Possibilités et limites d`une Ethique Evolutionniste

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CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
http://www2.unil.ch/determinismes/
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Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste
On pense souvent que les hommes sont des êtres de raison et de culture,
capables de s’affranchir de toute dépendance à l’égard de la nature. Et la
manière la plus éclatante de se libérer de l’ordre naturel réside évidemment
dans l’exercice des facultés morales, proprement humaines. Sous-jacent à cette
conviction, on trouve l’idée que la morale ne peut en aucun cas être réduite,
justifiée, voire expliquée par les faits. Elle relèverait plutôt de la toutepuissante raison humaine ou d’un certain don dont seul l’homme possède le
secret… L’homme étant le seul être capable d’attribuer une valeur aux choses,
il est à l’origine de toute moralité. Ce n’est pas que l’on retire à la nature tout
impact sur la morale. Qui nierait que les hommes ont certains besoins
(nourriture, sommeil, etc.), certaines tendances (recherche de sécurité, de
contact avec ses semblables, etc.) et certains sentiments (peur, joie, etc.) dont la
réflexion éthique ne peut faire entièrement abstraction ? Par contre, on
s’efforce de minimiser cet impact et on considère que la morale est porteuse de
certains ‘signes de noblesse’ que l’on ne peut précisément pas trouver dans
l’ordre naturel.
L’éthique évolutionniste s’oppose à ce genre de convictions. C’est un courant
qui cherche à replacer l’homme dans la nature et à montrer que son
comportement dépend en bonne partie d’elle. L’idée n’est pas neuve; dans
l’antiquité déjà, il était courant d’aborder les questions d’éthique en rapport
avec les explications sur l’origine et l’évolution de l’univers et de l’homme.
Mais le type d’approche développé par l’éthique évolutionniste connaît une
histoire plus courte. Ce n’est pas des écrits d’Aristote ou de Platon qu’elle
s’inspire mais des travaux de Charles Darwin. L’idée défendue par l’éthique
évolutionniste est que l’on peut prendre le point de vue de l’évolution pour
aborder les questions d’éthique. Evidemment, il y a bien des façons d’utiliser
ce matériau et c’est ce que je me propose d’explorer dans cet article. Je vais me
demander quelles sont les limites et les possibilités de l’utilisation des théories
évolutionnistes pour aborder des questions d’éthique.
A première vue, les éthiques évolutionnistes sont troublantes. Elles s’opposent
au rejet (ou du moins à une trop grande marginalisation) du domaine des faits
hors du domaine moral. Elles soutiennent que la nature, dans une certaine
mesure, impose des limites à notre liberté d’action. Et enfin, elles exigent que
l’on soumette nos normes, nos jugements et nos croyances morales à l’épreuve
des faits. Je tâcherai néanmoins de montrer que les conditions imposées par
une approche évolutionniste de l’éthique ne nuisent pas forcément à
l’élaboration d’un système moral crédible, solide, et qui ne met pas en cause le
sens commun.
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Petit historique
En 1859, Charles Darwin publie l’Origine des Espèces, dans lequel il présente
sa théorie de l’évolution des espèces et soutient le point de vue que l’homo
sapiens, tout comme les autres espèces animales, n’est autre qu’un produit
naturel de l’évolution. Environ dix ans plus tard, Darwin publie The Descent of
Man, ouvrage dans lequel il tire les conclusions de sa théorie évolutionniste
dans le domaine de la morale. Pour Darwin, ce qui distingue l’homme de
l’animal, est une affaire de degré et non de nature. Cela suppose qu’il n’est pas
exclu que les singes deviennent un jour des êtres moraux. Selon Darwin, ce qui
distingue l’homme, c’est qu’il est la créature naturelle la plus évoluée puisqu’il
est capable de raisonner, communiquer et penser en termes de ce qui est bien
pour la communauté. Ces facultés hautement développées lui permettent
d’étendre sa sympathie naturelle au-delà du cercle restreint de sa tribu et de
développer un véritable « sens moral ».
Très rapidement (de son vivant déjà), les idées de Darwin ont été reprises,
réinterprétées et développées dans différentes théories morales. On peut donc
parler de la naissance d’un véritable courant de pensée que je qualifierais
d’« éthique évolutionniste » 1 (EE).
L’EE a connu une histoire triplement malheureuse puisque, à ses débuts elle a
souvent servi à défendre la cause du laisser-faire en matière de politique sociale
(l’instigateur de ce genre de théories est Herbert Spencer, un contemporain de
Darwin, qui prônait l’élimination ou l’abandon des plus faibles au nom de la
survie des plus aptes), puis elle a été mise au service de la cause eugéniste2
dans la première moitié du 20è siècle (notamment aux Etats-Unis et en
Allemagne), et enfin elle a suscité une incroyable polémique dans les années
70 lorsque le sociobiologiste E.O. Wilson s’est pris à vouloir retirer la morale
des mains des philosophes.3
Fort heureusement, beaucoup de penseurs ne se sont pas laissé décourager par
ces débuts ‘douteux’, et de nos jours, l’EE compte un très grand nombre
d’adeptes. Ceux-ci ne considèrent pas leur approche comme une alternative
aux philosophies morales traditionnelles. Ils cherchent plutôt à introduire le
point de vue évolutionniste dans la philosophie morale. Et pour ce faire, ils ne
se contentent pas de trouver leur inspiration dans les seules idées de Darwin ;
ils utilisent les données de tout un ensemble de sciences contemporaines telles
que la sociobiologie 4, la théorie des jeux5, la psychologie, la neurobiologie ou
1
En réalité, le terme est assez récent mais il illustre bien l’orientation des positions qui traitent
de questions d’éthique en s’inspirant de la théorie de l’évolution.
2
C’est Francis Galton, le cousin de Darwin, qui a élaboré ce terme, pour désigner la science
des conditions favorables à la reproduction humaine.
3
Dans Sociobiology: The New Synthesis. Cambridge (Massachusetts), London: Harvard
University Press, 1975, p.562 Wilson écrit: “Scientists and humanists should consider together
the possibility that the time has come for ethics to be removed temporarily from the hands of
the philosophers and biologicized.”
