Don d`organes : quelle mouche a piqué le « Grand » rabbin de Paris

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Don d’organes : quelle mouche a piqué
le « Grand » rabbin de Paris? Par
Bernard Hadjadj
Don d’organes : quelle mouche a piqué le « Grand »
rabbin de Paris?
Par Bernard Hadjadj
Je ne doute pas de la grande foi du rabbin Gugenheim, de sa grande
connaissance de la tradition hébraïque, de son grand respect des 613
commandements et de la halakha. Qu’il refuse le don d’organes tel qu’il est
prévu par la loi républicaine applicable au 1er janvier 2017, c’est son droit
et son choix. Mais il va plus loin puisqu’il incite les juifs à refuser le
don d’organes en ces termes :
« Aujourd’hui, étant donné les réserves halakhiques que je viens d’exposer,
il importe de s’opposer fermement au prélèvement d’organes et j’appelle nos
coreligionnaires à s’inscrire sur le fichier national du refus. » (Tribune
juive).
Le rabbin Michel Gugenheim, du haut de son autorité rabbinique interdit donc
aux juifs, dans le cadre de la loi républicaine, de faire don de leurs
organes. Il s’agit, pour être précis, du prélèvement d’organes post-mortem et
non du don d’organes entre vivants qui, malgré l’interdit biblique de blesser
son corps, est considéré comme un acte louable. C’est au XVIème siècle que le
Rabbin David Zimra trancha en faveur de la vie, de l’éthique contre la lettre
du droit en disant : Il ne se peut donc pas que la Torah ait obligé quiconque
à se mutiler même pour sauver la vie d’autrui. Mais heureux soit celui qui a
le courage de faire ce sacrifice.
Je ne vous cache que j’aurais aimé que Michel Gugenheim juge notre situation
présente avec la même humanité que son prestigieux collègue du moyen-âge.
D’autant que dans la tradition hébraïque on demande au juge de juger de
manière juste ; celle qui n’en-cadenasse pas le jugement pas dans un
légalisme désincarné. Je m’étonne par ailleurs que grand rabbin de Paris, il
s’autorise à interpeler l’ensemble des juifs de France. Se substituerait-il
au Grand Rabbin de France ?
Vous l’aurez compris je ne partage pas le point de vue du rabbin Gugenheim
et, bien que parisien, je ne lui reconnais aucune autorité pour me dicter ma
conduite.
Cependant le don d’organes post-mortem soulève de sérieuses questions qu’il
convient de ne pas traiter à la légère, d’autant que la mort a toujours été
source d’angoisse et d’inquiétude.
Quels sont donc les termes du problème, Ils peuvent se résumer entre, d’une
part, la conciliation de deux prescriptions antagonistes:
La préservation de la vie humaine, (piqoua’h néfech) ;
La non profanation d’un cadavre (nivoul hameth).
Et, d’autre part l’identification du moment précis de la mort, le constat du
décès.
La question de la résurrection des morts est également soulevée à propos du
prélèvement d’organes.
Préserver la vie sans profaner le cadavre
Comment résoudre une telle contradiction dès lors que l’on procède à un
prélèvement d’organe ?
Pour le judaïsme, le respect de la vie, bien suprême, l’emporte sur tous les
autres commandements.
J’appelle à témoin contre vous aujourd’hui, les cieux et la terre: ce sont la
vie et la mort que j’ai placées devant toi, la bénédiction et la malédiction;
tu choisiras la vie! (Deutéronome 30,19).
Chacun connaît cette célèbre sentence talmudique : « Celui qui a sauvé une
seule vie humaine, cela lui est compté comme s’il avait sauvé tout un
monde. » (Sanhédrin, 37b).
Et comme le dit justement Michel Gugenheim, la préservation d’une vie humaine
repousse tous les interdits de la Torah à l’exception de trois (tuer,
pratiquer l’idolâtrie, avoir des rapports sexuels illicites).
On pourrait s’arrêter là pour justifier le don d’organes post-mortem. Mais se
pose la légitime préoccupation relative au respect de la dépouille mortelle
et de l’utilisation indue du cadavre. Emmanuel Hirsch et Eytan Ellenberg[1]
rappellent trois principes qui pourraient apparaître comme des obstacles aux
prélèvements:
Nivul ha-met : déshonneur causé à la dépouille
Hana’ah min ha-met : utilisation indue du cadavre.
Halanat ha-met : obligation d’un enterrement rapide.
Il est tout à fait compréhensible, que les proches du mort répugnent à voir
mutiler ce corps autrefois plein de vie et qu’ils chérissaient.
Le grand rabbin Guggenheim, toujours dans la finesse et collant à sa
réputation de grande ouverture est catégorique : « La loi juive, qui proscrit
tout traitement dégradant infligé à la dépouille mortelle, interdit
catégoriquement l’autopsie des cadavres. »[2]
Notons que la grande majorité des rabbins orthodoxes ont une lecture
différente de la loi juive. Ajoutons que le Grand Rabbinat israélien autorise
le don d’organes.
