En Birmanie, des bouddhistes prêchent la haine plutôt que le zen

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GRAND ANGLE
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LIBÉRATION SAMEDI 2 ET DIMANCHE 3 MAI 2015
Le bonze islamophobe
U Wirathu. PHOTO ADAM
DEAN. PANOS­REA
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Birmanie
Des bouddhistes
prêchent la haine
plutôt que le zen
C’
Par GUILLAUME PAJOT
Envoyé spécial à Rangoun et Mandalay
est un récit
cruel qui se
recompose à
la lecture de
la page Facebook du
V Gastro Bar
de Rangoun.
Les premiers messages sont enthousiastes. L’établissement vient de recruter un
nouveau gérant, Philip Blackwood, un
costaud natif de Wellington, en Nouvelle-Zélande, 32 ans, une petite fille et
des tatouages sur les deux bras.
L’homme est un habitué des nuits de la
plus grande ville de Birmanie. «Phil est
très excité par cette nouvelle aventure, il
est impatient de rencontrer tous les anciens et nouveaux clients.» L’annonce est
suivie de photos promotionnelles alléchantes, bouteilles de scotch en enfilade, verres de muscadet et bruschette
au saumon savamment présentées.
«Les essais sonores rendent vraiment
bien. A demain tout le monde!» L’ouverture attendue a lieu un lundi de novembre 2014, animée par des chanteuses à
paillettes sous une poignée de lasers.
Philip prend le micro. «C’était une super
soirée, on se serait cru un vendredi plutôt
qu’un lundi, merci à tous d’être venus.»
Pendant quinze jours, la page Facebook
vit au rythme du bar et des événements
hip-hop ou electro. Jusqu’à un message
solennel qui tranche avec les précédents : «Notre intention n’a jamais été
d’offenser quelqu’un ou un groupe religieux. Notre ignorance est embarrassante
et nous essaierons de nous améliorer en
apprenant davantage sur les religions, la
Un Néo-Zélandais et deux Birmans qui avaient utilisé
une image de Bouddha pour promouvoir leur bar ont été
condamnés à la prison pour blasphème. Un verdict qui
confirme l’influence croissante dans le pays de moines
extrémistes menés par le bonze islamophobe U Wirathu.
Philip Blackwood à son arrivée au tribunal de Rangoun, le 17 mars. SOE THAN WIN. AFP
culture et l’histoire de la Birmanie.» Puis
le silence. Quelques heures après la publication de ce message d’excuse, Philip Blackwood ainsi que le propriétaire
et un employé du bar sont arrêtés par
la police. Un attroupement de moines
et de quidams réclament leurs têtes devant l’établissement. Trois mois plus
tard, dans un tribunal bondé, le juge
condamne le personnel du bar à deux
ans et demi de prison avec travaux for-
cés, la peine maximale pour «insulte à
la religion».
Gardiens du culte
et de la nation
La pièce manquante du récit, celle qui
explique cette conclusion brutale, est
une image psychédélique utilisée pour
annoncer une soirée cocktail. Elle présente un bouddha les yeux clos coiffé
d’un casque de disc-jockey. Dès sa pu-
blication sur la page du V Gastro Bar, le
montage suscite des commentaires
outrés, certains internautes criant au
blasphème. Le visuel est vite remplacé
par un mea culpa embarrassé. Geste insuffisant pour les moines de Ma Ba Tha,
une association bouddhiste engagée
dans «la protection de la na400 km
tion et de la religion». Ils ont
INDE
repéré l’image controversée
CHINE
B
Mandalay
et mettent toute leur énergie dans la condamnation
VIETN
Naypyidaw
LAOS
du V Gastro Bar. A chaque
BIRMANIE
audience, ses membres se
THAÏL
Golfe
réunissent devant le tribudu Bengale
Rangoun
nal. La justice a fini par leur
donner satisfaction: les blasphémateurs ont été lourdement sanctionnés, notamment au nom
de l’article 295-A du code pénal birman
qui punit les actes «d’intention délibérée
et malveillante» portant atteinte à la
sensibilité religieuse d’autrui.
