Colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de
philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015
Intervention le 17 septembre de Bernard Stirn, président de section au
Conseil d’Etat, professeur associé à Sciences Po
Ordre public et libertés publiques
Ordre public et libertés publiques sont deux notions qui se comprennent mieux
ensemble que séparément. Si l’on regarde chacune d’elles, il n’est, en effet, pas aisé
d’en cerner les contours.
Notion fondamentale, l’ordre public est volontiers polysémique. D’un point de vue
procédural, le moyen d’ordre public est, comme l’explique le président Odent, « un
moyen relatif à une question d’importance telle que le juge méconnaîtrait lui-même
la règle de droit qu’il a mission de faire respecter si la décision juridictionnelle
rendue n’en tenait pas compte ». Il y aussi un ordre public matériel,
traditionnellement exprimé aux travers des pouvoirs de police du maire. Reprenant
les dispositions venues de la loi municipale du 4 avril 1884, l’article L. 2212-2 du
Code général des collectivités territoriales prévoit que : « la police municipale a pour
objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Au sens
le plus large, l’ordre public recouvre les valeurs essentielles du consensus social et
du système juridique. L’excision, la polygamie, la répudiation sont contraires à
l’ordre public français. La prohibition de l’inceste fait partie des « règles d’ordre
public régissant le droit des personnes » (CC, décision du 9 novembre 1999). Il en
va de même de l’interdiction de la maternité de substitution. Après l’abolition de la
peine de mort, l’ordre public interdit d’extrader un étranger vers un pays où il
risque d’être exécuté (CE, 27 février 1987, Fidan et 15 octobre 1993, Mme Aylor).
Après l’adoption de la loi sur le mariage entre personnes de même sexe, une
convention internationale qui ferait obstacle au mariage en France d’un Français et
d’un étranger du même sexe serait contraire à l’ordre public (Cass, 28 janvier 2015).
Terme classique, les libertés publiques se définissent comme celles qui sont
reconnues, organisées et garanties par l’autorité publique. Elles se distinguent de la
liberté individuelle, que l’article 66 de la Constitution place sous le contrôle de
l’autorité judiciaire et dont le Conseil constitutionnel a précisé qu’elle correspondait
plutôt aux valeurs de l’habeas corpus britannique, absence de détention arbitraire,
respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance. Elles sont à situer par
rapport aux droits de l’homme, prérogatives que la nature humaine confère à
l’individu face à tout pouvoir. Elles apparaissent de plus en plus comme une
composante des libertés fondamentales ou des droits fondamentaux, droits
d’importance majeure, protégés au niveau le plus élevé de l’ordonnancement
juridique et qui s’imposent à tous, même au législateur.
Dans ces différentes orientations, il n’est pas toujours facile de se retrouver. Mais si
l’on rapproche ordre public et libertés publiques, les perspectives deviennent plus
claires. L’idée d’une conciliation entre l’ordre public et les libertés publiques
apparaît dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme selon lequel « nul
ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Les principes sont
énoncés dans les conclusions du commissaire gouvernement Corneille sur l’arrêt
Baldy, rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1917 : « Pour déterminer l’étendue du
pouvoir de police dans un cas particulier, il faut toujours se rappeler que les
pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers, que le
point de départ de notre droit public est dans l’ensemble les libertés des citoyens,
que la Déclaration des droits de l’homme est, implicitement ou explicitement au
frontispice des constitutions républicaines, et que toute controverse de droit public
doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la
liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Les autorités publiques,
chargées de garantir l’ordre public, ne peuvent apporter aux libertés d’autres
restrictions que celles qui sont indispensables pour atteindre cet objectif. L’arrêt
Benjamin du 19 mai 1933 l’a explicité, en indiquant que « s’il incombe au maire de
prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses
pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion ». Restrictives des libertés, les
mesures de police ne sont légales que si elles sont nécessaires et proportionnées.
Ainsi éclairés l’un par l’autre, l’ordre public et les libertés publiques se comprennent
comme en miroir. Les reflets réciproques qui les éclairent appellent à un double
réflexion, sur le champ de l’ordre public et sur le contrôle des mesures de police
destinées à le protéger.
Le champ de l’ordre public
L’ordre public est une notion définie de manière large. En incluant dans son champ
de la dignité de la personne humaine, la jurisprudence a souligné sa plasticité. Ses
extensions ne peuvent toutefois être indéfinies.
