LE POUVOIR DE L `ETHNIE

publicité
LE POUVOIR DE L’ETHNIE
Paul Abouna
LE POUVOIR DE L’ETHNIE
Introduction à l’ethnocratie
Préface de Mbonji Edjenguèlè
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-56577-7
EAN : 9782296565777
A
Mon frère aîné Martin Ombga Zing, brutalement soustrait à la vie dans un
accident d’avion le 05 mai 2007 à Douala.
PREFACE
J’ai eu la responsabilité académique et le grand plaisir de conduire à un
terme heureux la recherche doctorale de Paul Abouna portant sur la sacralité du
pouvoir politique dans les sociocultures négro-africaines. C’est avec une
dilection et une délectation d’égale intensité que j’accompagne les premiers pas
de sa carrière d’auteur en préfaçant son essai intitulé Le Pouvoir de l’ethnie :
introduction à l’ethnocratie.
A la lisière de l’ « Anthropologie politique » (Georges Balandier : 1967 ;
Claude Rivière : 2000) et de l’Ecole américaine « Culture et Personnalité », la
trame de cet ouvrage s’articule sur le pouvoir de l’ethnie entendu ici comme la
capacité des entités collectives douées d’une communauté d’origine, de langue,
d’habitudes alimentaires, vestimentaires, de systèmes de croyances, etc., à
inspirer, influencer ou déterminer les façons d’agir, de sentir et de penser de
leurs membres et de leurs pratiques sociales. Le projet de conceptualisation et
de théorisation de l’ethnie en tant que source de pouvoir, obéit à une intellection
processuelle consistant à exposer la réalité du phénomène sous étude, à
l’expliquer et à lui trouver une thérapie. En effet, à partir d’un corpus dense et
diversifié, Paul Abouna montre comment le phénomène ethnique fonde plus que
toute autre chose, la conduite humaine dans l’occupation de l’espace (chapitre
1), l’appartenance religieuse et l’administration des églises (chapitre 1), le choix
des noms des organes de presse et des lignes éditoriales (chapitres 2 et 3),
l’appartenance politique et le choix des représentants du peuple en contexte
multi-partisan (chapitres 4, 5 et 6). Il n’est que de voir la relation éponymique
entre les espaces et les groupes, dont la plupart renvoient à des communautés
implantées selon les historiens, autour du 18ème siècle, ce qui correspond à
leurs 11ème et 12ème paliers généalogiques. Paul Abouna écrit à ce
propos : « Au Cameroun, le rapport entre les peuples et l’environnement
physique est si contigu que les noms des ethnies se confondent parfois à ceux
des espaces qu’ils occupent. Bafoussam, Bandjoun, Bangangté, Douala et
plusieurs autres noms désignent à la fois des lieux et des ethnies ». Ce double
caractère normatif et coercitif de l’ethnie sur l’agir humain s’explique d’après
l’auteur (chapitre 7), par l’unité d’origine, d’appartenance, de référence et de
dénomination qui fait des différents membres d’une ethnie une entité
homogène, toutes choses égales par ailleurs.
L’origine, l’appartenance et la dénomination, retenues ici comme éléments
internes de l’ethnie, rappellent la notion de réflexivité expressive de la posture
postmoderniste et de la démarche endosémique en sciences sociales qui pose
que tout complexe socioculturel porte en lui-même ses propres principes de
rationalité. Fixant les schèmes comportementaux individuels et sociaux, ces
7
différents moules archétypaux d’enculturation que sont le groupe d’extraction
ou d’adoption et l’allégeance à la cocarde communautaire, prolongent la thèse
de l’école culturaliste de Margaret Mead, Ruth Benedict, Abram Kardiner et
Ralph Linton dont les travaux ont mis l’accent sur les fondements culturels de
la personnalité.
La forte ethnicisation de la société camerounaise, et surtout la prise en
compte de l’origine ethnique dans la gestion du pouvoir sous la modalité de
discrimination positive équilibrante, ont amené l’auteur à proposer une solution
politique aux problèmes réels ou éventuels qui en découlent ; solution qui pour
l’essentiel consiste à sortir le pouvoir de l’ethnie de la « clandestinité » en le
normalisant, en le légalisant et en l’inscrivant dans la loi fondamentale.
