessairement l’espace, à la 77 C’est l’expression de Quine, en anglais : “ontological commitment”. Cf. W.V.O. Quine, “On What There Is”, in From a Logical Point of View, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1953. KISTLER-Philosophie de la psychologie 155 manière des atomes matériels impénétrables de la tradition. En particulier, il peut admettre que les personnes possèdent des propriétés mentales tout en ayant également des propriétés physiques. La question de savoir si l’esprit fait partie de la nature a donc deux aspects inséparables : dans son interprétation ontologique, c’est la question de savoir si le fait de reconnaître que l’esprit existe, nous contraint d’augmenter le nombre d’entités qui existent ou si nous pouvons rendre compte de son existence, avec toutes ses propriétés, à partir des seules entités reconnues par la physique et des entités plus complexes dont les entités physiques sont les parties constitutives. Dans son interprétation méthodologique et épistémique, c’est la question de savoir si la connaissance de l’esprit exige des méthodes originales qui dépassent les méthodes empiriques et intersubjectives de l’enquête scientifique. Les différentes versions du béhaviorisme et du fonctionnalisme sont autant de variantes de la réponse naturaliste et physicaliste à ces questions : on n’a pas besoin de postuler des entités non physiques pour rendre compte de l’ensemble des phénomènes mentaux ; et l’on peut en rendre compte grâce à la seule méthode empirique de la recherche scientifique. Les limites de ces conceptions montrent, selon certains, les limites des conceptions naturaliste et physicaliste de l’esprit. D’autres en tirent seulement la leçon que ces conceptions sont nécessaires mais non suffisantes pour rendre compte de manière complète et satisfaisante des phénomènes mentaux. Le béhaviorisme La thèse béhavioriste philosophique porte sur les concepts avec lesquels nous appréhendons les phénomènes mentaux : elle affirme que ce sont des concepts dispositionnels. Leur analyse logique et épistémologique est analogue à celle de concepts dispositionnels courants, comme la fragilité ou la solubilité. Il est essentiel à un concept dispositionnel qu’il existe une proposition conditionnelle (ou plusieurs) qui est vraie de tous les objets auxquels le concept s’applique : c’est une vérité conceptuelle (ancrée dans le concept de fragilité) que si l’on fait tomber un objet fragile de haut sur un sol dur (dans des circonstances par ailleurs normales), l’objet se casse. De manière analogue, soutient le béhavioriste, il est conceptuellement vrai que si je désire une tasse de café, j’entreprends des démarches pour l’obtenir. Etre dans un état mental, tel que l’état d’avoir un désir ou d’entretenir une croyance, c’est avoir une disposition (ou un ensemble de dispositions) à effectuer un comportement bien déterminé. Selon ce béhaviorisme analytique (ou philosophique), les conditionnels équivalents aux attributions des concepts mentaux peuvent être découverts a priori, par la seule analyse conceptuelle, c’est-à-dire par la seule réflexion sur le contenu de nos concepts et le sens des mots qui les expriment. Dans le contexte de notre question, il est important de faire remarquer que la thèse de la nature dispositionnelle des propriétés mentales ne préjuge pas, à strictement parler, la vérité du physicalisme. Prise à la lettre, elle permettrait d’attribuer des états mentaux à une pure substance pensante, ou à un ange immatériel, à condition de lui attribuer un « comportement ». Même si l’on stipule que tout comportement est nécessairement physique – et qu’un « comportement purement mental » est donc une notion paradoxale - il paraît cohérent d’attribuer à un ange immatériel des états mentaux identifiés avec des dispositions au comportement. Cela requiert simplement que l‘on admet la possibilité que les « substances immatérielles » peuvent causer des changements physiques. Pourtant, aucun béhavioriste historique n’a été attiré par la perspective de la position non matérialiste esquissée : la possibilité que l’on vient d’esquisser n’est que conceptuelle. Au contraire, la motivation du béhaviorisme a surtout été matérialiste. Elle permet de concevoir l’esprit comme quelque chose d’aussi peu mystérieux que la fragilité : mes désirs sont aussi peu directement KISTLER-Philosophie de la psychologie 156 observables que la fragilité du vase ou la solubilité du sucre, mais dans les deux cas, il est possible d’en rendre compte sans postuler d’entités non matérielles mystérieuses. Dans les deux cas, ces dispositions