les inégalités face à l`école - Jean

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Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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LES INÉGALITÉS FACE À L’ÉCOLE :
LOGIQUE DE SYSTÈME OU LOGIQUE DE L’ACTEUR ?
INTRODUCTION
Avant la publication, par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, des
Héritiers (1964),1 les inégalités face à l’école n’étaient pas un problème social
pas plus qu’elles ne constituaient un objet scientifique. L’école laïque, publique
et obligatoire incarnait les valeurs de progrès contenues dans la devise
républicaine : liberté, égalité, fraternité. Cette école contribuait à émanciper les
individus tant sur le plan moral qu’intellectuel et à assurer la promotion sociale
des élèves les plus méritants quel que soit leur milieu d’origine. On citait
volontiers l’exemple typiquement français de mobilité sociale en trois
générations : grand-père paysan, père instituteur d’école rurale, petit-fils
professeur. Le petit-fils parfois, pouvait devenir Président de la république
comme Georges Pompidou, président de 1969 à 1974. La mobilité sociale
n’était pas parfaite, mais elle était susceptible de progresser si les pouvoirs
publics donnaient plus de moyens à l’École. Les organisations syndicales
réclamaient plus de papier, de gommes et de crayons, donc plus de moyens
matériels, plus de bourse « pour que l’école assure pleinement sa mission
républicaine ».2
L’école était en fait un objet sociologiquement peu légitime. Le travail
(Georges Friedman et Alain Touraine), la bureaucratie et les organisations
(Michel Crozier), les paysans (Henri Mendras) étaient considérés comme plus
dignes d’intérêt que l’école. La publication des Héritiers, « véritable coup de
tonnerre dans un ciel serein »3, va bouleverser ce paysage. Il sera suivi,
quelques années plus tard, d’un deuxième ouvrage, plus théorique (et difficile
d’accès), La Reproduction (1970).4 En quoi ces deux ouvrages sont-ils à
l’origine de ce bouleversement intellectuel ? Ils montraient que le modèle
républicain n’assurait guère l’égalité des chances et en appelaient à une
démocratisation de l’enseignement. Cette dernière est-elle au cœur de la
massification des enseignements, secondaire et supérieur, à l’œuvre depuis le
début des années 1960 ?
1
- Bourdieu (Pierre), Passeron Jean-Claude, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris,
Minuit, 1964.
2
- Baudelot Christian, Establet (Roger), « École, la lutte de classes retrouvée » in Pinto
(Louis), Sapiro (Gisèle), Champagne (Patrick), Pierre Bourdieu sociologue, Paris, Fayard,
2004.
3
- Baudelot christian), Establet (Roger), op cit.
4
- Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), La reproduction : éléments pour une théorie du
système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
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Après avoir fait retour sur le modèle républicain, inégalitaire mais enchanté
(I), il conviendra de montrer que les travaux de Bourdieu et Passeron
contribueront à le désenchanter (II), avant de s’interroger sur la portée réelle de
la démocratisation permise par la massification des enseignements secondaire et
supérieur (III).
I/ LE MODÈLE ENCHANTÉ DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE
Le modèle de l’école républicaine, des lois Jules Ferry des années 1880
jusqu’au milieu des années soixante, apparaît aux yeux de républicains
nostalgiques comme un âge d’or de l’école. Comment expliquer cet
enchantement d’un modèle, alors que par sa dualité et son élitisme, il est
profondément inégalitaire ?
A/ LA DUALITÉ DU MODÈLE RÉPUBLICAIN
Jusqu’au milieu des années 1960, dans l’école républicaine, la carrière
scolaire dépend plus fortement de la naissance que des performances scolaires,5
ce qui conduit certains sociologues à parler d’ordres scolaires. Dans la société
d’Ancien Régime en effet, c’est la naissance qui déterminait l’appartenance à la
noblesse ou au tiers-état.
