Don Quichotte, Werther, Tristram Shandy,
Oblomow, Swann - un nom pour un destin.
Mais depuis qu'au XIXe, l'individualité s'est
réduite en un «vouloir être autrement»
(Anders-sein-Wollen) ou «devoir être
autrement »(Anders-sein-Mùssen)'4), l'inverse
est également vrai: le destin individuel,
l'individualité évoquent le nom, ils le mettent
en avant; jadis déjà, Érostrate voulait par une
action - dut-il commettre un délit - im-
mortaliser son nom. Aujourd'hui c'est plutôt
la souffrance qui supplante de plus en plus
l'action par laquelle se définit l'indi-
vidualité^1, c'est en attirant l'attention sur une
telle souffrance que certains se font un nom
- phénomène dont témoignent les nombreu-
ses, sans doute trop nombreuses, auto-
biographies depuis Rousseau'61.
Paul Merkel fait figure chez René
Schickele, comme Meursault chez Camus,
d'individu fictif. Merkel et Meursault ne se
caractérisent pas par leur individualité mais
par leur destin d'étranger. D'après Schickele
et Camus, ce destin, n'est ni unique, ni origi-
nal ni même individuel - c'est la raison pour
laquelle qu'ils les font agir quasi anonyme-
ment. Le destin d'étranger, pour Merkel
comme pour Meursaut, n'est pas fortuit, il ne
vient pas seulement de l'extérieur; ce destin
n'est pas un fatum qui leur serait imposé.
Tous les deux ne subissent pas le rôle de
l'étranger, mais ils sont activement empêtrés
dans ce destin.
Aucune définition de l'étranger n'est
donnée au lecteur. Schickele et Camus s'en
remettent à ses hypothèses. Tandis qu'au
début des romans, Merkel et Meursault sont
des éléments interchangeables et sans con-
tours de leurs cercles sociaux respectifs, et
à la fin des romans le lecteur doit partir du
fait qu'ils sont des étrangers. Cette mutation
s'est effectuée au cours de l'action. Ceci est
déroutant car le lecteur essaie alors en vain
de se remémorer les passages significatifs
de ce revirement. On est d'autant plus
dérouté, qu'il nous apparaît inacceptable
qu'il puisse être possible de devenir un
étranger en sous-main. La distinction entre
Moi et Toi, ego et alter, semble pourtant
fondamentale; elle est l'assise de notre
connaissance et de notre interprétation du
monde. Et l'étranger c'est pourtant bien
l'autre. Et si l'étranger n'est plus l'autre per
se, qu'est-il donc?'71
Mais l'étranger que nous dépeignent
Schickele et Camus est-il vraiment l'étran-
ger? Le doute nous saisit. Nous pensons tout
de même savoir ce que signifie être étranger;
nous avons appris, en tant que voyageur, ce
que signifie être étranger. Comme socio-
logue nous avons su en tirer profit, que ce soit
en s'accordant, comme étranger, la possibi-
lité de l'objectivité'81, ou bien en parvenant
soi-même, par adaptation, à réduire la dis-
tance sociale et culturelle dans le pays étran-
ger de sorte que le rôle de l'étranger se
perde'91. Ce qui paraît ici si clair, si confor-
me à la compréhension ordinaire de l'étran-
ger, se complique dès qu'on le verbalise:
comment définir l'étranger?
L'étranger c'est tout d'abord l'éloigné,
c'est celui qui vit à l'étranger, c 'est celui qui
vient de l'étranger. Cela nous est donné par
la langue, sur laquelle repose les définitions
juridiques et politiques de l'étranger. Si
pour le XXe siècle l'étranger est par exem-
ple, l'expulsé, le réfugié, l'exilé, la «displa-
ced person»'101, c'est-à-dire une personne
qui doit quitter son pays malgré elle; alors
l'étranger est celui qui voyage contre son
gré. Ceci renvoie le sociologue dont l'objet
est l'étranger à Georg Simmel, et l'entraîne
à faire usage de la formulation de Simmel,
c'est-à-dire à désigner l'étranger comme un
être mobile (Wanderer), «qui vient au-
jourd'hui et qui reste demain »(11). Cette for-
mulation est considérée comme la défini-
tion de l'étranger par Simmel. Ceci incite à
penser que la dimension spatiale est la
condition de l'étranger. Mais en est-il vrai-
ment ainsi? Suffit-il pour définir l'étranger
de manière suffisamment précise d'évoquer
le rapport à l'espace associé à un minimum
d'attachement local ?
Afin de faire naître le doute, rappelons-
nous les destins d'émigrants. Après la 2e
guerre mondiale, un émigrant célèbre avait
dit, avec une certaine revendication à la
généralisation : «Le pays étranger n'est pas
devenu notre patrie, mais notre patrie est
devenue un pays étranger»'121. Ceci renvoie
aux limites de toute définition dans la mesu-
re où l'émigrant ne peut plus s'établir sans
être considéré par les autres comme étran-
ger; le lieu qui lui était (est) familier et
duquel il émigra n'existe plus. Ce lieu n'est
plus circonscrit spatialement mais unique-
ment temporellement.
La notion d'étranger
chez Simmel
On ne rend pas justice à Simmel en pre-
nant au mot la définition qui lui est attri-
buée; il suffit en effet d'examiner ses ré-
flexions sur l'étranger pour constater assez
rapidement qu'elles vont à l'encontre de
ladite définition. Pour Simmel, l'étranger
est une «forme sociologique», caractérisée
par le fait d'être à la fois fixé en un point de
l'espace et détaché de ce même point. Il en
découle pour cette forme sociologique que
la relation à l'espace d'une part la condition,
mais d'autre part le «symbole des relations
entre hommes»031. En évoquant l'étranger
comme une «forme sociologique», Simmel
entend une forme cristallisée de l'action
réciproque qui est socialement donnée
d'avance à chacun et qui peut être utilisée
pour la réalisation de différents contenus041.
Saisir l'étranger comme une forme
sociologique renvoie à la spécificité de
l'analyse simmélienne car Simmel détache
non seulement l'étranger de la condition
spatiale existante en prenant les distances
sociales qui s'accroissent rapidement dans
les sociétés modernes comme des sublima-
tions (Überhöhungen) symboliques mais il
rend aussi l'étranger - comme forme ou
encore comme type - dépendant de l'action
réciproque sociale c'est-à-dire que le grou-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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