Le trio s’est défendu, expliquant qu’il
s’agissait d’une simple maladresse, sans
parvenir à convaincre le juge. «C’est insensé de voir que ces trois hommes ont été
emprisonnés pour avoir mis en ligne une
image assurant la promotion d’un bar,
dénonce Rupert Abbott, directeur de
recherche du programme Asie du SudEst et Pacifique d’Amnesty Internatio-
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BIRMANIE:
DES BOUDDHISTES
PRÊCHENT LA HAINE
PLUTÔT QUE LE ZEN
nal. Ils devraient être libérés immédiatement.»
En Birmanie, où plus de 80% de la population pratique le bouddhisme du
courant theravada, la religion est devenue un sujet extrêmement sensible. Minoritaires mais influents, des moines se
sont érigés en patriotes intransigeants,
gardiens du culte et de la nation.
«Bouddha est devenu un accessoire de
mode chez nous, mais pour un croyant,
cette image est sacrée, rappelle Paul Fuller, universitaire britannique spécialisé
dans l’étude du bouddhisme. En Birmanie, le bouddhisme n’est pas une philosophie new age. Il fait partie de l’identité
nationale depuis la décolonisation, au risque d’être instrumentalisé de façon xénophobe et menaçante.»
Des musulmans traqués
à coups de bâtons
Le bouddha psychédélique controversé
trône au milieu d’un amas de feuilles
sur la table basse de Mya Thway, l’avocat birman de Philip Blackwood. Le
septuagénaire pensait en avoir fini avec
les affaires judiciaires. Retiré des prétoires depuis sept ans, il a accepté de
replonger «par charité». La compagne
de Blackwood est venue frapper à sa
porte. «Elle est catholique et moi aussi.
Je devais l’aider.» En bonne place sur
des calendriers muraux, le pape François et Benoît XVI veillent sur le salon
de son petit appartement. Plusieurs de
ses confrères ont refusé de défendre le
Néo-Zélandais. «J’ai vu que des menaces
circulaient à mon sujet sur Facebook, révèle l’avocat. Des gens disent qu’ils veulent me tuer ou me brûler, mais je m’en
fiche.» A 73 ans, cet ancien sergent de
l’armée birmane balaie les tentatives
d’intimidations d’une moue et d’un revers de main. Il répète ce qu’il a dit au
juge : «Mon client n’a aucune intention
malveillante, il a simplement trouvé
l’image sur Google, il s’est excusé. Pourquoi n’est-il pas expulsé?» Il attrape les
feuilles posées devant lui l’une après
l’autre, comme s’il tirait les cartes d’un
tarot judiciaire. Tout était joué d’avance
ou presque. Le vieil avocat sait que son
client est aussi victime de la montée de
l’intolérance dans ce pays où la religion
majoritaire ne supporte plus la critique.
Htin Lin Oo, écrivain et porte-parole de
la Ligue nationale pour la démocratie
(LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, a
déploré les liens entre nationalisme et
bouddhisme lors d’un meeting. Relayées en boucle sur les réseaux sociaux, dix minutes de son discours ont
suffi à déclencher un tollé et une procédure judiciaire. Démis de ses fonctions,
l’intellectuel attend la fin de son procès
en prison.
Au cœur de cette chasse aux sorcières,
les musulmans de Birmanie, soit 4% de
la population, cristallisent la haine des
groupes bouddhistes radicaux. Depuis 2012, le pays connaît de graves violences interreligieuses qui ont fait plus
de 250 morts et 140000 déplacés, principalement des musulmans, traqués
àcoups de pierres et de bâtons. Les
émeutes visaient notamment les
Rohingyas, une minorité de confession
musulmane déchue de la nationalité
birmane en 1982. Etrangers dans leur
propre pays et parqués dans des camps
de réfugiés, ces apatrides rêvent de rejoindre la Malaisie ou la Thaïlande.
Yanghee Lee, envoyée spéciale de l’ONU
en Birmanie, a pris leur défense à plusieurs reprises, appelant le gouvernement à améliorer leurs conditions de
vie. Ses propos ont déclenché la fureur
des moines radicaux, qui ont défilé avec
des banderoles clamant «Les partisans
des Rohingyas sont nos ennemis». La déléguée des Nations unies a même été
traitée de «pute» et de «salope» devant
plusieurs centaines de personnes.