Il faut toutefois noter que même si l’on peut reprocher à E.O.Wilson son penchant pour la
polémique, il demeure un biologiste de l’évolution hors pair.
4
La sociobiologie est la partie de la biologie qui cherche à rendre compte du comportement
social des êtres vivants.
5
A l’aide d’outils mathématiques et informatiques, la théorie des jeux cherche à simuler des
situations d’interaction afin de déterminer quels sont les comportements les plus appropriés
dans des situations données. Elle a surtout été utilisée par les économistes pour comprendre les
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l’anthropologie (et j’en oublie certainement d’autres). Ainsi, l’EE est devenue
un petit paradis de l’interdisciplinarité où les chercheurs de tous bords mettent
en commun leurs idées et leurs connaissances, si bien qu’il est bien difficile de
se faire une idée globale des différentes positions défendues dans le domaine.
Dans cet article, je ne m’attarderai pas sur l’histoire de l’EE, pas plus que sur
des théories particulières défendues par tel ou tel penseur contemporain. Mon
propos sera plus général ; je me demanderai dans quelle mesure l’EE peut
contribuer aux questions d’éthique. Mais avant cela, il s’agit de réfléchir sur ce
qu’est l’éthique exactement.
Ethique et moralité
Par “éthique”, j’entends le domaine de recherche qui concerne toutes les
questions en rapport avec le phénomène de la moralité.6
Globalement, ce que j’appelle «le domaine de l’éthique » couvre quatre grands
groupes de questions : premièrement, la question de la genèse de la moralité ;
deuxièmement, les questions de métaéthique ; troisièmement, celles d’éthique
normative ; et enfin, les questions d’éthique pratique.
Par « question de la genèse de la moralité », j’entends la question de savoir
comment et pourquoi les normes morales et le comportement moral sont
apparus au cours de l’histoire.
Par « questions de métaéthique », je me réfère à la tradition de philosophie
morale analytique qui s’est donnée pour objet de trouver des réponses à des
questions de nature prénormative : il y a les questions ontologiques (quelle est
la nature, la réalité des propriétés morales ?), épistémiques (de quelle nature est
la connaissance morale et comment est-elle acquise ?), sémantiques (quelles
sont les caractéristiques particulières des termes, des énoncés et des jugements
moraux ?) et psychologiques (quels sont les effets des propriétés morales sur
nos jugements et comportements moraux ?).
Quant à l’« éthique normative », elle est beaucoup plus concrète que la
métaéthique. C’est elle qui élabore les systèmes moraux. Elle définit les
normes, les valeurs et les principes moraux et détermine ce qui est bien et ce
qui est mal. L’éthique normative est aussi l’étude systématique et comparative
de conceptions morales ou de systèmes moraux comme l’utilitarisme, le
kantisme, les théories des vertus, etc.
Et enfin, l’« éthique pratique » cherche à résoudre des conflits moraux réels
en appliquant les normes morales préalablement acceptées.
Ces distinctions nettes entre genèse, métaéthique, éthique normative et éthique
pratique sont commodes dans la mesure où elles permettent de mieux saisir les
divergences entre les différentes conceptions éthiques. Elles permettent
également de prendre conscience des implications de certains présupposés de
mécanismes de la société et prédire ce qui se produit dans différentes situations économiques.
Mais on peut également y avoir recours pour mieux comprendre des phénomènes sociaux
comme la coopération ou l’altruisme.
6
A ce propos, il faut préciser que le terme d’« éthique » a déjà été défini d’innombrables
façons. C’est la raison pour laquelle il me paraît nécessaire d’éclaircir le lecteur sur ce dont je
parle exactement dans cet article.
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base sur lesquels reposent les théories éthiques. En effet, les frontières entre ces
différents niveaux théoriques sont ‘perméables’ ; une prise de position à un
niveau entraîne très souvent des conséquences aux autres niveaux.
Bien que ces distinctions soient très pratiques, je pense qu’il faut d’emblée
abandonner l’idée de traiter les questions d’éthique dans un ordre préétabli, en
commençant par la base (problème de la genèse de la morale) et en procédant
par ordre (réponse aux questions de métaéthique, puis d’éthique normative)
jusqu’à une prise de position au niveau de l’éthique pratique. En éthique, on ne
peut pas travailler de manière aussi systématique qu’en logique ou en
mathématique. Il faudra plutôt procéder par ‘sauts’ tout en gardant à l’esprit les
différents niveaux de la problématique.
Pour l’instant, j’ai utilisé les termes de « morale » et « moralité » sans les
définir. Le problème avec ces notions, c’est que personne ne s’entend sur leur
signification exacte. Il n’y a rien d’étonnant à cela ; leur définition dépend
directement d’une prise de position dans les différents niveaux de l’éthique.
Ainsi, on pourrait presque dire qu’il y a autant de définitions de la morale que
de théories défendues en éthique. Pour le moment, contentons nous d’une
définition approximative :
D’un point de vue formel, je pense que la morale est liée à des normes de
conduite. Ces normes sont assorties d’une obligation à les suivre. La moralité
est donc liée à la notion de prescription, c’est-à-dire à une attente de
comportement conforme aux normes de conduite considérées comme
« morales » et à des sanctions en cas de transgression. D’autre part, on attend
généralement des normes de conduites considérées comme « morales »,
qu’elles soient fondées et qu’elles puissent être acceptées par un grand nombre
de personnes. La moralité est donc liée à un acte réflexif ; les agents moraux
doivent pouvoir délibérer, réfléchir sur les normes qu’ils prônent et sur le
comportement qui doit être adopté. Ensuite, il me semble que la moralité est
liée à l’idée de liberté de choix de la part des agents, lesquels doivent porter la
responsabilité de leurs choix. Enfin, je pense qu’il ne faut pas négliger l’aspect
émotionnel lié à la moralité (empathie, colère etc.).
Du point de vue du contenu, je pense que la moralité a un rapport avec les
intérêts d’autrui ; plus précisément avec ceux dont on considère qu’ils sont nos
semblables. La moralité est également liée à des notions caractéristiques telles
que le « bien » ou le « mal » (lesquelles, évidemment, trouvent des
significations fort diverses selon les théories éthiques).
