Les intermédiaires en politique : médiations et jeux d

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Les intermédiaires en politique : médiations et jeux d’institutions Olivier Nay et Andy Smith Publié dans : Nay (Olivier) et Smith (Andy), dir., Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action politique, Paris, Economica, 2002, pp. 47-­‐86. L’idée qu’il existe, dans la société, des espaces d’activités plus ou moins autonomes n’est pas nouvelle. Elle est depuis longtemps au cœur des travaux s’intéressant à la division du travail, à l’organisation des systèmes bureaucratiques, à la genèse du modèle capitaliste et du marché, à la construction de la société industrielle, aux mouvements sociaux, ou encore à la distinction du religieux et du politique. Ces travaux, particulièrement nombreux, sont loin de relever d’un champ particulier de la recherche. Les objets étudiés sont extrêmement divers : les systèmes symboliques, les politiques publiques, les organisations fonctionnelles, les appartenances culturelles, les mouvements sociaux, les communautés, les professions, les systèmes de concurrence pour l’acquisition des positions dominantes, etc. Toutefois, privilégiant généralement l’étude des modes de régulation globale et des structures encadrant des activités sociales, l’ensemble de ces travaux se donnent tous pour ambition de repérer les marques objectives par lesquelles des « sphères sociales » acquièrent une relative autonomie dans la société globale1. L’étude de la vie et des institutions politiques peut en ce sens être comprise comme l’analyse d’une sphère sociale particulière marquée, comme les autres, par la spécialisation de ses activités, la constitution d’un espace de règles spécifiques et la formation d’une communauté d’individus, de biens et d’intérêts. L’autonomie de la sphère politique reste toutefois une question en débat sur 1
Parmi les études les plus classiques : Max Weber, Economie et société, tome 2, Paris, Pocket, 1995 ; Emile Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, PUF, 1960 et Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, 1985 ; Charles Perrow, Organizational Analysis. A Sociological View, Belmont, Calif. Wadsworth, 1970 ; Howard Aldrrich, Organizations and Environments, Englewood Cliffs, Prentice-­‐Hall, 1979 ; Niklas Luhmann, The Differenciation of Society [1971], New York, Columbia University Press, 1982 ; Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-­‐3, 1976 ; Claus Offe, « New Social Movements Challenging the Boundaries of Institutional Politics », Social Research, 52 (4), 1985 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, PUF, 1986 (reéd. 1992) ; Richard Scott, John Meyer, « The Organization of Societal Sectors : Propositions and Early Evidence » [1983], dans Walter Powell and Paul DiMaggio, eds, The New Institutionalism in Organizational Analysis, London and Chicago, University of Chicago Press, 1991 ; Renate Mayntz, « Governing Failures and the Problem of Governability : Some Comments on a Theoretical Paradigm », in J. Kooiman, ed., Modern Governance, New Government-­‐society Interactions, London, Sage, 1993. 1
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laquelle l’ensemble des disciplines s’intéressant à l’Etat et au pouvoir (en particulier l’histoire des institutions, la sociologie politique, le droit public, la philosophie politique) ne parviennent pas toujours à s’accorder. L’Etat moderne par exemple, tel qu’il s’est établi sur une base bureaucratique et séculière, peut être étudié comme phénomène sociohistorique : il se présente bien alors comme une entreprise de domination qui est parvenue, au fil des siècles, à se constituer en institution « séparée » de la société (c’est-­‐à-­‐dire à la fois distincte du pouvoir de commandement spirituel et différenciée des intérêts privés). Mais considéré par la sociologie comme une organisation bureaucratique, il apparaît à l’inverse comme une institution ouverte, complexe, protéiforme, fragmentée en de multiples lieux et réseaux où se négocient en permanence l’intégration des intérêts sociaux. On voit, à travers ce seul exemple, que l’enchevêtrement des sphères d’activités, des groupes et des institutions, et en particulier l’imbrication de l’espace du politique et des espaces sociaux, est l’une des plus redoutables questions posées à la science politique. Les études les plus classiques, il est vrai, ne limitent pas leur regard à l’analyse des seuls phénomènes d’émergence et de consolidation des institutions : elles posent également la question de leur articulation, de leur « enchâssement » les unes dans les autres. Pour la plupart, elles reconnaissent que les échanges entre institutions (qu’il s’agisse de groupes, de professions, d’organisations, de « milieux », de secteurs d’activités…) sont loin d’être négligeables car ils ont des effets sur l’existence de chacune d’entre elles. Ils forgent et rappellent sans cesse les frontières qui identifient et séparent les institutions. Ils contribuent à la consolidation de représentations et d’images à partir desquelles chaque milieu construit sa légitimité à exister. Ils sont un moment important où se négocie la définition même de ces milieux2. Ils constituent aussi un facteur important de changement au sein de chaque institution (parce qu’elles permettent l’influence réciproque et le mimétisme3). Il reste que les échanges entre ces différents « mondes » sont le plus souvent analysés sous un angle 2
Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, op. cit. On doit à tout un courant de la sociologie des organisations, au Etats-­‐Unis, de s’être penché sur la question de mécanismes d’influence réciproque entre « champs organisationnels » (Jeffrey Pressman, Aaron Wildavsky, Implementation, Berkeley, University of California Press, 1973 ; Donald Chisholm, Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational Systems, Berkeley, University of California Press, 1989). Relativisant le débat sur la rationalité des acteurs dans l’organisation, certains auteurs ont développé des arguments particulièrement intéressants sur les effets structurels que fait peser l’environnement immédiat d’une organisation sur ses procédures et ses règles (John W. Meyer, Brian Rowan, « Institutionalized Organizations : Formal Structures as Myth and Ceremony », American Journal of Sociology, 83 (2), 1977 ; Walter Powell, Paul DiMaggio., « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », in Walter Powell, Paul DiMaggio, eds, The New Institutionalism in Organizational Analysis, op.cit.). Une double hypothèse émerge des différents travaux : les organisations sont conduites à intégrer les normes et les procédures dominantes dans leur environnement soit parce qu’elles sont techniquement supérieures, soit parce qu’elles sont dotées d’une plus grande légitimité que celles en vigueur au sein de l’organisation. 3
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dominant : celui de l’intégration des institutions (un communauté professionnelle, un parti politique, un ensemble de syndicats, une administration, un secteur de l’économie…) à leur « environnement » complexe. Ils sont rarement observés en tant que tels, comme un véritable objet de recherche. Or, les lieux de « passage » sont parfois plus que de simples « relais » entre des milieux institutionnels : ils sont aussi des lieux de fixation où se consolident des interdépendances entre acteurs publics et privés dans l’espace public, où se négocient des règles d’action collective, où se forment des équilibres durables entre groupes organisés, mais aussi où cristallisent des conflits de valeurs ou d’intérêts dont l’effet est de consolider les frontières entre les institutions. Les rencontres « à la marge » des institutions sont, de notre point de vue, loin d’être marginales. Elles contribuent à la stabilisation des frontières entre les milieux institutionnels. Elles jouent un rôle non négligeable dans les changements affectant chacun de ces milieux. Elles sont aussi un moment essentiel où se stabilisent des modes d’action collective nouveaux, des conventions, des règles et des pratiques communes ouvrant à une multitude d’acteurs la possibilité de s’exprimer, de négocier, de s’arranger, de revendiquer, d’ouvrir des controverses et même de manifester des désaccords et de lutter contre des groupes concurrents. C’est au cours de ces échanges que sont mis en jeu des savoirs d’institution, des enjeux de représentation, des arguments et des expériences jugés conformes à ce qui est juste et légitime. Et il n’est pas dit que le résultat de ces rencontres soit la simple « intégration » des règles et des savoirs dominants dans chaque institution. Elles peuvent conduire à des formes inédites, résultant de l’agrégation partielle des volontés, de l’asymétrie des ressources mobilisées par chaque acteur, du « style » propre de certains responsables mais aussi — et cela est important — du contexte d’action particulier dans lequel ces rencontres ont lieu4. 4
