Marché du travail et législation sociale dans la pensée de

OEconomia
http://www.necplus.eu/OEC
Additional services for OEconomia:
Email alerts: Click here
Subscriptions: Click here
Commercial reprints: Click here
Terms of use : Click here
Marché du travail et législation sociale dans la
pensée de Léon Walras
Jean-Pierre Potier
OEconomia / Volume 2011 / Issue 03 / September 2011, pp 437 - 458
DOI: 10.4074/S2113520711013053, Published online: 24 October 2011
Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S2113520711013053
How to cite this article:
Jean-Pierre Potier (2011). Marché du travail et législation sociale dans la pensée de
Léon Walras. OEconomia, 2011, pp 437-458 doi:10.4074/S2113520711013053
Request Permissions : Click here
Downloaded from http://www.necplus.eu/OEC, IP address: 88.99.165.207 on 21 Apr 2017
Marché du travail et législation sociale
dans la pensée de Léon Walras
Jean-Pierre Potier
Les questions du marché du travail, des conflits sociaux, de la
législation sociale ont profondément préoccupé Léon Walras durant
toute sa carrière. Il a mené à ce sujet des controverses nourries avec
les économistes et avec les socialistes de son temps et il a fait évoluer
notablement son point de vue au fil du temps. Cet article examine le
point de vue de Walras sur le fonctionnement du marché du travail, le
rôle souhaitable de l’État pour mieux l’organiser et ses idées relatives
à la législation ouvrière et aux assurances sociales.
Mots clés : Léon Walras, libre concurrence, marché du travail, législa-
tion ouvrière, assurances sociales
Labour Market and Social Legislation in Walras’ Thought
Throughout his career, Léon Walras has been deeply worried about the
questions of labour market, social conflict and social legislation, throughout
his career. He engaged in controversies with the economists and the socialists
of his time and his opinions about these questions changed notably through
time. This paper examines the Walrasian viewpoint on the functioning of the
labour market, on the role of the state for better organizing it and his ideas
relating to the labour legislation and social insurance.
Keywords : Léon Walras, Free competition, labour market, labour
legislation, social insurance
JEL : B 13
* Université Lumière-Lyon 2 - Triangle UMR 5206 du CNRS. E-mail :
Œconomia History | Methodology | Philosophy, 1(3) : 437-458
438 Jean-Pierre Potier |
« La grève c’est la bicyclette renversée et le cycliste au fond du fossé »
Walras, « Masse et rareté », 1908, 631
À la fin de sa vie, dans le discours prononcé à l’occasion de son Jubilée
cinquantenaire d’économiste à l’université de Lausanne, Léon Walras
remarque1 :
Il est certain, d’abord, que la détermination du salaire au moyen de
grèves et de lock-outs, c’est-à-dire, en définitive, par échange de coups
de pierre, contre coups de fusil, est un procédé sauvage. Mais il l’est
également que, pour substituer à ce procédé celui de la fixation des
prix des divers travaux par le mécanisme de l’enchère et du rabais,
l’économie politique pure mathématique serait absolument nécessaire.
(1909, 510)
Pour l’auteur, ici comme dans d’autres domaines, les préconisations
en économie politique appliquée doivent s’appuyer sur les résultats
théoriques de l’économie politique pure.
La question du fonctionnement du marché du travail et plus
généralement la « question sociale » préoccupent profondément
Walras durant toute sa carrière, le conduisant à des controverses
nourries avec les libéraux et avec les socialistes de son temps. Walras
a l’occasion de s’exprimer à plusieurs reprises sur le marché du
travail, sur les conflits sociaux et sur la législation sociale. En effet,
il aborde le problème de la détermination des salaires et des grèves
dès ses premiers travaux (1859-1860), puis dans les articles parus
dans le journal de la coopération Le Travail (1866-1868). Il réexamine
ensuite le sujet dans le Cours d’économie politique appliquée professé
à l’université de Lausanne (dont la rédaction s’étale de 1871 à 1881,
avec une accélération entre 1879 et 1881), dans les parties consacrées
à l’industrie, à l’association et à l’assurance2. Plus tard, Léon Walras
revient sur ces questions, en particulier dans l’article « L’économique
appliquée et la défense des salaires », publié dans la Revue d’économie
politique en décembre 1897 et repris dans les Études d’économie politique
appliquée (1898).
Toutes ces questions sont peu discutées dans la littérature
secondaire existante jusqu’aujourd’hui3. Dans cette étude, nous
retracerons l’évolution des idées de Léon Walras sur le marché du
travail, sur les grèves, les coalitions ouvrières et sur le rôle de
l’État pour organiser ce marché. Nous examinerons aussi ses idées
1 Dans tout l’article, les références commençant directement par une date non
précédée d’un nom d’auteur sont réservées à Walras.
2 Nous avons édité le Cours d’économie politique appliquée en 1996, dans les Cours,
vol. XII des Œuvres économiques complètes dAugusteetLéonWalras.
3 Citons parmi les références anciennes, M. Boson (1951) et (1953) et parmi les
références plus récentes, P. Dockès (1996), J.-P. Potier (1998) et (1999), A. Rebeyrol
(2004).
Œconomia Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(3) : 437-458
| Marché du travail et législation sociale dans la pensée de Léon Walras 439
sur la législation ouvrière et les assurances sociales. Enfin, nous
présenterons son point de vue sur les moyens utiles pour maintenir et
améliorer le revenu des travailleurs.