A mon avis, si l’on veut aboutir à une définition précise de la morale, il faut
d’abord mener une réflexion approfondie aux trois premiers niveaux définis cidessus (genèse, métaéthique, éthique normative).7 Je pense qu’il y a également
lieu de tenir compte de l’enseignement des théories évolutionnistes pour le
traitement des questions liées à ces trois niveaux.
Il ne sera pas question dans cet article d’aboutir à une définition précise de la
morale. Ce que je m’efforcerai de faire par contre, c’est de montrer dans quelle
mesure on peut aborder les questions de genèse, métaéthique et éthique
normative d’un point de vue évolutionniste.
7
Cela dit, il faut savoir que beaucoup de philosophes de la morale ne se sont jamais donné la
peine de réfléchir à la question de la genèse de la moralité ; ce qui, à mon avis, est un grand
tort.
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L’apport de l’éthique évolutionniste dans les différents domaines de
l’éthique
La question de la genèse de la moralité
Il semble que les sciences évolutionnistes soient de très bonnes candidates pour
répondre à la question de la genèse de la moralité. Et effectivement, un des
grands projets de l’EE est d’expliquer comment les hommes en sont venus à
élaborer des concepts et des principes moraux, à porter des jugements et à
adopter des comportements moraux.
Les tenants de l’EE s’accordent sur le fait que la moralité est un produit de
l’évolution. Ainsi, si l’on veut en donner une explication convaincante, il
faudra recourir à des schèmes d’explications propres aux théories
évolutionnistes, telles que « sélection naturelle » et « adaptation ». Ils pensent
également que la moralité a pour fonction de servir les êtres humains. Plus
précisément, elle répond à un besoin, apparu au cours de l’évolution humaine,
de régler les interactions entre les hommes.
Les divergences interviennent dans la conception précise du phénomène de la
moralité, dans la détermination des processus qui ont mené à sa naissance ainsi
que dans le degré d’affranchissement de la moralité par rapport à la
détermination génétique.
La littérature sur le sujet est énorme. Entrer dans les détails de ces questions
nous mènerait trop loin. Mais disons que de nos jours, la plupart des recherches
dans ce domaine sont réalisées par des gens qui possèdent à la fois des
connaissances en sociobiologie ou anthropologie et en théorie des jeux. Ils
travaillent majoritairement sur le problème de l’évolution des comportements
hautement sociaux, et plus particulièrement sur les comportements dits
« altruistes évolutionnistes ». Leurs travaux ont permis de dégager un certain
nombre de conditions nécessaires aux comportements hautement sociaux et
altruistes.
Il est important de noter ici que l’« altruisme évolutionniste » (Ae) se distingue
nettement de la conception ordinaire que nous nous faisons de l’altruisme. 8 En
biologie, l’altruisme est défini en termes de valeur de survie et de reproduction
(fitness). Un acte est Ae s’il a pour effet d’augmenter le fitness d’autrui aux
dépens de son propre fitness. Ce sont donc les conséquences de l’action dont
tiennent compte les théoriciens évolutionnistes pour déterminer si un acte est
altruiste ou non. En revanche, dans le domaine du sens commun tout comme
dans ceux de la psychologie et de la philosophie, on considère généralement
qu’un acte est altruiste s’il a été causé par des motifs dirigés vers le bien
d’autrui et cela sans prise en considération d’un quelconque avantage personnel
futur.9 En ce sens, on parle d’« altruisme psychologique » (Ap). Cette
8
A ce propos, voir: WILSON, David S. & SOBER, Elliott, Unto Others; The Evolution and
Psychology of Unselfish Behavior. London: Harvard University Press, 2003 (1st ed. 1998).
9
Dans ce contexte, on parle aussi de motifs altruistes ultimes pour signifier qu’ils ne sont pas
dirigés vers le bien d’autrui de manière instrumentale ; pour qu’un motif puisse réellement être
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distinction est importante pour deux raisons : La première est que beaucoup de
critiques contre les théories évolutionnistes ne sont pas pertinentes du simple
fait qu’elles ne comprennent pas le mot « altruisme » dans le sens
évolutionniste. La seconde est qu’avec l’explication de la genèse de l’Ae, on
est encore bien loin de celle de la moralité. En effet, d’une part, on ne peut pas
sans autres réduire la moralité à de l’altruisme10, d’autre part, même si on peut
admettre que l’altruisme et la moralité entretiennent des liens très forts, c’est de
l’Ap (c’est-à-dire tel qu’il est conçu par les psychologues et les philosophes)
dont il est question. Ainsi, rien n’est encore dit au sujet de la relation entre Ae
et moralité.
Faut-il en conclure que les recherches évolutionnistes qui se font dans le
domaine des comportements hautement sociaux et Ae sont vaines ? Non. En
réalité, elles donnent des interprétations du rôle (ou fonction) et des conditions
nécessaires à l’apparition de phénomènes liés à la moralité : sentiments sociaux
(ex : empathie, colère, culpabilité),11 capacité de réflexion,12 transmission
culturelle,13 propension à sanctionner certains comportements,14 normes de
conduite,15 etc.
Relater les différentes explications qui ont été données de ces phénomènes
nous mènerait trop loin. Le lecteur intéressé trouvera son bonheur dans les
quelques références mentionnées en notes de bas de page.
Avant de passer aux questions de métaéthique, j’aimerais encore faire quelques
remarques :
Tout d’abord, il serait faux de penser qu’une approche évolutionniste des
phénomènes mentionnés ci-dessus se réduit à la recherche des fondements
génétiques des comportements qui y sont liés. Personne ne conteste le fait que
le comportement des êtres humains n’est pas entièrement génétiquement
déterminé ; dans une large mesure, il est influencé par le milieu culturel.
D’autre part, l’exercice de la raison donne aux hommes les moyens d’agir à la
fois contre leurs inclinations naturelles et contre les pressions culturelles. Or,
ces deux aspects (raison et culture) ne peuvent être correctement expliqués par
le recours aux gènes. Pour ces raisons, de nos jours, les théoriciens
évolutionnistes s’efforcent de nuancer leurs analyses des comportements
sociaux; ils n’ont certes pas renoncé à leurs explications par les gènes, mais ils
qualifié d’altruiste, il faut que le bien d’autrui soit recherché pour lui-même (comme fin en soi)
et non dans le but instrumental de réaliser un bien personnel.
