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Claude Coquelle!–!14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc
Bizarrement, ce qui était présenté par Rousseau comme un projet à la fois héroïque, par le
courage qu’il demandait, et hautement moral dans sa visée est aujourd’hui souvent décrié dans
des termes diamétralement opposés : on reproche aux « littératures de l’ego » d’être à la fois
bien trop faciles et moralement suspectes. Retrouvant une inspiration moraliste qu’on aurait pu
croire dépassée depuis longtemps, on établit volontiers des parallèles avec la masturbation,
symbole de faiblesse de caractère et d’hédonisme irresponsable et asocial. Et bientôt le mot est
lâché : narcissisme, ce nouveau pêché capital qui réduirait à zéro la valeur de toute cette
littérature. Doubrovsky lui-même semble souvent parfois vouloir confesser ce péché (« moi
m’aime » ou « tu es au milieu de ton livre, et je n’en vois pas le centre – je trouve qu’il est assez
centré sur moi ») mais il en joue avec tant d’humour et de virtuosité que le moraliste ne peut
que se sentir désarmé, et lui accorder l’admiration qu’il sollicite.
Et tant mieux car, quoiqu’on en dise, se donner à voir n’est pas chose si facile que cela. Les
anciennes censures peuvent s’être un peu retirées, nous n’en sommes pas moins toujours aussi
sensible à la puissance du regard des autres sur nous. Narcissisme, voire exhibitionnisme ?
Pourquoi pas. Quel mal y aurait-il, après tout, à prendre du plaisir à provoquer l’admiration des
autres, voire à les bousculer en leur mettant sous les yeux des réalités un peu perturbantes ?
Mais il faut aussi compter avec l’autre volet de l’expérience : celui qui ouvre sur l’expérience de
la honte, lorsque nous confrontons la vérité de notre existence au regard désapprobateur
d’autrui. Il me paraît incontestable que Doubrovsky est un des auteurs qui, avec quelques
contemporains nettement plus jeunes, a poussé le plus loin la prise de risque en la matière.
Une prise de risque qui est en quelque sorte virtuelle quand il s’agit de littérature (puisque
l’auteur ne sera pas là quand le lecteur le découvrira tel qu’il ose se montrer), mais qui devient
très concrète dans le spectacle vivant. C’est ce que jamais le cinéma ne pourra prendre au
théâtre : cette présence réelle, corporelle, du comédien, à quelques mètres, devant les yeux du
spectateur, au point que celui-ci peut imaginer le toucher, et difficilement échapper au risque
d’être touché à son tour. On sait la vogue de la nudité qui a touché le théâtre et tout le
spectacle vivant (danse, cirque, performance) précisément à l’époque où se mettait en place la
crise dont nous parlions : c’est que c’est peut-être le meilleur symbole du passage de la
représentation (difficile aujourd’hui d’être encore bouleversé par la photographie d’un corps
nu) à la présentation de l’existence elle-même (difficile de ne pas être bouleversé quand ce
corps nu est là, devant moi).
Parmi les œuvres de Doubrovsky, le Livre brisé occupe à coup sûr une place à part, tant ce que
l’auteur-narrateur donne à savoir de lui-même est dérangeant. Si nous croyons ce qu’il nous en
dit, voilà que nous avons sous les yeux un homme qui vit avec une femme simplement parce
qu’il est incapable de supporter la solitude, qui souhaite l’épouser pour des raisons fiscales, qui
lui impose d’avorter de l’enfant qu’elle désirait mettre au monde, qui se désintéresse d’elle
lorsqu’elle fait un fausse-couche dramatique, qui la frappe à plusieurs reprises et qui la
fragilise en lui donnant à lire ce qu’il écrit d’elle au point que, peut-être, cela la conduit à la
mort. Même si, encore une fois, nous prenons bien garde de ne pas oublier que c’est lui qui le
dit, que c’est lui-même qui a choisi de se présenter ainsi (dans la continuité d’un parti pris
d’autodérision qui marquait déjà ses œuvres précédentes, mais redoublé peut-être cette fois
d’une pulsion d’autopunition ou de purgation), il est impossible de ne pas être troublé à la
lecture. Mettre en scène un tel dévoilement, ce qui revient en quelque sorte à redoubler l’acte, a
été pour nous une expérience extrêmement troublante. Et de nombreux retours nous ont
amenés à penser que les spectateurs y ont été eux aussi très sensibles.
C’est pour souligner la place centrale de cette épreuve humaine essentielle de l’affrontement de
la honte devant le regard d’autrui que l’affiche du spectacle montrait… un regard (celui de l’une
des comédiennes interprétant le personnage d’Ilse). Et c’est pour la même raison que nous
avons placé en exergue des « programmes » distribués aux spectateurs dans la salle, le