D`autres psychotiques que moi

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Lucien Tenenbaum
D’autres psychotiques que moi
Images de la psychose ordinaire
en thérapie (et ailleurs)
Études psychanalytiques
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D’AUTRES PSYCHOTIQUES QUE MOI
Images de la psychose ordinaire
en thérapie (et ailleurs)
Études Psychanalytiques
Collection dirigée par Alain Brun et Joël Bernat
La collection Etudes Psychanalytiques veut proposer un pas de côté et non
de plus, en invitant tous ceux que la praxis (théorie et pratique) pousse à
écrire, ce, « hors chapelle », « hors école », dans la psychanalyse.
Dernières parutions
Catherine BRONNIMANN, La robe de psyché. Essai de lien entre psychanalyse
et vêtement, 2015.
Henri MIALOCQ, La trajectoire du désir. De Jacques Lacan à Thérèse d’Avila,
2015.
Éric CHAMP, Anne FRAISSE, Marc TOCQUET, L’analyse psycho-organique.
Les voies corporelles d’une psychanalyse, 2015.
Valérie BLANCO, L’effet divan, 2014.
Frédérique F. BERGER, Symptôme de l’enfant, Enfant symptôme, 2014.
Soti GRIVA, Crimes en Psychothérapie. A-Voros, 2014.
Jacques PONNIER, Adler avec Freud. Repenser le sexuel, l’amour et le souci
de soi, 2014.
Laurence KAPLAN DREYFUS, Encore vivre : À l’écoute des récits de la
Shoah. La psychanalyse face à l’effacement des noms, 2014.
Stoïan STOÏANOFF-NENOFF, Freudaines, 2014.
Francine Hélène SAMAK, De Freud à Erickson. L’hypnose revisitée par la
psychanalyse, 2014.
Christiane ANGLES MOUNOUD, Aimer = jouir, l’équation impossible ?,
2014.
Christophe SOLIOZ, Psychanalyse engagée : entre dissidence et orthodoxie,
2014.
Mina BOURAS, Elle mange rien, 2014.
Vanessa BRASSIER, Le ravage du lien maternel, 2013.
Christian FUCHS, Il n’y a pas de rapport homosexuel, ou de l’homosexualité
comme générique de l’intrusion, 2013.
Thomas GINDELE, Le Moïse de Freud au-delà des religions et des nations.
Déchiffrage d’une énigme, 2013.
Touria MIGNOTTE, La cruauté. Le corps du vide, 2013.
Pierre POISSON, Traitement actuel de la souffrance psychique et atteinte à la
dignité. « Bien n’être » et déshumanisation, 2013.
Gérard GASQUET, Lacan poète du réel, 2012.
Audrey LAVEST-BONNARD, L’acte créateur. Schönberg et Picasso. Essai de
psychanalyse appliquée, 2012.
Gabrielle RUBIN, Ces fantasmes qui mènent le monde, 2012.
Michel CONSTANTOPOULOS, Qu’est-ce qu’être un père ?, 2012.
Marie-Claude THOMAS, L’autisme et les langues, 2011.
Paul MARCIANO, L'accession de l'enfant à la connaissance. Compréhension
et prise en charge des difficultés scolaires, 2010.
Valérie BLANCO, Dits de divan, 2010.
Lucien Tenenbaum
D’AUTRES PSYCHOTIQUES QUE MOI
Images de la psychose ordinaire
en thérapie (et ailleurs)
Du même auteur
La bascule des malaimés, Le Souffle d’Or, 1994.
La psychothérapie, un savoir étrange, Le Souffle d’Or, 1995.
Écrire, parler, soigner en chinois, You-feng, 2001, 2008.
La dépression, une épreuve moderne, L’Harmattan, 2009.
© L’Harmattan, 2015
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
ISBN : 978-2-343-05611-1
EAN : 9782343056111
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Je tiens à remercier les consultants qui ont accepté que je parle
EMERCIEMENTS
d’eux et ceux qui ont apporté leur témoignage personnel en
m’autorisant à en publier des extraits. Merci à Jocelyne
Guignard, Edmond Marc, Sabine Michelon, Vincent Riedinger,
Alain Thiry, Béatrice Aimé, Julie Tenenbaum, Sarah
Tenenbaum pour leur lecture attentive de mon manuscrit et
leurs avis critiques. Merci aux responsables de formation de
psychopraticiens, Claude Vaux et Eliane Jung de l’IFCC
(Strasbourg), Anne Piérard de l’Institut Ressources (Bruxelles),
Nada Daou et l’équipe pédagogique de l’IFRDP (Paris, Dijon)
qui m’ont confié l’enseignement de la psycho-pathologie. Merci
à tous les participants à mes séminaires et ateliers qui m’ont
permis d’approfondir le concept de psychose ordinaire.