Cette proposition domicilie l’ouvrage de Paul Abouna dans le registre de
L’urgence de la pensée (Maurice Kamto : 1993) et de la génialité courageuse.
Car, sortant des sentiers battus de l’orthodoxie dominante actuelle, l’auteur
préconise une solution palliative à la démocratie de type occidental dont
l’objectivation en terre africaine apparaît, tantôt comme une sorte de lit de
Procuste sur lequel les Etats sont contraints de s’allonger, tantôt comme une
camisole de force à revêtir d’astreinte, tantôt encore comme des fourches
caudines des conditionnalités prétendument universalistes sous lesquelles se
glissent, toute honte bue, les politiques africaines.
Pour être plus précis, cet essai prend prétexte de la pratique actuelle de la
démocratie au Cameroun pour poser le problème beaucoup plus général de
l’insertion à l’identique d’un élément extragène dans un nouvel environnement
social. Au sens où la définissent les anthropologues, la culture renvoie à toute
solution élaborée par un peuple pour résoudre les problèmes auxquels il fait
face à un moment donné de son histoire. Pour autant, cette inscription spatiotemporelle n’est pas exclusive d’inventivité diachronique, inventivité se
nourrissant à la fois dans l’en-groupe et dans l’hors-groupe. S’il faut impartir la
démocratie à l’hors-groupe occidental, son adoption oblige à une adaptation
réinterprétative. En d’autres termes, revendiquer une réappropriation de
l’ethnicité au troisième millénaire n’implique pas de récuser les valeurs
constitutives de la modernité politique. C’est simplement s’aligner sur
l’observation de la vie sociale qui donne à voir la présence du fait ethnique
imprégnant les lieux de la quotidienneté tandis que sa théorisation et son
arrimage à la vulgate politique officielle sont frappés d’ostracisme au motif
d’induire la régression de la conscience républicaine.
La méconnaissance de l’ethnicité et des nationalités dans la configuration
étatique date des travaux des premiers anthropologues qui posaient un schéma
évolutif unilinéaire d’organisation du pouvoir allant de la bande - horde à la
tribu semi-sédentarisée, de la tribu à la chefferie - royaume, de la chefferie à
8
l’Etat. D’après cette lecture anthropologique classique du pouvoir, l’accès au
stade étatique et à la conscience de la stato-nation « une et indivisible » suppose
la négation des liens primaires de la parenté ethnique et la dissolution des
nationalités dans l’indistinct d’un dispositif juridico-administratif neutre et
impersonnel. Engels (1980 :10), s’inspirant des recherches de Lewis Henry
Morgan, affirme à ce propos : « la vieille société basée sur les liens de sang
éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées ;
une nouvelle société prend sa place, organisée dans l’Etat, dont les subdivisions
ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang… ».
Dans la même veine, Jean-Loup Amselle, Elikia M’bokolo et al. (1985)
pensent que les ethnies et tribus africaines étant des découpages et assemblages
coloniaux, leur déconstruction est la voie royale d’instauration d’une conscience
politique moderne ne reconnaissant qu’une seule parenté, celle des idées.
Sévérin-Cécile Abéga (2006) en son temps, voulant jeter l’anathème sur
l’instrumentalisation de l’ethnie, a écrit que « la tribu n’existe pas ». Ce serait
une erreur de prendre ce titre au premier degré. L’anthropologue camerounais
ne niait pas la tribalité ou l’ethnicité en tant que corps culturel ; il déplorait le
mésusage politicien en faisant selon les circonstances, une réserve de vote pour
l’élite ou une enceinte fortifiée et supposément inexpugnable en cas de conflit,
un élément folklorique et exotique à exhiber lors des occasions de grands
rassemblements.