1/ Les ordres scolaires
Les enfants de milieux aisés fréquentent le lycée (ils y entrent dès la
sixième, parfois dès le cours préparatoire, classe de onzième du petit lycée), les
enfants des classes moyennes suivent une scolarité courte au collège (jusqu’en
troisième), les jeunes issus des classes populaires n’ayant qu’une scolarité de
type primaire (jusqu’à l’âge de quatorze ans). Les lycées avaient vocation
d’amener leurs élèves jusqu’au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Les
meilleurs élèves des classes populaires pouvaient poursuivre jusqu’au brevet
après quatre ans d’études, dans des collèges ou des cours complémentaires. La
grande majorité des élèves achevaient cependant leurs études dans les classes de
fin d’études des écoles primaires en vue d’obtenir le certificat d’études
primaires.6 Cette architecture de l’école prévaut encore au sortir de la deuxième
guerre mondiale.
On parle d’ordres scolaires puisque les destins sont liés à l’origine sociale.
Il y a bien sûr des exceptions, la République a pu promouvoir des jeunes
méritants issus du peuple, il existe des passerelles entre les divers ordres, mais
tel est le schéma pour la majorité des élèves.
5
- Dubet (François), École, familles : le malentendu, Paris, Textuel,1997.
- Maurin (Éric), La nouvelle question scolaire : les bénéfices de la démocratisation, Paris,
Seuil, 2007.
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Le modèle républicain est un système dual. La grandeur de l’école
républicaine procède de l’égalité d’accès de tous à l’école élémentaire, Sa
fonction consiste à instituer la République en instaurant le règne de la Raison,
des Lumières et du Progrès qui doit façonner le futur citoyen.7 Si l’école
élémentaire est l’école du peuple, les enfants de la bourgeoisie fréquentent les
classes primaires du petit lycée qui conduisent aux lycées (jusqu’en 1880, on y
étudiait le latin dès la huitième), aux humanités et, à partir de 1902, à un
enseignement scientifique de haut niveau.8
2/ La dualité est représentée par le couple héritiers/boursiers
L’élitisme républicain offre la possibilité aux bons élèves d’origine
populaire d’accéder au collège, beaucoup plus rarement au lycée, réservé aux
héritiers, donc aux enfants des classes aisées. Albert Camus et Pierre Bourdieu
incarnent, chacun à sa manière, la figure du « boursier ». Le premier rendit
souvent hommage à son maître d’école, Louis Germain, à qui il écrivit à propos
de son prix Nobel de littérature : «quand j'ai appris la nouvelle, ma première
pensée, après ma mère, a été pour vous ». Quant à Pierre Bourdieu, il fit
l’expérience, au lycée Louis Barthou à Pau, au lycée Louis le Grand à Paris, à
l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, d’un monde particulièrement dur
envers ceux qui n’y sont pas nés. Sa sociologie s’en ressentira : la société y est
vue comme le lieu d’une implacable domination dans les coulisses de laquelle il
cherchera à nous faire entrer.
Le système donne la possibilité à certains, au-delà de ces deux exemples
exceptionnels, de devenir les « sous-officiers de la République ».9 Les bons
élèves d’origine populaire peuvent ainsi tenter le concours d’entrée à l’École
normale et, en cas de succès, se destiner à une carrière d’instituteurs.
B/ L’ÉLITISME RÉPUBLICAIN N’EST PAS UN MODÈLE DE
L’ÉGALITÉ DES CHANCES
L’école républicaine est attachée à des hiérarchies sociales et repose sur des
hiérarchies disciplinaires.
7
- Dubet (François), Pourquoi changer l’école ?, Paris Textuel, 1999.
- Après la première guerre mondiale, sous la pression du Syndicat National des Instituteurs
(SNI) en faveur de « l’école unique », les programmes sont alignés sur ceux du primaire et les
enseignements confiés à des instituteurs (1925-1926).
9
- Dubet (François), « Existe-t-il une justice scolaire ? » in Paugam (Serge), Repenser la
solidarité, Paris, PUF, 2007.
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1/ Il est attaché à des hiérarchies sociales
L’objectif d’une telle école n’est pas de favoriser la mobilité sociale.
