« Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme »

publicité
PATRONAGE LAÏQUE JULES VALLES
Thématique : Pluralité religieuse
Catégorie
2015_PR_005
28/05/2015
: Religion et société
« Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux
est un fantasme »
Interview. La religion que nous adorons idéaliser n’est pas plus spécifiquement non
violente qu’une autre : le chercheur français Raphaël Liogier remet le stoupa au milieu du
village global.
La violence au nom du bouddhisme, c’est un phénomène nouveau ?
Non, elle a déjà existé dans l’histoire. Les kamikazes zen durant la Seconde Guerre mondiale
étaient, avant d’être envoyés au sacrifice, nourris de sermons. Ils y apprenaient à
abandonner leur ego au nom du grand Japon, assimilé à la vacuité, objet de la quête
bouddhiste.
Mais la notion de non-violence est bien un concept central du bouddhisme originel ?
Elle vient plutôt du djaïnisme, cette religion minoritaire indienne qui était celle de Gandhi.
Dans le bouddhisme, la notion est moins centrale. Ce qui est fondamental, c’est l’idée que le
désir engendre la souffrance. C’est également le souci de ne pas engendrer la souffrance
d’autrui. Mais un principe de base peut donner lieu à toutes sortes d’interprétations. Ainsi,
le samouraï, en tuant l’ennemi, lui épargne une vie de souffrance et d’aveuglement. Il est de
la sorte autorisé à tuer s’il le fait au nom d’un bien supérieur.
Il n’y a donc pas une spécificité non violente du bouddhisme, et de malheureuses
distorsions subséquentes du message originel ?
Tout dépend de ce qu’on entend par message originel. Par rapport au message du Bouddha,
bien sûr, il y a distorsion. Tout comme il y en a eu par rapport au message de Jésus. En
théorie, comme le christianisme et la plupart des religions, le bouddhisme n’est pas violent.
Et, pourtant, comme les autres religions, il a nourri la violence à un moment ou un autre de
son histoire. Il n’y a pas de spécificité bouddhiste, c’est une religion comme les autres. Tout
le monde se réfère à la tradition, mais la tradition comprend toujours une part de
négociation avec le message originel.
Le moine politicien, engagé dans les conflits et détenteur de pouvoir, c’est aussi dans la
tradition ?
Originellement, non: le moine est un mendiant, qui abandonne tout pouvoir et toute
possession. Mais dans l’histoire de la Birmanie, du Sri Lanka, de la Thaïlande, oui, le moine
engagé, voire chef de guerre, est une figure ancienne. Dans la construction des Etats
Patronage laïque Jules Vallès / ACTISCE / 72, avenue Félix Faure 75015 Paris
1
modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le
nationalisme.
Pourquoi la violence bouddhiste éclate-t-elle particulièrement au Sri Lanka et en Birmanie ?
Au Sri Lanka, depuis longtemps, la religion est instrumentalisée dans le conflit interethnique,
qui est très ancien. En Birmanie, une partie du clergé bouddhiste a activement participé à la
construction du régime militaire et constitue actuellement encore un véritable pouvoir
parallèle. Il y a dans ce pays aussi un ethnocentrisme très fort, qui vire parfois au racisme.
Tout cela dans un contexte plus général: celui de l’émergence, à l’échelle de l’Asie du Sud-Est,
d’un pan-nationalisme tourné contre l’islam, sur fond d’insécurité identitaire. Le discours qui
l’alimente rappelle beaucoup celui de la défense de l’Occident chrétien.
Ce fondamentalisme est-il un phénomène marginal ou faut-il craindre son expansion ?
Le fondamentalisme est en expansion, mais c’est un phénomène mondialisé. Globalement, à
l’échelle de la planète, on observe aujourd’hui trois tendances qui font système et dépassent
les différences entre religions: celle du spiritualisme, axé sur la quête de sens et la
méditation. C’est un courant qui a beaucoup de succès dans les pays riches. Il y a ensuite le
charismatisme, qui met l’accent sur l’émotion collective et qui est surtout le fait du
protestantisme évangélique, en Afrique, en Amérique latine, en Asie et aux Etats-Unis,
surtout dans les populations défavorisées. Et puis il y a le fondamentalisme, alimenté par le
rejet, le retour vers le passé, le refus de l’ouverture. C’est une posture réactive, qui existe
dans toutes les religions et se développe surtout là où les populations souffrent d’un
manque de reconnaissance de soi.