10
En effet, certains penseront que l’exemple suivant est un cas de moralité mais non
d’altruisme : lors d’un procès, un homme décide de témoigner en faveur de son voisin (qu’il
exècre au plus haut point) pour la seule et unique raison qu’on lui a inculqué depuis sa plus
tendre enfance qu’il ne faut jamais mentir. Ce n’est pas par désir de soutenir son voisin (ce qui
pourrait être un cas d’altruisme) mais par désir de suivre un principe moral que cet homme
agit.
11
A ce propos, voir : GIBBARD, Allan, Sagesse des choix, justesse des sentiments : Une
théorie du jugement normatif. Paris : PUF, 1996 (1ère éd. angl. 1990).
12
A ce propos, voir : FODOR, Jerry, L’Esprit ça ne marche pas comme ça. Paris : Odile Jacob,
2003 (1 ère éd. angl. 2000).
13
A ce propos, voir : SPERBER, Dan, La contagion des idées. Paris : Odile Jacob, 1996.
14
A ce propos, voir: BOWLES, Samuel, BOYD, Robert, GINTIS, Herbert, RICHERSON,
Peter, “The Evolution of Altruistic Punishment.” In: Proceedings of the National Academy of
Sciences of the United States of America. 100/6, 2003, 3531-3535.
15
A ce propos, voir: BOEHM, Christopher, “Conflict and the Evolution of Social Control.” In:
Journal of Consciousness Studies, 7/1-2, 2000, 79-101.
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7
cherchent également à tenir compte du pouvoir de décision des individus ainsi
que des caractéristiques du milieu dans lequel ils évoluent. Ainsi, ils
aboutissent, entre autres, à des explications évolutionnistes des phénomènes
culturels.
Enfin, il est important de souligner ici que les explications évolutionnistes des
phénomènes liés à la moralité sont d’ordre strictement descriptif. Rien n’a été
dit au niveau normatif ou prescriptif, c’est-à-dire au sujet de ce qu’il faut faire
ou ne pas faire. On verra également que ces explications ne peuvent pas non
plus servir de justification suffisante à des normes ou principes moraux.
Toutefois, ce n’est pas parce que la question de la genèse de la morale se situe
au niveau descriptif que l’on doit négliger d’y répondre. Je pense, au contraire,
que les connaissances que nous acquérons à ce niveau auront des implications
plus ou moins directes aux niveaux de la métaéthique et de l’éthique
normative ; si l’on parvient à saisir la fonction exacte des normes et du
comportement moral ainsi que les conditions de leur apparition, alors on
disposera de pistes pour répondre à bon nombre de questions (en particulier les
questions relatives au contenu et à l’extension des normes morales).
Les questions de métaéthique
De manière très schématique, au niveau métaéthique, deux grands courants
s’affrontent : d’un côté, on trouve les tenants de la thèse réaliste et de l’autre
les défenseurs du subjectivisme. Entre ces deux extrêmes, il existe une gamme
de positions intermédiaires.
Un réaliste défend la thèse selon laquelle, lorsqu’on fait usage de termes tels
que ‘bien’ ou ‘mal’, on se réfère à des propriétés morales extérieures à nos
croyances et attitudes (sentiments, émotions). Cela suppose que l’on est
capable, d’un manière ou d’une autre, d’avoir un accès cognitif aux propriétés
morales. La position réaliste admet donc que nos jugements de valeur peuvent
être vrais ou faux, selon qu’ils reflètent adéquatement ou non les propriétés
morales.
Inversement, le subjectivisme est une position qui refuse l’existence de
propriétés morales indépendantes des émotions ou sentiments des gens. Selon
cette optique, un jugement moral serait la simple expression d’un sentiment ou
d’une émotion ; en conséquence, il ne peut être ni vrai ni faux.
Si l’on adopte une perspective évolutionniste on constate que certaines
positions de métaéthique s’avèrent intenables. En effet, à partir du moment où
l’on admet que la morale est simplement une adaptation sélectionnée au fil de
l’évolution pour répondre à un besoin (par exemple celui de renforcer les
contacts sociaux), on voit mal comment elle pourrait être expliquée en termes
de qualités extérieures aux sentiments et émotions des hommes ; on voit mal
comment il est possible de postuler l’existence du bien et du mal en tant
qu’entités ontologiquement indépendantes de l’esprit des gens. Ainsi, en
adoptant le point de vue évolutionniste on discrédite les courants réalistes. 16
16
Il faut toutefois noter ici qu’il existe des tenants de l’approche évolutionnistes qui cherchent
à défendre une métaéthique réaliste. William Rottschaefer par exemple défend l’idée que les
propriétés morales sont indépendantes des croyances et des attitudes humaines ; selon lui, elles
« surviendraient » sur les propriétés physiques des actions et seraient liées à la notion de survie
de l’espèce. Le problème avec ce genre de position est qu’il faut admettre que ces propriétés
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8
Si on admet que la morale est un produit de l’évolution et que l’évolution ne se
dirige pas vers un but particulier (tous les biologistes reconnus s’accordent sur
le fait que l’évolution n’a pas de dessein), il s’ensuit que les valeurs et les
normes prônées par les hommes auraient pu être tout autres si l’évolution avait
pris une autre direction ; elles ne possèdent donc pas de caractère de validité
universelle (thèse précisément défendue par les réalistes).
Faut-il alors adopter un point de vue subjectiviste extrême et admettre que la
moralité n’est qu’une affaire de sentiments personnels et ne pourra jamais
atteindre un quelconque degré d’objectivité ? Pas forcément. L’absence de
propriétés morales indépendantes de l’esprit des gens, n’exclut pas la
possibilité d’une sorte d’objectivité morale. Simplement, il faudra envisager
une épistémologie morale sensiblement différente de celle qui prend la
connaissance empirique comme modèle. Dans le modèle empirique, la vérité
d’une croyance doit toujours être causalement liée à un objet réel ; on peut
parler de connaissance lorsqu’on peut démontrer une relation causale entre une
croyance et l’objet de cette croyance. Par contre, pour ce qui est du domaine
moral, on ne pourra pas dire qu’un jugement moral est vrai ou faux au sens du
modèle empirique ; pour peser les jugements moraux et accéder à une certaine
objectivité, il faudra trouver d’autres critères que celui de vérité. On peut par
exemple se demander si un jugement moral est plus ou moins sensé, cohérent,
largement accepté, en accord avec certaines tendances propres à tous les êtres
humains etc.17 L’utilisation de ce genre de critères pour peser les jugements
moraux autorise à parler d’objectivité en matière de morale, même si cette
objectivité doit être comprise dans un sens moins fort que dans le cas de la
connaissance empirique.