Cependant, elle apparaît juste dans une société de classes marquée par de fortes
inégalités sociales. Les niveaux sont aussi des barrières pour reprendre
l’expression d’Edmond Goblot.10 Les positions sociales (les niveaux) les plus
élevées ne sont pas faciles à atteindre (il existe des barrières), sauf pour les
héritiers.
Les enfants des classes populaires étaient condamnés, dès la naissance, aux
études courtes. Ils visaient le certificat d’études primaires. La moitié l’obtenait.
Les enfants des classes aisées accédaient directement au petit lycée et au lycée
où ils visaient l’obtention du baccalauréat. Ce modèle fait preuve de
malthusianisme : au début des années 1950, 6 % des enfants d’une classe d’âge
atteignait le baccalauréat. En 1965, la moitié des enfants quittait le système
scolaire à l’âge de fin de scolarité obligatoire (14 ans).
2/ Il repose sur des hiérarchies disciplinaires
À l’école élémentaire, il s’agit de lire, écrire, compter alors que dans
l’enseignement secondaire les humanités classiques (latin, grec) sont au sommet
de la hiérarchie. Plus tard, les mathématiques furent rajoutées. Les sections
modernes enfin, fondées sur la primauté de la technologie et des sciences
naturelles, fortement dévalorisées, auront du mal à s’imposer.
L’élitisme républicain n’est pas un modèle de l’égalité des chances, mais
plutôt un mode de production d’une petite bourgeoisie d’État dont les enfants
avaient la possibilité d’accéder aux classes supérieures. La sélection scolaire
apparaît, avant tout, comme sélection sociale dans laquelle l’instituteur se voit
confier la sélection des meilleurs enfants du peuple, qui pouvaient, grâce à leur
talent, entrer au collège voire au lycée, s’ils sont exceptionnellement doués. Il
s’agit d’une école ségrégative dans son principe, l’inégalité est en son cœur et
tout le monde ne part pas à égalité. Paradoxalement l’école est vécue comme
juste car elle n’intervient pas dans le destin social, déjà fixé par la naissance.
« Un instituteur du Périgord avait réussi pleinement son travail de hussard de la
République, s’il attachait ses trente petits paysans aux vertus de la République,
s’il faisait réussir au certificat d’études la moitié d’entre eux et s’il fabriquait un
instituteur et un gendarme parmi ses trente enfants ».11
L’école apparaît cependant comme un îlot d’égalité et de justice car elle est
en mesure de changer le destin de ceux qui le méritent (Albert Camus, Pierre
Bourdieu). Ils ne sont cependant pas si nombreux, mais ces exceptions ont pour
effet d’enchanter le modèle pourtant très inégalitaire en son principe. Les
10
11
- Goblot (Edmond), La barrière et le niveau, Paris, Alcan, 1925.
- Dubet (François), Pourquoi changer l’école ?, Paris, Textuel, 1999.
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syndicats ouvriers ne reprochent rien à l’école sinon pour dire que c’est la
société et ses inégalités sociales qui privent une part importante de la population
de l’école, du fait du prix des études. L’école est juste dans une société injuste.
À la Libération, le plan Langevin-Wallon, qui deviendra une référence,
préconise d’ouvrir l’école à tous, de permettre à tous d’accéder à la même école.
Si l’école est juste, elle peut créer de la justice si tout le monde y va. Tous les
enfants ont le droit d’entreprendre des études correspondant à leurs talents et à
leurs capacités. L’allongement de la scolarité obligatoire (et donc gratuite),
jusqu’à la fin du collège, doit compenser les inégalités économiques par
l’extension des bourses.
ENCADRÉ 1
L’élitisme républicain
L’élitisme républicain qui a prévalu jusqu’au terme des années 1960 était encore très
éloigné de l’idéal poursuivi. Tous les élèves n’entraient pas dans la même compétition ; seuls
les meilleurs, les plus travailleurs et les plus doués des enfants du peuple, et ce fut un progrès
considérable, pouvaient être « poussés » par leur instituteur et, ainsi s’arracher à leur destin en
accédant au collège où ils pouvaient acquérir les diplômes qui leur permettent de « monter »
socialement.