Par exemple, les règles organisant les relations entre les milieux agricoles et l’Etat sur le territoire ne sauraient être ramenées à la rencontre entre un secteur économique (représenté par des organisations professionnelles ou syndicales) et l’univers de l’administration (les préfectures et les directions déconcentrées de l’agriculture), chaque milieu organisationnel étant censé être doté de caractéristiques propres. De tels échanges prennent forme dans des contextes de proximité dont l’histoire particulière, les traditions et les expériences accumulées pèsent sur les accords qui peuvent être négociés « localement » entre acteurs professionnels et agents de l’Etat. Suzanne Berger, dans Les paysans contre la politique (Paris, Seuil, 1975), montre bien par exemple que les dirigeants paysans du Finistère, dans le système coopératif de Landerneau, refusent toute association avec les débats politiques nationaux et les structures de parti pour mener des actions collectives face aux pouvoirs publics, là où dans d’autres départements, les syndicalistes agricoles, représentants de la coopération ou de la mutualité, ne cachent pas une proximité idéologique et des jeux d’alliance avec certains partis. Sur la contextualité des règles négociées entre des « milieux » ou des « organisations », voir par exemple : Jean-­‐Louis Briquet, Frédéric Sawicki, «L’analyse localisée du politique», Politix, 7-­‐8, 1989 ; Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil, 1993 (reéd. 1997), p. 187-­‐193 ; Olivier Nay, La région, une institution. La représentation, le pouvoir et la règle dans l’espace régional, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 317-­‐322 ; Andy Smith, « Beyond 3
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Au delà de l’argumentation théorique, ce sont les mutations affectant depuis une vingtaine d’années les échanges dans les sociétés occidentales qui plaident en faveur d’une analyse des jeux de médiation entre institutions. La division croissante des activités économiques et sociales (considérée par Emile Durkheim comme une caractéristique fondamentale de la « modernisation » des sociétés occidentales) invitait déjà à se pencher sur la question des transactions entre des univers institutionnels considérés comme autant d’espaces de régulation partiellement autonomes. Désormais, la faible visibilité des frontières entre l’Etat et la société, entre l’espace public et la sphère privée, entre le les acteurs nationaux et la société internationale, entre les différentes strates de gouvernement politique (du local à l’Europe), rend cette question encore plus déterminante pour la sociologie politique. Les décentralisations en Europe, la construction de l'Union européenne, l’ouverture internationale, l’élargissement des règles du marché à de nouveaux secteurs d’activités, l'apparition de problèmes publics transversaux, les réformes de modernisation des Etats (privatisation, déconcentration, délégation de compétences à des autorités de régulation, introduction des règles du « nouveau management public », etc.) tout comme la réévaluation du rôle des organisations privées dans les politiques publiques modifient les conditions générales de l’échange politique. Tous ces phénomènes, conjugués, contribuent à brouiller les repères traditionnels définissant l'espace public, à rendre les procédures de négociation des intérêts plus souples mais aussi plus évolutives, à multiplier les centres de discussion et les lieux de décision, ou encore à affaiblir les organisations qui prétendaient auparavant avoir une représentation monopolistique de certains intérêts face à l’Etat. L’univers multipolaire qui s’ouvre aux acteurs, la complexification des jeux et la fluidité des règles d’action collective rendent plus incertaines les frontières entre organisations, entre territoires, entre acteurs publics et privés5. Les repères institutionnels (routines, règles, représentations) qui permettaient aux acteurs d’identifier les circuits et les procédures les plus adaptées pour défendre des intérêts ou participer à une décision publique sont aussi plus fragiles. En France, le modèle du corporatisme sectoriel, la gestion discrétionnaire et technocratique qui caractérisait certains secteurs de l’intervention publique, la stabilité des arrangements entre élus et représentants de l’Etat sur le territoire, l’accès aux députés et aux cabinets ministériels comme moyen de peser sur les choix publics, toutes ces spécificités de l’Etat centralisé cèdent progressivement la place, dans bien des domaines de l’action publique, à des configurations souples d’acteurs Connections in Brussels. The Multi-­‐level Interest Representation of Agriculture in two French Regions », Communication au congrès de la European Community Studies Association, Pittsburg, juin 1999. 5
L’affaiblissement des forteresses corporatistes, par exemple, en mettant fin à la négociation confidentielle et à la fermeture des circuits décisionnels, tend à rendre plus opaque les frontières entre l’Etat, les secteurs d'activité et les territoires. 4
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issus de différents horizons et situés à des échelons d’intervention différents (parlementaires nationaux ou européens, élus locaux, agents des administrations territoriales et centrales, membres d'administrations de mission ou d'organismes interministériels, agents de la Commission européenne, membres de cabinets d’expertise, représentants de syndicats professionnels, de filières productives, d’associations, d’organisations non gouvernementales, d’organismes sociaux, etc.). L’incertitude relative qui accompagne les changements en cours est loin de rendre inopérante la question des appartenances institutionnelles. Bien au contraire, le fait que les règles du jeu soient moins claires et les lignes de clivage plus fluctuantes n’enlève rien au fait que les acteurs sont toujours issus d’univers institutionnels identifiés, qu’ils mobilisent des savoirs acquis dans leur milieu d'appartenance, qu’ils tentent de négocier des compromis favorables à l’organisation ou au groupe auquel ils appartiennent. Mais surtout, la problématique institutionnelle est d’autant plus intéressante que les échanges dans l’espace public ne s’inscrivent plus sur une scène unique dominée par l’Etat : ils se complexifient sous le coup de l'intervention croisée des gouvernements locaux et des organismes communautaires, tout comme ils s'enrichissent de la multiplication de forums de discussion6 et de lieux de négociation faisant intervenir un nombre croissant d'acteurs privés7. Non seulement les jeux d’institution apparaissent plus difficiles à jouer dans la mesure où une pluralité d’organisations et de groupes coopèrent simultanément et sur plusieurs scènes, mais les principaux acteurs, pour continuer à défendre des intérêts, doivent désormais apprendre à naviguer d’une institution à l’autre, à faire usage de plusieurs répertoires d'action et à négocier avec des interlocuteurs dont le nombre et la qualité peuvent varier en fonction du contexte et du niveau de la négociation. Enfin, l’apparition de politiques publiques qui ne relèvent plus de la gestion d’un seul secteur d’activités (comme les politiques sociales en milieu urbain, les actions de prévention des risques en matière de santé publique ou d’environnement, la lutte contre la corruption financière, etc.) contribue à accroître la portée des questions institutionnelles tant elles incitent à associer des acteurs d’univers variés qui n’avaient pas l’habitude de coopérer antérieurement8. Ces rencontres, si elles ne présentent pas toujours le gage de la durée, imposent toutefois l’invention de procédures nouvelles, transversales, plus souples et mieux adaptées aux contextes locaux dans lesquels les acteurs sont conduits à travailler. 6
Les médias, les « agences » gouvernementales, les universités, les associations… Voir les contributions dans : Bastien François, Erik Neveu, dir., Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999. 8
Elus locaux et associations de quartier, agents techniques de l'Etat et cabinets privés d’expertise, magistrats et éducateurs sociaux, fonctionnaires de la culture et associations de réinsertion, « Grands frères » et forces de l’ordre, responsables écologistes et représentants des fédérations de chasse… 7
