OTTHEIN RAMMSTEDT
L'étranger
de Georg Simmel(1)
L'étranger aussi a un nom. Il
peut s'appeler Paul Merkel ou
Monsieur Meursault. Mais qui
peut bien connaître un
étranger du nom de Merkel
ou Meursault. Ces noms
nous sont inconnus bien que
des inconnus portant ce nom
aient pu nous être familiers.
Car Paul Merkel est le nom
du protagoniste du roman de
Pené Schickele "L'étranger"®
et Meursault, c'est
"l'Étranger"(3) de Camus.
Otthein Rammstedt
Université de Bielefeld
Faculté de sociologie
Texte traduit par K. Chaland, P. Watier
Laboratoire de Sociologie de la culture
européenne, Université de Strasbourg &
H. Bopst, (Fachbereich Angewandte
Sprach- und Kulturwissenschaft,
Gemersheim).
M
ais peut-être ces noms ne sont-ils
plus présents à notre mémoire
parce que les noms des prota-
gonistes dans les romans de Schickele et de
Camus n'apparaissent presque jamais, ils ont
peu d'importance. Les noms - nous le savons
au moins depuis Kafka si on ne se rappelle
plus la «Genèse» - laissent d'abord venir les
choses à soi; ce sont d'abord les noms qui
donnent aux personnages leur individualité :
Huile de Michel Rovelas. Photos Alain Ameslon, 1988
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
146
Don Quichotte, Werther, Tristram Shandy,
Oblomow, Swann - un nom pour un destin.
Mais depuis qu'au XIXe, l'individualité s'est
réduite en un «vouloir être autrement»
(Anders-sein-Wollen) ou «devoir être
autrement »(Anders-sein-Mùssen)'4), l'inverse
est également vrai: le destin individuel,
l'individualité évoquent le nom, ils le mettent
en avant; jadis déjà, Érostrate voulait par une
action - dut-il commettre un délit - im-
mortaliser son nom. Aujourd'hui c'est plutôt
la souffrance qui supplante de plus en plus
l'action par laquelle se définit l'indi-
vidualité^1, c'est en attirant l'attention sur une
telle souffrance que certains se font un nom
- phénomène dont témoignent les nombreu-
ses, sans doute trop nombreuses, auto-
biographies depuis Rousseau'61.
Paul Merkel fait figure chez René
Schickele, comme Meursault chez Camus,
d'individu fictif. Merkel et Meursault ne se
caractérisent pas par leur individualité mais
par leur destin d'étranger. D'après Schickele
et Camus, ce destin, n'est ni unique, ni origi-
nal ni même individuel - c'est la raison pour
laquelle qu'ils les font agir quasi anonyme-
ment. Le destin d'étranger, pour Merkel
comme pour Meursaut, n'est pas fortuit, il ne
vient pas seulement de l'extérieur; ce destin
n'est pas un fatum qui leur serait imposé.
Tous les deux ne subissent pas le rôle de
l'étranger, mais ils sont activement empêtrés
dans ce destin.
Aucune définition de l'étranger n'est
donnée au lecteur. Schickele et Camus s'en
remettent à ses hypothèses. Tandis qu'au
début des romans, Merkel et Meursault sont
des éléments interchangeables et sans con-
tours de leurs cercles sociaux respectifs, et
à la fin des romans le lecteur doit partir du
fait qu'ils sont des étrangers. Cette mutation
s'est effectuée au cours de l'action. Ceci est
déroutant car le lecteur essaie alors en vain
de se remémorer les passages significatifs
de ce revirement. On est d'autant plus
dérouté, qu'il nous apparaît inacceptable
qu'il puisse être possible de devenir un
étranger en sous-main. La distinction entre
Moi et Toi, ego et alter, semble pourtant
fondamentale; elle est l'assise de notre
connaissance et de notre interprétation du
monde. Et l'étranger c'est pourtant bien
l'autre. Et si l'étranger n'est plus l'autre per
se, qu'est-il donc?'71
Mais l'étranger que nous dépeignent
Schickele et Camus est-il vraiment l'étran-
ger? Le doute nous saisit. Nous pensons tout
de même savoir ce que signifie être étranger;
nous avons appris, en tant que voyageur, ce
que signifie être étranger. Comme socio-
logue nous avons su en tirer profit, que ce soit
en s'accordant, comme étranger, la possibi-
lité de l'objectivité'81, ou bien en parvenant
soi-même, par adaptation, à réduire la dis-
tance sociale et culturelle dans le pays étran-
ger de sorte que le rôle de l'étranger se
perde'91. Ce qui paraît ici si clair, si confor-
me à la compréhension ordinaire de l'étran-
ger, se compliques qu'on le verbalise:
comment définir l'étranger?