Bien souvent, ils devenaient employés, fonctionnaires, instituteurs et croyaient d’autant
plus aux vertus démocratiques de l’école qu’ils en étaient la preuve vivante. Il arrivait aussi,
quoique plus rarement, que ces élèves exceptionnels soient « poussés » vers le lycée et
franchissent ainsi plusieurs étapes grâce à un ascenseur scolaire relayé par un ascenseur social
puisque le nombre de diplômés n’excédait pas celui des emplois qualifiés disponibles.
L’élitisme républicain ne visait pas une véritable égalité des chances, mais il faisait en
sorte que les gens du peuple les plus doués deviennent boursiers et mettent ainsi leurs talents
et leur intelligence au service d’une nation désireuse de se moderniser, de s’unifier et de
rompre avec les castes d’Ancien Régime.
(François Dubet, L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004)
L’offre scolaire s’élargirait, l’accès aux études s’ouvrirait au plus grand
nombre, le talent serait désormais la seule source des inégalités scolaires qui
deviendraient justes parce que seuls les individus en seraient responsables.
L’égalité méritocratique des chances n’est pas un avatar de l’idéologie libérale
et bourgeoise. Langevin et Wallon sont deux savants proches du parti
communiste.12
12
- Dubet (François), L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004.
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ENCADRÉ 2
Un peu d’histoire
Les hommes de la Révolution française estimaient que l’éducation de la nation posait
la question de la place que l’État devait y occuper. La prédominance de l’État dans la
conception révolutionnaire de l’instruction ne signifiait pas la fin des écoles religieuses pour
des hommes attachés à l’idée de liberté de l’enseignement. L’époque révolutionnaire a
cependant permis de briser le monopole clérical par la création des écoles centrales et
spéciales : École normale supérieure (1794), École centrale des travaux publics qui
deviendra École polytechnique (1795) ou le Conservatoire national des arts et métiers
(1794). Les révolutionnaires ont ouvert la voie aux élites dirigeantes de la Restauration, de
la monarchie de juillet et de la Troisième République. L’histoire scolaire ne s’arrêtera pas
avec la fin de la Révolution : création des lycées d’État en 1802, de l’Université impériale
en 1806, naissance d’un corps professoral du second degré.On peut considérer que François
Guizot, ministre de l’instruction publique de Louis-Philippe (1832-1836 et 1836-1837), a
contribué à mettre en place un « service public de l’enseignement ».
La loi Guizot (28 juin 1833) sur l’instruction primaire des garçons
Elle fait obligation à toute commune de créer une école primaire élémentaire. La loi
Guizot crée également des écoles primaires supérieures dans les communes de plus de 6000
habitants. Chaque département doit entretenir une École normale primaire pour former les
futurs instituteurs. Elles ne disparaîtront que lors de la création des Instituts de formation
des maîtres (IUFM) en 1989.
Les grandes lois scolaires de la Troisième République
Jules Ferry (1832-1893) est entré dans l’histoire comme l’initiateur de l’école laïque,
gratuite et obligatoire. En fait, la gratuité ne concerne que l’enseignement primaire et
primaire-supérieur fondé par Guizot en 1833. Tout l’enseignement destiné aux enfants de la
bourgeoisie demeure payant. C’est le cas des classes primaires implantées dans les lycées, le
« petit lycée », de tout l’enseignement secondaire et supérieur. Le projet de loi est voté en
mars 1882.
En 1886, René Goblet, ministre de l’Instruction publique refonde l’enseignement
primaire supérieur (créé par François Guizot en 1833 et mis en sommeil par la loi Falloux
de 1850). Cet EPS consiste en trois années d’études après le certificat d’études primaires
que les élèves obtiennent généralement à 12 ans. On y prépare le certificat d’études
primaires supérieure (CEPS rebaptisé BEPS en 1917), le brevet élémentaire exigé pour
exercer la fonction d’instituteur, et le brevet supérieur. Cet enseignement permet d’accéder
aux fonctions de maître d’école mais aussi aux situations professionnelles intermédiaires,
notamment celle d’employé qualifié. L’EPS reprend une idée de Victor Duruy (1811-1894),
ministre de l’Instruction publique sous le Second Empire. Duruy concevait cet
enseignement pour les « classes intermédiaires et le peuple » alors que l’enseignement
secondaire était réservé à « ceux qui ont le temps, peut-être l’aisance, même la fortune ».
