La fin de l`Etat

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La p olitique
La fin de l’Etat
Michel Nodé-Langlois
Philopsis : Revue numérique
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Dans son Traité théologico-politique, Spinoza écrit que « la fin de
l’État est en réalité la liberté »1. La pensée politique de Spinoza s’inscrit
dans la postérité de la théorie de Hobbes, qui fonde l’État sur un pacte, c'està-dire une institution volontaire. Hobbes opposait explicitement sa propre
doctrine au naturalisme aristotélicien. La formule de Spinoza rend toutefois
cette opposition assez insignifiante puisque c’est Aristote qui a le premier
défini l’État « une communauté d’hommes libres »2. Elle s’explique dans la
mesure où la conception de Hobbes servait à justifier un absolutisme
politique dans lequel la « réalité » de la liberté prend une apparence qui
semble lui être exactement contraire, celle d’une obéissance soumise à la
puissance coercitive des pouvoirs publics. Aussi bien Nietzsche – pour qui
au demeurant la notion de liberté était une illusion majeure – a-t-il pu décrire
l’État moderne, issu des théories bourgeoises, comme « le plus froid de tous
les monstres froids »3. C’est à ce monstre que s’en prend la critique
anarchiste, selon laquelle la liberté ne saurait être considérée comme la fin
qui donnerait à l’État sa raison d’être, mais bien plutôt comme ce dont la
réalisation suppose la disparition de celui-ci : la fin de l’État est alors
supposée être le moyen de ce qu’une idéologie fallacieuse fait passer pour sa
véritable justification.
1
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XX , trad. Appuhn, éd. GF, p.329.
Aristote, Politique, III, 6, 1279a 21.
3
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la nouvelle idole.
2
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1
Il paraît clair que l’obéissance volontaire aux lois de l’État pourra
difficilement être motivée si elle est simplement contraire à la liberté qui est
son principe. Il s’agit dès lors de savoir si celle-ci peut donner à l’État une
finalité essentielle et permanente, qui justifie sa pérennité historique, ou s’il
y a là une contradiction qui doit conduire à ce que Marx dénomme son
dépérissement.
*
La définition héritée d’Aristote signifiait que la communauté politique
– sous la forme grecque de la polis – est une réunion d’hommes qui exercent
ensemble leur pouvoir de délibération et de décision, exercice qui caractérise
le citoyen en tant que tel. Cette définition exprimait une essence, c'est-à-dire
tout aussi bien, pour Aristote, une norme. Elle signifiait en effet qu’il n’est
pas d’organisation politique qui ne fonctionne par une coopération
volontaire, fût-ce celle d’un tyran et de ses complices, car le pouvoir n’est
jamais d’un seul. Reste que précisément tous les pouvoirs de fait ne
reviennent pas au même. Car il ne saurait y avoir de communauté sans qu’il
y ait un bien commun, c'est-à-dire sans que l’appartenance à la communauté
soit un bien pour ses membres. Mais il est possible que le fonctionnement de
la communauté soit au bénéfice de certains plutôt que de tous, et c’est ce qui
pour Aristote caractérise la forme corrompue des régimes conformes à la
vocation essentielle de l’État, la tyrannie par rapport à la monarchie,
l’oligarchie par rapport à l’aristocratie, et le gouvernement populaire
(dèmokratia en grec) par rapport à la république. La corruption politique
consiste ici en un détournement de finalité, lorsque l’obéissance commune
est mise au service d’un intérêt partiel. La rectitude du régime ne tient pas au
nombre de ceux qui se voient attribuer les charges publiques, mais Aristote
n’en souligne pas moins que c’est dans le régime républicain que l’essence
du citoyen trouve à se réaliser le plus parfaitement4, du fait que tous peuvent
y être appelés tour à tour à commander et à obéir, ce qui est l’exercice
proprement politique de la liberté. Le citoyen est un homme libre
(éleuthéros) au sens grec du terme, c'est-à-dire au sens où, par opposition à
l’esclave, qui a sa fin dans la volonté d’un autre, il est à lui-même sa propre
fin. Aristote avait vu dans cette liberté la raison d’être de la communauté
politique, par-delà ces communautés naturelles que sont la famille (oïkia) et
le bourg (komos). Et, alors même qu’il ne songeait pas à remettre en
question la restriction de cette liberté à un petit nombre d’individus de sexe
masculin, il avait posé la thèse que l’État est fondé en nature parce que la
nature humaine est spécifiée par le logos, et que c’est dans l’État que
deviennent objets de logos, c'est-à-dire de décision délibérée, « l’utile et le
nuisible, le juste et l’injuste, (...) le bien et le mal »5. À certains égards,
l’humanisme politique moderne n’a fait que rendre effective la conséquence
virtuelle de la fondation aristotélicienne de l’État, en étendant la qualité de
4
5
Voir : Aristote, Politique, III, 1.