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Plus que jamais, les échanges transversaux dans l’espace public, parce qu’ils mettent aux prises des responsables publics et des acteurs privés venus d’univers très variés, peuvent et doivent alimenter une réflexion sur l’articulation des espaces institutionnels. L’action transversale comme objet de recherche L’ensemble des contributions réunies dans cet ouvrage se retrouvent autour d’une volonté commune : mener une réflexion sur les configurations d'acteurs et les dynamiques d'échange qui relient différents « univers institutionnels » enchâssés dans l'espace politique, aux niveaux local, national ou européen. Il s’agit clairement d’observer les mécanismes par lesquels se stabilisent, dans des contextes d’action, des interdépendances horizontales entre différents groupes, administrations ou organisations, voire entre secteurs d’activités. Il s'agit aussi d'observer les liens multi-­‐niveaux qui se forgent entre les différents espaces de la représentation politique et les échelons de gouvernement. Cette perspective nous conduit à privilégier un double cadre d’analyse de l’action transversale. En premier lieu, l’analyse de l’échange politique. On s’intéresse ici aux transactions par lesquelles les groupes d’acteurs représentant divers milieux ou organisations parviennent à négocier leur présence dans un jeu commun (en faisant valoir leur statut, en construisant des accords et des règles durables, en répartissant des ressources, mais aussi en mobilisant des idées et des représentations justifiant la légitimité de leur engagement). Une telle perspective ne semble pas éloignée de l’analyse des réseaux et des approches fort nombreuses s’intéressant à la coordination des intérêts et des stratégies9 dans la mesure où il s’agit d’observer les jeux d’entente et de conflit à la base des systèmes de relations durables associant des acteurs provenant de plusieurs « secteurs » de la société. Elle s’en éloigne toutefois en ce que les configurations de jeu étudiées dans les articles qui suivent ne s’appuient pas exclusivement sur des interdépendances stratégiques. Elles ne s’inscrivent pas non plus dans des cadres dont la dimension est strictement opérationnelle. Ces configurations sont aussi déterminées par les conditions de légitimité que les acteurs parviennent à construire (ou à rappeler) et qui rendent possible la stabilisation des positions et des rôles. C’est la raison pour laquelle les contributions rassemblées ici ne s'appuient pas exclusivement sur une lecture utilitariste de l’échange (tel qu’il est appréhendé par la théorie économique du politique ou par l’école du choix rationnel), opération par laquelle des individus ou des groupes motivés par la poursuite d'intérêts identifiés sont conduits à échanger des biens ou des services conçus comme autant des ressources monnayables servant leurs desseins ou leurs stratégies. L’échange politique, tel qu’il est considéré ici, est 9
En particulier en sociologie des organisations et dans l’analyse des politiques publiques. 6
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conçu d’une manière plus souple comme les formes de communication, de passage, de circulation de biens et d’idées entre des univers institutionnels distincts. Une telle approche nous invite à faire deux brèves remarques. Tout d’abord, l’analyse de l’échange politique n'est pas limitée aux acteurs intéressés par les résultats du jeu (ceux dont la principale attitude est de tenter d’orienter ces résultats dans un sens conforme à leurs intérêts). Elle porte aussi sur tous les acteurs qui ne sont pas impliqués d’une manière stratégique mais dont les attentes peuvent orienter significativement le jeu : ceux que l’on présente souvent comme les « publics ». Autrement dit, il s’agit de passer du réseau à la configuration et de ne pas se cantonner au seul cadre de l’analyse stratégique. Ensuite, l’échange politique, tel qu’il est entendu ici, est loin de se limiter aux transactions visant la réalisation d’actions publiques (domaine relevant traditionnellement de l’analyse des politiques publiques et de la science administrative) ; il se rapporte à des questions aussi ouvertes et variées que la construction des territoires politiques, la compétition partisane, la construction de la légitimité, la représentation politique (l’imputabilité, la responsabilité, l’éligibilité, etc). En second lieu, l’analyse des univers institutionnels10. Dans une telle perspective, on considère que les échanges transversaux ne sont pas le simple résultat d'une rencontre entre des acteurs dépouillés de leurs appartenances et poursuivant des objectifs clairement identifiés et stables. Ils sont aussi façonnés par les univers mis en présence dont on conçoit bien qu'ils génèrent des savoirs, des rôles, des idées légitimes, des intérêts collectifs, des règles du jeu, des attentes, etc. Les institutions pèsent sur les échanges à leur lisière au moins de trois manières. Tout d'abord, leur existence repose généralement sur des intérêts collectifs, ceux du groupe ou de l'ensemble d'organisations qui dominent l'espace institutionnel. Pour cette raison, les acteurs engagés sont aussi le plus souvent des représentants d'enjeux collectifs. Ils sont tenus de défendre les positions les plus favorables aux intérêts matériels et à la légitimité des groupes ou des organisations qu’ils représentent. Ensuite, on ne peut écarter l'idée que les institutions sont des univers de socialisation où se forgent des connaissances, des croyances, des registres de paroles, des façons d'agir et de penser, des rôles auxquels les acteurs s'identifient sans pour autant toujours les discerner. 10
Les institutions, en sciences sociales, désignent tous les univers marqués par l’existence de règles, de procédures et d’usages stables pesant sur les croyances et les comportements des acteurs sociaux. Dans une perspective plus restrictive, la notion peut servir à identifier des « milieux » relativement bien structurés par des règles collectives, des rôles et des statuts, dont certains prennent la forme de systèmes organisés. C’est cette signification que nous retenons ici. Selon les terrains étudiés, les institutions peuvent ainsi se rapporter à des univers très divers : un secteur d’activités, un système organisationnel (comme un ensemble d’administrations), un milieu partisan, une communauté sociale ou professionnelle (organisée ou imaginée), un espace localisé où se structure dans la durée un système politique territorial (quartier, village, département, etc.), etc. 7
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Lorsqu'ils s'engagent dans des échanges avec des interlocuteurs « extérieurs », ils sont conduits à reproduire ces modèles considérés comme légitimes et tentent généralement de les imposer dans la relation, le plus souvent par intérêt et par habitude. Enfin, on ne doit pas négliger le regard et les attitudes qu'ont ces interlocuteurs extérieurs : dans les échanges avec des acteurs représentant une institution, ils accumulent sur cette dernière des connaissances et des croyances qui, avec le temps et la répétition des contacts, génèrent des anticipations dont l'effet, au bout du compte, est bien souvent de consolider les frontières de l'institution. L'orientation choisie ne nie bien évidemment pas les intérêts individuels qui motivent les engagements des représentants d'institution, mais elle conduit à alimenter la réflexion par des questions traditionnellement éloignées de l’analyse stratégique : Comment se construisent les règles que suivent les acteurs situés à la lisière de plusieurs institutions ? Quel est le poids des contextes institutionnels dans la formation de ces règles ? Dans quelle mesure les façons de penser et les répertoires d'action de chaque groupe d’acteurs orientent-­‐elles la forme des transactions entre institutions ? Qu’est-­‐ce qui fonde la légitimité à participer à ces transactions ? L’histoire de certains acteurs explique-­‐t-­‐elle la forme particulière que prend localement la configuration politique étudiée ? Comment peut-­‐on appliquer ces interrogations à la conduite des politiques publiques qui associent, dans des dispositifs contractuels, des intervenants de différents univers ? Suivant cette double grille de lecture, les auteurs réunis dans cet ouvrage se penchent sur le rôle des échanges politiques qui permettent l’intégration des « univers institutionnels » présents dans l’espace politique. Pour la plupart, leurs auteurs considèrent que la mise en jeu de différentes institutions peut expliquer, au-­‐delà des confrontations d'intérêts, la variété des procédures d’échange dans l’espace public contemporain. Les lieux de la médiation : sites et contextes Conscients de la multiplicité des approches possibles pour activer de nouvelles analyses, nous avons décidé, pour engager des travaux empiriques, d’étudier d’acteurs individuels dont la position et les ressources les conduisent à jouer un rôle important dans les lieux variés où s'opèrent des échanges transversaux. Aussi étonnante soit-­‐elle, cette entrée empirique privilégiant le niveau microsociologique ne nous semble pas du tout incompatible avec l’étude des phénomènes institutionnels. Elle se justifie tout d’abord parce que l’imbrication des institutions sociales et politiques est loin de se rapporter à des processus généraux qui seraient indépendants des micro-­‐décisions, des petites routines, des échanges inter-­‐individuels, des attitudes adoptées par ceux qui « représentent »11 une institution. Bien 11
Dans les deux sens de mise en scène et de porte-­‐parole. 8
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au contraire, les acteurs individuels intervenant dans l’espace public étant pour la plupart « liés » aux intérêts d’un groupe ou d’une organisation, ils en sont les principaux vecteurs dans les choix qu’ils opèrent, dans les rôles qu’ils endossent, dans les contraintes qu’ils cherchent à faire peser sur leurs partenaires, dans les petites règles qu’ils utilisent pour faire aboutir des décisions concrètes, et surtout dans les savoirs et les croyances auxquels ils recourent pour entrer dans des jeux de négociation. Le choix d’observer le jeu des acteurs individuels se justifie ensuite par la nécessité, pour étudier les dynamiques d'échange à la frontière des institutions, de s’intéresser à des « contextes d’action » dans lesquels sont mises en œuvre des pratiques et des décisions concrètes12. Ces dynamiques ne relèvent pas en effet de mécanismes d'influence abstraits que seule la théorie sociologique serait en mesure de dévoiler. Elles prennent forme dans des sites localisés où se négocient des questions concrètes et où participent généralement un nombre limité d'intervenants représentant chacun un segment de leur institution. Ces « sites » présentent des caractéristiques très variables selon les lieux et les moments où ils se créent. Ils peuvent être établis par le droit, être doté d'une structure bureaucratique et d'un personnel propre chargé explicitement de produire des arrangements. Les comités interministériels, les structures intercommunales, les comités de programmation des fonds européens sont par exemple des structures permanentes conçues comme des lieux de discussion entre partenaires de l’action publique à un moment où les procédures de contractualisation prennent une importance croissante. La commission mise en place par E. Balladur en 1993 pour penser la réforme de l’Etat, étudiée ici par Philippe Bezès, en est un exemple concret. Bien souvent, toutefois, les échanges entre institutions sont assurés au sein de réseaux plus ou moins souples, plus ou moins visibles, regroupant un nombre limité d’individus. C’est ce que montre ici, par exemple, l'étude de Jacques de Maillard sur les réseaux localisés de la politique de la ville ainsi que les contributions de Olivier Nay et Olivier Costa sur les jeux de dépendance entre les élus (siégeant dans les Conseils régionaux et au Parlement européen) et les « territoires politiques » où ils mobilisent des soutiens pour leur réélection. On doit noter, à ce titre, l’importance que les articles de cet ouvrage accordent aux relations personnelles entre les acteurs de la médiation. Les marques de confiance, la reconnaissance croisée des légitimités à exercer des rôles, la sincérité des relations, les jeux d’autorité entre individus et même certains ressorts émotionnels (l’empathie, la considération, le respect, etc.) peuvent jouer un rôle déterminant dans la construction des réseaux qui relient les institutions entre elles. Cette dimension inter-­‐individuelle semble essentielle, dans bien des cas, pour comprendre la réussite ou l’échec de la « greffe » entre 12
La remarque vaut en fait pour l’étude de toute institution. Cf. Frédéric Sawicki, « Les politistes et le microscope », in Curapp, Les méthodes au concret, Paris, PUF, 2000. 9
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des univers organisationnels ou, plus modestement, pour comprendre les conditions de négociation accompagnant la réalisation de projets transversaux (l’arrangement sur un dossier de financement entre partenaires territoriaux, un rapprochement des vues ministérielles concernant un problème à traiter, une mobilisation d’associations militantes dans la défense d’une cause, etc.)13. Dans le prolongement de cette idée, on ne saurait négliger, comme le rappelle Jean-­‐Pierre Gaudin dans sa contribution, les indices biographiques des individus concrètement impliqués dans les jeux de médiation (trajectoire sociale, itinéraire militant, formation intellectuelle, positions occupées antérieurement dans des organisations professionnelles, etc.). Les lieux qui servent de relais sont aussi plus ou moins stables dans le temps. Ils peuvent trouver les gages de la durée dès lors qu’ils s’organisent autour de règles du jeu bien établies et de procédures routinisées. C’est le cas par exemple en France, depuis une quarantaine d’années, des relations associant le Ministère de l’agriculture et les responsables du syndicalisme majoritaire CNJA-­‐FNSEA. Dès lors qu’ils en retirent des avantages, les acteurs ont tout intérêt à mettre en place des « dispositifs d’action collective » plus ou moins rigides de façon à contrôler les échanges et à devenir incontournables dans les rencontres et les négociations futures. À l’inverse, les échanges inter-­‐institutionnels peuvent prendre des formes beaucoup plus lâches et temporaires, sous la forme de « coalitions » passagères. C’est le cas lorsque la question à résoudre n’implique pas un engagement dans la durée (par exemple la négociation d’un projet financier de portée limitée). C’est aussi le cas lorsque la qualité et le nombre des acteurs enrôlés est indéfini et susceptible d’évoluer (par exemple dans les contextes de fluidité ouverts par les manifestations sociales ou lors de la gestion des situations de crise dans les « politiques du risque »14). C’est encore le cas lorsque des acteurs collectifs qui, pour des raisons idéologiques ou stratégiques, refusent toute « bureaucratisation » de leur mouvement (par exemple le choix d’une partie de la « gauche radicale », en France, de refuser le modèle classique de la confédération syndicale au profit d’une organisation délibérément lâche et spontanée du mouvement social). Ces lieux de la médiation peuvent aussi être plus ou moins autonomes par rapport aux milieux institutionnels qu’ils relient, notamment lorsqu’interviennent des intermédiaires ayant une position de tiers (arbitre ou coordonnateur) par rapport à ces milieux (comme le préfet au niveau territorial par exemple). Mais le plus souvent, de tels sites, où se jouent des négociations touchant des intérêts collectifs, restent placés sous le contrôle des groupes et 13
J. de Maillard souligne par exemple l’importance que jouent les « bonnes relations » entre les responsables intervenant en milieu urbain dans la réalisation des projets sociaux, éducatifs ou culturels. 14
Affaire du sang contaminé, catastrophe de l’Erika ou du Ievoli Sun, crise de la vache folle, polémiques sur les déchets nucléaires (voir à ce titre les articles rassemblés dans Politix, 44, 1999). 10
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des organisations qui y sont représentés, prêts à faire défection s'ils jugent leur intérêts mal défendus. Les sites inter-­‐institutionnels peuvent enfin être plus ou moins légitimes. Lorsqu’ils sont mis en place à des fins de coordination ou d’arbitrage dans la prise de décision, ils sont présentés comme des lieux de pacification des conflits potentiels et d'harmonisation des opinions en vue de produire de l'action collective. A l'inverse, ils sont souvent dénoncés lorsqu’ils constituent des lieux d'arrangement fermés et opaques assurant essentiellement la protection d'intérêts catégoriels et l'exclusion d'autres acteurs (comme l’ont mis en évidence, par exemple, les recherches sur les relations entre administrations et groupes de pression dans les systèmes néo-­‐corporatistes). En ce sens, les acteurs n’ont pas toujours intérêt à « publiciser » les jeux de médiation entre leurs institutions dès lors que l’opacité de ces jeux leur permet de garder un certain contrôle sur la relation et les avantages qu’elle procure. Une telle approche nous éloigne inéluctablement de la plupart des travaux néoinstitutionnalistes dont l’intérêt se porte prioritairement sur les phénomènes d’émergence et de diffusion de cadres normatifs et cognitifs dans des espaces généralement très étendus (les politiques nationales, les secteurs d'activités, les grandes structures administratives…) et cela bien souvent au détriment de l’analyse in situ de pratiques et de processus d'interaction au niveau microsociologique15. Préférant l’étude des registres idéologiques, des dispositifs organisationnels et des grandes orientations publiques à celui des usages et des routines expérimentés dans des sites localisés, ces travaux négligent de ce fait, pour reprendre les mots d’Erhard Friedberg, « de s’intéresser à la stabilisation des comportements obtenus localement par les systèmes empiriques de relations entre acteurs »16. C’est la raison pour laquelle les contributions présentées dans cet ouvrage privilégient toutes l’analyse empirique d’un ou plusieurs contextes d’action. Les figures de la médiation : le généraliste et le courtier 15