L'étranger c'est tout d'abord l'éloigné,
c'est celui qui vit à l'étranger, c 'est celui qui
vient de l'étranger. Cela nous est donné par
la langue, sur laquelle repose les définitions
juridiques et politiques de l'étranger. Si
pour le XXe siècle l'étranger est par exem-
ple, l'expulsé, le réfugié, l'exilé, la «displa-
ced person»'101, c'est-à-dire une personne
qui doit quitter son pays malgré elle; alors
l'étranger est celui qui voyage contre son
gré. Ceci renvoie le sociologue dont l'objet
est l'étranger à Georg Simmel, et l'entraîne
à faire usage de la formulation de Simmel,
c'est-à-dire à désigner l'étranger comme un
être mobile (Wanderer), «qui vient au-
jourd'hui et qui reste demain »(11). Cette for-
mulation est considérée comme la défini-
tion de l'étranger par Simmel. Ceci incite à
penser que la dimension spatiale est la
condition de l'étranger. Mais en est-il vrai-
ment ainsi? Suffit-il pour définir l'étranger
de manière suffisamment précise d'évoquer
le rapport à l'espace associé à un minimum
d'attachement local ?
Afin de faire naître le doute, rappelons-
nous les destins d'émigrants. Après la 2e
guerre mondiale, un émigrant célèbre avait
dit, avec une certaine revendication à la
généralisation : «Le pays étranger n'est pas
devenu notre patrie, mais notre patrie est
devenue un pays étranger»'121. Ceci renvoie
aux limites de toute définition dans la mesu-
re où l'émigrant ne peut plus s'établir sans
être considéré par les autres comme étran-
ger; le lieu qui lui était (est) familier et
duquel il émigra n'existe plus. Ce lieu n'est
plus circonscrit spatialement mais unique-
ment temporellement.
La notion d'étranger
chez Simmel
On ne rend pas justice à Simmel en pre-
nant au mot la définition qui lui est attri-
buée; il suffit en effet d'examiner ses-
flexions sur l'étranger pour constater assez
rapidement qu'elles vont à l'encontre de
ladite définition. Pour Simmel, l'étranger
est une «forme sociologique», caractérisée
par le fait d'être à la fois fixé en un point de
l'espace et détaché de ce même point. Il en
découle pour cette forme sociologique que
la relation à l'espace d'une part la condition,
mais d'autre part le «symbole des relations
entre hommes»031. En évoquant l'étranger
comme une «forme sociologique», Simmel
entend une forme cristallisée de l'action
réciproque qui est socialement donnée
d'avance à chacun et qui peut être utilisée
pour la réalisation de différents contenus041.
Saisir l'étranger comme une forme
sociologique renvoie à la spécificité de
l'analyse simmélienne car Simmel détache
non seulement l'étranger de la condition
spatiale existante en prenant les distances
sociales qui s'accroissent rapidement dans
les sociétés modernes comme des sublima-
tions (Überhöhungen) symboliques mais il
rend aussi l'étranger - comme forme ou
encore comme type - dépendant de l'action
réciproque sociale c'est-à-dire que le grou-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
147
pe et l'autre déterminent par l'interaction,
la forme selon laquelle l'autre peut devenir
un interactant pour les membres du groupe
et de quelle manière le type social « étran-
ger» se manifeste'15'.
