Pratique de la psychothérapie
La solution !
par la séparation
!
Résumé
La société contemporaine est imprégnée d’une vision des rapports humains
que l’on peut qualifier de séparatiste : les relations sont à maintenir tant
qu’elle sont jugées bonnes ou profitables, et si elles cessent de l’être, il faut
les rompre pour en nouer de nouvelles. On peut opposer à cette vision une
attitude loyaliste qui considère les liens comme des valeurs en soi, à
préserver parce qu’ils constituent une protection des individus contre
l’absurdité, l’isolement et la vulnérabilité. On peut retrouver la même
hésitation dans la pratique de la psychothérapie : va-t-elle encourager les
personnes à se libérer des liens entravants ou au contraire les aider à
s’engager plus pleinement dans les attachements ?
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Deux dilemmes
Heinz a un problème avec sa femme : elle est atteinte d’une maladie rare,
dont elle va mourir à court-terme si elle n’est pas soignée. Il n’existe qu’un
seul traitement efficace, récemment inventé par un pharmacien. Mais ce
traitement est très coûteux, et Heinz n’a pas d’argent. Il tente de
convaincre le pharmacien de lui donner gratuitement le médicament, ou
au moins de lui faire crédit, en insistant sur le fait que c’est la condition de
la survie de sa femme. Mais celui-ci refuse catégoriquement. Heinz,
désespéré, finit pas envisager de voler le remède. Mais c’est un homme
profondément honnête et respectueux de lois. Que doit-il faire ?
Jake ne doute pas que Heinz doive voler le médicament. Il est clair, dit-il
que rien n’est plus important qu’une vie humaine. La sacrifier au nom
d’intérêts économiques, ou de la simple obéissance aux lois qui protègent
la propriété, c’est cela qui serait mal, et Heinz serait aussi fautif que le
pharmacien. Et même s’il se faisait prendre, le juge comprendra et
imposera la sentence la plus légère, et la femme sera sauvée.
2bis rue Bon Secours - 44000 Nantes c[email protected]
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Claude Coquelle
La solution par la séparation
Amy n’est pas de cet avis : « Eh bien je ne le pense pas, dit-elle. Il y a peut-
être d’autres moyens de s’en sortir, sans avoir à voler le médicament. Il ne
devrait pas voler et sa femme ne devrait pas mourir non plus » Amy fait
remarquer que si Heinz va en prison pour ce vol, sa femme sera tout autant
démunie, surtout si elle retombe malade par la suite. Et puis si le
pharmacien est volé, il s’estimera lésé et blessé et deviendra encore plus
méfiant et dur avec les autres. Elle suggère que les deux époux devraient en
parler tous les deux et trouver le moyen de convaincre le pharmacien.
*
*!!!!!!!*
Gaëlle a un problème avec son père. C’est un homme qu’elle décrit
comme très fort, à qui il est difficile de résister (il est commissaire de
police, secteur répression du proxénétisme). Toute sa vie elle a été
confrontée aux exigences de cet homme, qui lui demandait d’être comme
lui le souhaitait (caractère : elle devra être sans faiblesse ; métier : elle
devra être juge d’instruction, etc.), et surtout de ne ressembler ni à sa
propre mère (une folle), ni à sa propre femme (une faible). Encore
aujourd’hui, à 35 ans, elle tremble à chaque fois qu’elle doit affronter son
regard et ses commentaires péremptoires et colériques. Mais elle ne peut
pas ne pas faire le rapprochement entre la rage qui l’habite et celle qu’elle
ressent chez son père. Ni nier les ressemblances entre sa vie et son
caractère et ceux de sa grand-mère paternelle.
Nelly dit : cet homme est mauvais pour toi. Il t’a phagocytée, il t’a
transformée en sa chose, comme si tu ne devais exister que pour le
satisfaire, apaiser son ambition et ses blessures. Tant qu’il sera là, tu ne
pourras pas respirer, tu ne pourras pas penser librement et faire tes choix de
vie. Refuse de le voir trop souvent, raccroche sans discuter quand il
s’emballe au téléphone. Ou mieux, ne répond plus quand il appelle, ne lit
pas ses messages électroniques ou téléphoniques. Apprend à vivre ta vie
sans lui, enfin.
José dit : tu t’es construite dans la relation à cet homme, et quoique tu
fasses, elle est un point de référence pou toi. Et lui-même s’est construit
dans sa relation à sa mère, cette femme si singulière, originale et méprisée,
dont il a eu terriblement honte et qu’il a tant aimée. Tu as voulu à la fois le
rassurer en étant comme il le souhaitait, semblable à lui, et le consoler en
lui montrant qu’on pouvait être une femme comme ça et être une femme
bien. C’est comme cela que tu es devenue la femme unique que tu es.
