Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE
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LES INÉGALITÉS FACE À L’ÉCOLE :
LOGIQUE DE SYSTÈME OU LOGIQUE DE L’ACTEUR ?
INTRODUCTION
Avant la publication, par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, des
Héritiers (1964),1 les inégalités face à l’école n’étaient pas un problème social
pas plus qu’elles ne constituaient un objet scientifique. L’école laïque, publique
et obligatoire incarnait les valeurs de progrès contenues dans la devise
républicaine : liberté, égalité, fraternité. Cette école contribuait à émanciper les
individus tant sur le plan moral qu’intellectuel et à assurer la promotion sociale
des élèves les plus méritants quel que soit leur milieu d’origine. On citait
volontiers l’exemple typiquement français de mobili sociale en trois
générations : grand-père paysan, re instituteur d’école rurale, petit-fils
professeur. Le petit-fils parfois, pouvait devenir Président de la république
comme Georges Pompidou, président de 1969 à 1974. La mobilité sociale
n’était pas parfaite, mais elle était susceptible de progresser si les pouvoirs
publics donnaient plus de moyens à l’École. Les organisations syndicales
réclamaient plus de papier, de gommes et de crayons, donc plus de moyens
matériels, plus de bourse « pour que l’école assure pleinement sa mission
républicaine ».2
L’école était en fait un objet sociologiquement peu légitime. Le travail
(Georges Friedman et Alain Touraine), la bureaucratie et les organisations
(Michel Crozier), les paysans (Henri Mendras) étaient considérés comme plus
dignes d’intérêt que l’école. La publication des Héritiers, « véritable coup de
tonnerre dans un ciel serein »3, va bouleverser ce paysage. Il sera suivi,
quelques années plus tard, d’un deuxième ouvrage, plus théorique (et difficile
d’accès), La Reproduction (1970).4 En quoi ces deux ouvrages sont-ils à
l’origine de ce bouleversement intellectuel ? Ils montraient que le modèle
républicain n’assurait guère l’égalité des chances et en appelaient à une
démocratisation de l’enseignement. Cette dernière est-elle au cœur de la
massification des enseignements, secondaire et supérieur, à l’œuvre depuis le
début des années 1960 ?
1 - Bourdieu (Pierre), Passeron Jean-Claude, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris,
Minuit, 1964.
2 - Baudelot Christian, Establet (Roger), « École, la lutte de classes retrouvée » in Pinto
(Louis), Sapiro (Gisèle), Champagne (Patrick), Pierre Bourdieu sociologue, Paris, Fayard,
2004.
3 - Baudelot christian), Establet (Roger), op cit.
4 - Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), La reproduction : éléments pour une théorie du
système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
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Après avoir fait retour sur le modèle républicain, inégalitaire mais enchanté
(I), il conviendra de montrer que les travaux de Bourdieu et Passeron
contribueront à le senchanter (II), avant de s’interroger sur la portée réelle de
la démocratisation permise par la massification des enseignements secondaire et
supérieur (III).
I/ LE MODÈLE ENCHANTÉ DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE
Le modèle de l’école républicaine, des lois Jules Ferry des années 1880
jusqu’au milieu des années soixante, apparaît aux yeux de républicains
nostalgiques comme un âge d’or de l’école. Comment expliquer cet
enchantement d’un modèle, alors que par sa dualité et son élitisme, il est
profondément inégalitaire ?
A/ LA DUALITÉ DU MODÈLE RÉPUBLICAIN
Jusqu’au milieu des années 1960, dans l’école républicaine, la carrière
scolaire dépend plus fortement de la naissance que des performances scolaires,5
ce qui conduit certains sociologues à parler d’ordres scolaires. Dans la socié
d’Ancien Régime en effet, c’est la naissance qui déterminait l’appartenance à la
noblesse ou au tiers-état.
1/ Les ordres scolaires
Les enfants de milieux aisés fréquentent le lycée (ils y entrent s la
sixième, parfois dès le cours préparatoire, classe de onzième du petit lycée), les
enfants des classes moyennes suivent une scolarité courte au collège (jusqu’en
troisième), les jeunes issus des classes populaires n’ayant qu’une scolarité de
type primaire (jusqu’à l’âge de quatorze ans). Les lycées avaient vocation
d’amener leurs élèves jusqu’au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Les
meilleurs élèves des classes populaires pouvaient poursuivre jusqu’au brevet
après quatre ans d’études, dans des collèges ou des cours complémentaires. La
grande majorité des élèves achevaient cependant leurs études dans les classes de
fin d’études des écoles primaires en vue d’obtenir le certificat d’études
primaires.6 Cette architecture de l’école pvaut encore au sortir de la deuxième
guerre mondiale.