Op.cit., I, 2, 1253a 14.
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2
citoyen à toutes les personnes, moyennant la seule fixation arbitraire d’un
âge de la majorité civile.
L’humanisme moderne a toutefois commencé par rompre avec l’affirmation que l’homme serait « politique par nature » 6, du fait d’une
dissociation entre deux éléments qu’Aristote distinguait sans les opposer : le
naturel et le volontaire. Penser l’État comme lieu d’exercice des volontés
humaines, c’est pour Hobbes le penser comme réalité instituée (nomôi ou
théseï), plutôt que naturelle (phuseï). Il s’agit de donner de l’État une
explication qui soit de l’ordre de la motivation volontaire, et non pas de la
seule causalité naturelle. Or la volonté est le pouvoir de se déterminer en
fonction d’une fin que l’on se représente. Il s’agit donc de savoir à quelle fin
répond l’institution de la communauté politique, avec sa structuration
hiérarchique pour l’exercice du pouvoir ; et pour cela, il faut commencer par
faire abstraction de ce dont les individus bénéficient lorsqu'ils sont membres
d’une communauté politiquement organisée. Cette méthode de réflexion
conduit Hobbes à emprunter au théologien philosophe Suarez la définition
du concept moderne de l’état de nature, entendu par hypothèse comme état
d’indépendance naturelle dans lequel les rapports entre les individus ne sont
régis par aucune loi, ni contrôlés par aucun pouvoir. L’expérience montre ce
que sont les rapports entre les individus lorsqu’ils réussissent à se soustraire
à ces derniers. Hobbes en conclut que l’état naturel d’anarchie doit être une
« guerre de chacun contre chacun » 7 : la communauté de nature ne saurait
selon lui fonder la coopération en vue d’un bien commun, puisque les
besoins naturels, communs à tous les hommes, mettent chacun d’eux en
concurrence avec les autres dans la poursuite des moyens de les satisfaire.
Or « il n’est personne qui ne désire vivre à l’abri de la crainte autant qu’il se
peut »8. C'est pourquoi « l’État est institué (...) pour libérer l’individu de la
crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve,
aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel
d’exister et d’agir »9. Or cette institution suppose deux choses. Il faut d’une
part que la volonté vienne suppléer la nature pour remédier au caractère
invivable de celle-ci : c’est ce qu’opère le pacte social par lequel « l’individu
transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle
soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de nature, c'est-à-dire
une souveraineté de commandement » 10. Mais d’un autre côté, la volonté n’a
à sa disposition que les moyens que lui procure la nature, laquelle met les
individus seulement dans un rapport de force et de menace réciproque. Dès
lors la logique du pacte social est que tous se soumettent à celui ou ceux qui
ont la capacité d’exercer une puissance coercitive suffisante pour empêcher
les agressions entre individus. C'est pourquoi Spinoza tirait la conséquence
logique du point de vue de Hobbes, en écrivant à Jarig Jelles : « je n’accorde
6
Ibid., 1253a 2.
Hobbes, Léviathan, ch. XIII.
8
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XVI, GF p.263.
9
Op.cit., ch. XX, GF p.329.
10
Op.cit., ch. XVI, GF p.266.
7
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3
dans une cité quelconque de droit au souverain que dans la mesure où, par la
puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature »11.
La conception sécuritaire de l’État a ainsi pour conséquence que « le
souverain n’est tenu par aucune loi et que tous lui doivent obéissance pour
tout »12.