Prolonger ce débat en brisant la sémiotique rassurante de ces illustres
devanciers est la gageure du propos de Paul Abouna. Soucieux d’argumenter
aux côtés de Marc Abélès (« Anthropologie de l’Etat : 1990), et au-delà
de l’ethnofascisme et du monofascisme, pour emprunter à Mono Ndjana (1987)
et Sindjoun Pokam (1987), qui sont l’un et l’autre termes, et de manière
schématique, la propension à la domination d’une ethnie sur les autres dans
l’espace politique, Le Pouvoir de l’ethnie de Paul Abouna propose une
démocratie intra ethnique et une ethnocratie inter ethnique, au contraire de la
« quantophrénie électorale et démocratique » correspondant à la maxime
anglo-saxonne « one man, one vote ».
En d’autres termes, l’auteur entend par démocratie intra-ethnique et
ethnocratie interethnique, l’élection à l’intérieur d’une communauté, des
personnes appelées à défendre ses intérêts au niveau de la localité, de l’intra
nation et de l’inter nation. En proposant cette forme de gouvernement à partir
d’une observation de la société camerounaise, Paul Abouna veut réconcilier le
pouvoir politique avec la nature des sociocultures africaines actuelles qui sont
ballotées entre les référents anciens et modernes.
Le modèle politique qu’il élabore est donc à juste titre celui d’un Etat-Janus,
qui emprunte à la fois aux modes de vie hérités des ancêtres et à l’Etat-nation
9
moderne. Dans l’ordre idéel, il emboîte le pas à Jean-François Bayart
(1996 :19) lorsque ce dernier pose que « la trajectoire historique d’un Etat
n’obéit pas seulement à une logique immanente, comme semble le croire
Barrington Moore […] Elle se situe à l’entrecroisement des « dynamiques du
dedans » et des « dynamiques du dehors » pour parler comme Georges
Balandier (1955-1971).
Oser valoriser l’ethnicité n’a rien d’un passéisme rétrograde ou d’un
misonéisme niant l’historicité et les transformations sociales. Il s’agit d’une
part, d’avoir l’audace de penser que l’Etat est un type idéal de structuration du
pouvoir à phénoménologie multiple et à géométrie variable. Et parce qu’il n’est
nullement une articulation aboutie à repiquer ou à dupliquer à l’identique, il
s’invente et s’adapte ici et là en Suisse, en Belgique, au Canada, aux USA, etc.
D’autre part, il s’est agi de suggérer que les modèles génésiaques, dès lors qu’ils
sont adaptés à l’être-actuel-dans-le-monde, peuvent devenir sources
d’inspiration.
Du fait de l’exigence de consensus au principe duquel se trouvent la
subsomption des contraires et des contradictions, la nature relationnelle des
êtres et le respect de la cosmicité, le pouvoir politique authentiquement africain
devrait servir de moule à la création de nouvelles formes de gouvernement en
Afrique. Paul Abouna y a puisé et propose une endosmose entre l’Etat
napoléonien et la conception négro-africaine du pouvoir.
Expectorée il y a quelques années par un illustre Camerounais, une
interrogation inquiète et inquisitive de sens n’a pas eu l’écho qui aurait dû être
le sien : « Quel Cameroun voulons – nous pour nos enfants ? » inquiète si elle
est perçue sous l’angle de la vacuité axiologique ambiante qui donne à voir une
érosion des valeurs morales constitutives d’une humanité sociable et épanouie,
au profit de l’accumulation compulsive des biens matériels et de la satisfaction
des goûts se situant de part et d’autre du nombril. Inquisitive de sens en tant
qu’exhortation à forger des repères dans l’ordre du penser et des modèles nobles
dans l’ordre du vivre ensemble.
Tournant le dos au confort douillet de la bien-pensance politologique, Le
Pouvoir de l’ethnie de Paul Abouna apporte une réponse habillée de prudence et
d’humilité à ce questionnement en proposant une esquisse d’articulation du
local et du global dans le champ du pouvoir politique, sous forme de présence
des représentants élus de l’ethnie aux côtés des autres acteurs politiques
institutionnels.
Le pouvoir normatif de l’ethnie, sa dimension valorielle, l’assomption de ses
codes langagiers, artistiques, religieux, alimentaires, normatifs, etc., ne
souffrent d’aucune contestation. A preuve, les patronymes, les tenues dites
traditionnelles, les mets ethniques, les intronisations à la titulature ancestrale,
10
les rites thérapeutiques, funéraires, matrimoniaux et initiatiques, la tenue de
moult festivals artistiques (FENAC, Ngondo, Ngouôn, Anagsama- Lessomlo,
Bassa Mpoo, Nukwi, Miam-miam, Jengi, Lela dance, Mfuh-mfuh, etc.),
témoignent de l’exigence d’une plongée dans les sources vivifiantes de
l’identité micro ou macro-ethnique.
De ce qui précède, il se déduit que l’ethnie est bonne à normer, former,
produire, divertir et à penser, mais guère bonne à gouverner et à occuper
politiquement l’espace public. S’insurgeant contre le rôle de strapontin imparti à
l’ethnie par les partis politiques dont les
« configurations[…]les
revendications[…]les
combats
internes[…]et
les
résultats[…]ont
fondamentalement une assise ethnique », l’auteur envisage une posture plus
dynamique et praxéologique. A l’opposé de Pierre Clastres dans La Société
contre l’Etat (1974) ou de Jean-William Lapierre dans Vivre sans Etat (1977),
Le Pouvoir de l’ethnie de Paul Abouna s’analyse comme le pouvoir par l’ethnie,
à travers l’ethnie, pour l’ethnie et la supra-ethnie ; cela, du lieu des personnes
concrètes incarnant des groupes précis à rebours des « agents de l’Etat », des «
députés de la Nation », des ministres de la République ou du mythe du citoyen
anonyme et uniforme ; comme si l’Etat, la Nation et la République sont des
constructions suprasociales réunissant des individus culturellement excorporés.
D’aucuns pourraient trouver excessive la force de détermination impartie à
l’ethnie dans cette œuvre. Après tout, l’ethnie n’est-elle pas qu’une composante
parmi les multiples appartenances que sont les amicales des anciens élèves, les
groupes d’intérêts financiers, les syndicats, les partis politiques, les associations
et confréries philosophico-spirituelles (Franc-maçonnerie, Rose-croix, Lions
Club, Rotary international, Nouveaux mouvements religieux, etc.) ?
Provocateur à dessein, Paul Abouna a fait le choix de questionner le
déterminisme ethnique dans la vie quotidienne, individuelle et collective. Puisse
ce questionnement n’être qu’invitation au débat et non provocation au combat
inter-ethnique.
MBONJI Edjenguèlè
Anthropologue
Professeur des universités
11
AVANT-PROPOS
Il est possible que le présent essai sur le pouvoir de l’ethnie fasse dans les
faits qu’il présente, les analyses qui les accompagnent et les conclusions
auxquelles il parvient, l’objet de deux grandes équivoques. La première peut
être en rapport avec nos accointances à un moment donné, avec les hautes
sphères de la politique camerounaise, et la seconde, avec la filiation
épistémologique qui le lie à l’un des thèmes de recherche de prédilection du
professeur Mbonji Edjenguèlè, notre père et notre maître dans la science. Ce
propos liminaire vise à les dissiper.
Pour ce qui est de la première, il faut dire qu’il n’a rien à voir avec notre
passé politique ni dans le ton ni dans les faits relatés, et encore moins dans
l’inspiration. Ce travail est l’aboutissement d’une longue initiation académique
auprès des grands esprits en sciences sociales, qui nous a permis de nous
spécialiser en anthropologie culturelle, avec une thèse de Doctorat/ Ph.D.
soutenue sur le thème suivant : « Le Pouvoir et le sacré chez les Tikar :
contribution à l’étude des significations diagénétique et culturelle de
l’institution politique traditionnelle en négro-culture ». C’est dire que la
réflexion sur les ethnies et les questions politiques s’inscrit dans un champ de
spécialisation dans lequel nous serons tout au long de notre carrière
scientifique, appelé à moissonner.
