Espace de domination ou monde en partage

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Espace de domination ou monde en partage : la spatialité des objets ordinaires dans les
salles de classe. Une étude en réseau ECLAIR (Ecole Collège Lycée pour l’Ambition,
l’Innovation et la Réussite).
Acronyme : ECLAIR
Le Guern, Anne-Laure
ESPÉ de l’Académie de Caen, Normandie Université
[email protected]
Thémines, Jean-François
ESPÉ de l’Académie de Caen, Normandie Université
[email protected]
Mots-clés : monde commun, inégalités scolaires, opérateur spatial, objet scolaire, tableau.
Disciplines : géographie, philosophie, sciences de l’éducation, sociologie.
Alors que les classes sont fréquentées par l’ensemble des enfants et des adolescents scolarisés, afin
d’y apprendre ce que l’institution scolaire a la responsabilité de leur faire apprendre (Arendt, 1972,
p.242-243), et qu’un très grand nombre de recherches prennent ces classes pour terrain
d’observation, la dimension spatiale des conduites d’apprentissage des élèves est très largement
ignorée.
De cette invisibilité, participent l’accent mis sur les conduites des enseignants, par des chercheurs qui
sont aussi formateurs de ces enseignants (Perrin-Glorian et Reuter, 2006 ; Marcel et Piot, 2005), la
dominance d’une approche socio-historique des relations d’enseignement-apprentissage dans les
théories de la forme scolaire (Vincent, Lahire et Thin, 1994), en géographie sociale, l’étude des
inégalités scolaires à des échelons d’observation supérieurs à celui de la classe (Caro et Rouault,
2010), enfin la faiblesse des conceptions de l’espace mobilisées par les spécialistes des didactiques
disciplinaires (Thémines & Le Guern, 2013).
Nous montrons l’intérêt qu’il y a pourtant à développer une approche des salles de classe, attentive à
la manière dont les enfants font avec l’espace dans leurs conduites d’apprentissage scolaires – ce qui
permet d’appréhender de façon beaucoup plus précise ce que les enseignants eux aussi font avec cet
espace, et en particulier parmi les objets qui structurent cet espace, comment ils s’y prennent avec le
tableau. Pour cela, nous mobilisons trois disciplines. A la philosophie, nous empruntons à H. Arendt
une définition des espaces en partage comme monde commun ou domaine public. En sociologie,
l’approche par L. Thévenot (Thévenot, 2006) de l’engagement des acteurs comme coordination avec
autrui, nous permet de penser l’usage d’objets scolaires ouvrant à ces coordinations. Enfin les
apports de M. Lussault en géographie permettent de penser ces objets comme opérateurs spatiaux,
dotés d’une capacité d’action dans des configurations sociales en train de se faire (Lussault, 2000). Ce
croisement interdisciplinaire vise à établir une lecture politique de la spatialité des situations de
classe.
L’idée d’espace en partage est celle d’un monde commun dont la pluralité est la condition. Cette
condition est à entendre comme condition per quam de toute vie politique, c’est-à-dire publique, et
non pas comme condition sine qua non (Arendt, 1983, p.42). Le partage n’est ni la fusion (tous
identiques), ni l’atomisme (rien de commun). C’est par les objets fabriqués par les êtres humains que
le monde advient, qui n’est pas une nature. La condition de ce monde commun est l’existence
d’objets qui peuvent à la fois séparer et relier les personnes (ibid., p.92). L’école a à faire entrer des
nouveaux venus dans ce monde commun. Dans une classe, les objets placés entre les personnes
(tableau, tables, cahiers, etc.) peuvent être des voies d’accès à et des moyens d’éprouver ce monde
commun, ou au contraire, faire obstacle à cet accès. Certains enseignants parviennent à coordonner
les élèves et eux-mêmes, par ces objets qui fonctionnent alors comme des opérateurs spatiaux
(Lussault, 2000) de ce monde commun, d’autres n’y parviennent pas. Nous pouvons alors reprendre
la tension lieu/espace soulignée et discutée par des géographes anglo-saxons (Tuan, 1977 ; Taylor,
2001) pour expliciter ces constats dans le contexte spatial de l’action scolaire. Si le lieu est pour nous
« là où quelque chose se trouve ou/et se passe » (Lévy et Lussault, 2003, p.555) de l’ordre d’une
relation d’apprentissage, alors il est un accès à ce monde commun que construit le professeur. Il est
promesse d’une vie démocratique parce qu’il initie à une pluralité en partage. En revanche, tous les
usages des objets ne conduisent pas nécessairement à l’établissement de cette relation. C’est alors
un espace de domination qui fonctionne, les objets ne font plus médiation et la culture légitime, au
lieu d’être partagée, exclut les élèves.