Merci à Marie d’avoir accepté et supporté que ce livre habite
avec nous pendant trois ans.
Merci à ce livre de m’avoir conduit dans des passages
camouflés jusqu’à présent de ma propre vie.
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DANS L’ORDINAIRE DU PSYCHO-PRATICIEN1,
LA PSYCHOSE ORDINAIRE...
!!
« Des nombreux fous que nous sommes, certains seuls tombent malades.
D’autres, se proclamant porte-parole de Dieu ou petits pères des peuples,
font de leur désir singulier la loi du pluriel, et passent au travers.2 Quelquesuns étonnent si fort par leur discours ou leurs oeuvres qu’ils peuvent en
vivre.3 Ils se font un nom, et restent eux-mêmes. De ceux-là qui échouent à
se construire ou qui se déconstruisent le psychiatre peut parler, car il les a
rencontrés. »
Ainsi commençait le texte d’une communication faite en 1974 sous le
titre Singulier Pluriel, alors que j’étais psychiatre hospitalier depuis quelques
années4. Quittant la psychiatrie une quinzaine d’années plus tard pour
m’installer dans l’atelier (comme je nomme le cabinet) du psycho-praticien,
je pensais m’éloigner de façon presque définitive de ceux que tout le monde
désigne sans équivoque comme psychotiques, les fous, les malades mentaux.
C’est aujourd’hui, 40 ans plus tard, que je redécouvre ces lignes pour
constater que je n’ai cessé d’arpenter le chemin qui va de la psychose la plus
clinique à la psychose que j’appelle maintenant ordinaire. L’expression peut
surprendre : psychose ordinaire associe un mot de la plus grande banalité à
un autre qui renvoie à l’une des expériences les plus troublantes de la
condition humaine. Aujourd’hui je commence de voir ce qui permet de
nommer psychose les deux configurations tout en continuant d’explorer en
quoi elles diffèrent.
!Se dire dépressif n’est pas tout à fait comme se dire psychotique. On peut
aisément dire qu’on est dépressif, ou phobique, ou névrosé sans troubler
outre-mesure son interlocuteur. Se dire psychotique sonne comme une
incongruité sémantique. On peut le dire de quelqu’un, mais de soi-même !
Le dépressif choisit le mot pour décrire son expérience intime, on peut en
discuter, on ne peut lui disputer le droit d’utiliser le mot, mais psychotique ?
Comment quelqu’un pourrait-il employer correctement un mot qui signifie
qu’il ne peut plus juger correctement des choses ? En toute rigueur, seul un
tiers pourrait utiliser le mot pour le qualifier. Il lui donne ce faisant une
identité qui est ou n’est pas la sienne mais que la personne ainsi définie ne
pourrait se donner elle-même que par dérision ou dans un moment de doute.
Voir encadré fin de chapitre : Psychopraticien, psychothérapeute, psychanalyste.
Le fou qui se proclame porte-parole de Dieu n’est fou que tant que son charisme, son génie
stratégique et la conjoncture n’en ont pas fait un prophète inspiré. Staline tenait à se faire
appeler le « petit père des peuples », père à la façon de Chronos dévoreur de ses enfants ?
3 « Je suis peintre parce que mes mains ont fait ma force, parce que des toiles puissantes et
belles m’ont convaincu qu’il y avait là une voie pour moi. » G. Garrouste, L’intranquille, Éd.