«Inacceptable» pour l’ONU, qui a appelé
«à condamner sans équivoque toutes les
formes d’incitation à la haine, y compris
cette attaque personnelle publique
odieuse». Le gouvernement du président
Thein Sein n’a pas donné suite.
On retrouve l’auteur des injures tranquillement attablé face à une pile de
journaux. Visage aux airs de chérubin
et lunettes rondes, U Wirathu décoche
un sourire avant de replonger dans les
titres de l’actualité. Le moine de 46 ans
est de passage à Rangoun. Il est hébergé
gracieusement par des fidèles dans une
maison familiale. «Je protège simplement
mon pays, dit-il sans une once de regret
pour les insultes proférées. Ce sont les
gens de l’ONU qui devraient avoir honte.
Ils se laissent berner par les musulmans.»
Il se félicite également de la peine infligée à l’équipe du V Gastro Bar: «La sentence est juste. Je ne leur souhaite pas de
mal, mais nous devions faire quelque
chose maintenant pour empêcher que cela
se reproduise.»
Des sermons offensifs
dans les campagnes
Courtisé par les journalistes étrangers
et très disposé à les rencontrer, U Wirathu est devenu la figure de proue du
bouddhisme radical. Le Time lui a dédié
sa une en juillet 2013, présentant au
monde «le visage de la terreur bouddhiste». Il a hérité de quelques surnoms
infamants au passage mais le «Ben Laden birman» s’en amuse. Il est aussi affable que méfiant. Sa garde rapprochée
installe une caméra sur un trépied.
L’entretien est intégralement filmé. Il
assure que la vidéo ne quittera pas ses
archives personnelles. «Sauf si vous déformez mes propos.»
Ses prêches, violemment hostiles aux
musulmans, auraient alimenté les affrontements interconfessionnels. «Je
ne peux pas accepter que des hommes
tuent d’autres hommes, rétorque U Wirathu. Mais si certains essaient d’attaquer notre religion, nous avons le droit de
nous défendre.» Il rabâche sa thèse favorite, celle de l’islamisation rampante
de la Birmanie: les musulmans utiliseraient viols, kidnappings et conversions forcées pour assujettir les bouddhistes à travers une sorte de «jihad». Sa
voix est monotone et son visage de
marbre. Seuls les mots tranchent. Il
n’hésite jamais à qualifier les musulmans de «kalar», un terme péjoratif
pour désigner les hommes à la peau
noire. Par le passé, ses diatribes l’ont
conduit derrière les barreaux. En 2003,
il a été condamné à vingt-cinq ans de
prison pour incitation à la haine après
avoir déclaré que «le gouvernement
s’associait aux musulmans pour opprimer les Birmans». Amnistié en 2012, il
restitue cet épisode sans ciller. La caméra tourne toujours. Depuis une
heure, dans un ballet absurde, ses disciples photographient leur champion
et son hôte sans relâche.
Originaire de Mandalay, capitale spirituelle de la Birmanie, le moine islamophobe mène une propagande très organisée. Il est à la tête de «969», un
mouvement bouddhiste nationaliste,
tout en étant un membre éminent de
Ma Ba Tha, l’association pour la protection de la nation et de la religion qui
manifestait devant le V Gastro Bar. Ses
sermons offensifs trouvent leur
meilleur écho dans les campagnes. Il ne
jouit pas d’un rang très élevé dans la
sangha, la communauté des moines,
mais joue habilement de l’intérêt mé-
diatique qui lui est porté, comme le raconte un interprète qui l’a croisé une
dizaine de fois : «Les gens sont très impressionnés lorsqu’ils voient arriver son
convoi accompagné par des reporters et
des caméras. Je me souviens de l’étonnement des habitants d’un village qui répétaient en priant : “U Wirathu est très
puissant.” Avec une telle mise en scène,
les gens peu éduqués sont faciles à convaincre. Le moine a reçu plus d’un million
de kyats de donations [850 euros, ndlr]
rien que ce jour-là.»