Il n’ y a guère de passerelle entre l’EPS et l’enseignement secondaire à cause du latin
qui n’est pas enseigné dans l’EPS. La barrière est emblématique de la séparation des publics
selon les classes sociales. De plus, le secondaire est payant alors que l’EPS est gratuit. En
1933, tout l’enseignement secondaire devient gratuit, ce qui permet, en principe, à des
enfants d’origine populaire d’accéder à des études secondaires.
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ENCADRÉ 2 (suite)
La conjonction de deux phénomènes, l’arrivée des classes pleines de l’après-guerre
et la gratuité de l’enseignement secondaire, gonfle les effectifs de sixième. En 1933, pour
contrôler ces flux, on instaure un examen d’entrée en sixième qui substitue le principe du
mérite scolaire à celui de la sélection par l’argent. À l’enseignement primaire supérieur, Il
faut ajouter les cours complémentaires et l’enseignement technique. EPS, cours
complémentaires et enseignement technique ont vu, pour les seuls garçons, leurs effectifs
quintupler entre 1881 et 1930.
La mise en place du système éducatif contemporain
Le régime de Vichy voit dans l’EPS l’antichambre de l’École normale d’instituteurs.
Les instituteurs sont attachés à la laïcité, ils sont donc peu enclins à soutenir l’idéologie de
l’État français. Les EPS sont transformés en « collèges modernes », les Écoles normales
supprimées et intégrées dans l’enseignement secondaire. À son corps défendant, le régime
de Vichy a donc contribué à rapprocher les deux types d’enseignement post-primaires. Les
anciens élèves de l’EPS peuvent désormais poursuivre jusqu’au baccalauréat. Par ailleurs
les écoles professionnelles de commerce et d’industrie sont transformées en collèges
techniques et plus tard en lycée technique (1959).
Jean Berthoin (1895-1979), ministre de l’éducation du général De Gaulle, décida de
repousser l’âge de la scolarité obligatoire. Il avait été fixé à treize ans sous Jules Ferry,
porté à 14 ans par Jean Zay (1904-1944) ministre de l’Éducation nationale du Front
populaire. Il sera désormais de 16 ans. Les cours complémentaires deviennent des collèges
d’enseignement général (CEG) qui scolarisent des élèves quatre ans après les études
primaires. Même si la sixième et la cinquième sont censées représenter un cycle
d’observation peu d’élèves changent d’établissement au bout des deux ans. Le devenir
scolaire des élèves dépend largement du choix initial du type d’établissement. Les
positions scolaires et sociales sont maintenues dans la statu quo.
La réforme portée par Christian Fouchet (1911-1974) en 1963 marque une rupture
majeure. En créant les collèges d’enseignement secondaire (CES), elle scolarise les élèves
dans le même type d’établissement. L’organisation en deux réseaux laisse la place à une
organisation par degré : le primaire et le secondaire. Le CES n’est pas encore le collège
unique : trois voies cohabitent en son sein. La voie I destine les élèves à un enseignement
long (classique et moderne), La voie II (moderne court) débouche sur l’enseignement
technique. Les classes de transition scolarisent les élèves des classes de fin d’études du
primaire.
En 1975, le collège unique réunit l’ensemble des élèves en un collège identique. La
partition entre collège (enseignement du premier cycle) et lycée (enseignement de second
cycle) est définitivement établie.
(D’après Pierre Merle, La démocratisation de l’enseignement, Paris, La Découverte,
2002).
