Ainsi, attendant le combat auprès de mes compagnons d’armes, je me remémorai tout cela
et j’étais pris d’une sombre rancœur envers celui qui avait tué mon frère, menti – car mon
frère était si respectueux de ses chefs qu’il ne pouvait leur désobéir – et volé les armes du seul
être qui ait jamais pu être proche de moi. Quand enfin la trompe signalant la ruée vers les
ennemis retentit, je fonçai dans la mêlée comme un fou, ayant été privé de combat trop
longtemps. Mais souvent, en transperçant quelque Troyen de ma pique, je me surprenais à
regretter que ce ne fut le héros Achille… Et ma douleur était telle que je ravageai les rangs
troyens et que, plus encore que le Péléide, qui pleurait son ami Patrocle, je cherchai Hector
sans trêve. Une fois seulement je l’aperçus mais, effrayé par ma furie et par les morts que je
laissais dans mon sillage, il s’éloigna prestement.
Deux jours plus tard, je ne tins plus. Malgré le respect qui était dû à Achille, le plus
valeureux de nos héros, j’allai patienter devant sa tente, comptant bien lui faire payer ses
mensonges et ses offenses. Bouillonnant de colère, je renvoyai sèchement un pauvre serviteur
qui avait eu le malheur de me demander ce que je faisais ici. Je ne sais pas combien de temps
je suis resté devant sa tente, à ruminer les injures qu’il m’avait faites ; il avait tué mon frère en
le laissant combattre, menti en prétendant qu’il ne l’avait pas fait et, plus grave que tout, il
avait volé les armes de Néomède qui me revenaient de droit. Enfin je vis Achille se dirigeant
vers moi. Il vit à mon air grave que je devais lui parler de choses importantes. D’un geste, il
me fit signe d’entrer, alors que lui-même me suivait.
Quand nous fûmes au milieu de sa grande tente, un long et pénible silence s’éleva entre
nous. Chacun tentait de juger l’autre. Soudain, mon regard se fixa sur les armes rutilantes de
mon frère ; je les admirai en silence. Néomède étant l’aîné de quelques secondes, c’est lui qui
avait hérité de la belle pique, de la solide cuirasse, du magnifique casque de notre père. Je les
lui avais toujours enviées. Et désormais ces armes reposaient devant moi, resplendissantes, à
côté des autres trésors d’Achille.