Du moins ceux qui se revendiquent de la sociologie politique, de la sociologie des organisations et de l’histoire. Voir à ce titre les critiques de Andy Smith dans « Institutions et Union européenne. Une méthode d'analyse pour un objet problématisé » (Curapp, La méthode au concret, op. cit.). Voir aussi l’importance qu’accorde Olivier Nay à l’intériorisation, dans les comportements individuels, des contraintes institutionnelles (« L’institutionnalisation de la région comme apprentissage de rôles », Politix, 38, 1997). 16
Erhard Friedberg rappelle à ce titre que les porte-­‐parole des organisations « n'interagissent pas avec un environnement abstrait, mais avec un nombre limité d'interlocuteurs concrets qui deviennent leurs correspondants privilégiés. Liés à l'organisation par des relations plus permanentes d'échange et de pouvoir, ceux-­‐ci en viennent à personnifier complètement des segments entiers d'environnement qu'ils finissent par ‘représenter’ face à l'organisation, tout en constituant les ‘relais’ […] de celle-­‐ci au sein de leur segment d'environnement » (Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, op. cit., 1993, p. 91 ; voir aussi p. 510). 11
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Les auteurs rassemblés ici s’intéressent à des acteurs de la vie publique locale, nationale ou européenne dont l’activité professionnelle ou militante les conduit — parfois en dépit de leur statut — à jouer un rôle important dans les relations nouées entre plusieurs univers institutionnels. Certains d’entre eux apparaissent comme des personnages secondaires dans la hiérarchie des responsabilités et du pouvoir (ils sont, pour cette raison, peu étudiés par la science politique). Mais tous sont conduits à certains moments de leur activité, lorsque le contexte les y incite et pour des motifs qui peuvent varier (participer à un programme public, exercer un arbitrage entre des parties en conflit, renforcer les intérêts d'une organisation politique, coordonner la négociation entre des groupes, mettre en relation des acteurs physiquement éloignés les uns des autres…) à intervenir de façon transversale « en sillonnant » plusieurs espaces institutionnels. Devant la très grande diversité des acteurs étudiés — qui a-­‐t-­‐il de commun entre un chef de projet dans les politiques urbaines, un conseiller régional et un commissaire européen ? — on a fait le choix d’adopter les termes délibérément souples d’« acteur généraliste » et de « courtier » comme notions analytiques susceptibles de permettre une réflexion commune sur ceux que l’on appelle communément les intermédiaires. De telles notions peuvent apparaître à première vue quelque peu réificatrices si l’on imagine pouvoir ainsi désigner des catégories particulières d’acteurs. Or, loin de vouloir faire entrer dans le lit de Procuste des individus dont l’hétérogénéité est la seule caractéristique commune, les notions doivent permettre d’analyser, à partir de certains indicateurs, différents types d’activité dont le point commun est d’impliquer les acteurs dans un jeu de médiation17 entre plusieurs univers institutionnels. En d’autres termes, il s’agit d’analyser ici ce que les acteurs « font » plutôt que ce qu’ils « sont ». Pour reprendre à notre compte la formule d’un grand juriste bordelais : « on ne dîne pas avec un acteur généraliste ou avec un courtier »18… mais on peut dîner avec un acteur qui, dans l’exercice de son métier, accomplît quotidiennement une activité de généraliste ou de courtier. Ces acteurs, tels que nous les entendons, se distinguent par leur aptitude à intervenir dans différentes arènes dont les règles, les procédures, les savoirs et les représentations peuvent être sensiblement éloignés. Ils forgent aussi leur compétence sociale par leur capacité à se poser en relais entre des groupes, des milieux, des organisations dont les intérêts divergent, mais parallèlement tenus de coopérer, de travailler ensemble. Ils sont tenus de maîtriser (plus ou moins bien) une pluralité de rôles et de connaissances, et de les mettre en œuvre en différents lieux de l’espace social. Leurs ressources reposent moins sur leur capacité à imposer un point de vue définitif que sur leur aptitude à mobiliser des partenaires, à produire des arguments, à formuler une représentation commune de la 17
Voir plus bas le sens que l’on accorde à ce terme. « On ne dîne pas avec une personne morale » (Léon Duguit). 18
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situation, à élaborer des compromis et inventer des solutions acceptables par tous. Si l’on se risque à la métaphore sportive, l’activité du généraliste ou du courtier peut être associée à celle du « passeur » et de l’« ouvreur ». On comprend en ce sens que l’observation de ces activités soit liée à la question de la médiation. Cette question a bien été analysée par les sciences sociales. De nombreuses études de science politique et de sociologie se sont en effet interrogées sur l’activité de ces individus dont l’étrange qualité est de naviguer d’un groupe à l’autre, d’un secteur à l’autre, et de participer à l’intégration de ces derniers. Tous ne sont pas identifiés à partir des mêmes critères. Mais tous participent à ce jeu ambigu qui consiste à intervenir simultanément dans des milieux dont les intérêts et les représentations divergent. Sont concernés, dans des domaines aussi variés que l’analyse des politiques publiques, de l’anthropologie, de la sociologie des rôles, de celles des organisations, des idéologies, de la culture ou des sciences, ce que l’on nomment les « courtiers »19, les « relais »20, les « médiateurs »21, les « intermédiaires »22, les « porte-­‐parole »23, les « leaders transactionnels »24, les « intégrateurs »25, les « marginaux-­‐sécants »26, les « passeurs »27, les « entrepreneurs de médiation »28, les « bricoleurs d'idéologie »29, les « traîtres culturels »30 19
Jeremy Boissevain, Friends of Friends. Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford, Basil Blackwell, 1974 ; Paul Sabatier, « Policy Change over a Decade or More », dans Paul Sabatier, H. Jenkins-­‐Smith, eds, Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition Framework, Boulder, Westview Press, 1993 ; Olivier Nay, La région, une institution…, op. cit. 20
Michel Crozier et Erhard Friedberg, L'acteur et le système, Paris, Seuil, 1977. 21
Bruno Jobert, Pierre Muller, L’Etat en action, Paris, PUF, 1987 ; Bruno Jobert, « Mode de médiation sociale et politiques publiques : le cas des politiques sociales », L’année sociologique, 40, 1990 ; Michel Callon, dir., La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1989. 22
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973 ; Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, Maspero, 1982 ; Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989 ; Denis-­‐
Constant Martin, « Le choix d’identité », Revue française de science politique, 42 (4), 1992. 23
Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction », L’Année sociologique, 36, 1986 ; Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, « A qui tient le succès des innovations ? », Gérer et comprendre, 11 et 12, 1987. 24
Frederick G. Bailey, Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971 [1969]. 25
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, op. cit. 26
Haroun Jamous, Sociologie de la décision, la réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, CNRS, 1969 ; Bruno Jobert, « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction des normes institutionnelles », in Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin, dir., La construction du sens dans les politiques publiques, Paris, L’Harmattan, 1995. 27
Michel Marié, Les terres et les mots. Une traversée des sciences sociales, Paris, Méridiens-­‐Klincksieck, 1989 ; Francis Godard, « Recherche sur la ville : clercs ou experts ? », Sociologie du travail, 37 (2), 1995. 28
Jean-­‐Pierre Gaudin, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences-­‐po, 1999. 29
François Bourricaud, Le bricolage idéologique. Essai sur les intellectuels et les passions démocratiques, Paris, PUF, 1980. 30
Robert Ellis, Michael Thompson, Aaron Wildavsky, Cultural Theory, Boulder, Westview, 1990. 13