On parle d’ordres scolaires puisque les destins sont liés à l’origine sociale.
Il y a bien sûr des exceptions, la République a pu promouvoir des jeunes
méritants issus du peuple, il existe des passerelles entre les divers ordres, mais
tel est le schéma pour la majorité des élèves.
5 - Dubet (François), École, familles : le malentendu, Paris, Textuel,1997.
6 - Maurin (Éric), La nouvelle question scolaire : les bénéfices de la démocratisation, Paris,
Seuil, 2007.
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Le modèle républicain est un système dual. La grandeur de l’école
républicaine procède de l’égalité d’accès de tous à l’école élémentaire, Sa
fonction consiste à instituer la publique en instaurant le règne de la Raison,
des Lumières et du Progrès qui doit façonner le futur citoyen.7 Si l’école
élémentaire est l’école du peuple, les enfants de la bourgeoisie fréquentent les
classes primaires du petit lycée qui conduisent aux lycées (jusqu’en 1880, on y
étudiait le latin dès la huitième), aux humanités et, à partir de 1902, à un
enseignement scientifique de haut niveau.8
2/ La dualité est représentée par le couple héritiers/boursiers
L’élitisme républicain offre la possibili aux bons élèves d’origine
populaire d’accéder au collège, beaucoup plus rarement au lycée, réservé aux
héritiers, donc aux enfants des classes aisées. Albert Camus et Pierre Bourdieu
incarnent, chacun à sa manière, la figure du « boursier ». Le premier rendit
souvent hommage à son maître d’école, Louis Germain, à qui il écrivit à propos
de son prix Nobel de littérature : «quand j'ai appris la nouvelle, ma première
pensée, après ma mère, a été pour vous ». Quant à Pierre Bourdieu, il fit
l’expérience, au lycée Louis Barthou à Pau, au lycée Louis le Grand à Paris, à
l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, d’un monde particulièrement dur
envers ceux qui n’y sont pas nés. Sa sociologie s’en ressentira : la société y est
vue comme le lieu d’une implacable domination dans les coulisses de laquelle il
cherchera à nous faire entrer.
Le système donne la possibilité à certains, au-delà de ces deux exemples
exceptionnels, de devenir les « sous-officiers de la République ».9 Les bons
élèves d’origine populaire peuvent ainsi tenter le concours d’entrée à l’École
normale et, en cas de succès, se destiner à une carrière d’instituteurs.
B/ L’ÉLITISME RÉPUBLICAIN N’EST PAS UN MODÈLE DE
L’ÉGALIDES CHANCES
L’école républicaine est attachée à des hiérarchies sociales et repose sur des
hiérarchies disciplinaires.
7 - Dubet (François), Pourquoi changer l’école ?, Paris Textuel, 1999.
8 - Après la première guerre mondiale, sous la pression du Syndicat National des Instituteurs
(SNI) en faveur de « l’école unique », les programmes sont alignés sur ceux du primaire et les
enseignements confiés à des instituteurs (1925-1926).
9 - Dubet (François), « Existe-t-il une justice scolaire ? » in Paugam (Serge), Repenser la
solidarité, Paris, PUF, 2007.
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1/ Il est attaché à des hiérarchies sociales
L’objectif d’une telle école n’est pas de favoriser la mobilité sociale.
Cependant, elle apparaît juste dans une société de classes marquée par de fortes
inégalités sociales. Les niveaux sont aussi des barrières pour reprendre
l’expression d’Edmond Goblot.10 Les positions sociales (les niveaux) les plus
élevées ne sont pas faciles à atteindre (il existe des barrières), sauf pour les
héritiers.
Les enfants des classes populaires étaient condamnés, dès la naissance, aux
études courtes. Ils visaient le certificat d’études primaires. La moitié l’obtenait.
Les enfants des classes aisées accédaient directement au petit lycée et au lycée
ils visaient l’obtention du baccalauréat. Ce modèle fait preuve de
malthusianisme : au but des années 1950, 6 % des enfants d’une classe d’âge
atteignait le baccalauréat. En 1965, la moitié des enfants quittait le système
scolaire à l’âge de fin de scolarité obligatoire (14 ans).