En mai 1968, la grande peur d’un certain nombre d’universitaires était de
voir détruire l’école républicaine. La contestation de la sélection, plus sociale
que scolaire, semblait remettre en cause les fonctions de promotion sociale que
l’Université avait pu remplir au bénéfice de quelques boursiers. L’école va
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désormais poursuivre la mutation engagée depuis le début des années 1960 et
qui doit œuvrer à sa démocratisation.
II/ LE DÉSENCHANTEMENT : MISE EN ÉVIDENCE DES
INÉGALITÉS FACE À L’ÉCOLE, LES HÉRITIERS (1964) ; LA
REPRODUCTION (1970), D’APRÈS PIERRE BOURDIEU ET JEANCLAUDE PASSERON.
Au début des années soixante, alors que les effectifs de l’enseignement
supérieur ne cessent de croître et que la diffusion de l’instruction est assimilée
au progrès social, Pierre Bourdieu (1930-2002) et Jean-Claude Passeron (né en
1930) vont porter un regard désenchanteur, la sociologie est souvent « un
désenchantement du monde » pour reprendre l’expression de Max Weber, sur
ces débuts de massification. À rebours de « l’école libératrice »,13 de l’idéologie
des dons, ils vont montrer, à travers deux ouvrages, Les héritiers (1964) et La
Reproduction (1970) que l’Université, bien loin de réduire les inégalités
sociales, a tendance, au contraire, à les reproduire.
ENCADRÉ 3
Les complices sociologues
« Bourdieuetpasseron » : dans les années 1960, les noms de ces deux sociologues
n’en font presque qu’un, étant donné le succès des livres qu’ils écrivent ensemble, Les
Héritiers bien entendu, mais aussi Rapport pédagogique et communication (avec Monique
de Saint-Martin, 1965), Le métier de sociologue (avec Jean-Claude Chamboredon, 1968),
sans oublier leur ouvrage le plus connu, La Reproduction.
Tous deux ont des trajectoires similaires, en lien avec les analyses qu’ils
développent. Nés en 1930, provinciaux (Pierre Bourdieu est originaire des PyrénéesAtlantiques, Jean-Claude Passeron des Bouches-du-Rhône), d’origines plutôt modestes (le
premier est fils de facteur, le second d’instituteur), ils entrent tous les deux à l’École
normale supérieure et réussissent ce qui était alors le concours le plus prestigieux du
système scolaire : l’agrégation de philosophie.
Convertis par la suite à la sociologie, ils seront tous les deux collaborateurs de
Raymond Aron à la Sorbonne avant d’intégrer l’EHESS. Leur collaboration cessera au
début des années 1970, Pierre Bourdieu continuant d’explorer avec le succès que l’on sait
les diverses logiques de la domination sociale jusqu’à sa mort en 2002. Jean-Claude
Passeron se consacrera, lui, à la sociologie de la culture (Le Savant et le Populaire avec
Claude Grignon, 1989) et à l’épistémologie (Le Raisonnement sociologique, 1991), ce qui
lui donne notamment l’occasion d’exprimer, dans ces deux domaines, ses désaccords avec
celui qui fut, pendant dix ans, son coauteur.
(Xavier Molénat, « Les Héritiers, cinquante ans après » in Sciences Humaines, n° 264,
Novembre 2014)
13
- « L’École libératrice » est le titre de la revue du Syndicat national des instituteurs (SNI)
affilié à l’époque à la Fédération de l’Éducation nationale (FEN).
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A/ LES HÉRITIERS (1964)
Ce petit opuscule paraît en 1964 et rien ne le prédestine au succès de
librairie qu’il deviendra, cent mille exemplaires vendus.14 Son thème porte sur
« les étudiants et la culture » et l’ouvrage va introduire la notion d’héritage
culturel dans la production des inégalités scolaires et sociales. Cette thématique
n’occupe cependant qu’un chapitre, le premier intitulé « le choix des élus » sur
les trois que comprennent Les Héritiers. Les deux autres chapitres, Jeux sérieux
et jeux du sérieux et Apprentis ou apprentis sorciers furent sans doute moins lus.
