La jurisprudence source de droit ? Raphaël Florès, groupe A À l’occasion de récurrentes polémiques sur la liberté d’expression, il n’est pas rare d’entendre parler de l’arrêt Baudelaire qui incarne la souplesse régénératrice de la jurisprudence : le mélancolique poète bénéficia en effet d’un arrêt de réhabilitation de la Cour de cassation en 1949 alors qu’un siècle plus tôt même l’ingérence impériale n’avait pu y aboutir. De fait, la jurisprudence, qui est l’ensemble des décisions de justice relatives à la solution d'une question juridique donnée, ne peut qu’évoluer : « nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée » affirme la Cour de cassation au 09/10/2001. Littéralement « science du droit » en allemand et « philosophie du droit » en anglais, la jurisprudence semble pouvoir être considérée comme une véritable source de droit, en ce qu’elle consacre le changement juridique. Suivant de plus moins loin l’évolution de la société, le juge interprète la loi : le législateur n’étant pas omniscient, il convient au juge d’assurer une juste application aux différents cas. Pour ce faire, il doit mettre en exergue ou de côté tel élément de la loi, soulignant alors l’idée vers laquelle le droit est sensé tendre actuellement. Les juridictions suprêmes y tiennent un rôle prépondérant : la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d’État a bien sûr la plus grande portée, mais à défaut, la jurisprudence des juridictions inférieures peut faire référence. Toutefois, alors que l’influence de la coutume est autant légitimée que la loi et le bloc de constitutionnalité (soit les règles de droit écrites), la jurisprudence n’est pas officiellement l’inspiratrice du droit : elle n’est même pas évoquée dans la Constitution de 1958. Pourtant, la jurisprudence est lourde de conséquences : ainsi l’adresse IP (Internet Protocol) est actuellement considérée par le législateur comme la carte d’identité des internautes alors que la Cour d’appel de Paris estime qu’elle « ne constitue en rien une donnée indirectement nominative relative à la personne dans la mesure où elle ne se rapporte qu’à une machine, et non à l’individu qui utilise l’ordinateur » (arrêt du 15/05/2007). Or, l’actuel projet de loi Création et Internet y prend son unique appui pour identifier les coupables d’atteintes à la propriété intellectuelle sur Internet. Tandis que d’autres États accordent un rôle bien plus conséquent à la jurisprudence, à l’instar des ÉtatsUnis, l’interdiction pour les juges de véritablement remplacer le législateur (établie en 1803 pour se protéger de l’arbitraire des Parlements de l’Ancien Régime) peut désormais paraître comme un épineux sujet à controverse. C’est pourquoi il nous faut dépeindre avec plus d’acuité la place et le rôle de cette pratique : on peut se demander si la jurisprudence n’est qu’une simple interprétation du droit, ou bien un véritable vecteur de changement du droit ? En conséquence, on peut en toute logique examiner d’une part les freins institutionnels au caractère créateur de la jurisprudence (I), et d’autre part les possibilités offertes aux juges d’influer sur le droit (II). I. Les obstacles à la jurisprudence comme pouvoir législateur Dans l’optique de préserver la souveraineté du peuple, exprimée par le monopole législatif du Parlement et du gouvernement, il existe de nombreux freins à l’influence de la jurisprudence sur le droit : en premier lieu, le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs (A) ; ensuite, le manque de maintien des arrêts et jugement dans la durée (B). A. La séparation des pouvoirs Le premier obstacle auquel se heurte le juge qui désire imposer une nouvelle norme législative est majeur : établi depuis la Révolution de 1789, le principe de séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) est un des fondements de la République. À ce titre, il est inscrit dans la Constitution de 1958 : seul « le Parlement vote la loi » (article 4), et il n’y a nulle mention d’un quelconque pouvoir du juge qui n’est en fait qu’une « autorité » (titre VIII). Ce principe est expliqué par Montesquieu dans De l’esprit des lois : « il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative », avec pour racines les excès de l’Ancien Régime où les Parlements n’étaient pas que la « bouche de la loi » mais bien organe créateur aux mains d’une noblesse plus qu’arbitraire dans ses jugements. Dès lors, il était indispensable d’immuniser la puissance judiciaire des ingérences particulières : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises » (article 5 du Code civil). En effet, puisque le juge ne dispose pas de la légitimité élective obligatoire au pouvoir législatif, il ne doit pas imposer aux justiciables ses idées concernant les vides législatifs, or « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » (article 37 de la Constitution). La Constitution est donc le premier facteur de limitation au pouvoir normatif du juge, pour autant il est parfois moins considéré que l’inconstance supposé de la jurisprudence. B. La relative continuité des décisions de justice De fait, la jurisprudence est la nécessaire mais ambivalente connexion entre, d’une part la loi générale et impersonnelle, et d’autre part le cas particulier auquel est confronté le juge. À ce titre, il paraît éclairant de constater le véritable tollé suscité par l’introduction de « peines planchers » par la loi du 10/08/2007 relative à la lutte contre la récidive: il s’agit d’une règle empêchant le juge de prononcer une peine dont le quantum serait inférieur à un seuil minimal, les juges étant accusés de laxisme par une partie de l’opinion publique. Cependant, ce sont les conditions qu’il faut plus particulièrement souligner : le quantum peut toujours être motivé par le juge en cas de demande, il n’y a donc pas d’automatisation des peines. Et c’est précisément cette possibilité pour le juge de ne tenir compte que de sa propre interprétation de la loi qui restreint le pouvoir normatif du juge : deux juridictions équivalentes peuvent formuler deux interprétations différentes, voire opposées ; en l’absence d’un recours aux plus hautes autorités, la confusion ne peut donc que régner. Il est vrai que le juge dispose seulement de l’autorité de la chose jugée, strictement encadrée par le Code civil : elle « n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité » (article 1351). En conséquence, le justiciable peut requérir un pourvoi devant une juridiction supérieure « lorsque la demande est fondée sur une cause différente ou lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation » (arrêt de la Cour de cassation du 03/06/2004). La relativité de la jurisprudence restreint donc le changement du droit par le juge, mais cette relativité semble nécessaire à une justice qui ne se veut pas monolithique, facteur d’inefficacité, ou du moins d’arbitraire. II. L’influence considérable de la jurisprudence sur le droit C’est pourquoi il paraît indéniable que la jurisprudence a une certaine légitimité qui ont trait à l’obligatoire généralité du droit : l’application de la loi ne peut qu’être interprétative. Aussi, elle est une source indispensable du droit en palliant aux insuffisances de la loi (A) ainsi qu’en harmonisant les différentes interprétations (B). A. L’interprétation du juge, remède aux lacunes législatives Certes obstacle, la liberté du juge vis-à-vis des précédentes décisions de justice est avant tout un formidable avantage pour une justice saine : cela permet d’adapter à chaque cas particulier l’interprétation des textes de loi, gage d’égalité pour les citoyens. Ne serait-ce que l’interprétation (quelle qu’elle soit) est essentielle en ce qu’elle garantie aux justiciables le règne du droit, quand bien même ses contours seraient flous ou inexistants : « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice » (article 4 du Code civil). Pour ce faire, le juge peut alors s’appuyer sur les valeurs fondamentales de la République française, suivant alors les recommandations d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque : « là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, [il faut] remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question ». D’où toute l’utilité des circonstances aggravantes ou atténuantes, permettant de graduer la peine (en sus de la condamnation aux dépends qui permet d’alléger la charge financière des plus faibles). En adaptant la loi aux particularités des contentieux, le juge s’inscrit donc dans l’idée fondatrice du droit : la justice au quotidien. Dans cette même approche, la jurisprudence est le nécessaire ciment entre les nombreuses interprétations possibles. B. La nécessaire harmonisation du droit Pour autant, cette interprétation ne peut être arbitraire car « le jugement doit être motivé » (article 455 du Code de procédure civile) et « le litige [tranché] conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (article 12) permettant à quiconque d’y suivre le raisonnement du juge, et s’il semble dénué de fondements ou mal orienté, de demander son réexamen. De plus, la confusion possible entre les différentes jurisprudences est effacée par la saisine de juridictions supérieures comme la Cour de cassation et le Conseil d’État : la hiérarchie des juridictions établie le caractère définitif de la jurisprudence, c’est l’idée que « l’interprétation jurisprudentielle d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés » (arrêt du 09/10/2001 de la Cour de cassation). La possibilité pour la Cour de cassation d’être saisie pour un simple avis est d’ailleurs un fait notable dans l’accroissement du rôle de la jurisprudence (loi du 15/05/1991). Enfin, c’est l’inscription dans la durée qui confère sans doute le plus de légitimité à la jurisprudence : il est bien rare qu’une interprétation rationnelle et socialement convenable à telle ou telle situation ne soit pas retenue pour de nouvelles occasions. Surtout que, tout comme la coutume, le contexte de la jurisprudence est un facteur important d’évolution : aussi, il n’est guère étonnant de lire que les Fleurs du Mal « ont pu alarmer quelques esprits à l’époque de la première publication et apparaître aux premiers juges comme offensant les bonnes mœurs » (arrêt de la Cour de cassation du 31/05/1949) alors que la tolérance actuelle permet une appréciation moins rigoriste de l’œuvre.