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et ceux qui pourraient être tout aussi bien nommés les « vulgarisateurs », les « entremetteurs », les « intercesseurs », les « diffuseurs » ou les « interprètes ». Il y a là sans doute le danger de tomber dans les pièges du nominalisme pour finalement ne désigner qu’un même type d’activité, celui qui consiste à intégrer des environnements distincts (que ce soit des milieux culturels, des champs organisationnels, des groupes, des espaces de savoirs, etc.). Il reste que chaque notion peut être utile si elle permet de dévoiler un aspect particulier de ce travail, car traduire des normes culturelles, mettre en relation des parties, vulgariser des connaissances techniques, rendre son arbitrage dans un conflit ou assurer le courtage de dossiers ne sont pas les mêmes activités. Afin d’appréhender cette hétérogénéité, nous proposons une distinction entre deux formes d’activité qui ne se recoupent pas forcément : d’une part l’activité du « généraliste » qui consiste à construire du « sens commun » entre des milieux institutionnels qui ne recourent pas aux mêmes savoirs et aux mêmes représentations (c’est la dimension cognitive de la médiation) ; d’autre part l’activité du « courtier » qui consiste à rechercher des solutions acceptables entre des groupes éloignés qui peuvent trouver un avantage à coopérer même s’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs et n’ont pas les mêmes intérêts (c’est la dimension stratégique de la médiation). La notion de « généraliste » a initialement retenu notre attention pour une raison simple : c’est un terme revendiqué dans le monde social, notamment dans l’administration et dans le monde de l’entreprise, chez ceux qui affirment ne pas détenir un savoir spécialisé31 ou chez ceux qui, tout en exerçant une compétence spécialisée, jouent un rôle d’interface entre différents milieux. On se propose ici de l’utiliser comme un concept à portée intermédiaire, distinct du sens commun, pour désigner les acteurs dont les compétences, les ressources et la légitimité leur permettent de « traduire » (au sens de M. Callon) des connaissances, des savoirs, des registres de légitimité entre des univers organisationnels ou sociaux qui doivent (ou désirent) travailler ensemble mais ne recourent pas aux mêmes registres d’intelligibilité. Concrètement, l’activité du généraliste consiste à collecter des points de vue, à interpréter des références et des savoirs, à comprendre des opinions et des croyances, à les mettre en contact et les faire circuler d’un univers à l’autre. Dans un second temps, elle consiste à trouver des équivalences, des « grandeurs » communes à toutes les parties, à les synthétiser dans un langage commun, à construire des récits compris de tous. En d’autres termes, elle tente de produire une intelligibilité commune en utilisant des idées et des valeurs pouvant 31
Pierre Rosanvallon évoque à cet égard la distinction établie à la fin du XIXe siècle, dans l’administration française, entre les « généralistes » et les « techniciens » parmi les hauts fonctionnaires travaillant au sommet de l’Etat, in L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 70 et p. 75. 14
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être partagées par les milieux mis en contact32. Dans la politique de la ville, par exemple, l’activité effectuée par certains agents de l’Etat (notamment le sous-­‐préfet à la ville) implique de savoir opérer un « bricolage idéologique » capable de produire une compréhension commune de certains problèmes sociaux dans un contexte où se confrontent le point de vue des experts, le discours des élus, les attentes des associations, l’opinion des agents sociaux, l’identité de certains quartiers, l’appréciation des services de police, des représentants des transports, des instances judiciaires, des administrations de la culture, etc. De même, les fonctionnaires du Secrétariat général du comité interministériel (SCGI) en France (étudiés par Jean-­‐Michel Eymeri) comme certains commissaires européens (étudiés par Andy Smith) contribuent à produire des solutions cognitives capables d’intégrer des visions du monde et des savoirs éclatés entre les milieux décisionnels nationaux et les directions générales de la Commission européenne. L’activité du « courtier » peut paraître moins noble et plus modeste dans la mesure où elle consiste à intervenir comme entremetteur dans un échange intéressé entre des parties. Cette forme de médiation, qui consiste à mettre en contact des acteurs susceptibles de retirer des profits mutuels dans un échange de biens et ou de services, n’implique pas en effet que soit produite une compréhension commune d’un problème, d’un enjeu ou d’une situation. Elle suppose plus prosaïquement une entente minimale sur les termes de l’échange et sur les profits (matériels ou symboliques) que chacun peut en retirer. Elle n’en reste pas moins déterminante dans la vie politique à un moment où les politiques publiques sont le produit d’une négociation multi-­‐niveaux obligeant des équipes politiques rivales à « collaborer » dans le financement de projets contractualisés. Les stratégies « donnant-­‐
donnant » incitent à la négociation continue en vue d’aboutir à des arrangements équilibrés où se mêlent l’intérêt et le rapport de force. Les pratiques de courtage sont également essentielles dans la mesure où la pluralité des acteurs engagés dans l’action publique d’une part, la diversité et la flexibilité des scènes de négociation du local à l’Europe d’autre part, multiplient les occasions d’échange entre des acteurs collectifs qui ne se côtoient pas régulièrement ou qui sont condamnés à travailler ensemble depuis peu. Comme le montrent les contributions portant sur les conseillers régionaux (O. Nay) et les élus européens (O. Costa), une grande part de l’activité des représentants politiques peut être vue, dans une large mesure, comme un travail de courtage entre, d’un côté, les acteurs territoriaux intéressés par la réalisation de projets publics et, de l’autre, les « lieux » décisifs où sont sélectionnés ou confectionnés les dossiers publics dans les assemblées33. 32
Pour autant, la posture du généraliste n’est pas forcément neutre : celui-­‐ci peut tenter d’orienter la compréhension d’une situation selon ses propres priorités dès lors que ses intérêts sont en jeu. 33
Des lieux comme la présidence de l’assemblée, son cabinet, l’administration ou les commissions de travail. 15
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On voudrait toutefois souligner que la perspective de recherche adoptée ici évite de confondre la position institutionnelle avec l’exercice concret de la médiation. Les statuts ne créent pas systématiquement des rôles d’intermédiaire. Si le fait d’être préfet ou d’être parlementaire implique de savoir endosser des compétences et des rôles prescrits de « coordonnateur », « animateur », « porte-­‐parole », etc , dans certains lieux et à certaines occasions, l’activité d’intermédiaire est aussi largement déterminée par des facteurs proprement individuels ou contextuels : l’engagement personnel et le « style d’action » des individus, les sollicitations particulières auxquelles ils sont soumis dans leur environnement direct, les opportunités qui s’ouvrent à certains moment de leur activités. La diversité des attitudes professionnelles chez les commissaires européens en est une bonne illustration, comme le montre Andy Smith. Les situations institutionnelles qu’ils rencontrent à leur arrivée — notamment la façon dont le commissaire précédent a géré le portefeuille —, mais aussi la trajectoire personnelle qu’ils ont eu en amont de leur nomination, peuvent expliquer que la façon dont ils mènent leur activité n’est jamais totalement déterminée à l’avance par leur statut et leur fonction. Certains, par exemple, estiment qu’une grande partie de leur activité doit être consacrée à la transmission d’informations entre la Commission et leur pays d’origine (avec lequel ils continuent d’entretenir des contacts privilégiés). D’autres préfèrent endosser un rôle d’intercesseur, au niveau des institutions communautaires, entre le collège des commissaires et la (les) direction(s) générale(s) dont ils ont la responsabilité. D’autres encore s’approprient leur fonction en recherchant la plus grande neutralité entre le collège, les intérêts « sectoriels » des directions générales et les intérêts « nationaux » des Etats-­‐membres. Hauts responsables au service de l’intérêt général européen, ils conçoivent alors l’exercice de leur mandat dans l’indépendance que leur confère leur statut. Les deux figures idéales-­‐typiques du courtier et du généraliste ne sont pas exclusives l’une de l’autre et, dans la réalité, se combinent le plus généralement. Les échanges d’ordre cognitif ne reflètent pas simplement, en effet, des écarts « culturels » entre institutions : ils sont l’occasion de défendre des « points de vue » reflétant eux-­‐mêmes les intérêts des groupes et des organisations en contact. Autrement dit, le travail réalisé par un généraliste sur les idées et les valeurs cache bien souvent des tensions entre institutions cherchant à préserver des positions et un certain contrôle de la situation. Il est bien souvent au cœur d’une lutte de classements dont le principal objectif est de défendre des intérêts collectifs. Il est donc rarement dissociable, pour cette raison, d’une activité de courtage. Si les acteurs de l’interministérialité (dans le domaine européen, de l’environnement, de la lutte contre la corruption, de l’aménagement du territoire, etc…), par exemple, ont pour tâche d’intégrer horizontalement les différentes « opinions » ministérielles et d’identifier des enjeux pouvant répondre aux représentations de chacun, ils sont parallèlement au cœur de luttes d’institutions. C’est ce que montre l’article de Jean-­‐Michel Eymeri sur les fonctionnaires du 16