1/ L’élimination et la relégation des étudiants issus des catégories
populaires
On constate que les catégories sociales les plus représentées dans
l’enseignement supérieur sont celles qui sont le moins représentées dans la
population active (TABLEAU 1). Il y aurait une inversion de la structure de la
population étudiante par catégories socioprofessionnelles par rapport à la même
structure de la population active. « Un calcul approximatif des chances
d’accéder à l’Université selon la profession du père fait apparaître que celles-ci
vont de moins d’une chance sur 100 pour les fils de salariés agricoles à près de
70 pour les fils d’industriels et à plus de quatre-vingts pour les fils des
professions libérales ».15 Plus on va vers les classes les plus défavorisées, plus le
système scolaire a tendance à éliminer les élèves ou les étudiants qui en sont
issus.
La sélection qui s’exerce, tout au long du parcours scolaire, se révèle d’une
rigueur très inégale selon l’origine sociale. Les chances d’accéder à l’Université
pour un fils de cadre supérieur sont 80 fois plus importantes que celles d’un
salarié agricole et 40 fois celles d’un fils d’ouvrier. L’avenir en tant qu’étudiant
s’avère quasiment impossible, moins de 5% de chances, pour les enfants des
classes défavorisées (ouvriers, agriculteurs, salariés agricoles). Certaines
catégories moyennes (employés, artisans, commerçants) ont entre dix et quinze
chances sur 100. On constate ensuite un doublement des chances avec les cadres
moyens (30 %) et un autre doublement avec les cadres supérieurs et les
professions libérales (60%).
Le désavantage scolaire s’exprime aussi dans le type d’études entrepris.
Quelle que soit l’origine sociale, la probabilité de poursuivre des études de
lettres est plus grande pour les filles que pour les garçons dont les chances de
poursuivre des études de sciences sont plus importantes. Plus généralement les
filles sont davantage présentes dans les facultés de lettres et de sciences qui
14
- Molénat (Xavier), « Les Héritiers, cinquante ans après » in Sciences Humaines, n° 264,
Novembre 2014
15
- Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1964.
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préparent aux professions de l’enseignement. Au total, le désavantage qui tient à
l’origine sociale se traduit par l’élimination des enfants des couches
défavorisées ou par la restriction des choix pour ceux qui échappent à
l’élimination. C’est au sommet de la hiérarchie des enseignements scolaires, à
l’École normale supérieure et à l’École polytechnique que la proportion des
élèves issus de milieux favorisés s’avère la plus importante : elle s’élève à 57 %
et 51 % pour les fils de cadres supérieurs ou de professions libérales, à 26 % et
15 % pour les fils de cadres moyens. Enfin, « dernière manifestation de
l’inégalité devant l’École », le retard scolaire et le piétinement s’accroît à
mesure que l’on va vers les classes les plus défavorisées.16
2/ Le poids de l’héritage culturel
Les obstacles économiques ne suffisent pas à expliquer l’élimination des
enfants des catégories les plus populaires. Il faut prendre en compte les obstacles
culturels que doivent affronter les étudiants issus de tels milieux bien qu’ils
aient tous subi l’influence homogénéisante de l’école primaire et de
l’enseignement secondaire.
La réussite scolaire dépend de manière étroite de l’aptitude à manier le
langage, elle va à ceux qui ont fait des études classiques. Basil Bernstein a
montré la place que tient la structure de la langue parlée dans les familles
ouvrières. Les échecs que les professeurs ont tendance à imputer au passé récent
de l’élève dépendent en fait des « habitudes culturelles et des dispositions
héritées du milieu d’origine ».17 Le passé social se transforme en passif scolaire
pour les étudiants originaires des classes défavorisées.
Les étudiants les plus favorisés héritent, de leur milieu d’origine, des
habitudes, des entraînements et des attitudes qui leur sont directement utiles
dans leurs tâches scolaires. Le privilège culturel des étudiants les plus favorisés
s’exerce avec le plus de force dans la familiarité avec les œuvres que peut
procurer la fréquentation du musée, du concert ou encore du théâtre, cette
fréquentation n’étant organisée par l’École que de manière intermittente.
