une morale différente, qualitativement. Elles n’abordent pas les questions
éthiques sous le même angle que ne le font les garçons (et les hommes). La
principale caractéristique de cette voix différente c’est qu’elle se préoccupe
avant tout de prendre soin des relations. C’est pourquoi elle a nommé cette
approche éthique du care, et qu’on conserve en français le mot anglais,
difficile à traduire dans toutes ses résonances : faire attention, prendre soin,
donner des soins, etc.
Revenons sur les réponses de Jake et Amy au dilemme de Heinz. Là où le
premier mène un raisonnement quasi-mathématique qui débouche sur un
acte de rupture (qu’on pourrait traduire par «tant pis pour le pharmacien»),
Amy fait attention aux relations, à toutes les relations : entre Heinz et sa
femme (il ne faut pas qu’il aille en prison), entre le couple et le
pharmacien, entre le celui-ci et les autres personnes qui pourraient avoir
besoin de lui à l’avenir, etc. Morale du raisonnement et de la séparation,
d’un côté, morale de l’attention et de la relation, de l’autre : du point de
vue de Kant, Piaget ou Kohlberg, la première est dans aucun doute
supérieure ; mais si l’on songe un instant aux conséquences pratiques, la
hiérarchie n’est certainement pas si nette.
Il y aurait ainsi une éthique masculine et une éthique féminine. Voilà qui
est assez troublant, surtout si l’on en vient (ce qui est le plus tentant) à une
interprétation naturaliste de cette différence : naturellement, les femmes
seraient portées au sentiment et à la relation, et les hommes au
raisonnement et à l’action séparatrice. Voilà qui résonne un peu trop avec
les plus ancrés des préjugés sexistes, dont les conséquences sur le maintien
de la domination masculine sont connues.
L’interprétation de Gilligan et des nombreuses autres chercheuses qui on
travaillé à sa suite sur ce thème est toute différente. Si les femmes sont plus
sensibles au care, c’est que, historiquement et socialement, elles ont été
assignées aux tâches pratiques qui relèvent de cette attitude, que ce soit
dans la sphère domestique (prendre soin du mari, des enfants, et souvent
aussi des parents âgés, prendre soin des relations sociales, celles du couple
comme celles des enfants, prendre soin de la maison, du linge, etc.) ou
dans la sphère professionnelle (dans métiers féminins traditionnels,
l’infirmière, la secrétaire, l’hôtesse de l’air, la femme de chambre… et la
prostituée ; jusqu’au flot montant des métiers d’accompagnement de la
grande dépendance). Une assignation qui commence très tôt, dans les jeux
et dans la participation aux activités de la mère. Les hommes peuvent ainsi
vivre dans l’ignorance de l’énorme travail de care dont ils sont pourtant les
bénéficiaires et développer leur conception abstraite de l’éthique de la
justice. Les femmes, elles, sont obligées, pour le meilleur et pour le pire, de
prendre au contraire pleinement la mesure de la centralité du care dans la
vie humaine.
Et comme le monde est dominé par les hommes, et l’a été plus encore dans
les siècles précédents qui ont forgé notre présent, ce monde est structuré
par l’éthique de la justice. Une éthique qui peut être très attrayante,
comme dans la version «de gauche» qu’en a donné John Rawls (1971),
tentative sans doute la plus aboutie de pousser au plus loin ses