Pour terminer, notons que la prise en compte des données évolutionnistes ne
débouchera certainement pas sur une théorie métaéthique unanimement
admise. Il suffit de jeter un œil à la littérature sur le sujet pour s’en rendre
compte.18 De ce constat, deux remarques s’imposent : premièrement, l’absence
d’unanimité dans le cercle des tenants de l’EE ne remet aucunement en
question la pertinence d’une approche évolutionniste sur les questions de
métaéthique. Il suffit de regarder les conflits qui règnent parmi les philosophes
pour s’en convaincre. D’autre part, je pense que la manière la plus constructive
d’aborder cette nouvelle perspective est de la concevoir comme un outil
morales existaient déjà bien avant l’apparition de l’espèce humaine. Simplement, elles n’ont
probablement été accessibles à la conscience d’individus qu’avec l’apparition de l’homo
sapiens. Voilà une thèse qui me paraît bien farfelue d’autant plus qu’il en découle la conclusion
que les animaux sont susceptibles d’agir de façon morale… A ce propos, voir :
ROTTSCHAEFER, W. & MARTINSEN, D., « Really Taking Darwin Seriously : An
Alternative to Michael Ruse’s Darwinian Metaethics. » In: Biology and Philosophy. 5, 1990,
p.149-173.
17
Le travail qui consiste à définir les critères de justification des jugements moraux se situe au
niveau de l’éthique normative.
18
A ce propos, voir :
CAMPBEL, R, « Can Biology Make Ethics Objective ? ». Biology and Philosophy. 11, 1996
(21-33).
GIBBARD, Allan, Sagesse des choix, justesse des sentiments : Une théorie du jugement
normatif. Paris : PUF, 1996 (1ère éd. angl. 1990).
RUSE, Michael, Taking Darwin Seriously. Oxford : Basil Blackwell, 1986.
RYAN, James A., « Taking the 'Error' Out of Ruse's Error Theory ». Biology and Philosophy.
12, 1997.
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9
supplémentaire (au même titre que les arguments traditionnels utilisés par les
philosophes) permettant de faire pencher la balance du côté d’une théorie
métaéthique plutôt que d’une autre.
Les questions d’éthique normative
Un des débats les plus importants en éthique normative est de savoir si la
moralité des actions est à trouver dans les intentions des agents ou dans les
conséquences de leurs actions. Un autre grand débat concerne le poids de la
raison versus celui des émotions (ou sentiments) en matière de moralité. 19
Une prise de position dans le premier débat aura peu de conséquences sur le
degré de l’apport des théories évolutionnistes pour l’éthique. En effet, que l’on
considère les conséquences ou les intentions, dans les deux cas il s’agit de
trouver des normes ou principes moraux sur lesquels on fonde les jugements
moraux. Or, l’EE peut s’avérer être d’une grande aide dans la détermination de
ces normes et principes.20
Une prise de position dans le second grand débat, par contre, peut grandement
influencer l’intérêt d’une prise de perspective évolutionniste sur la moralité. En
effet, si on adopte une position rationaliste, c’est-à-dire que l’on donne une
confiance sans bornes à ce qu’on appelle souvent la « raison pratique » (en
négligeant par-là l’aspect émotionnel), tout en affirmant que cette « raison
pratique » est ce par quoi les êtres humains se détachent de la nature (ne me
demandez pas ce qu’il faut comprendre par là), alors on relativise grandement
l’intérêt de la perspective évolutionniste en matière de moralité ; celle-ci se
réduirait à l’explication de l’évolution de la faculté de la raison.21
Personnellement, je pense que c’est aller contre le sens commun, que de
chercher à retirer à la moralité ses composantes émotionnelles et naturelles et
de la réduire à cette « raison pratique » dont la signification est tout sauf
évidente. D’autre part, je vois mal comment de pures raisons (par définition,
dénuées de passions) peuvent avoir un pouvoir motivant à l’action morale.
Si l’on admet (et c’est la position que je soutiens) que la moralité est liée à
certaines émotions (ou sentiments), alors il s’agit de se demander quelles
émotions peuvent être considérées comme « morales ». Et dans le cadre de
cette réflexion, une perspective évolutionniste est tout à fait pertinente.
J’ai affirmé qu’une approche évolutionniste s’avérait intéressante dans le cadre
de la détermination des normes et principes moraux. Que faut-il comprendre
exactement par cette affirmation ?
Il y a deux manières d’envisager l’apport de l’EE en matière d’éthique
normative : la manière ‘conciliante’ et la manière ‘impériale’.
19
Il est à noter que ce débat entretient des liens très étroits avec celui qui oppose les réalistes
aux subjectivistes au niveau métaéthique.
20
Une approche évolutionniste peut s’avérer doublement intéressante pour un utilitariste ; non
seulement elle peut consister en un critère de détermination des normes et principes moraux,
mais en plus, elle permet d’affiner le calcul des conséquences en incluant des considérations de
stabilité évolutionnaire des comportements.
21
C’est une position notamment soutenue par le célèbre philosophe analytique Thomas Nagel.
Celui-ci considère que la moralité est uniquement affaire de raison et qu’elle est susceptible de
progrès au même sens que la physique ou les mathématiques ; deux présupposée à mon avis
hautement critiquables. A ce propos, voir : NAGEL, Thomas, « Ethique sans Biologie. »
Dans : Questions mortelles. Paris : PUF, 1983 (1978), p.167-172.