Mais revenons aux sources de la tradition hébraïque.
Le traité Berakhot nous enjoint, en effet, d’honorer toute dépouille
mortelle : « Celui qui transporte des os d’un lieu à un autre dans un sac, il
ne les placera pas sur le dos d’un âne et ne chevauchera pas dessus, parce
qu’il adopterait ainsi une conduite méprisante. Toutefois, s’il craint de la
part d’étrangers ou de brigands, il pourra le faire et ce qui vient d’être
dit pour les os, la même chose s’applique au rouleau de la Thora. »
Nous savons, et c’est heureux, que sur tout sujet, la tradition hébraïque est
diverse et les débats souvent vifs. Poursuivons donc la recherche.
Référons-nous maintenant au Traité Houllin qui traite de la question de la
culpabilité d’une personne ayant provoqué la mort. Les Sages, nous dit-on,
peuvent autoriser, dans ce cas, une autopsie du cadavre afin de déterminer si
la mort n’était pas liée en partie à une maladie, ce qui atténuerait la
culpabilité de celui qui l’aurait provoquée.
Ézéchiel Landau (1713-1793), éminent talmudiste, rabbin de Prague de 1755
jusqu’à sa mort, a le premier rendu une décision légale à propos du cas d’un
malade opéré de la vésicule biliaire à Londres et qui mourut suite à
l’opération. La question était la suivante : pouvait-on pratiquer une
autopsie afin de déterminer les raisons de l’échec de l’intervention
chirurgicale et ainsi faire avancer la science médicale et sauver de la sorte
les vies de personnes atteintes de la même maladie ? La réponse du rabbin fut
positive dès lors que par cet acte on sauverait des vies.
L’utilisation indue du cadavre (Hana’ah min ha-met) est une question
sérieuse et vient nous rappeler la gratuité du don. Elle prohibe la
marchandisation des organes humains et leur trafic. L’acte de sauver une vie
est éminemment éthique et ne souffre d’aucun calcul pécuniaire. C’est
pourquoi l’identification du receveur est préférée à l’anonymat. A cet égard,
craignant le « délit d’initié », la législation israélienne stipule que
l’équipe chargée d’établir la “mort cérébrale” est totalement différente de
celle chargée de la greffe.
La résurrection du mort : dans quel état ?
Sur la question sensible du don d’organes, une personne de ma connaissance
s’inquiétait que la personne amputée d’un organe ne puisse ressusciter dans
son intégrité charnelle. Certains rabbins vont jusqu’à recommander que l’on
remplace l’organe prélever par celui du receveur. Une sorte d’échange
standard de pièces détachées ! Tout cela n’est pas très sérieux mais sème le
trouble chez des âmes sensibles et simples. Il convient donc de clarifier la
question de la résurrection des morts (té’hiyat hametim).
Le judaïsme croit en la résurrection, même si l’on peut lire dans le livre de
Job : « Les morts jamais ne vivront, les fantômes jamais ne se lèveront »
(26, 14). Mais là encore les positions divergent sur sa signification et sur
ses modalités.
Maïmonide dans son Michné Torah nous dit : « dans le monde à venir il n’y
aura pas de corps, rien que l’âme des justes sans corps, comme les anges ».
Mais ce point de vue est minoritaire car les textes bibliques affirment la
résurrection corporelle.
Ce sont les prophètes, notamment Ezéchiel et Isaïe, qui ont abordé cette
question.
Le passage le plus saisissant se trouve dans le chapitre 17 du livre
d’Ezéchiel dans lequel Dieu le conduit dans un ravin :
« Il est plein d’ossements… Ils sont très nombreux aux faces du ravin ; et
voici très secs. Il me dit : Fils d’homme, ces ossements vivront-ils ?…
Voici, moi, je fais venir en vous un souffle, vivez ! Je vous donne des
nerfs, je fais monter en vous la chair, je vous gaine de peau, je donne en
vous un souffle, vivez !… Les ossements se rapprochent, l’ossement vers son
ossement. Je vois, et voici, sur eux des nerfs, la chair monte, la peau les
gaine par en haut… Il me dit : Sois inspiré pour le souffle, sois inspiré,
fils d’homme !… Des quatre souffles, viens, souffle ! Gonfle ces morts, et
qu’ils vivent ! Je suis inspiré comme Il me l’ordonne. Le souffle vient en
eux, et ils vivent. Ils se dressent sur leurs pieds, une armée très, très
grande ! »
Cela suffit donc à rassurer ceux qui craignent de ne pas être présents au
rendez-vous de la résurrection faute de la présence d’un organe vital
généreusement offert pour donner la vie. En effet, la résurrection des morts
relève du supranaturelle, du miracle ; souvenons-nous que Dieu, dans la
Genèse, crée l’homme à partir de la poussière.