L'étranger de Simmel est, en tant que
forme, analytiquement séparé des contenus
possibles qui peuvent lui être attribués. La
forme «étranger» n'est donc pas une dispo-
sition psychique mais au contraire exclusi-
vement une forme sociale - c'est pourquoi
Simmel décrit également l'étranger comme
« un type social » - se constituant sur la base
de la spatialité de toute interaction sociale
et qui par là présentent des traits qui se ren-
contrent partout à la fois.
La «Digression sur l'étranger»
de Simmel
La célèbre digression sur l'étranger de
Simmel, qui compte à peine sept pages, est
placée dans le chapitre IX de sa grande
«Soziologie» de 1908, lequel s'intitule:
«L'espace et l'ordre spatial de la société».
Nous soulignons cela dans la mesure où la
réception de la sociologie de Simmel est
presque toujours réalisée en pointillé (la
réception de «Soziologie» est presque tou-
jours ponctuelle) et parce qu'il semble
désormais aller de soi de considérer ces
digressions comme des parties isolées'16'.
Mais dans le cas précis de la digression sur
l'étranger, ne pas tenir compte de son
contexte conduit à des erreurs d'interpréta-
tions.
Nous nous souvenons que le chapitre
«L'espace et l'ordre spatial de la société» se
compose de deux parties : «La sociologie de
l'espace» et «Sur les projections spatiales
des formes sociales» (17). La première partie
se compose de cinq paragraphes, dont le der-
nier problématise, le changement de lieu, le
déplacement'18'. Simmel part de deux inter-
rogations : « Quelles sont les formes de socia-
lisation d'un groupe de personnes mobiles en
regard de celles d'un groupe spatialement
fixé? et «quelles formes se constituent pour
le groupe mais également pour les personnes
mobiles lorsque seulement certains éléments
du groupe et non le groupe en son entier sont
mobiles?'19'La seconde question se subdivi-
se à son tour car d'après Simmel la mobilité
peut à la fois contribuer à l'uniformisation du
groupe comme à son dualisme'20'. Comme
exemples de ce dernier aspect, il cite comme
éléments singuliers, le vagabond et l'aventu-
rier'21' puis - à l'opposé des nomades comme
communauté mobile - les communautés de
voyageurs, par exemple autrefois les asso-
ciations significatives de compagnons. Pour
finir, il constate que «la position du séden-
taire à l'opposé de son adversaire, dépendant
de la mobilité» devient au cours du temps
toujours plus favorable; ceci peut se com-
prendre « par les facilités à changer de lieux »
lesquelles permettraient au sédentaire de
jouir en même temps des avantages de la
mobilité'22'. C'est à cet endroit que débute
«la digression sur l'étranger» - pour ainsi
dire une considération ajoutée à la première
partie.
La forme sociologique de l'étranger
pose l'unité entre le détachement d'un point
spatial et la fixation à ce même point; la dis-
jonction de ce qui ici constitue une unité
était le fondement des réflexions précé-
dentes de Simmel. Et en outre, la notion
d'espace est ici le symbole des rapports aux
autres. C'est seulement ainsi, que la formu-
lation prend son sens, à savoir que l'étran-
ger n'est pas, comme généralement admis,
le voyageur qui vient aujourd'hui et qui part
demain mais contrairement à lui, il est celui
qui «vient aujourd'hui et qui reste demain».
Car l'étranger «est fixé à un cercle spatia-
lement déterminé ou à un cercle dont les
limites sont analogues aux limites spatiales,
mais sa position dans le cercle est essentiel-
lement déterminée par le fait qu'il ne fait
pas d'emblée partie de ce cercle, qu'il intro-
duit des caractéristiques qui ne sont pas
propres à ce cercle et qui ne peuvent pas
l'être»'23'. Le prêtre, le guérisseur, le sage -
tous disposent de forces qui ne procèdent ni
ne sont alimentées par le groupe mais dont
celui-ci est demandeur. Pour le prêtre, le
guérisseur et le sage, il est décisif pour leur
position que quelque chose qui pour les
autres membres du groupe est loin, soit pour
eux proche. En référence aux rapport aux
autres, on peut retenir, dans un sens figuré,
que «la distance à l'intérieur de la relation
signifie que le proche est lointain, mais le
fait même de l'alterità signifie que le loin-
tain est proche »'24>.
