52 •GRAND ANGLE
diatique qui lui est porté, comme le ra-
conte un interprète qui l’a croisé une
dizaine de fois: «Les gens sont très im-
pressionnés lorsqu’ils voient arriver son
convoi accompagné par des reporters et
des caméras. Je me souviens de l’étonne-
ment des habitants d’un village qui répé-
taient en priant: “U Wirathu est très
puissant.” Avec une telle mise en scène,
les gens peu éduqués sont faciles à con-
vaincre. Le moine a reçu plus d’un million
de kyats de donations [850 euros, ndlr]
rien que ce jour-là.»
Le mutisme assourdissant
d’Aung San Suu Kyi
L’époque où le bonze irritait les autori-
tés paraît lointaine. Il semble avoir
l’oreille du pouvoir. Sur son initiative,
des lois dites de «protection de la race et
de la religion», endossées par le prési-
dent Thein Sein, sont actuellement en
discussion au Parlement birman. Au
programme de cette nouvelle législa-
tion dénoncée par les organisations de
défense des droits de l’homme: limita-
tions des mariages interreligieux, des
conversions et du nombre d’enfants
par femme. Ses harangues rencontrent
peu d’opposition. Le mutisme d’Aung
San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et
égérie des Etats-Unis et de l’Europe,
est chaque jour plus assourdissant. Des
élections législatives sont attendues
pour la fin de l’année et beaucoup
nal. Ils devraient être libérés immédiate-
ment.»
En Birmanie, où plus de 80% de la po-
pulation pratique le bouddhisme du
courant theravada, la religion est deve-
nue unsujetextrêmement sensible.Mi-
noritaires mais influents, des moines se
sont érigés en patriotes intransigeants,
gardiens du culte et de la nation.
«Bouddha est devenu un accessoire de
mode chez nous, mais pour un croyant,
cette image estsacrée,rappellePaulFul-
ler, universitaire britannique spécialisé
dansl’étudedubouddhisme.EnBirma-
nie, le bouddhisme n’est pas une philoso-
phie new age. Il fait partie de l’identité
nationale depuis la décolonisation, au ris-
que d’être instrumentalisé de façon xéno-
phobe et menaçante.»
Des musulmans traqués
à coups de bâtons
Le bouddha psychédélique controversé
trône au milieu d’un amas de feuilles
sur la table basse de Mya Thway, l’avo-
cat birman de Philip Blackwood. Le
septuagénaire pensait en avoir fini avec
les affaires judiciaires. Retiré des pré-
toires depuis sept ans, il a accepté de
replonger «par charité». La compagne
de Blackwood est venue frapper à sa
porte. «Elle est catholique et moi aussi.
Je devais l’aider.» En bonne place sur
des calendriers muraux, le pape Fran-
çois et Benoît XVI veillent sur le salon
de son petit appartement. Plusieurs de
ses confrères ont refusé de défendre le
Néo-Zélandais.«J’aivuquedes menaces
circulaient à mon sujet sur Facebook, ré-
vèle l’avocat. Des gens disent qu’ils veu-
lent me tuer ou me brûler, mais je m’en
fiche.» A 73 ans, cet ancien sergent de
l’armée birmane balaie les tentatives
d’intimidations d’une moue et d’un re-
vers de main. Il répète ce qu’il a dit au
juge: «Mon client n’a aucune intention
malveillante, il a simplement trouvé
l’image sur Google, il s’est excusé. Pour-
quoi n’est-il pas expulsé?» Il attrape les
feuilles posées devant lui l’une après
l’autre, comme s’il tirait les cartes d’un
tarotjudiciaire.Tout étaitjouéd’avance
ou presque. Le vieil avocat sait que son
client est aussi victime de la montée de
l’intolérance dans ce pays où la religion
majoritaire ne supporte plus la critique.
HtinLin Oo,écrivainetporte-parole de
la Ligue nationale pour la démocratie
(LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, a
déploré les liens entre nationalisme et
bouddhisme lors d’un meeting. Re-
layées en boucle sur les réseaux so-
ciaux, dix minutes de son discours ont
suffià déclencheruntolléetune procé-
dure judiciaire. Démis de ses fonctions,
l’intellectuel attend la fin de son procès
en prison.
Au cœur de cette chasse aux sorcières,
lesmusulmansdeBirmanie,soit 4%de
la population, cristallisent la haine des
groupes bouddhistes radicaux. De-
puis2012,lepaysconnaît degravesvio-
lences interreligieuses qui ont fait plus
de 250 mortset140000 déplacés,prin-
cipalement des musulmans, traqués
àcoups de pierres et de bâtons. Les
émeutes visaient notamment les
Rohingyas, une minorité de confession
musulmane déchue de la nationalité
birmane en 1982. Etrangers dans leur
propre pays et parqués dans des camps
de réfugiés, ces apatrides rêvent de re-
joindre la Malaisie ou la Thaïlande.
