La Création - Ensemble vocal Villars-sur

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La Création de Haydn, une introduction:
Du texte biblique à l'oratorio
© Christoph Uehlinger – EVV
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Un texte fondateur
Genèse, chapitres 1-2: le texte de base sur lequel est construit le libretto de la «Création» de
Haydn ouvre la Torah juive et la Bible chrétienne. Situé ainsi en tête d'un monument religieux et
littéraire exceptionnel, c'est sans doute l'un des textes les plus lus et les plus commentés de
l'humanité. On peut difficilement surestimer l'impact de ces chapitres non seulement sur les
religions juives et chrétiennes, mais sur l'ensemble de la civilisation occidentale, dans des
domaines aussi divers que la cosmologie, la philosophie, l'anthropologie ou l'art. N'a-t-il pas
fallu attendre la fin du 20e siècle jusqu'à ce que Galilée, protagoniste d'une astronomie
héliocentrique qui semblait contredire la vérité biblique, soit réhabilité par l'Église catholique?
Notre semaine ne continue-t-elle pas à être marquée du rythme des sept jours, à l'image de celle
de la création biblique? On aurait donc tort de réduire la signification du chapitre premier de la
Genèse au débat entre évolutionnisme ou créationnisme, voire de ne retenir du second que
l'histoire d'une côte tirée d'Adam pour que femme soit... Lire, redire ou chanter la «Création»,
c'est se remémorer un texte fondateur de notre civilisation occidentale.
Ce qui au premier regard apparaît comme une évidence doit être nuancé, en amont comme en
aval. Difficile de nos jours d'apprécier le récit biblique, que l'on date généralement au 6e ou au
5e siècle av. J.-C., sans relever qu'il doit beaucoup à la spéculation cosmogonique du ProcheOrient ancien. Genèse 1 reprend une tradition antérieure, probablement babylonienne, et tente
de l'accorder avec une tradition typiquement juive, la semaine des sept jours. Comptez le nombre
des œuvres mentionnées dans Genèse 1 : vous constaterez que leur réalisation en six «jours» a
demandé quelques aménagements à l'auteur du récit. A l'époque, ce texte qui aujourd'hui nous
paraît archaïque devait apparaître d'une indéniable modernité: point de déesse-mère ou de dieupotier qui façonne les humains à partir de terre glaise (cf. Genèse 2), mais une divinité
transcendante et souveraine (élohîm) provoquant une véritable autopoièsis par la seule autorité
de sa parole. Genèse 1 se représente la création comme un lent processus de distinction et de
différenciation partant des constituantes essentielles du cosmos pour aboutir à l'œuvre ultime,
l'humanité créée à l'image de Dieu. En termes contemporains, nous appellerions cela un
«système complexe».
Contrairement à un malentendu persistant (surtout en Occident), l'humanité ne représente pas le
couronnement de la création. Pour l'auteur du texte biblique, celle-ci trouve son apogée le
septième jour - modèle mythique du shabbat, jour clé repos - dans le relâchement satisfait et
réjoui du Créateur lui-même. Concevoir un jour qui ne sert à rien d'autre qu'à contempler l'œuvre
accomplie, c'est reconnaître que ce «système complexe» peut en principe évoluer sans que Dieu
doive en permanence influer sur son fonctionnement.
Ensemble vocal de Villars-sur-Glâne / Suisse
http://www.evv.ch
Des anges, ça peut vous changer un ciel
Le texte que nous chantons n'est cependant pas celui de la Bible: il suffit d'ouvrir le Livre et de
comparer. S'il est vrai que les citations bibliques sont nombreuses, on trouve dans la bouche des
archanges (solistes) ou de l'ensemble des anges (chœurs) autant de commentaires que d'évidentes
mises à jour.
Nulle trace d'ailleurs, en Genèse 1 ou 2, des anges et des archanges -mais d'où vient donc cette
multitude accompagnant Dieu dans la «Création»? C'est une idée du midrash juif, attestée bien
avant l'ère chrétienne. Son prétexte se trouve dans une faille subtile du texte biblique dans
laquelle des générations d'exégètes et de théologiens se sont engouffrées. Quand Dieu parle au
pluriel (v. 26: « faisons l'humanité selon notre image et notre ressemblance...»), à qui parle-t-il
donc? Là où d'anciens récits mythologiques avaient pu envisager une pluralité de dieux et
déesses, la tradition juive, puis chrétienne et musulmane a vu une référence à la cour céleste,
désormais peuplée non pas d'autres dieux (puisqu'en monothéisme «il n'y a de dieu que Dieu»),
mais d'anges.
Du point de vue narratif, ce procédé permet de rompre la solitude du Créateur en lui adjoignant
des spectateurs-commentateurs aussi attentifs qu'émerveillés. D'un texte solennel mais assez
répétitif, nous passons à un scénario qui gagne en tonus narratif et émotionnel: la sobre séparation entre lumière et ténèbres devient un dramatique refoulement d'ombres horribles, voire le
prélude à la chute d'anges déchus. La constatation biblique «et cela fut» est amplifiée par
l'étonnement voire l'enthousiasme des anges-spectateurs qui débouche sur une louange sans partage. Dès le troisième jour, l'auteur insère d'ailleurs en citations libres des versets tirés des plus
beaux psaumes célébrant la création (Psaumes 8, 19, 104...), en s'inspirant là aussi d'une vieille
tradition juive.
Quel Homme !