Rousseau a vu que par là se trouvait « réellement établi en principe »
un « droit du plus fort (...) pris ironiquement en apparence » 13, qui lui
apparaissait comme une contradiction dans les termes, et ne pourrait de ce
fait aucunement constituer la motivation d’une institution et d’une
obéissance volontaires : car « céder à la force est un acte de nécessité, non de
volonté »14. Rousseau trouvait chez Hobbes et Spinoza une absurdité déjà
dénoncée par Aristote15, qui revient à fonder la légitimité de l’État en général
sur ce qui est le principe du plus arbitraire des régimes : la tyrannie. Or cette
contradiction provient en fait de ce que Hobbes a été infidèle à sa propre
méthode. Comme tous « les philosophes qui ont examiné les fondements de
la société », il a « senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature »,
mais il a commis la même faute qu’eux : « ils parlaient de l’homme sauvage,
et ils peignaient l’homme civil »16. L’état supposé d’indépendance naturelle
ne saurait suffire à mettre les hommes en concurrence, que seule la
comparaison mutuelle, résultant de la vie sociale, induit. Pour trouver une
nécessité à l’État civil à partir de l’état de nature, il faut admettre que celuici est devenu invivable à la suite de transformations accidentelles qui ont
contraint les hommes à s’unir pour vaincre les résistances de la nature17. La
fin reconnue à l’État est alors plutôt économique que sécuritaire, la nécessité
de juguler les violences mutuelles ne devant apparaître qu’une fois que la
« société commencée » 18 a produit les premières formes de corruption
culturelle de la nature humaine. Ce changement de finalité explique que
Rousseau substitue au pacte unilatéral de soumission de la théorie
hobbésienne, un contrat réciproque d’association, par lequel un peuple
s’institue en tant que peuple avant de pouvoir par là-même attribuer à
certains la charge d’exercer le pouvoir exécutif ou coercitif au sein de la
communauté, ce qu’Aristote appelait : les magistratures. Rousseau pense
ainsi accomplir l’effort de la pensée politique moderne pour fonder l’État sur
la liberté : il ne s’agit plus pour lui seulement que chacun puisse vivre libéré
de toute crainte, mais avant tout de concevoir que l’institution de la
communauté politique soit fondée sur la volonté individuelle, le
consentement personnel de ses membres. Alors seulement l’on peut parler
d’une communauté volontaire, organisée suivant une « volonté générale »
11
Id., Lettre L, GF p.283.
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XVI, GF p.266.
13
Rousseau, Du Contrat social, Livre I, ch. 3.
14
Ibid.
15
Voir : Aristote, Politique, III, 10.
16
Rousseau, Discours sur l'Inégalité, Introduction (in Œuvres complètes, éd. de la
Pléiade, t. III, p.132).
17
Voir : Id., Du Contrat social, Livre I, ch. 6.
18
Id., Discours sur l'Inégalité, 2ème partie, Pléiade p.170.
12
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4
qui subordonne « l’intérêt privé » à « l’intérêt commun » 19. Cela signifie
qu’un État ne peut être conforme à sa fin qu’à reposer sur la souveraineté
populaire, ce qui implique une responsabilité du pouvoir institué devant ses
sujets, que niait le spinozisme. La formule rousseauiste du contrat n’en est
pas moins aussi totalitaire que ce dernier, puisqu’elle exige « l’aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »20.
C’est que, pour Rousseau, « l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base
à tous les autres » 21, en ce sens qu’aucun exercice de la liberté ne peut être
reconnu comme un droit si ce n’est par une sanction publique, qui
présuppose l’institution de l’État civil.
*
Rousseau n’ignorait pas ce que peut avoir de choquant ce renversement d’une liberté de principe en aliénation totale, et ceci d’autant plus qu’il
s’agit pour lui de démontrer que « la souveraineté est inaliénable », parce
que « le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté »22. Son
embarras est visible : car d’un côté, « on convient que tout ce que chacun
aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est
seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté » ;
mais d’un autre côté, « il faut convenir aussi que le Souverain seul » – c'està-dire le peuple lui-même – « est juge de cette importance »23. La difficulté
est ici « de bien distinguer les droits respectifs des Citoyens et du
Souverain », c'est-à-dire de distinguer « les devoirs qu’ont à remplir les
premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité
d’hommes » 24. Ce problème n’a rien d’une difficulté technique, car il est lié
en profondeur à la logique même du contractualisme moderne, que Rousseau
reprend à son compte. Si la relation de droit présuppose l’institution civile, et
que celle-ci n’est pas fondée sur la nature mais sur la convention, alors les
hommes n’ont pas d’autre droit que ceux que leur communauté leur accorde.