sont indirectement accessibles à l’observation, par le biais de « situations de test » où elles se manifestent. Néanmoins, il est important de remarquer que le béhaviorisme n’implique pas par lui-même le physicalisme, de sorte que ce dernier doit faire l’objet d’une prise de position indépendante. Par ailleurs, le béhaviorisme analytique n’est pas une doctrine intrinsèquement naturaliste d’un point de vue méthodologique, dans la mesure où il soutient que la nature des concepts mentaux doit être découverte par la seule analyse conceptuelle a priori. Il paraît indéniable qu’il y a un lien conceptuel entre la possession de certains états mentaux, tels que certaines croyances, désirs ou perceptions, et un éventail de comportements spécifiques auxquels ces états donnent lieu dans les circonstances appropriées. Si je ne prends aucune initiative pour obtenir une tasse de café, l’on considérera cela comme une raison de contester que j’aie le désir d’une tasse de café. De manière analogue, il semble plausible que les capacités comportementales que l’on met à l’épreuve dans les tests d’intelligence ne sont pas seulement des indices, ou « symptômes » de l’intelligence mais que l’intelligence consiste en ces capacités. Que serait une intelligence qui ne donnerait pas à son possesseur la capacité de résoudre certains problèmes ? Il y a sans doute des désirs qui influencent très peu, et peutêtre même jamais, notre comportement. Si j’ai le désir de marcher sur la lune, cela ne change rien à mes actions ; mais seulement parce qu’il se trouve que je n’ai jamais été dans une situation où ce désir aurait eu l’occasion de se manifester : si demain un milliardaire me choisit au hasard pour me proposer de l’accompagner dans son voyage touristique sur la lune, le désir se manifestera. Si je dis non, on aura raison de douter que j’ai réellement ce désir. Historiquement, le béhaviorisme analytique tirait une large part de sa motivation de la doctrine sémantique du vérificationnisme. Selon celle-ci, la signification d’un mot réside exclusivement dans les conditions de son application correcte. Dans une perspective empiriste, cela semblait notamment aux philosophes du cercle de Vienne la seule manière de concevoir les significations de sorte que l’on puisse les connaître de manière objective (et donc intersubjective), et non seulement par introspection. Wittgenstein a lui aussi argumenté que la normativité de la signification des mots exige l’existence de critères publics de leur application correcte. (C’est l’argument dit du « langage privé ».) La conception béhavioriste se présente comme moyen de légitimer l’usage du vocabulaire mental, tout en niant que le critère de l’application des termes mentaux soit privé et introspectif : la signification de ces termes, c’est-à-dire l’ensemble de leurs conditions d’application, consiste en dispositions au comportement, qui sont en principe accessibles au contrôle par l’observation intersubjective. Le même vérificationnisme avait conduit, de manière générale en philosophie des sciences, à une position sceptique à l’égard de la référence aux entités théoriques : dans la mesure où les termes théoriques ne sont pas susceptibles de définitions explicites en termes purement observables, les philosophes instrumentalistes (et plus généralement « antiréalistes ») considèrent qu’ils ne font pas références à des entités réelles, mais jouent le rôle de fictions qui peuvent notamment servir d’instruments de prédiction. Le béhaviorisme psychologique fût un programme de recherche empirique dont la thèse fondamentale était que l’ensemble des phénomènes relatives au comportement des animaux et des humains, y compris leur comportement verbal, puisse être expliqué sans le moindre recours au postulat d’entités non observables, seulement en fonction de réflexes innés et de leur modification par le conditionnement. Les deux interprétations du béhaviorisme, philosophique et psychologique, nous permettent d’intégrer l’esprit dans la nature dans des mesures différentes. Si le programme de recherche du béhaviorisme psychologique avait réussi à élaborer une théorie satisfaisante de l’ensemble des phénomènes mentaux, à partir de la seule notion de réflexe et de son KISTLER-Philosophie de la psychologie 157 conditionnement, cela aurait ouvert la perspective de son intégration dans la nature : le réflexe est une disposition au comportement dont la base physiologique est connue. La voie de la réduction physiologique de l’ensemble des réflexes, même conditionnées, et avec elles l’ensemble des dispositions psychologiques semblait donc toute tracée. En revanche, rien dans les dispositions au comportement postulées par le béhaviorisme analytique ne préjuge de la question de savoir s’il est possible, même en principe, de les réduire à des dispositions physiologiques, ou d’expliquer qu’ils sont fondées sur une base catégorique physiologique. En ce sens, l’intégration des dispositions mentales et donc de l’esprit, reste une question ouverte dans le cadre du béhaviorisme analytique. Le béhaviorisme psychologique fût abandonné lors qu’il devenait évident qu’il existe une large gamme de comportements, même chez des animaux cognitivement beaucoup plus simples que l’homme, qui ne peuvent pas être expliqués dans le cadre de ses postulats (p.ex. l’apprentissage passif et latent). Ce programme de recherche empirique a donc échoué pour des raisons empiriques. En revanche, et comme il se doit pour une théorie philosophique et conceptuelle, le béhaviorisme analytique fût abandonné à cause de deux problèmes conceptuels : nos concepts d’états mentaux sont tels qu’il n’est simplement pas vrai que l’existence d’un état mental donné, donne à son possesseur une disposition de se comporter d’une manière bien déterminée dans une situation de test. Dans n’importe quelle situation concrète, le fait que je crois qu’il y a un demi-litre de lait dans le frigo ne me donne en luimême aucune disposition spécifique à agir. Une telle disposition n’est déterminée que par l’ensemble de mes croyances et désirs pertinents : si je désire aussi boire du lait, cela me donnera (ceteris paribus) la disposition d’aller boire le lait dans mon frigo, mais si je désire avoir au moins un litre de lait pour le donner le matin aux enfants, je vais plutôt aller au supermarché pour en racheter. Par ailleurs, la constellation de l’un de ces désirs avec cette croyance ne me donne la disposition à un comportement bien déterminé que sur l’arrière-plan de l’ensemble de mes autres croyances et désirs – d’où la nécessité d’exprimer le rapport conditionnel entre l’état mental en question, la situation de test, et le comportement qu’il provoque, à l’aide d’une clause ceteris paribus. La deuxième raison qui a conduit à l’abandon du béhaviorisme analytique est l’intuition que nos croyances et nos désirs ne sont pas seulement ce qui fait apparaître nos comportements comme rationnels mais qu’ils sont aussi ce qui nous fait agir. Si vous ouvrez les yeux et vous voyez un tigre qui s’approche de vous, ce qui vous fait fuir, au sens de ce qui cause votre fuite, c’est la perception et la croyance qu’il y a un tigre qui s’approche de vous. Or, le béhavioriste doit nier cette intuition car il identifie l’état perceptif et la croyance avec la disposition à fuir ; et, dans la conception traditionnelle des dispositions, ce n’est pas la disposition qui cause la manifestation, car la disposition consiste dans le fait que le tigre cause votre fuite. Le fonctionnalisme La conception fonctionnaliste de l’esprit est conçue pour éviter les deux objections contre le béhaviorisme que nous venons de mentionner: selon le fonctionnalisme, l’identité d’un état mental est déterminée par l’ensemble des facteurs qui causent sa survenue et de ceux qu’il cause à son tour. La seconde objection est donc évitée dans la mesure où la capacité des états mentaux d'être causes et effets fait partie intégrante de leur conception fonctionnaliste. Le fonctionnalisme ne prête pas non plus le flanc à la première objection : les états mentaux sont conçus comme des nœuds dans un réseau complexe de relations causales, chacun ayant en général un grand nombre de causes qui doivent agir de concert pour le faire apparaître, ainsi qu’un grand nombre d’effets. En particulier, ce n’est en général ni un stimulus perceptif qui cause un comportement ni même un événement mental causé par ce stimulus, mais plutôt KISTLER-Philosophie de la psychologie 158 l’influence causale simultanée d’un grand nombre d’états et d’événements mentaux. Cela permet d’expliquer le fait qu’une croyance donnée ne détermine pas par elle-même de comportement unique : elle ne le fait que de concert avec de nombreux autres désirs et croyances. Il existe deux variantes principales du fonctionnalisme : le fonctionnalisme du sens commun qui est l’héritier du béhaviorisme analytique, est une doctrine du contenu de nos concepts mentaux courants. Il soutient que le rôle causal de chaque état mental est déterminé par le sens commun, plus précisément par notre connaissance tacite de ce qu’on appelle la psychologie du sens commun. Le travail visant la découverte de ces rôles causaux est donc