440 Jean-Pierre Potier |
franchise : « Évidemment ! C’est-à-dire que c’est l’assimilation du
travail, revenu d’un capital, aux autres revenus des autres capitaux.
La concurrence [...] c’est l’uniformité régulière dans la fixation du
salaire, du fermage, du profit. » (1859, 119)
Mais, Louis Blanc se lançait alors dans la description suivante :
Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. – Combien
pour votre travail ? – Trois francs : j’ai une femme et des enfants. –
Bien. Et vous ? – Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai
une femme. – À merveille. Et vous ? – Deux francs me suffiront : je
suis seul. – À vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est
conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront
mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Ne
craignez rien, nous avons des gendarmes. Et assassins ? Nous avons
le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que
provisoire. Vienne un quatrième travailleur, assez robuste pour jeûner
de deux jours l’un, la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout :
nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être ! (Blanc, 1839)
Léon Walras est lassé par ce langage qu’il juge purement passionnel
et il prétend aborder froidement et scientifiquement le problème : la
concurrence pousse l’entrepreneur à diminuer les salaires, mais lui
permet-elle de les abaisser indéfiniment ?
Voilà la question. Or si la passion superficielle tranche le problème
affirmativement, le raisonnement approfondi le résout par la négative.
La science impartiale constate une tendance des ouvriers à élever les
salaires, tendance favorisée par la concurrence des entrepreneurs, et
capable de balancer la première et de maintenir le taux des salaires à
l’équilibre normal de leur valeur naturelle. (1859, 119-120)
En résumé, selon Walras,
[c]’est la concurrence des ouvriers qui soutient les entrepreneurs ;
c’est la concurrence des entrepreneurs qui protège les ouvriers. La
concurrence fait l’équilibre. Et pour troubler cet équilibre dans le
sens accusé par M. Louis Blanc, que faudrait-il ? Une coalition
d’entrepreneurs que la loi peut réprimer ou qu’elle peut rendre
inoffensive en ne défendant pas les coalitions d’ouvriers (1859,
120-121).
Et dans son premier ouvrage, L’Économie politique et la Justice,
notre auteur utilise la même argumentation contre les idées de
P.-J. Proudhon (1860, 185-186)5. Le marché du travail serait donc
parfaitement organisé ! Dans les propos du jeune Léon Walras, on ne
trouve pas les réserves exprimées par Adam Smith, et renouvelées
plus tard par Jean-Baptiste Say quoique sous une forme atténuée, sur
l’asymétrie du marché du travail au détriment des travailleurs.
5 Notons qu’il s’aligne sur les positions défendues dans les « Notes sur
Proudhon » que son père, Auguste Walras, lui a transmises (1859, 619-620).
Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(3) : 437-458