Comme dans les pays du Moyen-Orient ?
Oui, ce qui se passe avec l’islam et ses dérives au Moyen-Orient n’a rien à voir avec l’islam
lui-même. C’est une conséquence de l’histoire : les populations de cette région ont été
particulièrement humiliées par la puissance occidentale. Pour parler comme les
psychanalystes, il y a eu une grande blessure narcissique qui a engendré un désir de
vengeance. En Asie aussi, le bouddhisme a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette
spécificité : c’était une religion admirée en Occident, et cela dès le XIXe siècle. La blessure
narcissique était donc moins grande, et le fondamentalisme s’est développé à une échelle
moindre.
Mais cette religion que nous admirons tant n’est pas réelle, expliquez-vous…
Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme, une sorte de mise en scène
planétaire et suresthétisée de traditions qui n’ont jamais existé de cette manière. Le
paradoxe, c’est que le bouddhisme s’est transformé en Asie même pour ressembler au
fantasme occidental. Aujourd’hui, les temples et les moines constituent une attraction
touristique majeure. Et pour être sur la photo, il faut être une sorte d’hyperbouddhiste
exotisé…
Patronage laïque Jules Vallès / ACTISCE / 72, avenue Félix Faure 75015 Paris
2
Prenons l’exemple du fameux monastère aux 3000 moines, le Mahagandayon de Mandalay,
un passage obligé du touriste en Birmanie: on y croise plus de photographes que de
moines…
L’exemple le plus spectaculaire est chinois : c’est celui de l’ancien monastère de Shaolin, qui
abrite traditionnellement des moines-guerriers. Il y a cinquante ans, il était vide et
abandonné. Puis il a été rouvert et peuplé de moines-gymnastes, plus gymnastes que
moines, qui font le tour du monde avec leurs spectacles d’arts martiaux. Il s’agit d’une
reconstitution pure et simple, entièrement tournée vers le tourisme et le public. Dans le cas
du monastère birman, il y a une continuité entre la tradition et ce qui est donné à voir aux
touristes. Mais cette tradition est suresthétisée à leur intention.
A voir ces moines qui vivent sous l’œil des appareils photo, on se demande ce que devient
leur vie intérieure: la quête spirituelle qui devrait être la leur n’est-elle pas complètement
dévoyée ?
C’est vrai qu’ils sont comme des acteurs dans une sorte de Disneyland religieux. Tout de
même, ce qu’il faut savoir, c’est que ce cérémonial tourné vers le public fait partie de la
tradition du bouddhisme Theravada, pratiqué notamment en Birmanie et en Thaïlande. Dans
cette «voie des anciens», où le nirvana ne peut être atteint que par les moines, ces derniers
sont de deux catégories: les moines de la forêt, essentiellement tournés vers la méditation,
et les moines des villes, qui sont là pour faire le lien avec l’extérieur et nourrir la religiosité
populaire. Les moines des villes mettent l’accent sur le cérémonial, les offrandes et la
récitation en pali, un idiome ancien que personne ou presque ne comprend, y compris parmi
les moines.
Une religiosité qui frôle la superstition, c’est en tout cas l’impression que l’on a en
Birmanie…
Vous n’êtes pas la seule à réagir ainsi. Le paradoxe, c’est qu’aux yeux des Occidentaux en
quête de spiritualité, le modèle le plus intéressant est celui des moines de la forêt. Parmi ses
premiers importateurs en Occident, il y a les soldats états-uniens basés en Thaïlande
pendant la guerre du Vietnam. Certains, après leur démobilisation, sont restés sur place,
avec les moines de la forêt, pour chercher à retrouver une sérénité existentielle. Avant de
rentrer chez eux avec leur bagage bouddhiste. La demande du touriste en Thaïlande ou en
Birmanie, elle, est différente de celle de l’Occidental engagé dans une quête spirituelle: il
cherche un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient
surjouées.
«Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?», Armand Colin, 2012 - «Le
bouddhisme mondialisé», Ellipses, 2004.
SOURCE DE L’ARTICLE
https://www.hebdo.ch/hebdo/cadrages/detail/%C2%ABle-bouddhisme-qui-s%C3%A9duitles-occidentaux-est-un-fantasme%C2%BB
Patronage laïque Jules Vallès / ACTISCE / 72, avenue Félix Faure 75015 Paris
3
Téléchargement