L’ordre public, une notion large
Tranquillité, sécurité et salubrité publiques, telles qu’elles sont affirmées par la loi
du 4 avril 1884, recouvrent de vases domaines. La destruction des vipères (CE, 6
février 1903, Terrier) comme la capture et la mise en fourrière des champs errants
(CE, 4 mars 1910, Thérond) s’y rattachent. La police générale de l’ordre public
existe sans texte. Pour les autorités qui en sont chargées, elle est non une simple
faculté mais une obligation. Aussi une carence dans leur mise en œuvre engage-t-
elle leur responsabilité (CE, 14 décembre 1962, Doublet). Exercée par le maire dans
la commune au nom de l’Etat, elle est confiée au préfet pour plusieurs communes
ou pour l’ensemble du département. Au niveau national, elle relève du titulaire du
pouvoir réglementaire, Président de la République sous le régime des lois
constitutionnelles de 1875 (CE, 8 août 1919, Labonne), Premier ministre
aujourd’hui. Pour préserver la santé publique, composante de l’ordre public, le
Premier ministre peut ainsi interdire de fumer dans les lieux publics CE, 19 mars
2007, Mme Le Gac). A la police générale s’ajoutent des polices spéciales,
organisées par des textes particuliers, qui visent des personnes (étrangers, nomades,
aliénés), des activités (chasse, pêche, débits de boisson, cinéma, affichage,
installations classées) ou des lieux (voies ferrées, aérodromes, monuments
historiques et sites). Les différents pouvoirs de police générale et spéciale se
combinent (CE, 18 avril 1902, maire de Néris-les-Bains) et se complètent (CE 18
décembre 1959, société des Films Lutétia). En raison de leur nature, certaines
polices spéciales sont toutefois exclusives de toute autre. Il en va ainsi des polices
confiées à l’Etat en matière de navigation aérienne, d’implantation des antennes de
téléphonie mobile (CE, 26 octobre 2011, commune de Saint-Denis) ou de
dissémination des organismes génétiquement modifiés (CE, 24 septembre 2012,
commune de Valence).
A l’égard de la loi, le Conseil constitutionnel retient une même acception large de
l’ordre public. Il confère à la préservation de l’ordre public le caractère d’objectif de
valeur constitutionnelle (décision du 18 janvier 1995) et affirme qu’il appartient au
législateur d’assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public
et l’exercice des libertés garanties par la Constitution (en particulier décisions du 13
mars 2003 sur la loi sur la sécurité intérieure et du 19 janvier 2006 sur la loi relative
à la lutte contre le terrorisme).
On retrouve la même inspiration large dans l’étude réalisée en 2010 par le Conseil
d’Etat, à la demande du gouvernement, sur les possibilités juridiques d’interdire la
dissimulation du visage dans l’espace public. Cette étude relève que, sous la variété
de ses aspects, l’ordre public peut être regardé comme répondant « à un socle
minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui,
comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales
qu’elles conditionnent l’exercice des autres libertés, et qu’elles imposent d’écarter, si
nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle ». Il s’agirait
« d’exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes ». Au nom
de ces exigences, la loi du 11 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage
dans l’espace public. Elle a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil
constitutionnel (décision du 7 octobre 2010) et la Cour européenne des droits de
l’homme a estimé qu’au regard du but poursuivi, qui est d’assurer le vivre ensemble,
elle n’imposait pas des sujétions disproportionnées au regard des exigences
conventionnelles (CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France).
L’ensemble du droit européen est dans le même sens. Si la convention européenne
des droits de l’homme confère un caractère absolu au droit à la vie, à l’interdiction
de la torture, de l’esclavage et du travail forcé et à la prohibition des traitements
inhumains et dégradants, elle prévoit que les autres droits et libertés qu’elle
consacre peuvent faire l’objet des restrictions prévues par la loi qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la protection de la santé. L’article 52 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne indique que les limitations aux droits et
libertés, prévues par la loi, ne peuvent, être apportées, dans le respect du principe
de proportionnalité, que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des
objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des
droits et libertés d’autrui. La Cour de justice de l’Union européenne regarde de son
côté comme relevant de l’ordre public toute « menace réelle et suffisamment grave
affectant un intérêt fondamental de la société » (2000, Commission c. Royaume de
Belgique).