Pour Simmel, être étranger dans une
telle constellation est «une relation tout à
fait positive»'25'. L'étranger occupe ainsi
une position tout à fait particulière dans le
groupe, dans la société, qui se traduit par
des conditions privilégiées pour lui. Ainsi,
Simmel désigne par «l'attitude de l'objec-
tivité» (Attitude des Objektiven), la mobi-
lité de l'étranger, lequel «entre occasion-
nellement en relation avec chaque élément
particulier [du groupe; O. R] »<26), mais «n'a
avec aucun d'eux de liaison organique, que
la modalité de cette liaison soit parentale,
locale, professionnelle»'27'. Cette attitude
est propre à l'étranger qui «n'est retenu par
aucune espèce d'engagement» de sorte que
l'on peut «tout aussi bien définir l'objecti-
vité comme liberté»'28'. A côté des valeurs
positives, mobilité, objectivité, liberté,
Simmel ne méconnaît pas les difficultés
sociales de l'étranger car chaque relation
avec un étranger reste abstraite puisque
«l'on a que certaines caractéristiques géné-
rales en commun avec l'étranger»'29'. Cela
se manifeste dans la proximité avec l'étran-
ger «pour autant que nous sommes sem-
blables, nous et lui : par la nationalité, le sta-
tut, la profession ou par l'appartenance à la
nature humaine en général» et en même
temps cela se manifeste dans la distance qui
nous sépare de l'étranger «pour autant que
ces similitudes nous dépassent, lui et nous,
et ne nous rapprochent que parce qu'elles
rapprochent un grand nombre»'30'. Simmel
souligne finalement le fait que les étrangers
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 148
« sont appréhendés non pas comme des indi-
vidus mais surtout comme des étrangers
d'un type particulier»<31) car en ce qui les
concerne le moment de la distance n'est pas
moins général que celui de la proximité.
L'étranger
comme type social
Les réflexions de Simmel sur l'étranger
ne sont pas disposées au hasard. L'espace
symbolique entre les hommes, que nous
désignons par la formule distance et proxi-
mité, lui importe. Et le fait que Simmel en
soit venu à étudier l'étranger et non pas, par
exemple, l'invité ou encore le voyageur,
vient de ce qu'il considère l'étranger
comme un type social vraiment particulier.
Pour lui, l'étranger a un caractère général,
une individualité collective1321. Si Simmel
avait dans ses travaux sociologiques anté-
rieurs mis particulièrement l'accent sur les
formes de l'action réciproque, par exemple,
ses célèbres réflexions sur la cupidité, l'ava-
rice, le gaspillage, la pauvreté, le cynisme
et sur l'esprit blasé dans la «Philosophie de
l'Argent»(33), par contre dans son ouvrage
« Soziologie » de 1908 il souligne le rôle des
acteurs dans de telles actions réciproques.
Celles-ci sont quant au contenu dépen-
dantes de l'évolution sociale ainsi que des
«conditions économiques correspon-
dantes » (34), et sociologi quement les types
sociaux se laissent quant à eux circonscrire
suivant le niveau de développement de la
société'35'.
L'étranger n'est pas pour Simmel
l'Autre généralisé, mais simplement l'Au-
tre, avec lequel nous sommes en action réci-
proque, qui par cette action réciproque
endosse un rôle spécifique, à savoir celui de
l'étranger. Si l'on argumente ainsi, l'Autre
n'est pas seulement celui, qui vit ou qui
vient de l'étranger, mais virtuellement tout
autre, c'est-à-dire tous les autres en dehors
de moi. Par la suite, Simmel délimite socio-
logiquement cet aspect épistémologique en
désigant le sujet la forme interactionnelle il
le nomme groupe, cercle ou encore société
et en lui il n'y a pas, d'abord, d'étranger.