Séparatisme et loyalisme
Nelly et José sont thérapeutes, et Gaëlle est leur cliente. Ce sont des
thérapeutes humanistes, peut-être même gestaltistes, donc profondément
imprégnés de la conviction selon laquelle l’essentiel des ressources
nécessaires à résoudre les difficultés de vie qui leurs sont soumises se
trouve chez leur cliente, et que leur travail principal consiste à en favoriser
l’émergence. Réalistes et sincères avec eux-mêmes, ils ne se voilent
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La solution par la séparation
toutefois pas la face : ils savent qu’il est impossible, et peut-être pas
souhaitable, de s’en tenir toujours à une attitude «non-directive», et il leur
arrive de s’engager d’avantage en soutenant chez leur cliente une option
de vie plutôt qu’une autre, même si c’est toujours avec prudence et
délicatesse.
Face aux difficultés de relation de Gaëlle avec son père et à ses difficultés à
se positionner par elle-même, ils en sont arrivés au point où ils pensent
devoir lui ouvrir une perspective, ou l’encourager dans l’une de celles
entre lesquelles elle hésite. Pour Nelly, la solution passe par la séparation :
puisque cette relation est néfaste et qu’il semble si difficile de la faire
évoluer, le mieux est que Gaëlle prenne ses distances, voire rompe
totalement. On peut qualifier cette option de séparatiste. Pour José, la
relation est trop importante pour les deux protagonistes pour qu’on puisse
juger ni possible, ni souhaitable de s’en dégager. Il faut au contraire la
reconnaître pleinement, lui donner du sens et de la valeur, et lui permettre
d’évoluer tout en conservant sa place centrale. Appelons loyaliste cette
attitude.
L’usage de termes de «isme» ne doit pas prêter à malentendu : séparatisme
et loyalisme ne sont pas des systèmes qui conduiraient nos thérapeutes à
prendre toujours la même position. Ce sont deux attitudes possibles, et le
choix entre les deux dépendra du contexte. Il est certes probable que tel
thérapeute, en fonction de sa formation, de son histoire personnelle ou de
ses convictions idéologiques, aura un penchant préférentiel dans l’une ou
l’autre direction. Il est possible également que beaucoup se décide dans les
effets de résonance entre vécu du client et vécu du thérapeute (les
phénomènes «contre-transférentiels» pèsent probablement lourd, par
exemple ici selon que je vais m’identifier plutôt au père ou plutôt à la fille).
Enfin, comme toujours, l’intuition personnelle et professionnelle jouera ici
son rôle.
Il n’est toutefois peut-être pas inutile de tenter de mieux comprendre,
intellectuellement, une telle hésitation : quelles sont, précisément, les
données du problème, et les enjeux du choix ?
Ethique de la justice, éthique du care
C’est ici que Heinz, Jake et Amy peuvent peut-être nous être utiles. On
aura compris que nous ne les rencontrons pas dans le même contexte :
Jake et Amy sont des enfant de 11 ans, respectivement garçon et fille, et
l’histoire de Heinz est l’un de ces dilemmes utilisés par le psychologue
américain Lawrence Kohlberg dans ses recherches sur le développement
moral. Rappelons qu’un dilemme est une situation dans laquelle on peut
hésiter sur l’attitude moralement correcte à adopter, généralement parce
que plusieurs considérations contradictoires sont simultanément
pertinentes. On raconte de telles petites histoires à des enfants de tous les
âges, en observant non pas tellement la position qu’ils prennent que la
manière dont ils l’argumentent. Kohlberg a ainsi définit six stades de
développement, regroupés en trois grandes phases.
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La solution par la séparation
La démarche de Kohlberg, comme celle de Piaget (1932) qui l’a inspirée,
est profondément imprégnée par la philosophie morale largement
dominante dans notre culture, telle qu’elle a notamment été codifiée avec
une particulière rigueur par Emmanuel Kant à la fin du 18ème siècle.
Rompant avec toute une tradition philosophique qui plaçait encore la
relation inter-humaine au centre de la théorie morale (notamment avec la
place centrale de la compassion), Kant place la source de l’éthique
uniquement au coeur de l’individu : grâce à la puissance de sa raison,
l’homme est capable d’accéder à l’autonomie, c’est à dire de se donner sa
propre loi et de la respecter inflexiblement. Les règles à suivre s’imposent à
lui comme universellement nécessaires et ne dépendent en rien de quelque
contexte que ce soit. L’essentiel est de respecter en tout être humain,
d’abord en soi-même, ensuite chez les autres, la dignité éminente que lui
confère cette aptitude à l’autonomie.
L’éthique kantienne est bien une éthique de la séparation : le sens du bien
naît au coeur de la personne, par son aptitude à considérer le réel et à s’en
distancier pour le comprendre. Autrui n’est qu’un autre moi-même, qui
arrive au même résultat par son propre chemin, et que je respecte en tant
que tel. Mais la relation de respect est à peine une relation, et certainement
pas un lien : je respecte cet autre parce que je sens en moi la nécessité de
le faire, non parce qu’il est là, en face de moi. Ce que j’aime chez l’autre,
c’est l’humanité en lui, pas cet être humain concret. Bien sûr, nous
pouvons échanger des promesses ou passer des contrats, auxquels nous
nous imposerons d’être fidèles, toujours par respect. Mais ce n’est qu’un
engagement volontaire, qui s’effacera sans reste quand le contrat arrivera à
échéance ou que la promesse sera tenue.