C’était clair chez Hobbes et Spinoza, pour qui le droit de l’État-Léviathan
n’a d’autres bornes que celles de sa puissance. Mais chez Rousseau, le
conventionnalisme aboutit à identifier la volonté générale avec l’opinion majoritaire : « hors [le] contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige
toujours tous les autres ; c’est une suite du contrat même »25. Or on peut voir
dans la supériorité purement quantitative du nombre une autre forme de la
loi du plus fort, une fois de plus convertie en droit : « on demande comment
un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont
pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois
19
Id., Du Contrat social, Livre II, ch. 3.
Op.cit., Livre I, ch. 6.
21
Op.cit., Livre I, ch. 1.
22
Op.cit., Livre II, ch. 1.
23
Op.cit., Livre II, ch. 4.
24
Ibid.
25
Op.cit., Livre IV, ch. 2.
20
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5
auxquelles ils n’ont pas consenti ? » 26 L’opposant peut en effet seulement se
dire : « Quand (...) l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre
chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté
générale ne l’était pas » 27. On ne voit pourtant pas en quoi le fait d’être
majoritaire peut garantir la vérité d’une opinion. Ce lointain prélude – au
cœur de l’œuvre qui passe pour être la fondation de la démocratie moderne –
aux moments les plus iniques des procès de Moscou montre en fait la seule
condition pour éviter le renversement du conventionnalisme en
totalitarisme : que l’État ne soit pas réputé être le principe de tous les droits,
et que les conventions civiles aient pour fin d’instituer et de garantir les
conditions d’exercice de droits qui les précèdent, et dont la détermination ne
dépend d’aucune volonté humaine, fût-elle majoritaire, bref d’un droit
naturel, et comme tel non instituable – notion dont au demeurant Rousseau
n’a jamais pu se départir, puisqu’il écrit : « Ce qui est bien et conforme à
l’ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions
humaines »28. Sauf pour ce qui relève du seul droit positif, c’est uniquement
l’explicitation de la loi, et non pas son contenu, qui dépend d’une décision
humaine collective.
Cela permet de comprendre la critique hégélienne du contractualisme
bourgeois. La vérité des théories du contrat est, selon Hegel, d’avoir mis au
principe de l’État la liberté, ou d’avoir fait de celle-ci la fin de celui-là, ce
qui revient ici au même puisque être libre n’est rien d’autre, politiquement
parlant, qu’être à soi-même sa propre fin. La limite de ces théories est
cependant de n’avoir conçu la liberté que sous l’aspect de la volonté
individuelle, soit de ce que Hegel dénomme liberté subjective. Le tort des
théories contractualistes est « d’avoir transporté les caractères de la propriété
privée dans une sphère qui est d’une autre nature et plus élevée »29. L’histoire atteste que la pratique généralisée du contrat, constitutive de l’économie et de la société capitalistes, a eu pour condition préalable l’institution
d’États capables de les garantir30. Mais la difficulté peut être saisie
philosophiquement au cœur même des théories du contrat, et il semble que le
deuxième Discours de Rousseau n’ait eu d’autre but que de la mettre en
évidence. Pour fonder l’État sur un calcul et une décision volontaires de
l’instituer, il faut supposer les hommes capables de telles opérations
rationnelles, alors même que, dans l’hypothèse de l’état de nature, il n’existe
pas encore d’État qui ait pu les socialiser et les civiliser. Aussi bien la sortie
de l’état de nature implique-t-elle pour Rousseau l’attribution à l’homme
d’une « perfectibilité »31 naturelle, qui n’est qu’un autre nom de la rationalité
sur laquelle Aristote fondait son affirmation du caractère naturel de
l’institution politique. L’État apparaît alors comme le moyen de mettre en
œuvre une rationalité qui le précède, et qui, loin d’en faire une simple
26
Ibid.
Ibid.
28
Op.cit., Livre II, ch. 6.
29
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 75 R, éd. Meiner 1967, p.80.
30
Voir : Jean Baechler, Les origines du capitalisme, Idées Gallimard 1971.
31
Rousseau, Discours sur l'Inégalité, 1ère partie, Pléiade p.142.