Un tel aspect résulte de l'interaction avec un
élément extérieur, soit que des interactions
avec un autre situé spatialement en dehors
de la propre structure interactionnelle se
poursuivent durablement, soit que l'autre
vienne d'autres strates à l'intérieur d'une
société hiérarchique ou fonctionnellement
différenciée.
La notion de type social chez Simmel
renvoie à trois aspects distincts et centraux
de sa théorie sociologique. Le premier tient
à ses réflexions épistémologiques sur la dis-
tance^6', lesquelles reposent sur les argu-
ments méthodologiques de la psychologie
des peuples à propos de l'établissement des
données'371, dépend de ses théories esthé-
tiques sur le Voir (zum Sehen)'38' et de ses
réflexions critiques sur la culture inspirées
de Nietzsche'39'- Ces réflexions furent im-
portantes pour son approche relativiste. Car
«l'objectivité» est pour Simmel une
« forme particulière de la proximité et de la
distance»'40' qui acquiert sa garantie et sa
stabilité sociale de par 1' « efficace récipro-
cité vitale» (lebendige Wechselwirsam-
keit)M). Le second s'appuie sur la différen-
ciation analytique entre forme et contenu ;
les formes des interactions induisent des
rôles sociaux pour l'interactant, et ils
constituent à leur tour comme Ensemble -
nous dirions aujourd'hui role-set - le type
social. La notion de type chez Simmel est
troisièmement en étroite relation avec ses
réflexions sur les a priori sociaux. Tout élé-
ment d'un groupe social «n'est pas seule-
ment un élément de la société mais est en
plus quelque chose d'autre»'42'. Cette parti-
tion constitue l'individualité. Lorsqu'à ce
propos Simmel dit que «le fait que l'indivi-
du ne soit pas par certains côtés un élément
de la société, fonde la condition positive
pour qu'il le soit par d'autres côtés de son
être (...)»'43). La référence à l'étranger
s'impose presque ici car cet élément non
socialisé c'est l'étranger qui l'apporte, de
sorte qu'il peut se comporter de manière
d'autant plus conforme au sein du groupe,
sans pour autant perdre son individualité. A
cet endroit, Simmel indique également
d'autres types en dehors de l'étranger, à
savoir l'ennemi, le criminel, le pauvre.
Selon lui, tous ces types se caractérisent par
le fait qu'il sont d'une manière ou d'une
autre exclus de la société cependant que leur
existence est néanmoins significative pour
la société. Mais cet «En-dehors est - pour le
dire brièvement- seulement une forme spé-
ciale de l'En-dedans»'44). Simmel a illustré
cette catégorie de types dans le chapitre VII
de «Soziologie» avec ses réflexions bien
connues sur le pauvre'45' et sur la similitude
entre le type du pauvre et celui de l'étran-
ger; à présent, on comprend mieux pour-
quoi ses réflexions n'apparaissent pas dans
la digression sur l'étranger.'46'-
Contexte biographique
Simmel avait déjà abordé, dans un passa-
ge assez long de la « Philosophie de 1 ' argent »
de 1900, le rôle des juifs dans leur relation à
l'argent'47'. Et il concluait finalement que sa
définition du juif comme étranger était à pré-
sent anachronique puisque que dans le
monde moderne - «un organisme s'unifor-
misant toujours davantage» - l'étranger
n'était plus le «tout à fait différent».
Ce sont justement ces références au rôle
du juif, qui apparaîtront plutôt comme
secondaires dans la grande «Soziologie»,
qui ont conduit de nombreux exégètes de
Simmel à interpréter la digression sur
l'étranger comme une analyse biographique
sur la judaïcité. On peut ici nommer
Margaret Sussman, Werner Sombart, René
König, Hans Liebesschütz et tout récem-
ment Almut Loycke'48'. Le texte ne permet
pas une telle interprétation et la vie de
Simmel ne donne pas matière à un tel texte.
Il semble très important de distinguer deux
choses, à savoir l'actualité du thème de
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 149
l'étranger dans la discussion antisémite de
la fin du XIXe, et le «devenir étranger»
(Zum-Juden-Werderi) de Georg Simmel<49),
un processus qui coïncide largement avec le
devenir juif de Georg Simmel(50).
