Christoph Uehlinger- EVV, Création de Haydn, une introduction Page 2 sur 3
Des anges, ça peut vous changer un ciel
Le texte que nous chantons n'est cependant pas celui de la Bible: il suffit d'ouvrir le Livre et de
comparer. S'il est vrai que les citations bibliques sont nombreuses, on trouve dans la bouche des
archanges (solistes) ou de l'ensemble des anges (chœurs) autant de commentaires que d'évidentes
mises à jour.
Nulle trace d'ailleurs, en Genèse 1 ou 2, des anges et des archanges -mais d'où vient donc cette
multitude accompagnant Dieu dans la «Création»? C'est une idée du midrash juif, attestée bien
avant l'ère chrétienne. Son prétexte se trouve dans une faille subtile du texte biblique dans
laquelle des générations d'exégètes et de théologiens se sont engouffrées. Quand Dieu parle au
pluriel (v. 26: « faisons l'humanité selon notre image et notre ressemblance...»), à qui parle-t-il
donc? Là où d'anciens récits mythologiques avaient pu envisager une pluralité de dieux et
déesses, la tradition juive, puis chrétienne et musulmane a vu une référence à la cour céleste,
désormais peuplée non pas d'autres dieux (puisqu'en monothéisme «il n'y a de dieu que Dieu»),
mais d'anges.
Du point de vue narratif, ce procédé permet de rompre la solitude du Créateur en lui adjoignant
des spectateurs-commentateurs aussi attentifs qu'émerveillés. D'un texte solennel mais assez
répétitif, nous passons à un scénario qui gagne en tonus narratif et émotionnel: la sobre sépara-
tion entre lumière et ténèbres devient un dramatique refoulement d'ombres horribles, voire le
prélude à la chute d'anges déchus. La constatation biblique «et cela fut» est amplifiée par
l'étonnement voire l'enthousiasme des anges-spectateurs qui débouche sur une louange sans par-
tage. Dès le troisième jour, l'auteur insère d'ailleurs en citations libres des versets tirés des plus
beaux psaumes célébrant la création (Psaumes 8, 19, 104...), en s'inspirant là aussi d'une vieille
tradition juive.
Quel Homme !
Quittons le texte biblique pour étudier de plus près le libretto que nous chantons. Le moins que
l'on puisse dire, c'est qu'il règne une certaine confusion à son sujet. Que le texte allemand soit du
baron viennois Gottfried van Swieten (1733-1803), préfet de la bibliothèque impériale à Vienne
et membre d'une société de mécènes ne fait pas de doute. Mais on dit que le baron se serait
inspiré d'un libretto en anglais conçu cinquante ans plus tôt pour un oratorio de Händel, jamais
réalisé, par un dénommé Lidley (Linley, Lindley?), inconnu au bataillon. Pas très propre, cette
généalogie est généralement enrichie d'une référence au fameux poème Paradise Lost du grand
John Milton (1608-1674), véritable géant de la littérature anglaise du 17e siècle. Or il suffit de
lire quelques lignes de Milton pour se convaincre que le libretto de van Swieten appartient à un
tout autre univers. Ici, nulle trace du paradis perdu ni d'ailleurs de l'attente d'un sauveur à venir:
dans la «Création» de Haydn, la seule et unique allusion à la faute fatidique de Genèse 3 se
trouve en cinq mesures d'un récitatif qui tient sur une page (no 34)! Ignorant volontairement ce
que la tradition catholique s'est habituée à appeler «la chute» ou le «péché originel», le libretto
de van Swieten et la musique de Haydn se veulent résolument positifs et optimistes: on n'allait
pas gâcher le plaisir de ces messieurs-dames de Vienne qui attendaient d'un concert tout sauf un
discours moralisateur malvenu.
Le libretto de la «Création» témoigne donc de la profonde réinterprétation, voire d'une complexe
réappropriation du mythe biblique par le siècle des Lumières et le dandyisme naissant des
aristocraties européennes. Voyez plutôt: une fois la création des animaux achevée, «il manque
encore la créature qui rendra grâce à l'œuvre de Dieu...» (no 23). Ce sera l'homme nouveau
conçu à la suite de Francis Bacon et de Descartes par la philosophie des Lumières: «vêtu de
noblesse et de dignité, doué de beauté, de force et de courage, érigé vers le ciel, l'Homme (der
Mensch) se dresse - un homme (ein Mann !) et roi de la nature. Son large front bombé et sublime