La recherche qui soutient cette élaboration a été conduite entre 2011 et 2013 dans le quartier de la
Duchère à Lyon, quartier en rénovation urbaine et dont les établissements fonctionnent en réseau
ECLAIR (Ecole Collège Lycée pour l’Ambition, l’Innovation et la Réussite). Intitulée Culture écrite et
prévention du décrochage : enjeux cognitifs, culturels et sociaux, cette recherche s’est inscrite dans
un partenariat entre l’IFE (Institut Français d’Education) et la Fondation de France. Il s’est agi de
repérer ce qui pouvait prévenir du décrochage dans la culture écrite scolaire, lors du suivi
longitudinal (deux ans) d’enfants de CM2 passant ensuite en classe de 6eme.
Le cas d’étude que nous proposons est celui d’une classe de sixième observée avec différents
professeurs, en français, en anglais, en éducation musicale, en mathématiques, etc. Selon les
pratiques des professeurs, le tableau, objet scolaire ordinaire s’il en est, varie du statut d’opérateur
spatial des apprentissages (par exemple, plusieurs enfants écrivent en même temps, des textes
différents, sous le regard et avec les commentaires du reste de la classe) à celui d’objet inerte (par
exemple, la vidéo-projection sur le tableau d’un texte de cours déjà prêt et qui se déroule sans
aucune interaction « au » ou par rapport au tableau). L’observation de la dimension spatiale de la
forme scolaire, investie à l’échelon de la classe par chaque professeur, donne les moyens de
départager les situations qui engagent les enfants dans les apprentissages de celles qui les excluent.
La fabrique des inégalités scolaires, généralement étudiée à des échelons supérieurs, est ainsi
montrée à l’œuvre dans les salles de classe et par la spatialité de l’ordinaire scolaire.
Références bibliographiques
Arendt, H., 1983, Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy [The Human Condition, 1961, trad. G.
Fradier]
Arendt, H., 1972, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique. Paris : Gallimard [Between Past and
Future, 1954-1968, trad. sous la direction de P. Lévy]
Caro P. et Rouault R., 2010, Atlas des fractures scolaires en France. Une école à plusieurs vitesses, Paris,
Autrement, Coll. Atlas/Monde.
Lussault, M., 2000, « Action(s) ! », in Levy J. et Lussault M., Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à
Cerisy, Paris, Belin, pp.11-36.
Marcel J.-F. et Piot T. (dir.) 2005, Dans la classe, hors la classe. L’évolution de l’espace professionnel des
enseignants. Lyon : INRP, 213 p.
Perrin-Glorian, M.-J., Reuter, Y. (éd.), 2006, Les méthodes de recherche en didactique, Villeneuve d'Ascq,
Presses Universitaires du Septentrion, pp.13-26.
Taylor, P.J., 2001, « Une géographie politique des modernités selon les tensions entre lieu et espace », in : J.-F.
Staszak et al., Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines. Paris : Belin, p.272-287 [Places, spaces
and Macy’s : place-space tensions in the political Geography of modernities, 1999, trad. M.-K. Schwaub et J.-F.
Staszak]
Thémines, J.-F. & Le Guern, A.-L., 2013, « Des concepts géographiques pour un étayage méthodologique en
didactique : intérêts d’une grille de lecture géographique des conceptions de l’espace », Proposition de
communication au Séminaire international Question d’espaces-Espaces en question ; les méthodes de recherche
en didactiques, Lille, juin 2014
Thévenot, L., 2006, L'action au pluriel : sociologie des régimes d'engagement. Paris : La Découverte.
Tuan, Y.F., 1977, Space and Place: The perspective of Experience. Minneapolis: University of Minnesota Press.
Vincent, G., Lahire, B., Thin, D., 1994, L’éducation prisonnière de la forme scolaire. Lyon, Presses Universitaires
de Lyon, 227 p.
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