Ordre public et dignité de la personne humaine
Qualifiée de principe de valeur constitutionnelle par la décision du Conseil
constitutionnel du 2 juillet 1994 sur les lois de bioéthique, la sauvegarde de la
dignité de la personne humaine a été incluse dans l’ordre public par les décisions du
Conseil d’Etat relatives au « lancer de nain » (27 octobre 1995, commune de
Morsang-sur-Orge et ville d’Aix-en-Provence). Dans l’exercice de ses pouvoirs de
police municipale, le maire peut interdire un tel spectacle parce qu’il porte atteinte à
la dignité de la personne humaine. Point n’est alors besoin de circonstances locales
particulières. Comme le soulignait le commissaire du gouvernement Patrick
Frydman, « le respect de la dignité humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait
s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations
subjectives que chacun peut porter à son sujet ».
Dans l’affaire de la « soupe aux cochons », qui consistait à distribuer à l’intention
des personnes démunies une soupe contenant à dessein du porc, la dignité de la
personne humaine est regardée comme l’un des motifs qui justifient une mesure
d’interdiction (juge des référés du Conseil d’Etat, 5 janvier 2007, Association
« Solidarité des Français »). Cette position a été confirmée par la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH, 16 juin 2009, Association « Solidarité des Français »
c/ France).
Cette jurisprudence a connu un retentissement particulier au début de l’année 2014,
avec les trois ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat relatives à des
spectacles de Dieudonné (9, 10 et 11 janvier 2014, Société les Productions de la
Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala). Par les propos à connotation raciste et
antisémite qu’il comportait, le spectacle en cause portait gravement atteinte à la
dignité de la personne humaine. Aussi avait-il pu, sans illégalité manifeste, faire
l’objet d’une mesure d’interdiction. En revanche une telle illégalité entachait
l’interdiction d’un autre spectacle de Dieudonné, qui ne comporte pas de propos de
même nature que le précédent, comme l’ont constaté plusieurs juges des référés de
tribunal administratif et comme l’a confirmé le juge des référés du Conseil d’Etat
(CE, 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne).
Les limites à l’extension de l’ordre public
Même largement défini, l’ordre public n’est pas sans limites.
Dès sa décision du 26 novembre 1875, Pariset, le Conseil d’Etat juge que les
mesures de police ne peuvent, sans détournement de pouvoir, poursuivre un
objectif purement financier. Cette jurisprudence conduit à censurer une mesure de
police municipale qui n’a d’autre objectif que d’éviter une dépense pour la
commune (CE, 24 juin 1987, Bes).
Sauf texte particulier le prévoyant, il n’y a pas non plus d’ordre public esthétique.
Ainsi un maire n’a pas le pouvoir de « limiter, pour des raisons de caractère
esthétique, le type de monuments ou de plantations que peuvent faire placer sur les
tombes les personnes titulaires d’une concession » (CE, 18 février 1972, Chambre
syndicale des entreprises artisanales du bâtiment de Haute-Garonne).
Plus largement, l’ordre public demeure une notion juridique, qui n’entend pas
pénétrer sur le terrain moral. Dans son précis de droit administratif, Maurice
Hauriou relevait déjà que l’ordre public revêtait un élément « matériel et extérieur ».
Il ajoutait que « la police […] n’essaie point d’atteindre les causes profondes du
mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel […]. En d’autres termes, elle
ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ». Le doyen Hauriou s’en réjouit car
reconnaître un ordre public moral reviendrait à verser dans « l’inquisition et
l’oppression des consciences »
Certes la ligne de frontière est parfois délicate à dessiner. Au fil du temps, des arrêts
s’en approchent. Une décision du Conseil d’Etat du CE 7 novembre 1924, Club
indépendant châlonnais admet la légalité d’un arrêté municipal interdisant les
combats de boxe regardés comme « contraires à l’hygiène morale ». Des mesures
de police peuvent légalement avoir pour objet de lutter contre certaines pratiques
de prostitution (CE, 11 décembre 1946, dames Hubert et Crépelle) ou d’assurer la
décence sur les bords de mer (CE, 30 mai 1930, Beaugé). Dans un contexte plus
récent, le juge des référés du Conseil d’Etat estime, dans une ordonnance du 8 juin
2005, commune de Houilles, que, sur le fondement de ses pouvoirs de police
générale, le maire peut interdire l’ouverture d’un sex-shop à proximité
d’établissements scolaires et de services municipaux destinés aux mineurs.
Dans la police spéciale du cinéma, les mesures d’interdiction ou de restriction à
certains publics reposent sur des éléments qui ne sont pas sans lien avec la moralité
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