A cette interpellation, Arendt répond simplement:
La vérité est que je n’ai jamais prétendu être autre chose que je ne suis et je n’en n’ai même jamais
éprouvé la tentation. C’est comme si l’on disait que j’étais un homme et non une femme c’est-à-dire un
propos insensé.
Faut-il entendre dans cette mise au point une défense de l’identité de soi à soi, et au sein
des problématiques qui nous occupent, une vision essentialiste de la différence des sexes ?
Dans sa Condition de l’homme moderne (1961), traduction du titre original The Human
Condition, Arendt tient à lever un malentendu : « la condition humaine ne s’identifie pas à
la nature humaine »
. Le problème de la nature humaine, problème qu’elle a rencontré
chez Augustin, lui semble insoluble : « rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait
une nature ou une essence (…) En d’autres termes, si nous avons une essence, seul un dieu
pourrait la connaître ». La question de la nature humaine n’est pas moins théologique que
celle de la nature de Dieu.
La biologie, pour participer du donné, n’a rien d’un destin, pas plus que le déploiement de
la vie ne constitue en tant que tel une histoire. L’histoire d’une vie est comme le souligne
Paul Ricoeur dans sa Préface à Condition de l’homme moderne le résultat d’une rencontre
entre des événements initiés par l’agent et « le jeu des circonstances induit par le réseau
des relations humaines »
. Bien que célébrée, la physis restera contingente, elle comptera
peu dans la destinée, gagnée par l’arrachement constant à la vie biologique.
Le donné semble à certains égards chez Arendt plus proche du performatif que de
l’anatomie. Elle soutient ainsi, avec « la même pudeur de l’ellipse et du sous-entendu »
précise Julia Kristeva que la distinction entre les deux sexes est déjà annoncée dans la
Genèse, qui constitue ainsi la pluralité humaine. La pluralité dont Arendt fait une condition
de la parole et de l’action « a le double caractère de l’égalité et de la distinction »
. Mais
la lecture dualiste, et en un sens différentialiste du monde n’est pas la sienne, plutôt celle
de l’excentricité
en tant que singularité reliée à la multitude des autres (Mitsein). On peut
ainsi penser que dans le pluriel d’Arendt, il y a un plus que deux.
Car le donné, qui pousse d’un côté à l’assimilation, est aussi l’autre nom de l’inassimilable.
Il n’est guère définissable à partir d’un sol, d’un sexe, d’une race ou d’une religion. Il
relève de ces choses dont on peut difficilement parler même si on parle à partir d’elles.
La force d’Arendt a été de ne jamais s’enliser dans la question des essences– qu’est ce que
être une femme, qu’est-ce qu’être juif…- mais de se focaliser sur le comment, le « qui » tel
qu’il advient au sein des conditions de vie qui sont conditions d’activités avec les autres.
Par ses engagements, elle est ainsi parvenue à éviter à la fois l’enfouissement dans
l’inassimilable et le flottement entre deux polarités.
Comment être une femme, Arendt l’incarnera à sa manière, à partir de son identification
masculine repère encore J.Kristeva, en remettant en cause comme trop étroites les idées
maternelles de développement normal, de féminité normale.
« Une sorte de confiance,
sinon de foi, sous-tend chez Arendt cette acception de son corps », commente encore Julia
Réponse à G.Scholem, « Fidélité et utopie ; Essais sur le judaïsme contemporain », Calmann Levy, 1994, p222.
« Condition de l’homme moderne », 1961, titre original The human condition, tr G.Fradier, Préface de
P.Ricoeur, Calmann-Lévy, 1983, p44.
Ibid, Préface, p25.
Quand Arendt s’engage dans le récit des Vies politiques pendant les sombres temps, elle y repère « la lumière
incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes dans leur vie et leur œuvre font briller
dans n’importe quelle circonstance.» Vies politiques, Gallimard, 1979, p10.
J.Kristeva, op cité, p291.
Condition de l’homme moderne, op.cité, p231.
Cf F.Collin, Avant-propos de H.Arendt, « Auschwitz et Jérusalem », deux-temps Tierce, tr S.Courtine-
Denamy, 1991, p9.
Cf E.Young Bruehl, “Hannah Arendt”, Calmann-Levy, 1982, p32.