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institution conventionnelle, permet de lui reconnaître une nécessité en soi
qui, par cette reconnaissance, devient aussi pour soi : « la nature de l’État ne
consiste pas dans des relations de contrat, que ce soit de tous avec tous, ou
de tous avec le prince et le gouvernement » 32. Le contrat est en effet un acte
qui établit un dû mutuel par le moyen d’un engagement réciproque, de telle
sorte que ce dû n’existerait pas en l’absence de cet engagement. Attribuer à
l’État un caractère naturel et non conventionnel, c’est reconnaître que les
individus sont entre eux en communauté de réciprocité, qu’ils ont
mutuellement des droits et des devoirs, antérieurement à tout engagement de
ce type, notamment le devoir de tenir ses engagements, sans lequel ceux-ci
n’auraient même pas de sens 33. La liberté qui est mise au principe de l’État
n’est plus alors la subjectivité du libre arbitre individuel, mais plutôt ce que
Hegel appelle la « moralité objective » 34 : sa critique du conventionnalisme
moderne retrouve en effet non seulement l’affirmation aristotélicienne du
fondement naturel de l’État, mais aussi la thèse d’Aristote qui donne à ce
dernier une finalité éthique, et non pas seulement sécuritaire ou
économique : car « ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en
vue de bien vivre (eû zèn) » 35 qu’est fondée la communauté politique.
« Éviter les injustices et permettre les échanges »36 ne sont que les conditions
d’un bonheur qui ne s’y réduit pas, mais consiste, pour chaque personne,
dans la possibilité de son développement moral et intellectuel. C'est
pourquoi « la cité qui mérite vraiment ce nom (...) doit s’occuper de vertu,
car autrement (...) la loi est pure convention », et elle « n’est pas capable de
rendre les citoyens bons et justes »37.
Hegel semble toutefois renverser la signification de la thèse qu’il
retrouve. Car l’État apparaît chez lui moins comme un moyen ordonné à des
fins humaines essentielles, que comme la fin essentielle à laquelle se trouve
ordonnée toute l’existence des animaux rationnels : cette différence
spécifique, et non pas leur décision arbitraire, fait que « leur plus haut devoir
est d’être membres de l’État » 38. C’est que ce dernier est pour Hegel
« l’effectivité (Wirklichkeit) de l’idée morale, – l’esprit moral (sittliche) en
tant que volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se pense et se
sait, et qui accomplit ce qu’elle sait pour autant qu’elle le sait » 39. Cette
proposition ne se comprend qu’en référence à la philosophie hégélienne de
l’histoire, et plus précisément de la religion. Car elle signifie assurément que
la moralité resterait un idéal formel dépourvu de réalité effective sans les
institutions qui l’inscrivent dans la vie collective. Mais elle signifie aussi que
l’État est la réalisation suprême de l’Esprit absolu, lequel n’a aucune réalité
véritable en dehors de l’histoire humaine : « l’État est la volonté divine en
32
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 75 R, Meiner p.80.
Voir : Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre I, ch. 1.
34
Hegel, Principes de la philosophie du droit, 3ème partie.
35
Aristote, Politique, III, 9 1280a 31.
36
Ibid., 1280b 31 ss.
37
Ibid. 1280b 6 ss.
38
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 258, Meiner p.208.
39
Op.cit., § 257, Meiner p.207.
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tant qu’esprit présent se développant dans l’effectivité de la formation et de
l’organisation d’un monde » 40. Ce développement trouve à s’accomplir,
selon Hegel, dans « l’empire germanique (Das germanische Reich) » 41, c'està-dire la monarchie constitutionnelle prussienne, modèle de l’État moderne,
vers lequel converge l’histoire des empires antérieurs, oriental, grec et
romain. C’est « le principe nordique des peuples germaniques » que d’avoir
à réaliser « l’unité des natures divine et humaine, la réconciliation
(Versöhnung) comme vérité objective et liberté apparaissant au sein de la
conscience de soi et de la subjectivité »42. Autrement dit, il revient à l’État
d’accomplir ce qui n’était préfiguré que symboliquement par le dogme
chrétien de l’Incarnation : en opérant la synthèse des libertés subjective et
objective, c'est-à-dire en donnant au libre arbitre individuel la forme de la
moralité objective, l’État « élève à l’effectivité et à la rationalité consciente
la réconciliation et la solution de toute opposition, lesquelles restaient
abstraites et de l’ordre du sentiment comme foi, amour, et espérance »43. La
preuve de la supériorité rationnelle de l’État a été donnée lorsqu'il est apparu
comme la seule instance capable d’assurer à la collectivité humaine l’unité
cohérente d’une communauté que la division des Églises menaçait : « bien
loin que pour l’État le schisme des Églises soit ou ait été un malheur, c’est
au contraire seulement par lui qu’a pu advenir ce qui est sa détermination
propre : la rationalité consciente et la moralité. Et c’est aussi ce qu’il peut
arriver de plus heureux à l’Église et à la pensée pour leur liberté et leur
rationalité propres »44. Car « la religion est la relation à l’absolu en forme de
sentiment (Gefühl), de représentation (Vorstellung), et de foi (Glauben) »,
tandis que « l’idée véritable est la rationalité effective (...) qui existe comme
État » 45. La paix des Églises est assurée par l’État, mais la condition en est
pour Hegel la divinisation de celui-ci.