purement conceptuel et a priori ; son issue est indépendante des résultats des recherches empiriques psychologiques. Du même coup, l’intégration de l’esprit dans la nature accomplie par cette espèce du fonctionnalisme semble aussi incertaine que celle promise par le béhaviorisme analytique. Elle dépendra en dernière instance de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des systèmes conceptuels que nous employons respectivement pour la nature et l’esprit. Dans la mesure où la psychologie des attitudes propositionnelles (en particulier des désirs et des croyances) est profondément ancrée dans le sens commun, tout en étant très hétérogène par rapport à notre conception de la nature « inanimée », le fonctionnalisme du sens commun ne fait pas apparaître l’intégration de l’esprit dans la nature comme une perspective proche. (On peut mentionner ici les différentes objections contre le fonctionnalisme, tels que l’objection des qualia inversés ou celle des qualia absents, ainsi que l’objection contre le fonctionnalisme des machines exprimée par Searle, à l’aide de sa célèbre expérience de pensée de la « chambre chinoise ». A chaque fois, il faut développer le sens auquel ces objections remettent précisément en cause la capacité de la conception fonctionnaliste d’intégrer l’esprit dans la nature : les deux premières objections sont censées montrer que le fonctionnalisme est incapable d’attribuer une place aux qualia. Dans la mesure où il est intuitivement plausible que les qualia, ou expériences qualitatives, existent, le fonctionnalisme échouerait à intégrer la totalité de l’esprit dans la nature. L’un de ses aspects fondamentaux semble rester en dehors de la nature. De manière semblable, l’argument de Searle est censé montrer que le fonctionnalisme des machines ne parvient pas à rendre compte de la signification, autrement dit des propriétés sémantiques de nos représentations. Ce serait donc un aspect de l’esprit que cette variante du fonctionnalisme ne parviendrait pas à intégrer dans la nature.) La situation est un peu différente en ce qui concerne l’autre forme importante du fonctionnalisme, le « psychofonctionnalisme ». Selon celui-ci, l’esprit fait l’objet d’une science particulière, la psychologie, entendue au sens de la psychologie expérimentale. Les états, événements et processus mentaux sont, selon cette conception, autant d’ « entités théoriques » de cette science, qui peuvent être implicitement définies grâce à la méthode de Ramsey-Lewis. Cela donne une perspective beaucoup plus précise à l’intégration de l’esprit dans la nature : elle dépend de la réduction interthéorique des entités postulées par la psychologie à des entités postulées par d’autres sciences, en particulier la neurophysiologie, par l’intermédiaire de la réduction des théories qui portent sur ces entités. Dans cette perspective, l’intégration de l’esprit dans la nature apparaît comme tributaire de la recherche scientifique : le concept d’éclair a été réduit à celui de décharge électrique, ce qui permet d’attribuer à ce phénomène auparavant considéré comme supranaturel, une place dans la nature. De manière semblable, la réduction des gènes à des portions de la molécule d’ADN, jointe à la réduction d’un grand nombre d’autres concepts de la biologie macroscopique à la biologie moléculaire, a permis d’intégrer les phénomènes vitaux solidement dans la nature. En ce qui concerne l’intégration des phénomènes mentaux, les optimistes font référence à la réduction de l’apprentissage par conditionnement classique ; cet ensemble de KISTLER-Philosophie de la psychologie 159 phénomènes étudiés par la psychologie expérimentale concerne la création, au cours de l’expérience d’un sujet cognitif, de relations causales entre stimuli (appelées « stimuli conditionnées ») et réponses comportementales, à partir de leur association dans l’expérience avec des associations déjà existantes entre stimuli et réponses. Il a été possible de réduire certaines formes de ce type d’apprentissage, tel qu’il a lieu dans les organismes simples comme l’Aplysie (un arthropode maritime), à un processus caractérisé en termes neurophysiologiques. Cela constitue sans doute une avancée considérable de l’intégration de l’esprit dans la nature. Cependant, les pessimistes quant à la perspective d’une intégration complète de l’esprit humain font bien entendu valoir que la simplicité de l’apprentissage par conditionnement est sans commune mesure avec la complexité des phénomènes qui ont lieu dans l’esprit humain, et que son intégration complète dans la nature reste une promesse. Cela