Et concernant la seconde, il est de coutume dans les cultures et civilisations
négro-africaines que les enfants ressemblent à leurs pères. Dans la culture beti dont
nous revendiquons l’identité, le proverbe suivant, traduit en français, l’illustre si
bien : « les petits animaux se nourrissent des herbes que mangent leurs parents ».
Un autre proverbe, cette fois de l’ethnie baoulé en Côte d’Ivoire dit à peu près ceci :
« Lorsque la petite antilope quitte son père, sa peau finit sur le tam-tam ». Pour
cette première entreprise extra-académique d’envergure, nous avons choisi de nous
nourrir de ce que mange notre père, tout comme nous n’avons pas voulu nous
éloigner de lui, de peur que notre peau ne finisse sur un tam-tam…
Aux personnes physiques et morales citées dans le texte, nous présentons
d’avance toutes nos excuses au cas où elles se sentiraient outrées par les faits
relatés. Notre intention n’est pas de nuire. Leurs noms s’inscrivent tout simplement
dans une démarche qui s’est contentée de relayer les faits, et s’est éfforcée autant
que possible de rester objective.
A ceux qui ont aidé à la publication de ce travail, qu’il leur plaise d’agréer notre
gratitude. Nous pensons notamment à Gabriel Metogo Atangana, celui qui porte le
prénom de notre père décédé, le brillant esprit qui s’est égaré dans le métier des
armes, le simon de cirène qui, chaque jour, nous aide à porter la lourde croix de la
vie, et à nos différents informateurs.
13
INTRODUCTION
Jean Guéhenno (1929) disait du français qu’il est une « langue de gentillesse
et d’honnêteté ». Dans la préface de l’ouvrage de Alassane Ndaw (1997:7),
Léopold Sédar Senghor explique ces propos en disant qu’il s’agit d’une
« langue claire et précise ». Le thème du pouvoir de l’ethnie dont il est question
ici ne crédite pas la langue de Molière de cette réputation. Car, les mots
« pouvoir » et « ethnie » sont polémiques en tant qu’ils convoient généralement
plusieurs significations. Aussi, convient-il préalablement de préciser leurs
contenus sémantiques respectifs pour une meilleure saisie de l’objet de ce
propos.
D’abord le pouvoir. Il se présente ordinairement sous forme de dualité
ontologique et sémique. Du point de vue de sa nature grammaticale, il est à la
fois un verbe et un nom. Et ses différentes significations renvoient à la fois à
une substance (Philippe Braud, 2004 :21), à une relation (Max Weber, 1995:95)
et aux institutions (Jacques Fame Ndongo, 2006:13-65). La tendance
substantialiste assimile le pouvoir à une substance, c’est-à-dire à une chose qui
se possède et qui s’exerce. Il dénote dans ce cas une énergie ou une force
primordiale. La tendance relationnelle quant à elle conçoit le pouvoir comme
une relation entre plusieurs entités, traduite dans le cadre des rapports
interindividuels par l’affirmation suivante de Max Weber (1995 :95), cité par
Philippe Braud (2004 :21) :
Le pouvoir est toute chance de faire triompher, au sein d’une relation
sociale, sa propre volonté, même contre des résistances; peu importe sur quoi
repose cette chance.
Et d’après la tendance institutionnelle, le pouvoir se répartit en trois
instances: politico-administrative, technico- économique et socioculturelle.
Malgré la multiplicité de ses déploiements, le pouvoir apparaît comme un
effet dont les causes, d’après la littérature des sciences sociales, se présentent
sous trois formes: les divinités, la société et l’individu.
Claude Rivière (2003:145) explique l’origine divine du pouvoir par deux
raisons:
Soit parce qu’il est étroitement identifié à l’ordre surnaturel, soit parce que
la fonction du roi a un caractère sacerdotal.