*
Marx a dénoncé comme idéologique cette justification métaphysique
absolue de l’État dont Hegel était le fonctionnaire appointé. Cette
dénonciation ne relève pas seulement de la critique marxienne de la religion,
mais s’appuie sur une critique interne de la philosophie politique hégélienne.
La fondation hégélienne de l’État est de nature dialectique, pour autant que
l’État y est présentée comme la solution effective de ce que le marxisme
appelle des « contradictions réelles », c'est-à-dire des conflits existant au
sein de la société civile. Comme le montre l’histoire autant que l’analyse
hégélienne, ces conflits ne sont pas exclusivement d’ordre socio-économique, mais tout aussi bien d’ordre spirituel. Le propre du matérialisme
40
Op.cit., § 270 R, Meiner p.222. Cette formule de Hegel est propre à éclairer les
positions politiques de Heidegger.
41
Op.cit., § 358, Meiner p.296.
42
Ibid.
43
Op.cit., § 359, Meiner p.296.
44
Op.cit., § 270 R, pp.232-233.
45
Ibid., p.222.
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8
marxien est toutefois de juger que le second aspect n’est jamais qu’une
manifestation superstructurelle du premier, lequel est le moteur réel qui «
domine en général » 46, ou, comme dit Althusser, détermine en dernière
instance le cours historique des choses humaines. On peut par exemple voir
dans la guerre entre catholiques et protestants l’expression du conflit entre la
volonté émancipatrice de l’individualisme bourgeois (principe luthérien du
libre examen), et l’attachement à un ordre hiérarchique divinement fondé
(principe catholique d’orthodoxie). On peut certes considérer que ce qui fait
la force de l’État moderne est qu’il offre la possibilité d’un arbitrage au sein
de tels conflits, et en ce sens leur dépassement par l’imposition de son
autorité, qui subordonne les intérêts en lutte à la sauvegarde de la paix civile,
en même temps qu’il permet au conflit même d’être un facteur de progrès
social et économique : telle est bien pour Marx la vocation de l’État
bourgeois, dont Hegel a donné la théorie achevée. Or, loin d’en constituer
une justification pour l’éternité, cette théorie peut conduire à penser que
l’État n’a qu’une nécessité transitoire. Car celle-ci provient seulement de ce
qu’il existe des parties de la société dont les intérêts socio-économiques sont
opposés, pour autant que les uns sont exploitants et les autres exploités. Bref,
la fonction de l’État est d’empêcher que la lutte des classes ne se transforme
en guerre civile, et de pérenniser par là une vie et une activité collectives
dont les uns et les autres profitent inégalement. C’est ainsi son état
intrinsèquement conflictuel qui conduit la société civile à instituer l’État, ce
qui constitue pour elle une aliénation puisque, dans cette institution, les
individus et les communautés partielles qui forment la société se
dessaisissent de leur pouvoir de décision au profit d’une instance supérieure.
Or, si l’on admet avec Marx que les contradictions internes de la société
capitaliste doivent conduire, par le double processus de collectivisation de la
production et de paupérisation du prolétariat, à la disparition des classes dont
la lutte a fait « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours »47, on admettra
aussi que disparaîtra avec elles ce qui faisait la nécessité du pouvoir de
l’État. De là découle la prophétie marxienne du dépérissement de ce dernier,
thèse qui inscrit Marx dans la lignée des penseurs anarchistes, plutôt qu’en
compagnie des autocrates que furent tous ceux qui appliquèrent ses
doctrines, effectivement et non pas seulement en pensée.
L’échec historique du marxisme peut s’expliquer moins par une
infidélité de ces derniers à la véritable pensée de Marx, lui-même fort
critique à l’égard de l’anarcho-syndicalisme, que par les présupposés que
cette pensée implique. Pour que la disparition des classes entraîne le
dépérissement de l’État, il faut évidemment qu’elle ne prenne pas la forme à
laquelle l’histoire l’a réduite, à savoir leur écrasement autoritaire et policier
par un parti censé incarner la vocation historique et messianique du
prolétariat, et s’en autorisant pour confisquer la totalité des pouvoirs, fondant
l’autocratisme le plus despotique que l’histoire ait connu. La disparition des
46
Marx, Critique de l’économie politique, Avant-propos, in Œuvres, éd. de la
Pléiade, t.I, p.273.
47
Marx et Engels, Manifeste communiste, Pléiade, t. II, p.161.
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classes supposait pour Marx – son matérialisme était cohérent sur ce point –
une production assez surabondante pour supprimer tous les problèmes de
répartition entre les membres de la collectivité, surabondance que la
puissance industrielle du capitalisme lui faisait espérer. C’était peut-être
oublier un peu vite que « ce n’est pas seulement à cause de ce qui leur est
indispensable que les hommes commettent l’injustice »48, mais plus encore
que le besoin humain qui fait juger quelque chose – à tort ou à raison –
indispensable, n’a rien de fixe : selon une remarque judicieuse d’Alfred
Sauvy, si les besoins étaient restés ce qu’ils étaient en 1900, leur satisfaction
intégrale et universelle serait aisément couverte par les moyens
d’aujourd’hui. Or ils se sont développés tout autant que les moyens de
produire, et Marx aurait bien dû le savoir, lui qui identifiait l’essence même
de l’homme à son histoire. Tocqueville était plus lucide lorsqu'il jugeait que
le libéralisme caractéristique des sociétés modernes entraînait
paradoxalement un risque de despotisme démocratique, dans la mesure où le
libre champ laissé de plus en plus aux libertés personnelles et partielles – les
intérêts privés – les conduisait inévitablement à s’assurer des garanties en
obtenant leur reconnaissance publique et le soutien de l’État. Mais on
pourrait tirer argument aussi du devenir actuel des sociétés qui furent
communistes, au moins de nom : les régimes disparus n’ont pas fait
disparaître les conflits sociaux et ont plutôt engendré des formes aggravées
d’exploitation, mais il en résulte une situation d’anarchie, au seul sens que ce
dernier terme ait jamais pu avoir, et cela au profit d’entreprises à caractère
mafieux, ce qui rend plus que jamais désirable la restauration d’un État en
vue de la régulation et de la moralisation de la vie publique. Le communisme
réel n’a en fait jamais existé sur terre que dans les monastères, communautés
fondées sur cet engagement personnel volontaire qu’est le vœu de pauvreté.
L’anarchisme rêve d’une vie sociale qui, tout en ne reposant sur
l’engagement volontaire de personne, bénéficierait d’un respect mutuel
spontané que même de telles communautés ne réalisent que difficilement, et
moyennant l’exercice par l’un de ses membres d’une autorité ayant en
charge tout autant la qualité morale de la vie collective que l’heureux
fonctionnement de son organisation.
La question de la fin de l’État envisagée comme sa disparition peut
dès lors être considérée comme un faux problème. Ce qui en est un vrai, et
l’invention du totalitarisme au siècle dernier n’a fait que le rendre plus
évident et plus aigu, c’est la question des limites de sa compétence, qui
n’avait pas échappé à Rousseau. L’État se distingue en effet de la société
civile, qui est fondée sur la complémentarité en même temps que la
concurrence des intérêts privés49. Or, selon une logique que les Grecs avaient
déjà clairement aperçue, le fonctionnement de cette société requiert
l’organisation de ce que nous appelons des services publics, qu’il s’agisse de
voirie ou d’enseignement. Aristote justifiait l’État comme communauté
nécessaire pour assurer l’autarcie que les communautés antérieures, famille
48
Aristote, Politique, II, 7, 1267a 2.
49
Voir : Id., Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133a 16 ss.