n’empêche que le psychofonctionnalisme a au moins le mérite de nous indiquer de manière parfaitement claire quelle forme une telle intégration pourrait prendre. L’approche fonctionnaliste d’abord développée par David Armstrong78 et récemment défendue et élaborée par Jaegwon Kim79, permet peut-être de donner un nouveau souffle au fonctionnalisme du sens commun : dans la mesure où nos concepts mentaux courants comme celui d’avoir mal au dents ou celui de percevoir un tigre devant soi correspondent à des états réels qui ont des causes et effets, il est plausible qu’il puissent faire l’objet de la « réduction fonctionnelle ». Cette manière d’intégrer un aspect de l’esprit dans la nature consiste à le concevoir à l’aide d’un rôle fonctionnel : avoir mal au dents, c’est être dans un état qui est typiquement causé (entre autres) par des caries et qui cause typiquement des gémissements, des insomnies, une fréquence cardiaque plus élevée ainsi que le désir d’en être libéré. La réduction est ensuite accomplie par la découverte empirique de l’état neurophysiologique qui occupe effectivement, dans l’espèce humaine, le rôle déterminé par ce concept. Une conséquence de cette conception est qu’elle n’autorise à penser l’intégration de l’esprit qu’espèce par espèce. L’ancien fonctionnalisme nous avait habitué à l’idée que certains états cognitifs fondamentaux, comme celui d’avoir mal ou celui de percevoir un prédateur devant soi, pouvaient être partagés par de nombreuses espèces animales, et pouvaient par conséquent faire l’objet d’une « psychologie générale » non spécifique à l’espèce humaine. Etant donné que la réduction fonctionnelle de Kim identifie l’état mental avec ce qui occupe le rôle fonctionnel, et que l’état neurophysiologique qui occupe un rôle général varie d’espèce en espèce, par exemple l’intégration de la douleur dans la nature s’accompagne de la disparition de la propriété générale d’avoir mal. La réduction fonctionnelle est « locale », ou propre à chaque espèce biologique, et met en évidence le caractère naturel (car réductible) de la douleur humaine et de la douleur « de chat », mais conduit à l’élimination de la douleur en général en tant que propriété naturelle. Conclusion Il est remarquable que le fonctionnalisme n’est pas, en lui-même, une doctrine physicaliste. Ce que nous avons dit du béhaviorisme est également vrai du fonctionnalisme : ces deux conceptions sont compatibles avec le dualisme ou même l’immatérialisme. En effet, rien dans la conception fonctionnaliste des états mentaux n’exige que les rôles causaux ou fonctionnels soient occupés par des états, événements ou processus matériels. A strictement parler, l’on peut donc être fonctionnaliste et dualiste : à condition d’admettre qu’un événement non matériel (c’est-à-dire, ou bien un événement qui a lieu dans une substance non 78 David M. Armstrong, A Materialist Theory of the Mind, Londres, Routledge, 1968. Jaegwon Kim, Mind in a Physical World, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998. Traduction française en cours, à paraître aux éditions Syllepse. 79 KISTLER-Philosophie de la psychologie 160 matérielle ou bien un événement qui concerne une propriété non matérielle) peut avoir des causes et effets physiques, l’on peut concevoir des états et événements mentaux non matériels. Cependant, la constatation de la neutralité ontologique du fonctionnalisme ne devrait pas faire oublier sa proximité théorique avec le physicalisme : dans la mesure où l’on interprète la causalité selon un schéma mécaniste où cause et effet sont reliés par un processus de transmission mécanique, la conception fonctionnaliste tend naturellement à être complétée par une position ontologique matérialiste. Descartes lui-même a reconnu la difficulté de concevoir comment une cause non matérielle puisse agir causalement sur la matière. Seul le postulat – explicitement adopté par tous les fonctionnalistes historiques – selon lequel, dans notre monde actuel, seul des états matériels occupent les rôles fonctionnels qui caractérisent l’esprit, ouvre la perspective de comprendre comment ces états peuvent contribuer à causer le comportement. Cette perspective d’intégration de l’esprit dans la nature pose un certain nombre de questions nouvelles : notamment, elle nous met au défi de développer une conception de la réduction interthéorique adéquate à la réduction envisagée de la psychologie à la neurophysiologie, et surtout de développer une ontologie qui permet de concevoir une telle réduction sans déboucher sur l’élimination de l’esprit. KISTLER-Philosophie de la psychologie 161