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
http://www2.unil.ch/determinismes/
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Si on est ‘conciliant’, on proposera à la fois une influence négative et une
influence positive : l’influence négative correspond à une sorte de « droit de
veto » de l’EE dans le sens où elle peut servir à critiquer des critères de
moralité ou des normes et principes moraux élaborés dans un cadre strictement
philosophique. On pourrait par exemple stipuler qu’une norme morale devrait
être révisée car elle impose un comportement qui s’avère être
évolutionnairement destructeur pour la nature humaine. C’est l’idée de
soumettre les réflexions éthiques à la critique des données évolutionnistes.
Quant à l’influence positive, elle correspond à un « rôle d’inspirateur et de
soutien » de l’EE dans le cadre de l’élaboration des normes et principes
moraux. Dans ce cadre, on pourrait par exemple, sur la base de considérations
empiriques relatives à la fonction biologique de certains « désirs naturels »,
être amené à penser que toute norme morale devrait favoriser (ou du moins ne
pas empêcher) la réalisation de ces désirs. Cette inspiration doit ensuite être
étayée par des arguments de nature philosophique. C’est l’idée d’une EE qui
vient soutenir l’entreprise philosophique, dans le sens où elle fournit des
ingrédients théoriques supplémentaires (mais non suffisants) pour l’élaboration
des normes et principes moraux.
Si on est ‘impérialiste’, on prétendra que les données des théories
évolutionnistes sont suffisantes pour fonder de nouveaux principes et normes
éthiques ou pour déterminer quelles émotions sont liées à la moralité. C’est
l’idée que l’EE se pose en concurrente de la philosophie morale ; en effet, une
telle conception rend caduque toute approche de la morale par la philosophie.
Je pense que la première approche est constructive et la seconde intenable.
Afin d’expliciter la raison de mon accord avec la première option et de mon
rejet de la seconde, je vais présenter et analyser un argument très souvent
allégué contre les défenseurs de l’EE : la critique du sophisme naturaliste.
On objecte souvent aux tenants de l’EE, qu’ils commettent le sophisme
naturaliste, c’est-à-dire qu’ils établissent un lien fallacieux entre ce qui est
factuel et ce qui est moral. Mais dans la plupart des cas, cette accusation est
erronée. La raison en est que d’une part, on appelle « sophisme naturaliste » ce
qui est en réalité la loi de Hume, d’autre part que la loi de Hume est assez
inoffensive.
Je m’explique : Le terme « sophisme naturaliste » a été utilisé pour la
première fois par G.E. Moore pour signifier l’impossibilité de définir un terme
moral (comme ‘bon’ ou ‘bien’) à l’aide de termes purement descriptifs.
Autrement dit, Moore refuse la possibilité de poser une synonymie entre
‘quelque chose de bien’ et ‘quelque chose de factuel’ (par exemple ‘bien’
signifie ‘être plaisant’). On voit que l’erreur dénoncée par Moore est de type
‘définitionnelle’ : il ne s’agit pas d’une erreur de raisonnement ; il s’agit de
savoir quels types de descriptions on est autorisé à donner. 22 Je ne vais pas
rendre compte ici du fameux « argument de la question ouverte »23 allégué par
Moore pour fonder son « sophisme naturaliste » ; notons cependant que cet
argument est actuellement passablement affaibli par des critiques extrêmement
22
A noter que le terme de ‘sophisme’ est assez malheureux puisqu’il n’est pas question ici
d’une erreur de raisonnement.
23
A ce propos, voir : MOORE, George E., Principia Ethica. Paris: PUF, 1998 (1ère éd. 1903).
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
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pertinentes.24 Toutefois, j’ajouterai deux remarques au crédit de Moore : d’une
part, à ma connaissance, aucune tentative convaincante de définir le bien de
manière descriptive n’a pu être donnée jusqu’à ce jour ; d’autre part, il est clair
que l’affirmation selon laquelle tout énoncé moral peut être décrit en termes
descriptifs ne permet pas de rendre compte d’un sentiment profondément ancré
en nous, selon lequel les énoncés moraux ne sont pas de la même catégorie que
les énoncés descriptifs. Or, si tout ce qui est moral peut être décrit en termes
descriptifs, comment donner une explication des différences et des rapports
qu’entretiennent le moral et le descriptif ?
Voilà pour le « sophisme naturaliste » de Moore. Les choses se compliquent
lorsque l’on prend conscience que dans les écrits contemporains, ce terme est
régulièrement utilisé pour désigner autre chose : en l’occurrence la « loi de
Hume ».25 Il s’agit cette fois d’une erreur de raisonnement qui a été thématisée
par David Hume. Voyons de quoi il s’agit : en général, on admet qu’un
jugement moral doit pouvoir être fondé ; et quand un philosophe cherche à
fonder ce jugement, il peut chercher à développer une argumentation logique
dans laquelle il pose des prémisses desquelles il est sensé pouvoir déduire le
jugement moral en question. Dans ce contexte, Hume nous dit qu’il n’est pas
possible de dériver des conclusions morales uniquement à partir de prémisses
purement descriptives. Cette critique concerne le passage de l’« être » au
« devoir-être ». Lisons ce que Hume dit à ce propos :
Je ne peux m’empêcher d’ajouter à ces raisonnements une remarque que, sans
doute, on peut trouver de quelque importance. Dans tous les systèmes de
morale que j’ai rencontrés jusqu’ici, j’ai toujours remarqué que l’auteur
procède quelque temps selon la manière ordinaire de raisonner, qu’il établit
l’existence de Dieu ou qu’il fait des remarques sur la condition humaine ; puis
tout à coup j’ai la surprise de trouver qu’au lieu des copules est ou n’est pas
habituelles dans les propositions, je ne rencontre que des propositions où la
liaison est établie par doit ou ne doit pas. Ce changement est imperceptible ;
mais il est pourtant de la plus haute importance. En effet, comme ce doit ou ce
ne doit pas expriment une nouvelle relation et une nouvelle affirmation, il est
nécessaire que celles-ci soient expliquées : et qu’en même temps on rende
raison de ce qui paraît tout à fait inconcevable, comment cette nouvelle
relation peut se déduire d’autres relations qui en sont entièrement différentes.
