repères par le professeur Dominique Lhuilier, chaire de psychologie du travail (CNAM) Le travail comme résistance à la maladie La problématique « santé et travail » renvoie souvent à la dégradation de la santé par le travail. Mais cette focalisation sur les « maladies du travail » laisse dans l’ombre la question de l’activité professionnelle avec une maladie chronique, ainsi que son rôle déterminant dans la résistance à l’emprise de la maladie. Résultats commentés d’une enquête soutenue par l’ANRS sur le rapport au travail à l’ère des trithérapies1. R Transversal n° 49 septembre-décembre repères éalisée sur la période 2006-2008, sous la forme d’entretiens individuels et collectifs auprès de 68 personnes vivant avec le VIH et/ou le VHC, cette enquête couvre des catégories socioprofessionnelles et des situations diverses. Il en ressort néanmoins des problématiques communes et récurrentes. En premier lieu, l’importance des aménagements et ruptures dans les parcours de vie depuis la « révélation » de la maladie (moment qui correspond au diagnostic médical, à l’apparition des premiers symptômes ou à la mise sous traitement). Entre souhait de reconversion professionnelle, mise au ban et fluctuations de l’état de santé, ces ruptures, choisies ou non, sont très fréquentes. Pour certains des répondants, elles font irruption dans un parcours relativement protégé jusque-là ; pour d’autres, ce n’est qu’un arrêt supplémentaire dans une série de « galères », la maladie venant alors renforcer une précarité préexistante. Si tous soulignent leur désir de travailler, ceux qui ont vécu des expériences professionnelles traumatisantes du fait du VIH expriment leur peur d’un retour au travail. 28 « Milieu ordinaire ». Les personnes qui travaillent en « milieu ordinaire » – en dehors des associations de lutte contre le sida, selon l’enquête – veulent et disposer des ressources financières nécessaires et se confronter à une réalité qui les aide à ne pas se consacrer exclusivement à l’activité de gestion de leur maladie. Elles ne veulent pas être réduites à une identité de malade. Elles taisent le plus souvent la maladie et en dissimulent les signes, y compris auprès du médecin du travail, auquel elles ne font généralement pas confiance. L’objectif est de se préserver d’une usure prématurée et de faire de leur activité professionnelle une ressource pour résister à la maladie, pour donner du sens à cette nouvelle vie. « Je fais de la prévention auprès des jeunes. Et ces jeunes sont un quatrième médicament pour moi, témoigne ainsi Ulysse. Je dis souvent que je suis en quadrithérapie ! » Les contraintes du milieu dit ordinaire ne permettent pas toujours de trouver facilement les compromis entre protection et réalisation de soi. « Comment jongler pour que ma maladie ne me fasse pas perdre mon métier ou que mon métier ne me fasse pas aggraver ma maladie ? », résume Samuel. Recherche d’équilibre. Tous les « bricolages » sont bons pour atteindre ce nouvel équilibre : emploi à temps partiel, statut de travailleur indépendant, certains « préfèrent », au moins temporairement, le travail au noir afin de ne pas perdre notamment leurs minima sociaux (comme l’allocation adulte handicapé). En cas d’impossibilité subite de travailler, c’est une sécurité en plus. Mais ces options, qui préservent en partie le travailleur, l’exposent aussi à une perte de sécurité économique. De plus, les conditions actuelles liées au travail pour les malades et la précarisation poussent la plupart des personnes à cacher leur séropositivité, dissimulation astreignante en terme de vigilance et coûteuse psychiquement et socialement. Certains iront jusqu’à révéler une autre pathologie, moins stigmatisée, pour expliquer leur fatigue ou leurs rendez-vous médicaux. D’autres encore se comportent en « héros de travail » et s’investissent massivement au point d’être parfois dans la suractivité. Cette inscription dans une sorte de culte de la performance permet de mettre la maladie à distance, de se prouver et de prouver aux autres que l’on est capable de beaucoup travailler. En même temps, c’est un moyen de détourner l’attention de la pathologie et des soins afin d’éviter tout soupçon. Cette attitude peut être une étape nécessaire et transitoire dans un parcours, avant l’acceptation de la maladie et l’aménagement du rythme de travail. Bien que l’activité professionnelle puisse être éprouvante, physiquement comme psychologiquement, la majorité des interviewés en souligne l’importance et les bénéfices. « Le travail m’apporte une vie sociale, c’est la vie, je dirais, estime Samuel. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ne bossait pas et qui allait bien. En plus, quand on est séropositif, sous trithérapie, tout se décale, on n’a plus de repères. Il y a une désocialisation. Le travail est aussi une thérapie. Cela donne du mouvement à la vie, des objectifs, des projets. » ment au stéréotype qui voit dans le malade engagé dans des activités associatives une des modalités de son enfermement dans le monde de la maladie, ces activités permettent un travail sur soi tout en sortant de soi. Ces chiffres qui parlent Transversal n° 49 septembre-décembre repères Résistance au subir. Contrairement aux maladies chroniques, le sida n’est pas une maladie au sens médical du terme, mais un syndrome caractérisé par une immunodéficience importante qui place au cœur de l’expérience la vulnérabilité et donc l’incertitude. Et la maladie est bien une épreuve existentielle non Milieu associatif. Les associations de lutte contre le réductible aux regards des autres. Le « jugement » est sida apportent une dimension collective à l’expérience d’abord celui que la personne porte sur elle-même singulière. Elles offrent un soutien et une entraide par quand elle compare ses possibilités d’aujourd’hui à l’insertion dans un réseau de « semblables ». Mais celles d’hier, quand elle surveille les métamorphol’engagement en tant que salarié ou bénévole dépasse ses opérées par le virus qui cette seule recherche d’appartenance identitaire. Il s’agit Les activités au sein d'une association permettent « l’habite ». Si le médecin est classiquement considéré aussi de s’inscrire dans un un travail sur soi tout en sortant de soi. comme celui qui organise cadre où le virus est objet de les activités de soins, le VIH fait du patient la figure travail, non plus seulement comme dans les activités centrale : c’est bien lui qui arbitre entre les difféde contrôle de la maladie, mais un objet partagé, qui rentes contraintes de la maladie, de son traitement, permet de rencontrer l’activité des autres. Ainsi, le trade sa vie sociale et professionnelle. La fragilité des vailleur, en collectivisant la résistance, entre en lutte compromis, des équilibres, tient bien sûr à la place contre la maladie et pas seulement « sa » maladie. Le faite aux « malades » dans le monde du travail, même cadre associatif aide à « neutraliser » le virus, à en dans les associations. Le malade au travail est perçu faire un objet mis hors de soi pour en accroître le comme une anomalie. Reste que l’engagement dans contrôle. Le désir de s’orienter vers la relation d’aide une activité est résistance au subir, manière aussi est très présent, afin de rendre ce qu’on a soi-même de capitaliser les expériences du passé, de tracer les reçu, faire de son expérience « d’individu fragilisé » contours d’un présent articulé au projet comme forme une compétence pour accompagner les autres. Pour de résistance à l’aliénation dans la maladie et à la beaucoup, c’est également un accès privilégié à l’inforplace sociale faite aux malades. mation. Enfin, dans un tel contexte, des souplesses sont possibles en terme d’emploi du temps, contrairement au 1 Lhuilier D. et al., « Vivre et travailler avec une maladie « milieu ordinaire ». chronique (VIH-VHC) » in Nouvelle revue de psychosociologie, De plus, ces salariés ou bénévoles sont allégés de n° 7, février 2007. l’exigence perçue de devoir cacher leur séropositivité pour prévenir les risques de stigmatisation ou d’exclusion. Pourtant, ils s’interrogent parfois sur la place qu’ils occupent dans ces associations. Selon certains, les représentations du milieu s’organiseraient Le risque d’être sans emploi est cinq fois plus autour d’un clivage entre séronégatifs et séropositifs, élevé qu’en population générale, à caractéristices derniers définissant ou devant définir la catégorie ques sociodémographiques comparables. Depuis des usagers. La non-reconnaissance de la difficulté l’arrivée des trithérapies, 55 % des personnes diadu travail avec le VIH ou le VHC serait à nouveau gnostiquées ont conservé leur emploi, 18 % l’ont expérimentée, ainsi que la difficulté d’échanger entre perdu, mais en ont retrouvé un et 27 % ne tracollègues sur la maladie. Comme si finalement le « travaillent plus. Plus des deux tiers des personnes vailleur », ici comme ailleurs, devait nécessairement ayant perdu leur emploi souhaitent en trouver un être « en bonne santé » et que la rassurante distinction et entreprennent des démarches en ce sens. entre « malades » et « bien portants » se rejouait. Par Sources : ANRS 2003 ; Peretti-Watel, Spire 2008. ailleurs, certains éprouvent le sentiment d’une sorte d’enfermement dans ce milieu. Cependant, contraire- 29