L’iconoclaste, 2009. Ce peintre connu et reconnu résume mon propos en quelques mots : « Je
suis peintre. Et fou, parfois. »
4 Réunion de la Société de Psychiatrie de l’Est, Nancy, 23/11/1974.
1
2
Psychose renvoie à ce qu’en langage commun on nomme folie et
psychotique à tous ceux qui ont un grain, comme on dit, grand ou petit. Pour
la médecine, c’est le terme médicalement correct pour parler des malades
mentaux. La psychiatrie qualifie ainsi ceux qui ont un rapport biaisé avec la
réalité et avec le langage, sans qu’on sache ce qui est premier, le trouble de
la perception de la réalité ou le trouble de la pensée. Ils apparaissent de ce
fait incohérents et délirants. Pour les médecins et les psychiatres qui ont
charge de soigner, parler de psychose c’est aussi, et de plus en plus, parler de
troubles mentaux réagissant favorablement à des médicaments spécifiques,
les neuroleptiques5 et les leur prescrire. Pour le magistrat chargé de juger, le
psychotique sera l’aliéné qui n’est pas responsable de ses actes et/ou celui
qu’il faut protéger et considérer juridiquement comme mineur.
Folie, psychose, on le voit, sont nommées par l’autre du psychotique, par
un vis-à-vis qui se pose en diagnostiqueur. Par définition la folie se situe
dans le cadre d’une rencontre et dans le champ du langage, premier paradoxe
d’une longue série, la rencontre semblant presque impossible avec le
psychotique et le langage semblant obéir à des codes différents. Parler de
folie ou de psychose, c’est utiliser un mot lourd de significations et de sousentendus. S’agissant de la folie, à la distance qu’installe le fonctionnement
psychotique viennent s’ajouter le mystère et le trouble que porte le mot. Le
mot fait peur mais, comme toujours, tout dépend de l’emploi qui en est fait.
Sert-il à se protéger de la personne, à la stigmatiser, à l’installer dans un
espace cloisonné ? Ou sert-il à mieux appréhender sa particularité pour s’en
approcher, pour la voir dans son humanité ? Le propose-t-on à la personne
pour qu’elle puisse se rapprocher d’elle-même, se réapproprier sa spécificité
ou pour creuser la distance ?
Comme tous les mots celui-ci se situe dans un contexte socio-culturel
dont on ne saurait l’isoler. S’il y a dans toutes les cultures (à ma
connaissance) un mot pour dire fou, ce qu’il désigne, ce qui manifeste
qu’une personne répond à cette qualification peut varier grandement d’une
culture à l’autre. Dans chaque culture chacun sait comment il faut se
comporter pour être qualifié de fou. Il le sait, comme il sait sans l’avoir
appris et sans pouvoir le formuler comment on parle dans sa langue,
comment on conjugue les verbes, comment on accorde les genres, etc. On
pourrait opposer schématiquement les cultures où le mot désigne ce qui est
dit insensé parce que ne suivant pas le sens commun à celles où il désigne ce
qui, n’ayant pas le sens commun, n’en a que plus de sens.
!Mais
il est question ici de la psychose telle qu’elle se présente
ordinairement dans l’atelier du psycho-praticien. Bien que représentant un
5
Les neuroleptiques sont une classe de médicaments psychotropes (agissant sur l’esprit)
qu’on tend maintenant à appeler antipsychotiques. Ils se définissent par leur action spécifique
sur les manifestations psychotiques, hallucinations, délire, dépersonnalisation, angoisse
extrême. Leur action s’accompagne généralement d’effets secondaires gênants.
!10
nombre important de consultants6, elle reste absente de l’enseignement
universitaire sur la psychose, sauf à la marge, et ceci qu’il soit assuré par la
psychanalyse ou par les neurosciences. L’Université traite de la psychose
qu’ont à connaître psychiatres, psychologues cliniciens et personnels des
services de psychiatrie, la psychose que je nomme clinique. Elle ignore celle
que je nomme ordinaire.
Dans le vertige où le D.S.M. V7 entraîne la planète « psy », il faut raison
garder, contenir la tentation diagnostique, ne pas se laisser aveugler par la
dictature de la psychopathologie et privilégier une approche humaine, sinon
humaniste, de la psychose. Georges Devereux, psychanalyste et l’un des
fondateurs de l’ethno-psychiatrie, en parle autrement : « Un patient
psychotique a toujours vécu un moment où il a dû renoncer à son identité
pour sauver sa vie. »8 La personne psychotique n’est pas un assemblage de
symptômes mais un être vivant saisi dans une dynamique qui relie ce qu’elle
est aujourd’hui, son itinéraire de vie et les choix qu’elle a dû faire. La
formule parle de ce qui, dans l’histoire d’une personne, a enfanté la peur,
celle qui imprègne le quotidien du schizophrène ou du délirant comme celle
qui se tapit dans le coeur de beaucoup d’entre nous. Il est d’autres approches
du mystère de la psychose, et même radicalement différentes. J’aurai
l’occasion de les évoquer, mais j’ai choisi pour explorer le domaine de la
psychose ordinaire le fil rouge du renoncement à l’identité.
Entre la psychose la plus clinique qui peuple les hôpitaux psychiatriques
et la psychose la plus ordinaire que tout le monde côtoie sans la voir, on peut
trouver toutes les formes intermédiaires, mais elles ont en commun l’enjeu
vital que Devereux a résumé. Elles ont également en commun des
caractéristiques que j’aborderai chemin faisant et qu’on retrouve chez tous
les porteurs de grain, gros ou minuscule, comme le problème de la
délimitation, corps, émotion, pensée, entre l’extérieur et l’intérieur de soi,
comme le flottement du sentiment de soi-même, comme la menace dont
l’ombre semble dominer leur vie.
Ces personnes diffèrent par les moyens qu’elles ont trouvés et/ou dont
elles disposent pour répondre au défi vital. Celles qui se montrent
cliniquement psychotiques l’ont fait en mettant en question la réalité
extérieure avec toutes les conséquences que cela comporte sur le plan de
6
Plutôt que de client, patient, analysant, je parle de consultant. Je garde toujours à l’esprit que
cette personne fait une démarche active, qu’elle vient voir quelqu’un et qu’elle est dans une
recherche qui l’implique personnellement.
7 Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, version V, est la nouvelle bible
des psychiatres nord-américains. Ils la diffusent peu à peu au monde entier, comme les
Mormons la Bible chrétienne et les multinationales de la pharmacie leurs médicaments avec
leurs indications et donc leur nosologie. La psycho-pathologie ainsi comprise semble vouloir
réaliser le mariage entre ce qui est considéré comme pathologique et ce qui est accessible à la
chimiothérapie, définir ce qui relève conjointement de la médecine et de la pharmacie dans le
champ des conduites et de l’esprit.
8 Georges Devereux (1908-1985) a longuement développé cette idée dans La renonciation à
l’identité : défense contre l’anéantissement, article paru dans La revue Française de
Psychanalyse, 1, 1967, pp.101-141.
!11
l’autonomie et de la stigmatisation sociale. Il semble qu’il n’y a plus en elles
l’espace de non-folie qui leur permettrait d’entreprendre une démarche de
changement. Sans doute serait-il plus juste de dire que cet espace est
tellement enfoui et réduit au silence qu’on pourrait être tenté de croire qu’il
n’existe pas ou plus.
Celles dont la psychose apparaît dans l’espace psychothérapique ont
répondu au défi vital en brouillant leur réalité interne, celle des émotions et
des sentiments, avec toutes les difficultés que cela entraîne sur le plan des
relations. Elles l’ont fait pour pouvoir rester en contact avec la réalité
extérieure. Elles ont pu ainsi sauver en partie les meubles et parvenir à une
gestion de la réalité qui leur assure une certaine identité sociale et
professionnelle. Leur folie reste confinée, plus ou moins efficacement, dans
un espace intérieur, certains en étant bien conscients, d’autres beaucoup plus
confusément.
L’un de ces psychotiques ordinaires le formulait en quelques mots,
« mon personnage va bien, mais ma personne va mal ». Encore avait-il
quelque contact avec sa personne pour la savoir en souffrance. D’autres n’y
ont plus d’accès, s’ils l’ont jamais eu, comme cet homme, dont je parlerai
plus loin, qui massacra ses proches quand son personnage s’écroula et qu’il
se trouva devant un vide intérieur abyssal.
On voit aussi la folie se déployer et s’exposer au regard du monde dans
les oeuvres de certains créateurs jusqu’à brouiller tellement les pistes qu’on
ne sait où est la réalité, dans la personne telle qu’elle se montre ou dans
l’oeuvre telle qu’elle la crée. Je pense, côté cinéma, à Alfred Hitchcock,
Roman Polanski, Stanley Kubrick, Jane Campion, côté littérature, à Romain
Gary, Amélie Nothomb, côté arts plastiques, à G. Garrouste, F. Bacon, entre
autres.9 Le personnage de fiction est-il la voix de leur véritable personne
tandis que le créateur ne serait guère plus qu’un personnage, garant de
l’insertion sociale et de la matérialisation de la créature. On la voit aussi,
cette folie que nul ne voyait, parfois dans nos enfants, trop souvent.
Mais l’espace où se garde la personne n’est pas étanche. Dans certaines
circonstances, comme les rêves, les ivresses procurées par des psychotropes,
l’exercice d’un pouvoir sans contrôle et donc sans limites, l’irruption de la
passion, voire des circonstances paradoxales comme une promotion
professionnelle, la parentalité, le mariage, la folie sort de cet espace et se
montre.
Où l’on retrouve ceux dont parle la première phrase de ce singulier
Singulier Pluriel10 et ceux dont je parle ici qui, dans de telles circonstances
ou parce que le désir de vivre en son nom propre surgit, arrivent dans le
cabinet du psycho-praticien. C’est en s’appuyant sur leur gestion préservée
de la réalité, qu’on pourrait désigner comme un regard d’adulte sur eux9
Hitchcock (Sueurs froides, Vertigo, L’homme qui en savait trop, Psycho, etc.), Polanski
(Rosemary’s baby, Repulsion, Cul-de-sac, The Ghost writer), Kubrick (Doctor Strangelove,
Shining, Eyes wide shut, Barry Lyndon), Campion (Un ange à ma table, La leçon de piano),
Gary (Ajar), Nothomb (Métaphysique des tubes, La nostalgie heureuse).
10 voir p. 9.
!12
mêmes, qu’ils peuvent initier une démarche de soins et s’en donner les
moyens. C’est leur adulte ainsi compris qui paie la thérapie, c’est avec lui
que s’établit le contrat. Quelles que soient les apparences, quelque résistance
que le consultant oppose à ce qui le fait consulter, quelque effort qu’il fasse
pour le faire oublier au psycho-praticien, cet adulte est toujours présent dans
l’atelier.
!Il s’agit dans cet ouvrage écrit par un praticien de présenter des outils de
compréhension et de travail à tous les praticiens, quelles que soient leurs
références théoriques et leurs pratiques thérapeutiques. Ces outils ne sont en
aucun cas des vérités établies mais des propositions à vérifier par l’usage. Je
m’appuie pour décrire la réalité sur une sémiologie de la rencontre, c’est-àdire une exploration de la rencontre et de la relation thérapeutique qui
permette de percevoir ce qui se passe chez les protagonistes et de trouver les
moyens de conduire la cure. Plutôt qu’aux ouvrages techniques, je me fie
aux écrivains, aux cinéastes, aux plasticiens quand ils ont à la fois la
connaissance intime des phénomènes que j’aborde ici et le talent de savoir
nous la communiquer.
Mais c’est avant tout aux témoins que sont mes consultants que je fais
référence, en reprenant, comme font tous les praticiens, les moments de
travail partagé et ce que j’ai pu entendre et comprendre de leur histoire. Dans
le dernier chapitre - MES TÉMOINS ET LEUR TÉMOIGNAGE - figure une note
synthétique sur les consultants que je cite tout au long du texte, un éclairage
sur le choix de leur pseudonyme et surtout leur témoignage après-coup,
quand ils ont accepté de me le fournir et de me laisser l’utiliser ici même. Il
m’est en effet apparu indispensable, pour valider autant que faire se pouvait
les idées que je développe ici, de savoir ce que ces hommes et ces femmes
avaient perçu et surtout retiré de notre travail. Une sorte d’audit. Leur
témoignage à distance, quand j’ai pu l’obtenir, est d’un apport très précieux
et j’y recourrai chaque fois qu’il y aura lieu. Il a transformé mes idées sur
plusieurs points cruciaux, m’amenant à revisiter les descriptions et les
analyses que je faisais, comme on relit un roman policier pour tenter,
connaissant la clé de l’énigme, de retrouver les indices qu’on n’avait pas vus
chemin faisant.
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!13
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Psychopraticien, psychothérapeute, psychanalyste,
Psychopraticien est le nom qu’ont décidé de se donner les
organisations professionnelles des praticiens exerçant la
psychothérapie suite à la publication du décret du 20 mai 2010. Ce
texte subordonne l’attribution du titre de psychothérapeute à des
conditions qui, pour être nécessaires, sont largement insuffisantes à
donner de véritables garanties de sérieux. Il ne demande ni travail sur
soi avec un thérapeute, ni engagement à être supervisé.
La supervision, appelée contrôle dans certaines écoles, est une
pratique de perfectionnement professionnel où un praticien soumet sa
pratique et ses difficultés au regard et à l’analyse d’un confrère plus
chevronné. C’est une nécessité déontologique que s’impose tout
psychopraticien. Étrangement les psychothérapeutes formés par
l’Université et adoubés par les autorités sanitaires n’y sont pas soumis.
Dans le présent texte je parlerai donc de psychopraticiens mais cela
n’exclut pas les psychothérapeutes ni les psychanalystes qui sont des
praticiens spécialisés dans la psychanalyse. Je continuerai à parler de
la psychothérapie puisque le législateur s’est préoccupé du titre et non
de la pratique.
!14
LE SCÉNARIO DEVEREUX,
DANS L’UNIVERS PSYCHOTIQUE UN FIL ROUGE
!!
« Un patient psychotique a toujours vécu un moment où il a dû renoncer
à son identité pour sauver sa vie. » Dans cet article, que je n’ai pu lire dans
son intégralité qu’après avoir écrit l’essentiel de mon livre, Devereux dit
névrotique aussi bien que psychotique, faisant de la mise en question de
l’identité un défi propre à toute personne en souffrance. Mais les exemples
cliniques qu’il donne pour illustrer son hypothèse se réfèrent explicitement à
la notion de borderline et relèvent tous de ce que je nomme psychose
ordinaire. Dans un texte où Tobie Nathan reprend la même formule quelques
années après, il n’est plus question que de psychotiques (revue
Ethnopsychiatrica, 1.1, 1978). Devereux parle d’un enjeu vital, d’un danger
présent quelque part, même quand le quotidien le laisse à peine paraître et
d’une stratégie de renoncement, coûteuse en termes d’accomplissement
social et professionnel, mais qui assure la survie.
La phrase laisse entendre que persiste quelque part un germe de vie,
sans doute en cette instance (quel que soit son nom) apte à faire des choix
pour la survie. Même caché, un processus vivant continue de gouverner la
personne. Quand celle-ci, ayant décidé d'entreprendre une démarche, vient
consulter, il est au coeur de son mouvement. Il s’est réveillé avec le besoin
de réexaminer les stratégies. La thérapie est déjà en cours, même si le
consultant y résiste.
On ne peut affirmer que Devereux décrive une vérité historique qu’on
pourrait retrouver dans la chronologie des faits et encore moins observer en
temps réel pour prévenir les hoquets de la belle mécanique humaine. Tout au
plus peut-on à l’occasion repérer des situations. Ainsi de la mère soucieuse
de devancer le moindre besoin de son enfant, avant même qu’il ait pu le
manifester, lui laissant si peu de possibilité de vivre en lui-même qu’il doit
se couper de toute émotion, de toute sensation pour se garder de l’intrusion
incessante. Ainsi encore de l’enfant juif né au temps de la « solution finale »
qui a compris très tôt que sa seule identité le mettait en danger de mort
effective. Ou encore de l’enfant qui doit renoncer à lui-même car il n’a
d’autre fonction que d’être l’antidépresseur de l’un ou l’autre des parents et
que c’est à cela qu’il doit d’avoir été mis au monde. Ou encore quand ces
trois exemples sont rassemblés.
On pourrait aussi se demander, en observant les enfants dits difficiles,
s’ils ne sont pas en train de vivre une telle situation, s’évertuant à toute force
de sauver leur être, enlevant tout pouvoir à leurs parents sur eux, les
poussant hors de leurs limites et tentant d’appeler l’attention du monde sur le
danger qui les menace.
Au-delà de la situation proprement dite, bien d’autres facteurs que je
n’approfondirai pas ici interviennent qui amènent au choix de la stratégie du
renoncement psychotique. La construction de l’identité a-t-elle été rendue
impossible par un déficit des moyens neuro-psychiques ou par les conditions
affectives et psychologiques de l’environnement ? A-t-elle été interdite par
les programmes familiaux, intergénérationnels, voire pour d’autres raisons ?
La réalité a le génie de combiner des phénomènes de nature différente.
Si la formule ne peut prétendre à une vérité biographique, tout se passe
comme si. Comme si un scénario invisible régissait le comportement de
l’être, au-delà de la réalité visible. Comme si, quand le praticien tente de
saisir la logique des comportements de ce vivant-là, c’était ce scénario
invisible qui se dévoilait. Surtout quand, se situant dans ce comme si,
l’écoutant, s’y laissant agir, le praticien voit des effets de transformation
profonde se produire et le scénario se désactiver. La formule a ce génie de
pouvoir correspondre aux formes les plus cliniques et psychiatriques de la
psychose comme de pouvoir conduire les évolutions les plus
transformatrices.