Mais comme les auteurs n’usent pas couramment de cette précaution, je
prendrai la liberté de la recommander aux lecteurs, et je suis persuadé que
cette légère attention détruira tous les systèmes courants de morale et nous
montrera que la distinction du vice et de la vertu ne se fonde pas uniquement
sur les relations des objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison.26
Quelle est la portée de cette critique ? Permet-elle, comme l’affirme Hume, de
détruire tous les systèmes courants de morale ? Je ne le pense pas. En réalité, la
« loi de Hume » est assez inoffensive car elle prend uniquement sens dans le
24
A ce propos, voir : FRANKENA, W. K., « The Naturalistic Fallacy ». In: Foot (ed.),
Theories of Ethics. Oxford: Oxford University Press, 1988 (1st ed. 1967), p.50-63.
25
La terminologie utilisée par les philosophes pour traiter ces questions est assez fourvoyante
pour le lecteur non averti : Beaucoup pensent à la loi de Hume lorsqu’ils utilisent le terme de
« sophisme naturaliste ». D’autres parlent de « syllogisme naturaliste » ou « paralogisme
naturaliste » en parlant de la loi de Hume. On rencontre également les termes de « fossé entre
‘être’ et ‘devoir-être’ » (the is-ought gap) ou de « guillotine de Hume ».
26
HUME, David, Traité de la Nature Humaine. T.2, Paris : Aubier 1946, p.585-586.
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
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domaine strict du raisonnement logique ; dans ce cadre, tout ce qu’elle dit,
c’est qu’un terme (en l’occurrence, la composante morale) ne peut pas
apparaître dans les conclusions lorsqu’il ne figure pas dans les prémisses du
raisonnement. Mais du fait qu’une conclusion morale ne peut pas être déduite
logiquement à partir de prémisses descriptives27, on ne peut pas conclure qu’il
n’y a aucune relation possible entre le descriptif et le moral28. Affirmer cela
reviendrait à accepter sur le plan ontologique, une stricte dichotomie entre
« faits » et « valeurs ». Cette dernière thèse est non seulement hautement
sujette à controverses, mais de surcroît, elle ne peut en aucun cas s’appuyer sur
un argument purement formel comme la « loi de Hume » ; on peut tout à fait
imaginer souscrire à la « loi de Hume » sans pour autant défendre une
dichotomie entre fait et valeur. 29
Il convient donc de trouver d’autres arguments pour montrer l’impossibilité
(par d’autres biais que la logique formelle) de dériver des conclusions morales
à partir de prémisses non morales. A mon sens, c’est peine perdue que de
vouloir démontrer cette impossibilité. Je vois mal comment on pourrait fonder
une norme ou un principe moral sans recourir aux faits. J’irais même plus loin
et dirais que la nature exerce un impact certain et assez direct sur la moralité.
Cette dernière affirmation, implique-t-elle (comme semblent le craindre
beaucoup de philosophes) que l’homme se retrouve pieds et poings liés dans sa
condition de créature de la nature ? Faut-il en conclure que l’homme n’est pas
un être libre et responsable de ses actions ? Absolument pas ! Et cela pour deux
raisons : premièrement, l’évolution naturelle n’est pas déterminée puisqu’elle
comporte un facteur de hasard ; ensuite le fait que l’homme soit capable de
réfléchir sur la signification et les conséquences de ses actions, lui donne la
possibilité de procéder à des choix que l’on peut considérer comme « libres »
(même si cette liberté est conditionnée dans une certaine mesure par des
influences instinctives et culturelles).
De ces réflexions sur le « sophisme naturaliste » et la « loi de Hume », je tirerai
deux conclusions :
Premièrement, la morale ne semble pas être une affaire de logique : c’est peine
perdue de vouloir fonder des normes ou principes moraux au moyen des outils
de la logique formelle. Par contre, rien n’empêche d’imaginer d’autres
manières de les fonder ; pour ce faire, il faut trouver d’autres critères alternatifs
à celui de validité logique. On reviendra plus loin sur quelques exemples de
critères alternatifs.
Deuxièmement, la « loi de Hume », pas plus que le « sophisme naturaliste », ne
permettent de rejeter toutes les approches évolutionnistes de l’éthique. Par
contre, ces deux arguments permettent d’exercer un tri parmi les différentes
manières d’envisager l’apport de l’EE en matière d’éthique normative : la
27
Il s’agit ici d’une affirmation qui se situe un niveau formel du raisonnement logique ; rien
n’est dit à propos de ce qui caractérise les entités contenues dans le raisonnement.
28
Il s’agit cette fois d’une affirmation qui se situe au niveau ontologique, c’est à dire que l’on
affirme quelque chose au sujet de ce qui caractérise ‘ce qui est descriptif’ et ‘ce qui est moral’.
29
A ce propos, voir: PUTNAM, Hilary, Fait/Valeur: la fin d'un dogme. Paris-Tel-Aviv :
Editions de l'Eclat, 2004 (1ère éd. angl. 2002).
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
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position ‘conciliante’ échappe aux deux arguments30 ; par contre, la position
‘impérialiste’ sera efficacement contrée par l’un et l’autre de ces arguments. En
effet, dans le cadre de cette position, soit on affirme que certains phénomènes
naturels explicables d’un point de vue évolutionniste sont ‘bons’ sans autre
forme de justification (auquel cas on commet un sophisme naturaliste), soit on
mène des raisonnements qui partent de prémisses factuelles pour aboutir à des
conclusions normatives (auquel cas on tombe sous le coup de la loi de Hume).
Et si, pour échapper aux deux fameuses critiques, on cherche à justifier d’une
autre manière notre choix de normes et principes moraux, alors on se lance
dans une entreprise philosophique et on ne peut plus affirmer que l’EE se pose
en concurrente de la philosophie. En réalité, la position ‘impérialiste’ est
tellement farfelue que, de nos jours, plus personne ne s’avise de la soutenir
(sauf peut-être E.O.Wilson par simple goût du scandale)31.
En bref, les données des théories évolutionnistes sont insuffisantes pour fonder,
à elles seules, de nouveaux principes et normes éthiques ou pour déterminer
quelles émotions sont liées à la moralité. Dès lors, le problème n’est pas de
savoir si les théoriciens évolutionnistes peuvent ou non retirer la morale des
mains des philosophes ; le problème est de savoir dans quelle mesure les
données des théories évolutionnistes sont pertinentes dans l’entreprise de
l’élaboration des normes et principes moraux.