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SGCI : véritables « diplomates » pris dans l’étau des intérêts sectoriels représentés par les ministères, leur travail implique de savoir trouver les termes d'un compromis dans des marchandages et des échanges quasi-­‐monétaires — des « deals » selon leurs termes — prenant en compte les intérêts et les requêtes exprimés par les représentants ministériels34. Enfin, si l’on insiste ici sur le rôle tenu par des « figures » individuelles, on voudrait toutefois préciser que la médiation, dans son acception plus générale, doit être entendue comme un processus social et non pas comme une simple activité individuelle. Elle prend généralement forme dans des jeux complexes mettant en scène des chaînes d’acteurs plus ou moins étendues et plus ou moins souples — que les analyses qualifient, selon leur sensibilité, de « réseaux », de « configurations » sociales, de « coalitions », de « communautés », etc35. Si l’on prend l’exemple des élus politiques étudiés dans cet ouvrage, l’objectif de l’analyse est de montrer que leur activité est largement consacrée à intervenir dans la transmission des attentes et des demandes de financement entre des acteurs situés à plusieurs niveaux de la représentation politique. Ce n’est toutefois pas ignorer qu’ils ne sont ne sont qu'un maillon faible dans des jeux de négociation où, selon les dossiers, interviennent des agents des administrations, des équipes politiques implantées sur le territoire, des relais ministériels, des acteurs sectoriels (établissements consulaires, branches professionnelles, syndicats…), des associations, des cabinets d’expertise, etc. La contribution de Jacques de Maillard relatant les dispositifs d’action mis en place dans le cadre de la politique de la ville ne survalorise pas non plus, loin de là, le rôle tenu par les chefs de projet. En d’autres termes, le choix de mener ici des études sur l’activité d’intermédiaire de certains acteurs ne contredit pas l’analyse processuelle de la médiation. Bien au contraire, elle cherche à l’enrichir en s’interrogeant sur la façon dont les formes complexes de la médiation, en politique, s’expriment dans les pratiques professionnelles ou militantes des acteurs mobilisés. 34
On voudrait préciser ici que la réflexion ne doit en aucun cas conduire à adopter une vision « héroïque » du travail effectué par les intermédiaires. Comme la plupart des articles présentés ici le montrent, les généralistes ne parviennent jamais à construire une « vision du monde » parfaitement cohérente. Ils peuvent d’ailleurs échouer dans la conciliation de points de vue opposés. Leur participation se limite, dans bien des cas, à rechercher des convergences minimales permettant aux institutions de travailler ensemble. Il serait absurde de considérer qu’elle contribue à éliminer totalement les différences d’appréciation entre les milieux institutionnels. 35
Jean-­‐Pierre Gaudin rappelle par exemple que les travaux sur la médiation dans l’analyse des politiques publiques mobilisent depuis un certain temps un large champ de la recherche en science politique : chacune à sa manière, l’analyse des communautés de politiques publiques, des coalitions de cause, des forum de débat et des arènes de négociation, laissent entendre que l’action publique est le produit d’une circulation des opinions et d’une confrontation des intérêts mettant en scène des hommes politiques, des techniciens, des représentants de la société civile, des milieux d’experts, des scientifiques et des journalistes. 17
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De manière plus générale, l’ensemble des contributions qui suivent permettent de repérer un certain nombre de qualités associées à cette activité. Le passeur est d’autant plus en mesure d’intercéder entre des institutions qu’il dispose d’une capacité d’interprétation des règles qui régissent localement les rencontres entre les milieux institutionnels ; qu’il peut s’affranchir (momentanément) des dépendances horizontales et verticales que son statut lui impose ; qu’il sait utiliser des règles et endosser des rôles propres aux différents milieux dans lesquels il intervient ; qu’il parvient à mobiliser et contrôler les images légitimes des groupes et des univers qu’il met en contact ; qu’il est en mesure de s’appuyer sur la référence à une « grandeur » faisant appel à un principe universel ou à un intérêt général. Il privilégie généralement l’arrangement sur le conflit, l’accommodement par rapport à la règle et l’adaptation au contexte de la situation. Les intermédiaires dans l'espace public : des professionnels de la médiation aux représentants d'institution Dans l’espace public, les rôles de généraliste ou de courtier peuvent être endossés par des acteurs très divers, mais certains mandats ou statuts prédisposent à jouer de tels rôles. Les deux rôles concernent, tout d’abord, tous les acteurs dont le mandat, la profession ou les compétences reconnues en font de véritables professionnels de la médiation. Dans un univers soumis plus qu'hier à une approche concertée des problèmes publics d’une part, à l'intervention croisée des institutions politiques et administratives tant horizontalement (au niveau des ministères, au niveau des territoires) que verticalement (du local à l'Europe) d'autre part, la conduite de l'action publique comme le fonctionnement des organes bureaucratiques impliquent de plus en plus la mise en place de procédures transversales permettant de mobiliser les volontés, d'animer des réseaux, d'assurer la circulation de l'information, de coordonner les interventions, de produire des solutions de compromis mais également de gérer les conflits. Les vingt dernières années, à cet égard, ont été marquées par le renforcement ou la création, à tous les niveaux, de postes ou de fonctions professionnelles explicitement dévolues à la médiation inter-­‐institutionnelle. Les fonctionnaires de l'interministérialité (comme les agents du Secrétariat général du gouvernement, des délégations et des comités interministériels, du SGCI ou du Secrétariat général de la Défense nationale) voient leur rôle sans cesse réévalué avec la multiplication des réunions interministérielles, tandis qu'au niveau local, les préfets et sous-­‐préfets occupent, depuis la loi ATR du 6 février 1992, une position d'animation et de coordination tant dans la négociation et la mise en œuvre des grands programmations contractualisées (Contrats de plan Etat-­‐région, programmes européens) que dans le fonctionnement des services déconcentrés. De la même façon, des professionnels de la médiation prennent une part croissante à la réalisation des politiques 18