La dimension anthropologique du renoncement à l’identité évoque
fortement une logique de chasse, celle qui traverse l’histoire humaine et
renvoie à la mémoire, unique dans l’évolution, d’une proie devenue
prédateur. Dualité qui se joue et se rejoue encore et toujours, la chasse où
tour à tour chacun se trouve être la proie et le prédateur, le chasseur et le
gibier, le gendarme et le voleur, le policier et le gangster, le détective et le
criminel, trame de tant de mythes, de contes, de romans, de films, trame
répétée à l’infini. Image peut-être aussi, dans l’ordre de la pensée réflexive,
de cette quête de la clé, de la solution de l’énigme qui soutient tout le
développement de la pensée humaine.
La formule de Devereux résonne aussi avec le sentiment instinctif de
devoir se protéger si immédiatement ressenti en psychiatrie, tant chez le
psychotique que chez son vis-à-vis. Comme si l’animal en nous captait un
danger, une menace, comme si à l’extrême la vie de quelqu’un était en jeu,
hors de toute raison.
Que le danger soit réel ou pas, qu’il repose sur une vérité biographique
ou pas, l’accompagnement des psychotiques montre que la formule
constitue l’axe d’un système de croyances qui pose un chasseur et un gibier.
Système qui présente, pour ce qui nous concerne ici, des particularités
remarquables. Si on conserve la métaphore du chasseur et du lièvre, tous
deux se perçoivent réciproquement comme dangereux, menaçant pour leur
existence réciproque. Le lièvre pense être aussi dangereux pour le chasseur
que celui-ci l’est pour lui. Tout aussi remarquable : le lièvre, la cible, est
dans une telle dépendance vis-à-vis du chasseur qu’il doit le protéger de luimême. Il est ainsi conduit à s’interroger sans cesse sur l’intention de l’autre
et le sens de ce qui est dit. Ces particularités parlent à l’évidence du temps de
la dépendance infantile.
Devereux utilise le terme de patient et situe son psychotique dans le
champ de la souffrance et du soin, sinon de la pathologie. Peut-il y avoir de
la psychose en dehors de ce champ ? Un homme peut-il fonctionner sur un
mode psychotique sans que ce soit pathologique, sans que ce soit pour
surmonter l’enjeu vital dont parle Devereux ? Y a-t-il des psychotiques
!16
normaux ?11 Tenter d’y répondre déborderait le cadre de la présente
recherche mais mérite un court développement, tant ces questions affleurent
constamment dans l’accompagnement des psychotiques ordinaires.
La notion d’identité est étroitement liée à la culture, à la perception
qu’on a de soi par rapport au monde, dans son corps comme dans sa pensée,
dans le temps comme dans l’espace, dans le lien aux autres vivants comme
dans le lien aux morts. Renoncer à l’identité prend des sens et des formes
différents selon la culture à laquelle on appartient, selon la façon dont y sont
codés les territoires de l’individuel et du collectif, du visible et de l’invisible,
etc. Et quel que soit le contexte culturel l’identité est une notion toujours en
mouvement. Parce qu’étant des humains nous sommes tendus entre le besoin
d’appartenance à un groupe (faire partie d’un nous qui porte un nom) et
l’exercice du langage qui nous conduit à dire je. D’autant que la société
occidentale a dramatiquement aggravé cette évolution depuis quelques
siècles jusqu’à des aspects très conflictuels.12
Par son existence universelle, la psychose questionne la définition
culturelle de l’identité, dans l’articulation entre sa dimension collective
(famille, clan, tribu, nation, etc.) et sa dimension strictement personnelle.
Mais plus profondément encore elle soulève aussi la question
anthropologique, voire éthologique, de la fonction que pourraient avoir dans
le collectif des personnalités à l’identité incertaine. Etant en contact intime
avec les mouvements émotionnels les plus intimes de son groupe et
percevant de façon aiguë les discordances de communication au sein de
celui-ci, la personne psychotique y rempli(rai)t une fonction essentielle au
prix de son identité personnelle. La possibilité d’une telle fonction nous fait
passer de l’ordre de la souffrance ou du déficit à celui de la compétence. Le
glissement de registre conduirait à reformuler la question cruciale sous une
forme différente : la personne va-t-elle renoncer à son identité pour
conserver sa compétence ou va-t-elle devoir renoncer à sa fonction pour
acquérir une identité pleinement autonome ?13
!