Quelques décennies avant lui, la connivence entre le pouvoir et la
transcendance faisait déjà tenir à Georges Balandier (1967:117) des propos
similaires à savoir que: « les souverains sont les parents, les homologues ou les
médiateurs des dieux ». De nombreux faits historiques corroborent ces deux
15
assertions. Dans l’Egypte antique, le Pharaon garantissait et maintenait l’ordre
cosmique : Le ma’at. Les mythes de la Rome ancienne faisaient passer César
pour le fils de Jupiter. Et plus proche de notre époque, au Japon, l’empereur
Tenno s’identifie au fils du soleil amatarasu. Ces privilèges, liés à la filiation
ou à la contiguïté avec les dieux, constituent l’élément central qui confère au
souverain toute la légalité et la légitimité nécessaires de gouverner et de
commander. L’origine divine du pouvoir apparaît en dernier ressort comme un
don et un héritage irrévocables.
Dans la société, le pouvoir apparaît plutôt comme un prêt. En effet, la société
est source de pouvoir quand les gouvernants sont choisis ou désignés par leurs
socius (campagnons en grec), c’est-à-dire les membres avec qui ils se partagent
le même groupe. Dans le sens le plus large, ces derniers s’assimilent au dêmos
(peuple en grec). La démocratie, du grec dêmos (peuple) et kratos (pouvoir) ;
est donc l’illustration par excellence de la société en tant que source de pouvoir.
En dehors des dieux et de la société, un individu aux qualités intrinsèques
exceptionnelles peut accéder par lui-même au pouvoir. Roger Gérard
Schwarzenberg (1988:251) présente quelques figures de l’histoire du monde
contemporain ayant su capitaliser cette source de pouvoir. Il s’agit en
l’occurrence de : Staline dans l’ex-URSS, Tito dans l’ex-Yougoslavie, de
Gaulle en France, Gandhi en Inde, Mao en Chine, Kim Il Sung en Corée du
Nord, Castro à Cuba, N’krumah au Ghana et Bourguiba en Tunisie.
Venons-en ensuite à l’ethnie. Son sens, tel qu’il apparaît dans la littérature
des sciences sociales, est pluriel. Mais, il peut être saisi selon deux approches:
l’étymologie et les auteurs.
D’après la première, le mot « ethnie » est une parution relativement récente
dans le lexique de la langue française. Jean- Pierre Ombolo (1978:45) l’attribue
à Vachez de Lapouge dans un ouvrage intitulé Sélections sociales. A l’instar de
bon nombre de mots français, il vient du grec. Sa première signification se
rapporte à cette origine, ainsi que l’explique Jean-Loup Amselle (1985:14): le
terme « ethnie » vient du grec ethnos dont les correspondants français sont
« peuples » ou « nations ». Mais, la notion grecque antique de peuple elle-même
renvoyait à deux réalités distinctes, désignées par deux mots: « citoyens » et
ethnos. Les citoyens étaient les peuples des villes (cités), tandis que les ethnè
(pluriel de ethnos) étaient les peuples vivant dans les campagnes. Du point de
vue étymologique, l’ethnie doit donc être saisie comme les peuples vivant en
marge des civilisations urbaines. Cette définition, certainement construite sur la
base de la logique centre-périphérie, situe la ville au centre et la campagne à la
périphérie. Elle infère donc à l’ethnie, du fait de son statut, un certain nombre
de caractéristiques : organisation sociopolitique à la traine, activité économique
et technologie rudimentaires, etc.
16
L’image des ethnè a certainement inspiré les premiers ethnologues dans le
choix éponyme de leur science et de ce qui devait être l’objet de son étude. De
nombreux auteurs se sont employés à lui trouver un contenu qui mérite d’être
revisité moins dans la lettre que dans l’esprit. Les caractéristiques changent
selon les auteurs. Ils peuvent également être désignés différemment. Regnault
(1919) évoque comme premier critère de l’appartenance ethnique la langue.
Fortes (1945) admet que l’ethnie est un groupe de personnes. Nadel (1947)
retient le critère idéologique comme élément prépondérant de l’ethnicité.
Richard Molard (1952) insiste sur la filiation, qu’elle soit réelle ou fictive.