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publiques locales répondant à la logique du « projet ». La politique de développement social des quartiers (1983), puis la politique de la Ville (1991) ont constitué à ce titre des terrains d'expérimentation de la contractualisation avec la mise en place des chefs de projet, la création des sous-­‐préfets à la ville, des « correspondants-­‐ville », des délégués de quartier, des agents de développement social et, dans la gestion des conflits sociaux, des médiateurs de justice, des coordonnateurs de prévention, des « Grands frères » ou plus récemment des agents locaux de médiation sociale (1997). Les agents de développement local ou les coordonnateurs de projet ont quant à eux pour mission d'animer, dans le cadre de la politique des « pays », la concertation locale destinée à la réalisation de projets de développement. L'intérêt de ces innovations institutionnelles est de faire reposer la médiation sur l'intervention d'acteurs dont le statut implique le respect d’une certaine neutralité (une position de tiers) dans la négociation entre d’autres parties intéressées. A l'exception des préfets, les professionnels de la médiation sont censés pouvoir s'affranchir des dépendances sectorielles ou organisationnelles pour se consacrer à la recherche d'un intérêt commun entre des parties dont les attentes, les intérêts, les façons de penser et de faire diffèrent plus ou moins. Il reste que les liens transversaux dans l'espace public sont loin d'être toujours le résultat de procédures publiques encadrées par le droit et mises en œuvres par des agents professionnels. Ils se constituent le plus souvent de façon informelle dans la succession des rencontres organisées entre représentants chargés d'agir pour le compte d'institutions formelles. Qu'ils soient commissaires européens, agents de la Représentation permanente à Bruxelles, ministres, membres de cabinet, directeurs d'administration, préfets, élus locaux, fonctionnaires territoriaux, délégués consulaires et syndicaux, responsables associatifs, etc., tous ces acteurs de l'espace public ont cette particularité d'agir au titre et pour le compte du groupe, de l’organisation, du secteur qu’ils représentent et au nom duquel ils parlent. Tous sont marqués par une appartenance qui définit largement les conditions de leur engagement dans l'espace public. Les « représentants », parce qu'ils agissent à la lisière de leur institution dans des sites où ils négocient les intérêts de cette dernière, sont donc aussi, par leur fonction et leur statut de porte-­‐parole, des intermédiaires entre ceux qui les ont mandatés et les autres univers de la vie sociale. Dans un sens large, les représentants sont tous les individus qui exercent une compétence déléguée (par un groupe, par une organisation, par une autorité hiérarchique) et agissent en vertu d’un mandat (électif ou nominatif). Parmi eux, ceux qui revendiquent la représentation de l’intérêt général — les agents de l’Etat ou de la Commission européenne — ou qui sont mandatés par le suffrage universel — élus locaux et parlementaires — sont très souvent conduits à rencontrer des responsables d'organisations sectorielles ou catégorielles. Pour cette raison, ils sont fréquemment impliqués dans un 19
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travail d'interprétation des demandes exprimées sur le territoire ou dans des secteurs d'activités. Ils sont souvent chargés de mobiliser et d'associer des partenaires privés concernés par la résolution d'un même problème public. Ils sont appelés à jouer un rôle d'arbitre (lorsque surgissent des différends entre ces mêmes partenaires) et à rechercher des solutions qui peuvent être communes. Une part importante de leur activité, enfin, est consacrée à jouer un rôle d'intermédiaire entre les acteurs de la société civile, porteurs de revendications et de demandes d’aides publiques, et les autorités susceptibles de leur apporter une réponse politique, technique ou financière (assemblées représentatives, administrations locales, ministères nationaux, directions générales européennes…). L’activité de certains élus locaux, comme le conseiller général et le maire de petite commune en milieu rural, le maire-­‐adjoint en milieu urbain, suppose une aptitude à intercéder entre les multiples groupes impliqués dans la conduite de projets publics (associations, chambres économiques, entreprises, experts et universitaires, autorités de police, travailleurs sociaux, etc.). Elle implique souvent également de savoir se muer en courtier, par le biais du cumul des mandats et des réseaux politiques, pour faire remonter les attentes concrètes de ces mêmes groupes auprès des institutions politiques et administratives situées à d’autres niveaux de gouvernement. De même, des représentants nommés, comme le préfet et surtout les sous-­‐préfets, coordonnent au niveau du territoire les négociations entre l’Etat et les acteurs locaux dans la réalisation d'actions publiques menées en partenariat (projets contractualisés, programmes européens, etc.)36. Et dans le même sens, ne peut-­‐on pas observer chez le premier secrétaire de fédération partisane (étudié ici par F. Sawicki), représentant souvent fébrile du parti dans le département, un rôle d’intercesseur obligé entre une partie des élus locaux et les instances dirigeantes nationales, même si ce rôle est traditionnellement dévolu aux principaux hiérarques locaux ayant leurs « entrées » à Paris ? L’activité de généraliste, en revanche, apparaît beaucoup plus difficile à tenir pour les représentants d’intérêts sectoriels (responsables syndicaux, consulaires, associatifs, professionnels) dans la mesure où ils sont perçus, aux yeux de leurs partenaires mais aussi aux yeux de leurs électeurs-­‐mandants, comme des propriétaires d’enjeux spécifiques. Les contraintes de rôle qui pèsent sur leur statut de délégué les incitent à intervenir, dans l’espace public, comme des porte-­‐parole exclusifs du (des) groupe(s) qu’ils représentent. Cela ne les empêche pas toutefois, dans leur propre institution, d’endosser un rôle d’intermédiaire dès lors qu’ils tentent de fédérer, structurer, agréger l’ensemble des « milieux » divers qui composent le groupe représenté — ces milieux pouvant être des professions (cas des ordres professionnels par exemple), des métiers et organisations privées (établissements consulaires), des « courants » internes à une organisation (syndicats 36
Même s’ils se voient de plus en plus concurrencés dans ce rôle (et parfois même marginalisés) par les conseillers généraux et les maires, voire par les députés pour les opérations les plus importantes. 20
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professionnels) et même des territoires (cas d’organisations nationales ayant adopté un modèle fédéral). A ce titre, on peut supposer que des représentants intervenant comme mandataires de plusieurs institutions à la fois, généralement par la voie du cumul des mandats (cas des élites politiques et de certaines élites professionnelles37), sont plus portés que d’autres à endosser une activité d’intermédiaire. C’est ici la situation de multipositionnalité qui peut expliquer le rôle clé joué par ces acteurs dans les échanges entre plusieurs univers institutionnels. Enfin, on notera que la vocation des représentants à se constituer en relais comporte des risques. Ceux-­‐ci sont généralement partagés, en effet, entre deux rôles contradictoires : d’une part, le rôle d’intermédiaire qui leur assure une certaine autonomie vis-­‐à-­‐vis de leur propre institution (en leur procurant notamment des ressources face aux concurrents qui évoluent dans leur propre milieu professionnel) ; d’autre part, le rôle de porte-­‐parole qui implique, pour tous les représentants, de protéger les intérêts collectifs de leur institution. S’ils sont généralement rodés à la logique du double-­‐jeu, ils prennent toutefois le risque d’apparaître comme des « traîtres potentiels » aux yeux de leurs interlocuteurs comme aux yeux des membres de ceux qui les ont mandatés. Leur fonction peut conduire à des désaveux d'un côté comme de l'autre (voir par exemple, dans la contribution de Jacques de Maillard, la difficulté qu'ont les préfets à la ville et les chefs de projet à s'imposer dans leur fonction d'animation locale dès lors qu’ils demeurent sous la dépendance de leur corps ou de leur administration d'origine). S’ils ont des statuts différents, tous les acteurs analysés dans cet ouvrage exercent une activité de courtier ou de généraliste. Ce faisant, la recherche entreprise ici ouvre la voie à une question plus large pour la sociologie politique. Elle invite à considérer que, pour tout acteur privé ou public, les ressources requises pour entrer dans un jeu, intervenir de façon efficace dans des circuits décisionnels, participer à un pouvoir, ne sont pas seulement liées au contrôle de réseaux de clientèle et à l’entretien de fidélités politiques (le pouvoir par le patronage). Elles ne sont pas liées non plus simplement à une capacité d’action technique (le pouvoir par l’expertise). Elles sont aussi liées à son aptitude à circuler d’une arène institutionnelle à l’autre et à intervenir dans les différents lieux où s’opèrent les arrangements les plus décisifs entre les groupes sociaux38. 37
La tradition du cumul des mandats est par exemple une des caractéristiques dominantes de la représentation dans l’univers syndical agricole. 38
Nous tenons à remercier ici tous ceux qui sont intervenus au séminaire « Actions publiques et relations inter-­‐
institutionnelles », organisé à l’IEP de Bordeaux dans le cadre du CERVL, du printemps 1998 à l'été 2000. Leurs commentaires ont été précieux et nous ont incité, tout au long de ces deux années, à préciser la problématique de recherche et à clarifier le cadre d’analyse. 21
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