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et bourg, ne suffisent pas à se procurer à elles-mêmes 50. En termes
modernes, on dira que l’État a vocation à assumer les secteurs d’activité peu
rentables, ou qu’il y a de bonnes raisons de ne pas laisser au seul principe de
la rentabilité lucrative, par exemple la santé, mais qui, en tant qu’ils
correspondent à un intérêt vraiment universel, doivent être financés par les
prélèvements légaux sur la richesse individuelle. La fonction intégratrice de
l’État ne doit pas pour autant signifier l’abolition de ces sphères de
responsabilité que sont la famille et l’entreprise. La charte européenne a
inclus dans ses articles un principe de subsidiarité, selon lequel un pouvoir
de niveau hiérarchique supérieur ne doit pas se substituer à un pouvoir de
rang inférieur (par exemple celui des parents) dans l’exercice d’une
responsabilité qui incombe à ce dernier, et pour autant qu’il en est capable.
Ce principe trouve son origine lointaine dans la politique aristotélicienne, et
son inspiration récente dans les encycliques papales Rerum novarum, de
Léon XIII, et Quadragesimo anno, de Pie XI. L’expérience de la
déresponsabilisation générale engendrée par les régimes totalitaires, outre
leurs autres aspects, confère à ces textes un caractère de lucidité prophétique
plus évident que celui qu’on a prêté aux thèses de Marx. Il importe en effet
non seulement que le pouvoir de l’État ne tourne pas au détriment de
l’initiative personnelle, mais encore que le pouvoir public ne puisse s’ingérer
dans la vie privée de ses administrés. Aristote avait donné, dans sa
description des méthodes caractéristiques du régime tyrannique, une
étonnante préfiguration du Big Brother de George Orwell : le tyran doit,
entre autres, « faire en sorte que les habitants soient toujours sous son
œil » 51, ce dont le moyen principal est l’encouragement à la délation
mutuelle. Les persécutions dont les régimes totalitaires ont été les auteurs
attestent que cette limitation du pouvoir de l’État est tout particulièrement
nécessaire dans le domaine des convictions personnelles : au moment où
Rousseau, écrivant son chapitre sur la « Religion civile », louait Hobbes
d’avoir réuni « les deux têtes de l’aigle »52, c'est-à-dire attribué l’autorité
religieuse au pouvoir politique, et prononçait l’ostracisme contre quiconque
prétendrait obéir à une autorité spirituelle distincte de l’État, tel le Pape, le
roi catholique de Pologne répondait à certains de ses sujets qui lui
demandaient de sévir contre des concitoyens d’une autre confession
religieuse : « Je ne suis pas le souverain de vos consciences ». Sans doute
était-ce là une forme réelle de cette limitation du pouvoir d’État que nous
dénommons sa laïcité. L’État reconnaît alors comme un devoir essentiel sa
subordination à une fin qui n’est pas la sienne parce qu'elle le dépasse53.
50
Voir : Id., Politique, I, 2.
Op.cit., V, 11, 1313b 6.
52
Rousseau, Du Contrat social, IV, 8.
53
Hegel le reconnaissait : « Il est dans la nature des choses que l’État accomplit un
devoir lorsqu'il assure à la communauté toute garantie et toute protection pour
l’accomplissement de sa fin religieuse » (Principes de la philosophie du droit, §
270 R, Meiner p.225). Mais il y a là une forme de subordination de l’État à ce que
Hegel dénomme parfois « une sphère supérieure » (§ 282 R, Meiner p.250), qui
51
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L’État paraît avoir encore un bel avenir si l’on en juge par les
promesses de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la mondialisation. La
débâcle du communisme marxiste n’a fait que rendre aujourd’hui plus grand
le risque que la liberté se trouve réduite en politique au credo du Laissez
faire, laissez passer, éventuellement assorti d’un autoritarisme
bureaucratique tatillon, mais au détriment de l’exigence fondamentale de
justice, sans laquelle on ne voit pas comment la vie collective pourrait avoir
une finalité vraiment humaine. Sans doute est-ce là une ultime conséquence
du matérialisme moderne, le comble étant que la conception de l’homme que
Marx érigeait en principe herméneutique de toute l’histoire trouve à se
réaliser surtout dans le type de société qu’il était censé combattre. Échapper
à l’aggravation de l’injustice planétaire requiert sans doute une conception
éthique de l’État, qui le subordonne à la dignité morale des personnes, et
exige qu’il permette à celles-ci d’acquérir une juste conscience de leurs
responsabilités.
devrait interdire de voir dans la citoyenneté la forme accomplie de la spiritualité
humaine.
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