11
Le thérapeute comme le psychiatre ne peuvent parler que des personnes psychotiques qu’ils
rencontrent ou qu’on conduit chez eux bon gré mal gré. Nous devons garder cette réserve à
l’esprit quand nous parlons de psychose, de psychotiques, de folie, voire de dépression. La
psychose comme la dépression ont leur place légitime dans l’espace commun et ni elles, ni les
mots qui les désignent ne sont propriété de la médecine ou de la psychiatrie.
12 Dialectique dont j’esquisse une approche dans mon livre sur la dépression La dépression,
une épreuve moderne, Ed. L’Harmattan, Paris, 2009.
13 L. Tenenbaum, La psychose, une compétence perdue, dans Cultures en mouvement, mars
2003, n°55.
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LES PSYCHOTIQUES FOUS
ou
LES PSYCHOTIQUES CLINIQUES
Des faits d’évidence semblent tracer une démarcation nette entre la
psychose que je dis ordinaire et celle que je dis clinique. Dans cette dernière,
la perception de la réalité s’écarte du sens commun au point de construire de
façon plus ou moins aboutie une théorie délirante du monde et des relations.
Le sentiment de soi à soi se brouille, l’identité devient incertaine. La fragilité
du contact avec soi-même, la projection des sentiments les plus intimes à
l’extérieur, les hallucinations, la difficulté extrême d’arbitrer la négociation
entre désirs, besoins et contraintes de la réalité sociale, tout concourt à ce
que l’état psychotique avéré ou clinique soit un obstacle majeur à
l’autonomie sociale et professionnelle, ou l’obère gravement. Et à ce qu’un
jour la personne rencontre la psychiatrie sur son chemin.
On pourrait aussi dire, pour distinguer la psychose clinique de
l’ordinaire, que la première est remboursable. Devoir gagner sa vie est un
impératif que pose la réalité sociale et semble pourtant n’avoir pas de réalité
vraie pour les psychotiques de la catégorie clinique. Ils en viennent à
dépendre, pour leur survie la plus quotidienne, des ressources d’autrui et
quand l’environnement proche ne peut y pourvoir, de celles du corps social.
C’est le 100 % pour les soins, c’est la pension d’invalidité, voire l’Allocation
aux Adultes Handicapés (AAH). L’Etat prenant le relais de la tutelle
parentale les maintient hors de la précarité sans les sortir de la pauvreté et de
la survie. Comment dans ces conditions se payer une thérapie personnelle,
d’autant qu’il pourrait en résulter des changements amenant à devoir
accepter la réalité de la réalité, voire à quitter toute tutelle ?
Ceci vaut pour ceux qui ont adopté un fonctionnement psychotique en
sortant de l’adolescence ou en entrant dans leur âge adulte, sans avoir
commencé de construire leur identité sociale. Pour ceux qui ont passé ce cap,
ce n’est pas tant l’absence de ressources qui empêche la démarche
personnelle qu’un autre facteur : la conscience que la personne a ou n’a pas
de son trouble.
L’anosognosie désigne ce que tous les classificateurs donnent comme
spécifique de la folie ou de la psychose : le sujet n’a pas conscience d’en être
atteint, qu’on l’appelle folie, morbidité, déviance, maladie mentale,
psychose. Le fou ne sait pas qu’il est fou, c’est selon tous les bons
dictionnaires une des caractéristiques de la folie. Pour lui-même, ce dont il
souffre, car il souffre, cela se voit même s’il ne le nomme pas comme tel,
n’est pas pour lui le fait d’une maladie. Il n’est pas malade, il est victime,
mal-aimé, persécuté ou bien élu, désigné, missionné. Le destin, le monde, les
autres, Dieu sont en cause, pas sa personne. Pour apaiser sa souffrance ou la
soigner, si on veut rester dans ce registre, ce n’est pas au médecin qu’il
s’adressera mais à l’opinion publique ou à la police ou à la justice. Ou à la
mort, la sienne le plus souvent, celle des autres parfois. Ou il tentera de plier
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