Le mutisme assourdissant
d’Aung San Suu Kyi
L’époque où le bonze irritait les autorités paraît lointaine. Il semble avoir
l’oreille du pouvoir. Sur son initiative,
des lois dites de «protection de la race et
de la religion», endossées par le président Thein Sein, sont actuellement en
discussion au Parlement birman. Au
programme de cette nouvelle législation dénoncée par les organisations de
défense des droits de l’homme: limitations des mariages interreligieux, des
conversions et du nombre d’enfants
par femme. Ses harangues rencontrent
peu d’opposition. Le mutisme d’Aung
San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et
égérie des Etats-Unis et de l’Europe,
est chaque jour plus assourdissant. Des
élections législatives sont attendues
pour la fin de l’année et beaucoup
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son association Coexist, qui rapproche
les jeunes de toutes les confessions. Il vit
à Rangoun dans un appartement au
style européen entre canapé, moquette
et plantes d’intérieur. «Quand j’étais
adolescent, j’étais moi-même raciste, lance-t-il d’emblée. Ensuite, j’ai fréquenté
une école internationale et j’ai étudié avec
des professeurs et des élèves musulmans
à Kuala Lumpur.» Il se souvient de ses
colocataires malais, musulmans eux
aussi, qui l’ont chargé dans un taxi après
un grave accident domestique. La route
étant bloquée par des embouteillages,
ses amis l’ont porté à bout de bras jusqu’à l’hôpital. Il raconte ça, entre autres
anecdotes, à ses proches et à ceux qu’il
croise, même s’il sait qu’il faudra bien
plus pour apaiser les esprits. «Un
Birman moyen a beaucoup de mal à mener
la vie à laquelle il aspire. Malgré les réformes, il n’y a pas de mobilité sociale. Les
gens comptent sur leur foi pour jouer le rôle
de l’Etat. La religion, c’est tout ce qu’ils
ont, c’est leur futur et leurs espoirs. Si elle
est menacée, leurs propres rêves sont en
danger.» Dans le paysage birman, Htuu
Lou Rae est une anomalie : il est athée.
Une conviction qu’il défend sans éclat.
Il préfère souvent dire qu’il est bouddhiste pour éviter les ennuis.
Des robes safran
au chevet des urnes
d’observateurs estiment que la «dame
de Rangoun» évite de s’exprimer sur
le sujet par crainte de s’aliéner l’électorat bouddhiste.
Il faut aller à Mandalay, au cœur du fief
d’U Wirathu, pour rencontrer l’un de
ses plus grands détracteurs. C’est un
moine lui aussi. Au détour d’une route
bordée d’ateliers où l’on façonne, dans
des nuages de poussière blancs, des statues de Bouddha et d’éléphants, un chemin de terre dévoile la clinique gratuite
d’U Thaw Bi Ta. Ce bonze de 34 ans,
robe enroulée sur l’épaule, est un religieux très engagé, à la fois activiste,
soutien des mouvements étudiants et
poète confirmé. Il a été convié aux premières réunions de Ma Ba Tha, cette organisation qui milite pour la défense du
bouddhisme. «Je n’aimais pas leurs intentions ni leur projet. Je suis parti tout de
suite.» Il assure que «la plupart des moines n’apprécient pas ce mouvement» et
regrette qu’U Wirathu ne rencontre
aucun obstacle pour tenir conférence où
bon lui semble. «Je le critique régulièrement et il m’attaque lui aussi, mais ma
communauté m’a demandé de ne plus l’affronter directement. Derrière lui, il y a le
gouvernement, donc beaucoup de risques
pour nous.» Un camarade l’interrompt
et lui glisse quelques mots. U Thaw Bi Ta
se penche vers son smartphone en soupirant. Impossible d’accéder à son
compte Facebook. «Piraté par des pro-
gouvernementaux, lâche-t-il. C’est la
quatrième fois.»
En mars 2011, après presque cinquante
années de dictature, la junte militaire
a confié le pouvoir à un gouvernement
quasi civil composé d’anciens généraux. Cette transition a permis des réformes importantes : autorisation des
manifestations, libéralisation de la
presse, fin de la censure sur Internet…
Les bouddhistes radicaux ont su tirer
parti de ces nouvelles libertés. Ils excellent sur les réseaux sociaux où ils partagent faits divers, vidéos et photomontages islamophobes. Nay Phone
Latt, 34 ans, observe ce déferlement de
haine depuis son ordinateur. Beaucoup
connaissent son nom, son allure d’éternel étudiant. Il est le blogueur le plus
Des Rohingyas
en partance
pour un camp
de réfugiés
en Indonésie,
en avril 2013.