Aux crédules guidés par de faux-prophètes, on citera également Saadia de
Gaon, éminent Sage du Xe siècle qui écrivait déjà dans son livre des
croyances et des opinions (Sefer Emounot we-dé’ot) que même une personne, à
moitié dévoré par un fauve pourrait ressusciter dans son intégrité première
puisque Dieu a pu le créer à partir de rien. Que dire aujourd’hui des
militaires mutilés, ou des civils dont les corps ont été déchiquetés lors
d’attentats terroristes ?
Le moment précis de la mort (la question de la mort cérébrale)
Impossible de décrire le Dieu de la Bible, le voir c’est mourir ; point
d’anthropomorphisme, point de représentation. Et pourtant l’homme a été créé
à l’image de Dieu (betselem Elohim), à sa ressemblance ; à l’image d’Elohim,
nous disent les Ecritures, l’Être qui concentre toutes les forces. Ainsi
l’homme ne peut ressembler à Dieu par sa morphologie mais il le peut par sa
capacité à mettre en œuvre les différentes forces créatrices de l’univers. En
conséquence, le judaïsme est favorable aux progrès de la science en général
et notamment des sciences médicales dès lors qu’elles concourent au bien-être
des hommes dans le respect de leur dignité.
Les hommes ont cependant eu la connaissance de Dieu par Sa voix, Sa parole au
mont Sinaï. C’est sur cette montagne de feu enveloppée d’une épaisse fumée et
en proie à de fortes secousses telluriques que Cette voix se fit entendre :
« Dieu (Elohim) parla toutes ces paroles en disant… » (Ex. 20,1).
C’est donc par la parole que l’homme, qui est dans la tradition hébraïque
appelé le « vivant-parlant », ressemble à Dieu. C’est bien cette capacité de
dire mais aussi de médire qui distingue l’homme des autres êtres vivants. On
pourrait ainsi en déduire que c’est au moment où la bouche se tait
définitivement que l’homme n’est plus. Dans la mesure où la parole résulte
d’un ordre émanant du cerveau aux organes phonatoires, la mort cérébrale
constatée par un électroencéphalogramme plat, indique la mort clinique de
l’homme défini comme sujet-parlant. . La vie est parole, la fin de
l’existence est sans parole et sans question ouvrant à d’autres paroles.
Mais dans les textes talmudiques (traité Yoma), la déclaration d’un décès
suppose l’absence de respiration qui s’opérait au moyen d’un miroir placé
devant le nez et la bouche du mourant. Certains ajoutaient la nécessité de
constater l’absence de battements du cœur.
C’est le respect de cette stricte conformité avec la Loi orale, la halakha,
que le grand rabbin de Paris ordonne à ses coreligionnaires. Ce qui le
conduit à leur demander de refuser le don d’organes.
Or la Halakha par son étymologie indique le mouvement et oblige à
contextualiser les prescriptions de la Torah qui est vivante sans les trahir,
comme le font les Sages du Talmud et à leur suite les différents rabbins.
C’est ainsi qu’à Venise, au XVe siècle, Rabbi Yehudah Aryeh de Modenah
traçait déjà la voie, il disait : « Tous les rabbins sont d’accord sur le
fait que la source fondamentale de la vie est dans le cerveau. Ainsi, si l’on
examine le nez en premier, qui est un organe sous la commande du cerveau, et
qu’il n’y a pas de respiration spontanée, aucun de ces rabbins ne douterait
que la vie est partie du cerveau. »
Cinq siècles plus tard le rabbin américain Moshé Feinstein précise que les
Sages entendaient par « respiration » une respiration autonome, non
artificielle, même si le cœur peut encore battre.
La majorité des rabbins incluant le Grand rabbinat d’Israël, soutiennent
l’idée que la mort cérébrale constitue le critère définitif indiquant la mort
d’une personne. Telle est du reste la définition de la mort inscrite dans la
loi israélienne de 2008 sur le don d’organes.
Alors « Grand » le rabbin Gugenheim ? Il faut pour cela se référer au traité
Eruvin (72b) du Talmud de Babylone qui enseigne : « la force de celui qui
autorise l’emporte. » Méfiance du Talmud à l’endroit des « Sages » qui
prononcent systématiquement des interdits.
Il a donc choisi l’interdit et ce contrairement à la majorité des rabbins et
du grand rabbinat d’Israël.
C’est en cela que le rabbin Guguenheim n’est pas assez grand.
Quand le grand rabbin de Paris adhère à la position minoritaire des ultraorthodoxes, il s’agit là d’un choix personnel, mais qu’il utilise son statut
pour imposer sa règle à l’ensemble des juifs de France, cela est
inadmissible.
Qu’il laisse chacun, en conscience, exercer son libre arbitre comme nous y
invite la Torah qui est avant tout source de vie, de liberté.
Emmanuel Hirsch, Eytan Ellenberg : Judaïsme et don d’organe, Laennec 2005/1
(Tome 53), p. 38-51. ↑
Les derniers devoirs, le rituel juif du deuil. Opuscule publié par le
consistoire de Paris. ↑
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