2/ Il repose sur des hiérarchies disciplinaires
À l’école élémentaire, il s’agit de lire, écrire, compter alors que dans
l’enseignement secondaire les humanités classiques (latin, grec) sont au sommet
de la hiérarchie. Plus tard, les mathématiques furent rajoutées. Les sections
modernes enfin, fondées sur la primauté de la technologie et des sciences
naturelles, fortement dévalorisées, auront du mal à s’imposer.
L’élitisme républicain n’est pas un modèle de l’égalité des chances, mais
plutôt un mode de production d’une petite bourgeoisie d’État dont les enfants
avaient la possibili d’accéder aux classes supérieures. La sélection scolaire
apparaît, avant tout, comme sélection sociale dans laquelle l’instituteur se voit
confier la sélection des meilleurs enfants du peuple, qui pouvaient, grâce à leur
talent, entrer au collège voire au lycée, s’ils sont exceptionnellement doués. Il
s’agit d’une école grégative dans son principe, l’inégalité est en son cœur et
tout le monde ne part pas à égalité. Paradoxalement l’école est cue comme
juste car elle n’intervient pas dans le destin social, déjà fixé par la naissance.
« Un instituteur du Périgord avait réussi pleinement son travail de hussard de la
République, s’il attachait ses trente petits paysans aux vertus de la République,
s’il faisait réussir au certificat d’études la moitié d’entre eux et s’il fabriquait un
instituteur et un gendarme parmi ses trente enfants ».11
L’école apparaît cependant comme un îlot d’égalité et de justice car elle est
en mesure de changer le destin de ceux qui le méritent (Albert Camus, Pierre
Bourdieu). Ils ne sont cependant pas si nombreux, mais ces exceptions ont pour
effet d’enchanter le modèle pourtant très inégalitaire en son principe. Les
10 - Goblot (Edmond), La barrière et le niveau, Paris, Alcan, 1925.
11 - Dubet (François), Pourquoi changer l’école ?, Paris, Textuel, 1999.
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syndicats ouvriers ne reprochent rien à l’école sinon pour dire que c’est la
société et ses inégalités sociales qui privent une part importante de la population
de l’école, du fait du prix des études. L’école est juste dans une société injuste.
À la Libération, le plan Langevin-Wallon, qui deviendra une référence,
préconise d’ouvrir l’école à tous, de permettre à tous d’accéder à la même école.
Si l’école est juste, elle peut créer de la justice si tout le monde y va. Tous les
enfants ont le droit d’entreprendre des études correspondant à leurs talents et à
leurs capacités. L’allongement de la scolarité obligatoire (et donc gratuite),
jusqu’à la fin du collège, doit compenser les inégalités économiques par
l’extension des bourses.
L’offre scolaire s’élargirait, l’accès aux études s’ouvrirait au plus grand
nombre, le talent serait désormais la seule source des inégalités scolaires qui
deviendraient justes parce que seuls les individus en seraient responsables.
L’égalité méritocratique des chances n’est pas un avatar de l’idéologie libérale
et bourgeoise. Langevin et Wallon sont deux savants proches du parti
communiste.12
12 - Dubet (François), L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004.
ENCADRÉ 1
L’élitisme républicain
L’élitisme républicain qui a prévalu jusqu’au terme des années 1960 était encore très
éloigné de l’idéal poursuivi. Tous les élèves n’entraient pas dans la même compétition ; seuls
les meilleurs, les plus travailleurs et les plus doués des enfants du peuple, et ce fut un progrès
considérable, pouvaient être « poussés » par leur instituteur et, ainsi s’arracher à leur destin en
accédant au collège ils pouvaient acquérir les diplômes qui leur permettent de « monter »
socialement.
Bien souvent, ils devenaient employés, fonctionnaires, instituteurs et croyaient d’autant
plus aux vertus démocratiques de l’école qu’ils en étaient la preuve vivante. Il arrivait aussi,
quoique plus rarement, que ces élèves exceptionnels soient « poussés » vers le lycée et
franchissent ainsi plusieurs étapes grâce à un ascenseur scolaire relayé par un ascenseur social
puisque le nombre de diplômés n’excédait pas celui des emplois qualifiés disponibles.
L’élitisme républicain ne visait pas une véritable égalité des chances, mais il faisait en
sorte que les gens du peuple les plus doués deviennent boursiers et mettent ainsi leurs talents
et leur intelligence au service d’une nation désireuse de se moderniser, de s’unifier et de
rompre avec les castes d’Ancien Régime.
(François Dubet, L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004)
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