Piaget, puis Kohlberg, s’efforceront de retrouver dans le développement de
l’intelligence de l’enfant ce cheminement vers l’autonomie, des premiers
stades où ils soucient juste d’éviter les ennuis ou de plaire à leurs parents,
puis à ceux où ils suivent des modèles sociaux, jusqu’à ceux où ils se
réfèrent à des principes universels et intangibles, comme le fait Jake quand
il pose catégoriquement la valeur supérieure de la vie humaine sur toute
autre considération et en déduit sans hésitation la conduite à adopter.
Ces travaux sur le développement moral constituent un projet de recherche
solide et fécond. Mais qui se heurte à l’un de ses résultats les plus
troublants : toutes les enquêtes montrent que les filles ont un moins bon
développement moral que les garçons. Elles accèdent aux différents stades
avec retard, et toutes n’accèdent pas aux degrés les plus élevés. Résultat
évidemment très troublant, parce qu’il semble venir confirmer les pires
préjugés sexistes, mais surtout parce qu’il semblent peu compatibles avec
l’observation la plus courante : si l’on regarde simplement autour de nous,
dans les différents domaines de la vie sociale, on ne peut pas dire que les
hommes brillent particulièrement par des attitudes morales supérieures à
celles de femmes.
C’est dans ce contexte que paraît en 1982 un livre extrêmement
important : Une voix différente de Carol Gilligan. Le thèse de Gilligan est
très simple : les filles (et les femmes) n’ont pas un morale inférieure mais
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La solution par la séparation
une morale différente, qualitativement. Elles n’abordent pas les questions
éthiques sous le même angle que ne le font les garçons (et les hommes). La
principale caractéristique de cette voix différente c’est qu’elle se préoccupe
avant tout de prendre soin des relations. C’est pourquoi elle a nommé cette
approche éthique du care, et qu’on conserve en français le mot anglais,
difficile à traduire dans toutes ses résonances : faire attention, prendre soin,
donner des soins, etc.
Revenons sur les réponses de Jake et Amy au dilemme de Heinz. Là où le
premier mène un raisonnement quasi-mathématique qui débouche sur un
acte de rupture (qu’on pourrait traduire par «tant pis pour le pharmacien»),
Amy fait attention aux relations, à toutes les relations : entre Heinz et sa
femme (il ne faut pas qu’il aille en prison), entre le couple et le
pharmacien, entre le celui-ci et les autres personnes qui pourraient avoir
besoin de lui à l’avenir, etc. Morale du raisonnement et de la séparation,
d’un côté, morale de l’attention et de la relation, de l’autre : du point de
vue de Kant, Piaget ou Kohlberg, la première est dans aucun doute
supérieure ; mais si l’on songe un instant aux conséquences pratiques, la
hiérarchie n’est certainement pas si nette.
Il y aurait ainsi une éthique masculine et une éthique féminine. Voilà qui
est assez troublant, surtout si l’on en vient (ce qui est le plus tentant) à une
interprétation naturaliste de cette différence : naturellement, les femmes
seraient portées au sentiment et à la relation, et les hommes au
raisonnement et à l’action séparatrice. Voilà qui résonne un peu trop avec
les plus ancrés des préjugés sexistes, dont les conséquences sur le maintien
de la domination masculine sont connues.
L’interprétation de Gilligan et des nombreuses autres chercheuses qui on
travaillé à sa suite sur ce thème est toute différente. Si les femmes sont plus
sensibles au care, c’est que, historiquement et socialement, elles ont été
assignées aux tâches pratiques qui relèvent de cette attitude, que ce soit
dans la sphère domestique (prendre soin du mari, des enfants, et souvent
aussi des parents âgés, prendre soin des relations sociales, celles du couple
comme celles des enfants, prendre soin de la maison, du linge, etc.) ou
dans la sphère professionnelle (dans métiers féminins traditionnels,
l’infirmière, la secrétaire, l’hôtesse de l’air, la femme de chambre… et la
prostituée ; jusqu’au flot montant des métiers d’accompagnement de la
grande dépendance). Une assignation qui commence très tôt, dans les jeux
et dans la participation aux activités de la mère. Les hommes peuvent ainsi
vivre dans l’ignorance de l’énorme travail de care dont ils sont pourtant les
bénéficiaires et développer leur conception abstraite de l’éthique de la
justice. Les femmes, elles, sont obligées, pour le meilleur et pour le pire, de
prendre au contraire pleinement la mesure de la centralité du care dans la
vie humaine.
Et comme le monde est dominé par les hommes, et l’a été plus encore dans
les siècles précédents qui ont forgé notre présent, ce monde est structuré
par l’éthique de la justice. Une éthique qui peut être très attrayante,
comme dans la version «de gauche» qu’en a donné John Rawls (1971),
tentative sans doute la plus aboutie de pousser au plus loin ses
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