Depuis 2012,
les violences
interreligieuses
ont fait plus
de 250 morts et
140000 déplacés.
PHOTO JUNAIDI
HANAFIAH. REUTERS
Sur l’initiative d’U Wirathu, des lois dites
de «protection de la race et de la religion»
sont en discussion au Parlement. Au
programme de cette législation: limitations
des mariages interreligieux, des conversions
et du nombre d’enfants par femme.
célèbre de Birmanie. En 2007, durant
la révolution safran, quand les moines
et la population ont porté leur colère
dans la rue, il fut l’un des rares à diffuser des preuves de la répression sanglante menée par la junte. Arrêté, condamné à vingt ans de prison, il a été
libéré en 2012, la même année
qu’U Wirathu.
«Des relais partout
dans le pays»
Le blogueur incarcéré a choisi un autre
camp: il parcourt le pays pour sensibiliser les internautes aux propos xénophobes et les incite à modérer leurs discours. Pour lui, les bouddhistes
intégristes doivent leur impunité à un
dangereux calcul politique. Les dirigeants qui tolèrent ces mouvements savent qu’ils se posent eux aussi, par ricochet, en défenseurs de la religion et
de la patrie. Avec l’espoir de futurs
gains électoraux. «Tout cela a commencé
juste après les législatives partielles
de 2012, retrace Nay Phone Latt. Il n’y
avait qu’un petit nombre de sièges en jeu,
mais la LND d’Aung San Suu Kyi a remporté une victoire écrasante. Certains politiques extrémistes ont réalisé qu’ils ne
pourraient pas la battre en suivant les règles, alors ils ont diffusé une propagande
qui se résume à : “Si vous votez pour la
LND, vous aurez un Etat islamique.” Ils
ont des relais partout dans le pays. Dans
ce contexte, une étincelle suffit à générer
une flamme gigantesque.»
Cette flamme inquiétante, Htuu Lou Rae
la voit grandir depuis qu’il est revenu de
ses études en Malaisie. A l’instar du blogueur dissident, ce grand timide
de 27 ans tente de jouer les pompiers via
Dans le centre-ville de Rangoun, la pagode Sule se dévoile à l’horizon d’une
artère embouteillée. Ousman (1), coincé
dans un taxi collectif, sa petite sacoche
en jean sur les genoux, s’égosille au téléphone, cherchant à surmonter les rugissements motorisés, les klaxons et les
cris de la rue. Ce négociant rohingya
mène une vie relativement aisée, loin
des camps de réfugiés et des rêves
d’exil. Il connaît sa chance : il possède
la nationalité birmane, contrairement
à la plupart des Rohingyas. Il travaille
dans une petite entreprise d’importexport, a l’occasion de voyager et de
faire la navette entre la Birmanie et la
Chine pour ses affaires. Alors qu’il s’apprête à raccrocher le téléphone, sa voix
baisse brutalement et il murmure un
«alaykoum salam» presque inaudible.
Au milieu des autres passagers, Ousman
a le chuchotement prudent. Il ne sait
pas qu’à l’avenir les pressions pourraient être plus fortes encore.
Dans sa maison d’emprunt, le bonze
U Wirathu avait détaillé ses ambitieux
projets: «Je voudrais que les moines puissent être observateurs lors des prochaines
élections pour veiller à ce qu’il n’y ait
aucune fraude. C’est juste une idée pour
le moment, je n’ai pas encore demandé la
permission aux autorités.» En Birmanie,
les moines n’ont pas le doit de vote, ni
celui d’être élus. La présence de robes
safran au chevet des urnes serait une
première et une victoire supplémentaire
pour le bonze islamophobe. Rechaussant ses lunettes comme pour enfouir
ses arrière-pensées, il avait lancé cette
proposition sulfureuse sans émotion
particulière, sur ce ton froid dont il gardait le secret. •
(1) Le prénom a été modifié.
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