Mercier (1961) met l’accent sur l’homogénéité culturelle. Nicolas (1973) relève
l’ethnonymie et l’espace occupé. En réunissant tous ces critères dans une
définition unique, l’ethnie apparaît comme un groupe de personnes se réclamant
d’une origine commune, ayant un nom, partageant la même culture et vivant
dans un même espace géographique.
La présente réflexion a pour projet d’appliquer la définition du pouvoir à
l’ethnie. Par pouvoir de l’ethnie, il faut donc entendre: ce que l’ethnie est
capable de faire ou de faire faire aux hommes et aux institutions. Ce thème fait
de l’ethnie une source de pouvoir au même titre que les divinités, la société et
l’individu, avec cependant la différence que, de nos jours, les fondements des
trois premières sources sont connus. Pour la première, il se rapporte à la
croyance selon laquelle tout pouvoir vient des dieux. Par conséquent, son
appropriation par les hommes est rigoureusement assujettie au commerce que
ces derniers entretiennent avec les divinités. En ce qui concerne la deuxième, les
différents membres d’une société donnée renoncent chacun à son pouvoir
individuel pour le confier à une ou plusieurs personnes qui agissent en leurs lieu
et place. La troisième est liée aux qualités intrinsèques exceptionnelles telles
que le courage, l’intrépidité, l’intelligence, le stoïcisme, etc. En résumé, si les
hommes acquièrent le pouvoir, c’est en raison d’un don divin, d’un emprunt de
la société ou exceptionnellement de leur propre force.
Parler du pouvoir de l’ethnie revient à démontrer ses fondements. Jusqu’à
présent dans cette procédure, les faits ont précédé la démonstration. Par
exemple, l’ethnie est à différents endroits du monde au centre de la haine, de
l’exclusion et de la guerre. Elle est de plus connue comme étant une source
importante des nombreux conflits qui se déploient à travers le monde. Oana
Tranca (2006:501-524) en a inventorié une soixante-quizaine, répartis dans tous
les continents. En voici quelques illustrations: les Tchèques et les Slovaques
dans l’ex-Tchécoslovaquie, les Serbes, les Croates et les Bosniaques dans l’exYougoslavie, les Tchétchènes en Russie, les Indiens et les Tibétains au Népal,
les Corses en France, les Basques en Espagne, les Kurdes en Irak et en Iran, les
Hutus et les Tutsis au Burundi et au Rwanda, les Banyamulengué en République
Démocratique du Congo, les Ijaw du Delta du Niger au Nigeria, etc.
17
L’accès et le maintien au pouvoir dans de nombreux pays obéissent
rigoureusement aux considérations d’ordre ethnique. On peut mieux le
comprendre à partir de l’exemple du Zimbabwe. Ce pays est constitué de
plusieurs ethnies, les unes plus importantes que les autres du point de vue de la
taille de leurs membres. Les Venda représentent 0,7% de la population totale du
pays, les Tonga 0,9%, les Kalanga 1,5%, les Maninka 3,1%, les Nyanga 3,1%,
les Ndebele 12,5%, les Shona 54,8%, etc. Le jeu politique y glisse toujours en
affrontement ethnique. Le président Robert Mugabe et son Premier ministre
Morgan Tsvanguirai appartiennent respectivement aux ethnies Shona et
Ndebele, les plus importantes du pays. Le fait pour les Shona de représenter à
eux seuls plus de la moitié de la population totale du pays (54,8%) leur confère
un règne sans partage à la tête de l’exécutif depuis près de trois décennies. Ni
l’extrême pauvreté sous laquelle les Zimbabwéens ploient, ni le pouvoir
économique de la minorité blanche (3,1% de la population totale du pays), ni
même l’intensité des pressions multiformes de la communauté internationale,
n’ont réussi à changer un tant soit peu cette donne.