1. Le marché du travail est-il spontanément organisé ?
Dans son premier texte d’économiste, l’« Introduction à l’étude de
la question sociale » (1859), Léon Walras adopte un ton optimiste
« à la Bastiat » dans une polémique au sujet de la libre concurrence
et du marché du travail qui serait spontanément organisé. Selon
lui, « [i]l ne suffit pas, par le fait, d’empêcher toute intervention
de l’autorité politique en matière d’économie ; il convient aussi de
soustraire la production à toute espèce d’action administrative, ou
plutôt il est parfaitement superflu de l’y soumettre. [...] ici en effet
l’intérêt privé concourt naturellement et de lui-même à la satisfaction
de l’intérêt général » (1859, 117). Ainsi, toute forme de réglementation
perturberait l’harmonie spontanée issue du principe absolu de la
liberté du travail et de l’échange, ou du « laissez faire, laissez passer ».
La « fatalité providentielle des lois naturelles » assurerait sans faille
une production de richesse à la fois abondante et bien proportionnée.
Par conséquent, le principe de la libre concurrence peut être défendu
avec succès contre les attaques des « socialistes empiriques », tels que
Louis Blanc et Pierre-Joseph Proudhon, qui proposent des réformes
sans les étayer par de sérieuses considérations théoriques. Dans ce
texte de 1859, un dialogue imaginaire s’engage même entre Louis
Blanc et le jeune Léon Walras.
Quand Louis Blanc, dans son Organisation du travail (1re édition,
1839)4, s’interroge : « La concurrence est-elle un moyen d’assurer du
travail au pauvre ? », Walras lui répond dans l’« Introduction à l’étude
de la question sociale » avec un certain cynisme : « [...] au point de vue
d’une société idéale, le mot de pauvre n’a point de sens économique :
car un homme, dans une pareille société, est toujours riche au moins
de ses facultés personnelles, lesquelles constituent un capital dont le
travail est le revenu. Il n’y a de pauvres que les malades, les infirmes,
les paresseux ; et tous ces gens sont sous la juridiction de la charité,
en dehors du droit économique. La société n’a pas à leur assurer
du travail plus particulièrement qu’à personne. La question véritable
est donc celle-ci : La concurrence est-elle un moyen d’empêcher le
travailleur de jouir intégralement du revenu de ses facultés ? » (1859,
118-119)
Dans son livre, Louis Blanc fait aussi remarquer : « Qu’est-ce
que la concurrence relativement aux travailleurs ? C’est le travail
mis en enchères. » Ici, la réponse de Walras a le mérite de la
4 L. Walras utilise la 9e édition de l’ouvrage, parue en 1850.
Œconomia History | Methodology | Philosophy, 1(3) : 437-458
440 Jean-Pierre Potier |
franchise : « Évidemment ! C’est-à-dire que c’est l’assimilation du
travail, revenu d’un capital, aux autres revenus des autres capitaux.
La concurrence [...] c’est l’uniformité régulière dans la fixation du
salaire, du fermage, du profit. » (1859, 119)
Mais, Louis Blanc se lançait alors dans la description suivante :
Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. – Combien
pour votre travail ? Trois francs : j’ai une femme et des enfants.
Bien. Et vous ? Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai
une femme. À merveille. Et vous ? Deux francs me suffiront : je
suis seul. À vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est
conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront
mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Ne
craignez rien, nous avons des gendarmes. Et assassins ? Nous avons
le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que
provisoire. Vienne un quatrième travailleur, assez robuste pour jeûner
de deux jours l’un, la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout :
nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être ! (Blanc, 1839)
Léon Walras est lassé par ce langage qu’il juge purement passionnel
et il prétend aborder froidement et scientifiquement le problème : la
concurrence pousse l’entrepreneur à diminuer les salaires, mais lui
permet-elle de les abaisser indéfiniment ?
Voilà la question. Or si la passion superficielle tranche le problème
affirmativement, le raisonnement approfondi le résout par la négative.
La science impartiale constate une tendance des ouvriers à élever les
salaires, tendance favorisée par la concurrence des entrepreneurs, et
capable de balancer la première et de maintenir le taux des salaires à
l’équilibre normal de leur valeur naturelle. (1859, 119-120)
En résumé, selon Walras,
[c]’est la concurrence des ouvriers qui soutient les entrepreneurs ;
c’est la concurrence des entrepreneurs qui protège les ouvriers. La
concurrence fait l’équilibre. Et pour troubler cet équilibre dans le
sens accusé par M. Louis Blanc, que faudrait-il ? Une coalition
d’entrepreneurs que la loi peut réprimer ou qu’elle peut rendre
inoffensive en ne défendant pas les coalitions d’ouvriers (1859,
120-121).
Et dans son premier ouvrage, L’Économie politique et la Justice,
notre auteur utilise la même argumentation contre les idées de
P.-J. Proudhon (1860, 185-186)5. Le marché du travail serait donc
parfaitement organisé ! Dans les propos du jeune Léon Walras, on ne
trouve pas les réserves exprimées par Adam Smith, et renouvelées
plus tard par Jean-Baptiste Say quoique sous une forme atténuée, sur
l’asymétrie du marché du travail au détriment des travailleurs.
5 Notons qu’il s’aligne sur les positions défendues dans les « Notes sur
Proudhon » que son père, Auguste Walras, lui a transmises (1859, 619-620).
Œconomia Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(3) : 437-458
1 / 23 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !