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JOURNAL DU RÉSEAU CANCER DE L’UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES N°4 – JANVIER-FÉVRIER-MARS 2006
L’héparine de bas poids moléculaire,
un agent anticancéreux inattendu?
Marc Buyse,International Drug Development Institute (IDDI)
L’héparine est un agent anticoagulant
qui a fait l’objet de nombreuses études
cliniques dans la maladie thromboembo-
lique. Les héparines de bas poids molécu-
laire (HBPM),en particulier,sont remarqua-
blement efficaces pour le traitement et la
prévention des thromboses veineuses pro-
fondes et des embolies pulmonaires. Dès
1992, des observations anecdotiques sug-
géraient une réduction possible de morta-
lité chez des patients atteints de tumeurs
dont le risque thromboembolique justifiait
un traitement par HBPM.Ces observations
ont été confirmées ensuite par une méta-
analyse(1) regroupant les résultats de neuf
essais randomisés comparant une HBPM
à un groupe contrôle. Cette méta-analyse
indiquait une réduction relative du risque
de mortalité à 3 mois d’environ 40% en
faveur de l’HBPM1 (2)
“La mortalité globale à deux
ans était de 21% dans le groupe
traité contre 11% dans le
groupe contrôle, une différence
absolue d’environ 10%”
Cependant,aucune des études randomisées
n’avait pour but d’étudier la mortalité par
cancer et il restait à démontrer,par une étude
prospective randomisée, que la réduction
du risque était bien réelle et attribuable à
l’HBPM.L’étude FAMOUS (Fragmin Advanced
Malignancy Outcome Study), publiée en
2004,a randomisé 385 malades porteurs de
tumeurs solides métastatiques entre un
groupe traité par HBPM pendant un an et
un groupe recevant un placebo2. La survie
globale des deux groupes ne différait pas
significativement (p=0.19),malgré une ten-
dance à l’amélioration de la survie chez les
malades survivant après un an: chez ces
derniers, la probabilité de survie des mala-
des traités par héparine était d’environ
9% supérieure à celle des malades rece-
vant le placebo.
Ce sous-groupe n’avait pas été défini a priori
et,dès lors,cette étude n’apportait pas une
démonstration tout à fait convaincante de
l’efficacité de l’HBPM.
Une autre étude de taille et de design com-
parable vient de paraître,qui confirme les
résultats de l’étude précédente.Cette étude
a randomisé 302 malades porteurs de
tumeurs solides métastatiques entre un
groupe traité par HBPM pendant un an et
un groupe recevant un placebo3. La mor-
talité globale à deux ans était de 21% dans le
groupe traité contre 11% dans le groupe
contrôle,une différence absolue d’environ
10% (un bénéfice proche de celui observé
dans l’essai précédent). Le bénéfice sem-
blait à nouveau plus prononcé dans le
sous-groupe, cette fois défini a priori, des
malades de bon pronostic (survivant au
moins 6 mois après la randomisation),chez
lesquels la réduction relative du risque de
décès était de 36%, un chiffre proche de
celui suggéré par les analyses rétrospecti-
ves des données historiques.
Que penser de ces résultats?
Au plan biologique,tout d’abord, une effi-
cacité aussi remarquable des HBPM est
inattendue. Une réduction relative du ris-
que de mortalité de 30 à 40%,chez des ma-
lades porteurs de tumeurs solides avancées,
est un résultat comparable à celui obtenu
par les chimiothérapies cytotoxiques les plus
efficaces.Les mécanismes possibles de l’ac-
tion des HBPM sur le processus cancéreux
ne sont pas entièrement élucidés mais il est
probable qu’ils affectent entre autres l’an-
giogenèse dont le rôle central dans la pro-
gression tumorale est clairement établi4.
Au plan statistique, ensuite, les essais cli-
niques menés jusqu’à ce jour ne sont pas
encore totalement convaincants. Un seul
essai prospectif a montré un bénéfice signi-
ficatif (p=0.02) sur la survie dans l’ensemble
de la population randomisée, avec ou sans
ajustement pour les facteurs pronostiques
connus à l’inclusion3. Cette évidence est-
elle suffisante pour que le traitement par
HBPM entre dans la pratique clinique?(3)
Probablement pas car les résultats des dif-
férents essais ne sont pas tous concordants
et la plupart des analyses ont été menées
de manière rétrospective,plutôt que pour
tester une hypothèse clairement définie a
priori. Un second essai prospectif bien
conduit sur un nombre suffisant de patients
qui montrerait des réductions du risque
comparables à celles observées jusqu’ici
serait sans doute suffisant pour emporter
l’adhésion des sceptiques5.
Finalement, au plan clinique, les résultats
obtenus par HBPM sont d’autant plus inté-
ressants que ce traitement est simple, peu
coûteux (par rapport au prix des médica-
ments anticancéreux) et dénué d’effets
indésirables significatifs,ce qui suggère une
combinaison possible avec les traitements
anti-cancéreux classiques.La confirmation de
l’efficacité des HBPM serait,sans aucun doute,
une étape majeure dans la compréhension
et le traitement des tumeurs solides.
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Références
1.Hettiarachchi RJ,et al.,Thromb Haemost 1999;
82:947-52.
2.Kakkar AK,et al., J Clin Oncol 2004; 23: 1944-48.
3.Klerk CPW,et al., J Clin Oncol 2005;23:2130-35.
4.Lemoine NR,J Clin Oncol 2005; 23: 2119-20.
5. Tannock I, Eur J Cancer 2003; 39 (Suppl 1):S93-S101.
Notes
(1)
La méta-analyse permet de regrouper les résultats
de plusieurs analyses statistiques afin d’en augmen-
ter la fiabilité (risque de biais moindre) et la puis-
sance (risque de résultat faussement négatif moin-
dre). La méta-analyse porte le plus souvent sur des
études randomisées, comparant un groupe traité à
un groupe contrôle.
(2)La réduction relative du risque exprime le bénéfice
d’un traitement relativement au risque de base.Par
exemple,si la mortalité à 3 mois est de 25%, une réduc-
tion relative du risque de 40% correspond à une réduc-
tion absolue de mortalité de 10% (= 40% x 25%).
(3)Dans la médecine basée sur l’évidence, on considère
comme “niveau 1”(niveau le plus élevé) un essai clini-
que randomisé de puissance suffisante et de bonne
qualité ou une méta-analyse d’essais montrant des
résultats concordants et comme “niveau 2”des essais
de puissance insuffisante, possiblement biaisés
ou montrant des résultats non concordants.
INFORMATION SCIENTIFIQUE
Un article récent annonçait que les héparines de bas poids moléculaires (HBMP) pour-
raient conduire à une réduction relative du risque de mortalité de 36% chez des patients
cancéreux. Cette évidence est-elle suffisante pour que le traitement par HBMP entre
dans la pratique clinique? Marc Buyse analyse pour nous la littérature.