Le maintien des équilibres ethniques peut expliquer le rayonnement
économique et la stabilité sociopolitique de certains pays. Au Cameroun par
exemple, il existe dans la gestion de l’Etat quelques pratiques informelles dont
la finalité consiste à maintenir les grands équilibres ethniques et à assurer
l’insertion de toutes les ethnies dans les organes de gestion du pouvoir, à des
degrés variables. Le pays a été réparti en trois grandes zones: le grand Nord
(comprenant les provinces de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord), le
grand Sud (comprenant les provinces du Centre, du Sud et de l’Est) et le grand
ouest (comprenant les provinces de l’Ouest, du Littoral, du Nord-ouest et du
Sud-ouest). Cette configuration tripartite obéit à quelques exceptions près à une
logique ethnique. Le grand Nord est majoritairement peuplé de Haoussa et de
Peuls, le grand Sud de Bantou et le grand Ouest de Semi-Bantou.
L’accès aux fonctions les plus prestigieuses du pouvoir étatique obéit à cette
répartition. Depuis l’avènement de l’État unitaire en 1972, lorsque le président
de la République est du grand Nord, le Premier ministre et le président de
l’Assemblée nationale sont des deux autres régions. Entre 1975 et 1982,
Ahmadou Ahidjo, ressortissant du grand Nord était président, Paul Biya
ressortissant au grand Sud, Premier ministre et Salomon Tandeng Muna,
ressortissant du grand Ouest, président de l’Assemblée nationale. Lorsque Paul
Biya devient président en 1982, les premiers ministres et les présidents de
l’Assemblée nationale viennent alternativement du grand Nord et du grand
Ouest. Avant l’avènement de la démocratie, la répartition des postes dans
certains corps importants de l’État avait un substrat ethnique. Même l’armée
n’échappait pas à cette logique. Les quatre premiers généraux des forces de
défense étaient choisis en fonction de cette répartition. Le tout premier, Pierre
18
Semengue, originaire du grand Sud, fut nommé par Ahidjo qui était du grand
Nord. L’accession au pouvoir du président Paul Biya vient rompre les
équilibres. Le chef de l’Etat se retrouve dans la même région que le seul général
de l’armée. Il s’emploie à rétablir cet équilibre en nommant au grade de général
Oumarou Jam Yaya du grand Nord, Nganso Soundji Jean (francophone) et
Tataw James (anglophone) du grand Ouest.
En résumé, l’ethnie est une source de pouvoir parce que les faits l’attestent.
A ce jour, ce qui est connu, c’est qu’elle impose aux hommes l’amour de
certaines personnes et la haine d’autres personnes. Elle fait faire la guerre. Elle
fait accéder au pouvoir et elle aide à gouverner les hommes. Mais ce qui reste
inconnu jusqu’à présent, c’est l’explicitation de l’aspect coercitif de l’ethnie,
c’est-à-dire, ce qui en elle ordonne, impose ou dicte aux hommes de faire telle
ou telle chose, de poser tel ou tel acte.
Le présent essai se veut une tentative de démêlage de cet inconnu. A partir
de l’exemple du Cameroun, il se propose d’expliquer les fondements du pouvoir
de l’ethnie, ainsi que ses diverses applications réelles et normatives dans les
négro-cultures.
Le déploiement de la procédure d’intelligibilité de ce propos se structure en
sept chapitres tournant principalement autour des quatre axes thématiques
suivants : l’occupation de l’espace et les églises, la presse, la politique, le
signifié et la légalité normative de l’ethnicité au Cameroun. Les six premiers
chapitres sont une évocation de faits commentés répartis dans les grands
domaines éponymes des chapitres. Ils s’emploient à présenter la réalité du
phénomène étudié. Le dernier chapitre se veut un essai de lecture
anthropologique de l’expression camerounaise du pouvoir de l’ethnie lecture
principalement fondée sur des arguments extérieurs à l’ethnie. Il débouche sur
une solution dont la finalité consiste à sortir le pouvoir de l’ethnie de la
clandestinité, du maquis, de la marginalité et de l’hypocrisie dans lesquels il
semble être confiné. Cette solution propose de l’institutionnaliser, de le légaliser
et de le légitimer selon des modalités qui restent encore à définir.
19
Téléchargement