YangheeLee,envoyéespécialedel’ONU
en Birmanie, a pris leur défense à plu-
sieurs reprises, appelant le gouverne-
ment à améliorer leurs conditions de
vie. Ses propos ont déclenché la fureur
desmoinesradicaux,quiontdéfiléavec
des banderoles clamant «Les partisans
desRohingyassontnosennemis».Ladé-
léguée des Nations unies a même été
traitéede«pute»et de«salope»devant
plusieurs centaines de personnes.
«Inacceptable»pourl’ONU, quia appelé
«à condamner sans équivoque toutes les
formes d’incitation à la haine, y compris
cette attaque personnelle publique
odieuse».Legouvernementduprésident
Thein Sein n’a pas donné suite.
On retrouve l’auteur des injures tran-
quillement attablé face à une pile de
journaux. Visage aux airs de chérubin
et lunettes rondes, U Wirathu décoche
un sourire avant de replonger dans les
titres de l’actualité. Le moine de 46 ans
estdepassage à Rangoun. Ilesthébergé
gracieusement par des fidèles dans une
maisonfamiliale.«Je protègesimplement
monpays,dit-ilsansune once deregret
pour les insultes proférées. Ce sont les
gens de l’ONU qui devraient avoir honte.
Ilsselaissent berner parles musulmans.»
Il se félicite également de la peine infli-
géeàl’équipeduVGastroBar:«La sen-
tence est juste. Je ne leur souhaite pas de
mal, mais nous devions faire quelque
chose maintenantpourempêcherquecela
se reproduise.»
Des sermons offensifs
dans les campagnes
Courtisé par les journalistes étrangers
ettrèsdisposéà lesrencontrer,U Wira-
thu est devenu la figure de proue du
bouddhismeradical.LeTimeluia dédié
sa une en juillet 2013, présentant au
monde «le visage de la terreur boudd-
histe». Il a hérité de quelques surnoms
infamants au passage mais le «Ben La-
den birman» s’en amuse. Il est aussi af-
fable que méfiant. Sa garde rapprochée
installe une caméra sur un trépied.
L’entretien est intégralement filmé. Il
assure que la vidéo ne quittera pas ses
archives personnelles. «Sauf si vous dé-
formez mes propos.»
Ses prêches, violemment hostiles aux
musulmans, auraient alimenté les af-
frontements interconfessionnels. «Je
ne peux pas accepter que des hommes
tuent d’autres hommes, rétorque U Wi-
rathu. Mais si certains essaient d’atta-
quer notre religion, nous avons le droit de
nous défendre.» Il rabâche sa thèse fa-
vorite, celle de l’islamisation rampante
de la Birmanie: les musulmans utilise-
raient viols, kidnappings et conver-
sions forcées pour assujettir les boudd-
histes à travers une sorte de «jihad». Sa
voix est monotone et son visage de
marbre. Seuls les mots tranchent. Il
n’hésite jamais à qualifier les musul-
mans de «kalar», un terme péjoratif
pour désigner les hommes à la peau
noire. Par le passé, ses diatribes l’ont
conduit derrière les barreaux. En 2003,
il a été condamné à vingt-cinq ans de
prison pour incitation à la haine après
avoir déclaré que «le gouvernement
s’associait aux musulmans pour oppri-
mer les Birmans». Amnistié en 2012, il
restitue cet épisode sans ciller. La ca-
méra tourne toujours. Depuis une
heure, dans un ballet absurde, ses dis-
ciples photographient leur champion
et son hôte sans relâche.
Originaire de Mandalay, capitale spiri-
tuelle de la Birmanie, le moine islamo-
phobe mèneune propagandetrèsorga-
nisée. Il est à la tête de «969», un
mouvement bouddhiste nationaliste,
tout en étant un membre éminent de
MaBaTha,l’associationpourla protec-
tion de la nation et de la religion qui
manifestait devant le V Gastro Bar. Ses
sermons offensifs trouvent leur
meilleurécho dans lescampagnes.Ilne
jouit pas d’un rang très élevé dans la
sangha, la communauté des moines,
mais joue habilement de l’intérêt mé-
BIRMANIE:
DESBOUDDHISTES
PRÊCHENTLAHAINE
PLUTÔTQUELE ZEN
LIBÉRATION SAMEDI 2ET DIMANCHE 3MAI 2015