J’ai parlé plus haut de la possibilité d’élaborer des critères alternatifs (autres
que celui de validité logique) pour fonder des normes et principes moraux.
Dans ce cadre, les théories évolutionnistes peuvent intervenir de différentes
façons :
Elles peuvent servir d’inspiration à la détermination de certains critères.
Comme exemple de critère d’inspiration évolutionniste, on pourrait mentionner
celui qui exige que toute norme morale « favorise ou du moins ne travaille pas
au détriment de la perpétuation de caractéristiques évolutionnairement
avantageuses pour les êtres humains ».32 Un autre critère pourrait être celui des
« inclinations et désirs communément partagés » ; toute norme morale, devrait
reposer sur les désirs et inclinations partagés par l’ensemble des êtres
humains.33 D’autres critères pourraient être ceux du « bien du groupe » ou de la
« survie de l’espèce humaine »34 etc.
30
Cela ne signifie pas que toutes les théories de type ‘conciliante’ sont acceptables ;
simplement, s’il faut les rejeter, c’est sur la base d’autres arguments que le « sophisme
naturaliste » et la « loi de Hume ».
31
Il faut mentionner ici que même si E.O. Wilson a officiellement plaidé pour retirer la morale
des mains des philosophes, on a de la peine à trouver dans ses écrits des exemples d’erreurs
dénoncées par Moore et Hume. A ce propos, voir : CAMPBELL, Donald, “Can Biology make
Ethics objective?” In: COOP & ZIMMERMANN, Morality, Reason and Truth. 1985 p.270296.
32
A ce propos, on peut noter qu’il existe des auteurs de réputation strictement philosophique
qui développement des positions étonnamment semblables. A ce propos, voir : FOOT,
Philippa, Moral Dilemmas and other Topics in moral Philosophy. Oxford : Clarendon Press,
2002.
33
A ce propos, voir: CAMPBELL, Richmond, « Can Biology make Ethics objective ? » In:
Biology and Philosophy. 11, 1996, p.21-31.
34
A ce propos, voir : RICHARD, Robert, Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories
of Mind and Behavior. Chicago, London: The University of Chicago Press, 1987.
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
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Un peu dans la même optique, les théories évolutionnistes peuvent fournir des
raisons de croire que des critères choisis sont pertinents pour la morale ou
des arguments en faveur de ces critères (ce qui n’équivaut pas à un fondement
suffisant)35. Par exemple, un argument en faveur d’un critère serait de montrer
qu’il aura très probablement des effets favorables du point de vue de
l’adaptation des êtres humains à leur environnement. Un autre argument serait
de montrer le bien-fondé d’un présupposé impliqué par un critère ; par
exemple, le philosophe Allan Gibbard développe une « théorie des sentiments
qu’il est ‘sensé d’éprouver’ » (ces sentiments sont des critères de moralité) qui
découle d’une conception particulière de la nature humaine ; et pour soutenir
cette conception de la nature humaine Gibbard utilise les théories
évolutionnistes.36
Enfin on peut recourir aux données des théories évolutionnistes pour préciser
le contenu de certains critères généraux ; par exemple, si on décide d’adopter
un critère qui prend en compte la notion de ‘nature humaine’, on peut recourir
aux théories évolutionnistes pour découvrir les caractéristiques propres à cette
‘nature humaine’ (par exemple que les êtres humains sont des êtres sociaux qui
dépendent les uns des autres pour leur survie, qu’ils sont enclins à la colère ou
à l’empathie dans telles ou telles circonstances, qu’ils ont besoin de telles ou
telles conditions pour développer des comportements d’entraide, etc.) ; ou
alors, si on considère le critère des inclinations et désirs communément
partagés, la tâche des théories évolutionnistes sera de déterminer précisément
quelles sont ces inclinations et désirs que l’on retrouve chez tous les êtres
humains ; etc.
Ces critères d’inspiration évolutionniste ainsi que les arguments évolutionnistes
en faveur de certains critères ne sont pas suffisants pour fonder à eux seuls des
normes et principes moraux. Ils se doivent d’être complétés par d’autres
critères (par exemple l’exigence de cohérence entre les différentes normes, ou
l’exigence de correspondance avec le sens commun, etc.) et arguments (par
exemple, le recours à la notion d’intuition morale) de nature proprement
philosophique. C’est en travaillant main dans la main que les théories
évolutionnistes et philosophiques pourront développer des systèmes moraux à
la fois crédibles, solides et flexibles, bref, adaptés aux gens qui sont sensés les
mettre en pratique.
Conclusion
Pour conclure, on peut avancer sans trop de risques que l’approche
évolutionniste n’apporte pas de solution miracle. Non seulement, l’EE propose
un champ de théories extrêmement variées et parfois inconciliables entre elles,
mais en plus, elle ne peut se passer de la réflexion philosophique. Elle permet
par contre de stimuler la réflexion éthique et comporte l’indéniable avantage de
tenir compte des limites et possibilités propres à la nature humaine. La voie est
prometteuse et je pense qu’il serait dommage de la négliger par crainte de soi35
Malheureusement, certains auteurs ont une tendance fâcheuse à négliger cette réalité ; par
exemple Donald Campbell ou Robert Richards.
36
A ce propos, voir : GIBBARD, Allan, Sagesse des choix, justesse des sentiments : Une
théorie du jugement normatif. Paris : PUF, 1996 (1ère éd. angl. 1990).
CLAVIEN, Christine, (2004) « Possibilités et limites d’une Ethique Evolutionniste ».
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disant sophisme, déterminisme, réductionnisme, biologisme ou je ne sais quelle
autre critique caricaturale. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue qu’une prise de
perspective évolutionniste est accompagnée de certains risques : il y a par
exemple le danger de se laisser séduire par des théories trop spéculatives ou
vulgarisées à l’excès. Enfin, la tentation de l’interprétation abusive des
observations empiriques ou des modèles mathématiques développés dans le
cadre de la théorie des jeux n’est pas prête de disparaître.
Vos critiques et commentaires sont les bienvenus. Voici mes coordonnées :
Christine Clavien
Université de Neuchâtel
Faculté des Lettres – Institut de Philosophie
Espace Louis-Agassiz 1
CP 499
CH- 2001 Neuchâtel
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