La querelle antisémite
et le thème de l'étranger
Depuis la fin des années 70 du XIXe siè-
cle, l'hostilité latente envers les juifs se
transforma en un antisémitisme idéolo-
gique, organisé en mouvements. L'antisé-
mitisme était alimenté d'un côté par une
opposition contre le centralisme politico-
administratif, contre le déploiement rapide
du capitalisme moderne, de l'économie de
marché, et contre l'extrême modernisation
(51); d'autre part depuis le début des années
80, surtout dans l'allemagne impériale et
dans l'empire austro-hongrois, l'antisémi-
tisme s'accentua avec l'afflux des réfugiés
juifs afflux déclenché par les nombreux
progroms du sud de la Russie(1881), de
Varsovie (1881/82) et des Pays Baltes
(1882). Ils atteignirent leur point culminant
entre 1891 et 1894 lorsque les juifs furent
expulsés de Moscou et que le gouvernement
tsariste encouragea par circulaire adminis-
trative l'émigration des juifs<52). Alors que
l'hostilité classique envers les juifs se justi-
fiait par le critère religieux, l'antisémitis-
me(53) était dominé par les préjugés eth-
niques et racistes. L'assimilation sociale,
surtout favorisée comme facteur d'intégra-
tion par les milieux instruits de la bourgeoi-
sie juive, n'était plus prise en considération
par les groupements antisémites. L'antisé-
mitisme ne plaçait en effet les distinctions
religieuses, politiques, nationales et so-
ciales qu'après le critère ethnique. Les
familles juives établies et apparemment
bien intégrées dans les grandes villes
comme Francfort-sur-le-Main, Hambourg,
Berlin ou Vienne furent donc, selon ce prin-
cipe considérées de la même manière que
les réfugiés juifs de l'Europe de l'Est, les
sentiments de haine développés à l'égard de
ces derniers les touchaient également.
Georg Simmel dont les parents
s'étaient probablement fait baptiser à
Paris, grandit dans un ménage protestant
assimilé. C'est seulement après ses études,
entre autres, auprès de Moritz Lazarus et
de Heymann Steinthal qui enseignaient à
Berlin la psychologie des peuples ( Völker-
psychologie), une forme de sociologie, que
Simmel fut confronté à son «être juif».
Cela le perturba et le rendit très sensible
aux arguments de Lazarus dans la querel-
le sur l'antisémitisme<54>.
s 1884, la conférence des rabbins
réunie à Berlin publia une déclaration
contre les pamphlets antisémites, lesquels
mettaient en doute les traditions juives. Or,
cette déclaration insistait explicitement sur
les commandements concernant l'amour du
prochain, l'amour de l'étranger ainsi que de
celui appartenant à une autre religion'55'.
Dans son ouvrage «Ethik des Judenthums»
(Ethique du Judaïsme) paru en 1898 sur
l'initiative de l'union communale germano-
israélienne(56), Moritz Lazarus reprit cet
argument en le développant davantage;
d'après son interprétation, l'étranger a tou-
jours eu une place «au centre d'Israël»(57),
c'est-à-dire que l'étranger est éthiquement
- et par là socialement - un élément du grou-
pe social interne (soziale Innengruppe). Cet
étranger, intégré au groupe social interne,
Lazarus le dissocie de l'entièrement étran-
ger (Wildfremd) que l'éthique juive recom-
mande néanmoins de traiter «de manière
juste et amicale». L'entièrement étranger
est défini par l'expression «l'étranger du
marché»(58). Il n'est donc pas le «tout
autre» mais seulement celui avec lequel on
ne peut avoir que des interactions limitées.
Car l'entièrement étranger en tant qu'étran-
ger du marché doit au moins être appréhen-
dé comme un partenaire d'interactions
potentielles. Dans cette périphrase de
l'étranger, Lazarus s'inspire directement de
la sociologie (Lazarus aurait dit la psycho-
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