Quittons le texte biblique pour étudier de plus près le libretto que nous chantons. Le moins que
l'on puisse dire, c'est qu'il règne une certaine confusion à son sujet. Que le texte allemand soit du
baron viennois Gottfried van Swieten (1733-1803), préfet de la bibliothèque impériale à Vienne
et membre d'une société de mécènes ne fait pas de doute. Mais on dit que le baron se serait
inspiré d'un libretto en anglais conçu cinquante ans plus tôt pour un oratorio de Händel, jamais
réalisé, par un dénommé Lidley (Linley, Lindley?), inconnu au bataillon. Pas très propre, cette
généalogie est généralement enrichie d'une référence au fameux poème Paradise Lost du grand
John Milton (1608-1674), véritable géant de la littérature anglaise du 17e siècle. Or il suffit de
lire quelques lignes de Milton pour se convaincre que le libretto de van Swieten appartient à un
tout autre univers. Ici, nulle trace du paradis perdu ni d'ailleurs de l'attente d'un sauveur à venir:
dans la «Création» de Haydn, la seule et unique allusion à la faute fatidique de Genèse 3 se
trouve en cinq mesures d'un récitatif qui tient sur une page (no 34)! Ignorant volontairement ce
que la tradition catholique s'est habituée à appeler «la chute» ou le «péché originel», le libretto
de van Swieten et la musique de Haydn se veulent résolument positifs et optimistes: on n'allait
pas gâcher le plaisir de ces messieurs-dames de Vienne qui attendaient d'un concert tout sauf un
discours moralisateur malvenu.
Le libretto de la «Création» témoigne donc de la profonde réinterprétation, voire d'une complexe
réappropriation du mythe biblique par le siècle des Lumières et le dandyisme naissant des
aristocraties européennes. Voyez plutôt: une fois la création des animaux achevée, «il manque
encore la créature qui rendra grâce à l'œuvre de Dieu...» (no 23). Ce sera l'homme nouveau
conçu à la suite de Francis Bacon et de Descartes par la philosophie des Lumières: «vêtu de
noblesse et de dignité, doué de beauté, de force et de courage, érigé vers le ciel, l'Homme (der
Mensch) se dresse - un homme (ein Mann !) et roi de la nature. Son large front bombé et sublime
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annonce son sens profond de la sagesse, et dans son clair regard brille l'esprit, souffle et image
du Créateur» (no 24). Ecce homo - mais quel Homme !
Une nouvelle manière d'être aux anges...
Voyons enfin ce qui va arriver au septième jour, qui dans l'oratorio de Haydn équivaut à la
troisième partie. Dans la Genèse, nous l'avons dit, la création trouvait son couronnement dans le
repos sabbatique de Dieu. L'auteur biblique prenait en quelque sorte de la hauteur en embrassant
l'ensemble du point de vue - silencieux, quasi-contemplatif - du Créateur. Dans le libretto de van
Swieten, c'est tout le contraire, ou presque: juste encadrée par deux interventions d'Uriel, cette
troisième partie est avant tout terrestre, Raphaël et Gabriel laissant leur place à Adam et Eve.
Choriste, on ne sait plus très bien si l'on prête la voix au chœur des anges ou à l'humanité entière
entourant le couple premier. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela déborde de toute part...
Quant à Adam et Eve, ils sont aux anges: une fois rempli le «premier devoir» (sic, c'est-à-dire la
louange de Dieu; no 32), ils pourront se laisser aller vers d'autres transports. Non sans rappeler le
Cantique des Cantiques, bien que nettement plus «bourgeoise», la dévotion se transforme alors
en dialogue amoureux sous le seul regard de dame Nature: la création, c'est désormais le plaisir
de la vie, et «avec toi j'en jouis doublement» (no 33). Ce qui vaut pour la religion est vrai pour
l'amour: chaque siècle s'en fait sa propre représentation.
Une œuvre pas très catholique ?
Dans le cadre des Concerts de l'Avent de Villars-sur-Glâne, nous avons chanté et entendu la
«Création» dans une église. Il est difficile de mesurer à l'aube du 21e siècle que l'oratorio de
Haydn ne relève pas de la musique sacrée dans le sens strict du terme.
Dans la Vienne de 1800, la distinction ne faisait pas de doute. Parallèlement à la «Création» et
aux «Saisons», son autre oratorio apparemment profane, Haydn écrivit six grandes messes et
«Les sept dernières paroles de notre Sauveur en croix». La «Création», elle, fut destinée d'abord
à des représentations privées auprès des mécènes de l'aristocratie viennoise, puis donnée en
concert public à l'ancien Burgtheater. Ce qui ne manqua pas d'importuner quelques membres du
haut clergé qui devaient se rendre compte que le sentiment religieux était en train de s'ouvrir à de
nouveaux espaces, prenant ses aises avec la rigueur liturgique d'offices pourtant considérés de
droit divin.
A peine dix ans après la Révolution française, la «Création» fut donnée à l'Opéra de Paris. Elle y
fit un véritable triomphe, à l'instar de ce qui se passera dans de nombreuses autres salles partout
en Europe. Vu sous l'angle de l'histoire de la religion, la «Création» de Haydn est emblématique
d'une époque de grande curiosité intellectuelle qui vit la religion entrer en mutation profonde, se
chercher des voies nouvelles avant de se démultiplier définitivement en religiosités plurielles,
largement indépendantes de la tutelle ecclésiale.
S'il est vrai que la culture européenne doit beaucoup à son héritage judéo-chrétien, la «Création»
de Haydn nous rappelle que c'est aux arts et aux artistes, aux philosophes et à la science que l'on
doit la traduction de cet héritage en modernité.
Christoph Uehlinger
Ensemble vocal de Villars-sur-Glâne
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