Quand on emploie le mot privilège, on pense immédiatement aux formes
les plus brutales qu’il peut revêtir : recommandations, relations, aides dans le
travail scolaire, enseignement supplémentaire, information sur les débouchés.
En fait, l’essentiel de l’héritage culturel se transmet plus discrètement sans qu’il
soit besoin d’un « effort méthodique » et d’une « action manifeste ». La culture
acquise semble l’être sans intention délibérée ni effort, comme par osmose, sans
pression des parents.
16
17
- Bourdieu (Pierre), Passeron ( Jean-Claude), op cit.
- Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), op cit.
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11
TABLEAU 1
PROFESSION DES
PARENTS
AGRICULTEURS
% de la
population
active en 1954
20,8
Origine sociale des
étudiants des
Universités en %
(toutes disciplines)
6
SALARIÉS AGRICOLES
6
-
PATRONS DE
L’INDUSTRIE ET DU
COMMERCE
PROFESSIONS
LIBÉRALES ET CADRES
SUPÉRIEURS
CADRES MOYENS
12
18
2,9
29
5,9
18
EMPLOYÉS
10,9
8
OUVRIERS
33,8
6
PERSONNELS DE
SERVICE
1
3,6
AUTRES CATÉGORIES
RENTIERS
8
4,5
6
(Source : La documentation française, n° 45, 1964, in Les héritiers, op cit)
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De plus, il existe une grande affinité entre les habitudes culturelles des
classes dominantes et les exigences scolaires alors que pour les fils de paysans,
d’ouvriers, d’employés ou de petits commerçants, l’acquisition de la culture
scolaire renvoie à un choc de culture, à une acculturation. Les étudiants
originaires de la paysannerie et de la classe ouvrière ne trouvent pas dans leur
milieu familial l’incitation à l’effort scolaire, celle qui permet aux enfants des
classes moyennes « de compenser la dépossession par l’aspiration à la
possession ».18
Une politique de bourses et d’allocations d’études qui rendrait
formellement égaux les étudiants originaires de toutes les classes sociales sur le
plan économique ne parviendrait pas à réduire ces inégalités qui tiennent à
l’héritage culturel.
Dévoiler l’existence d’un privilège culturel met à mal l’idéologie du don
qui permet aux classes favorisées, principales utilisatrices du système
d’enseignement, de voir dans leur réussite la confirmation de dons naturels et
personnels qui relève d’un aveuglement aux inégalités sociales devant l’École et
la culture.
B/ LA REPRODUCTION (1970)
La Reproduction, avec pour sous-titre éléments pour une théorie du
système d’enseignement, paraît en 1970, six ans après Les Héritiers. Elle prend,
par rapport à ces derniers, un tour nettement plus théorique de telle sorte qu’ils
apparaissent comme son illustration empirique alors que l’ouvrage est antérieur.
Le livre introduit la notion de violence symbolique et propose une vision
implacable des inégalités.19
1/ La violence symbolique
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron mettent en avant le rôle essentiel
du capital culturel dans la réussite scolaire. La culture scolaire n’est que celle de
la classe dominante qui la transforme en culture légitime. Elle devient alors
objectivable et indiscutable. Les exercices scolaires sont en affinité avec le
capital culturel des catégories dominantes dont les enfants n’éprouveraient guère
de difficultés dans les apprentissages scolaires.
Les épreuve orales peuvent être assimilées à des épreuves de « bon goût »
qui privilégient la forme au fond et en fin de compte les jurys valorisent la
présence, la finesse, le bon goût. Les normes implicites de jugement sont plus
importantes que les critères d’évaluation formels dans la notation finale. À
l’écrit, la dissertation joue le même rôle de reconnaissance sociale. Elle est un
18
- Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), op cit.
- Molénat (Xavier), « Les Héritiers, cinquante ans après » in Sciences Humaines, n° 264,
Novembre 2014.
19
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exercice de fond certes, mais aussi de forme dont les exigences valorisent
l’élégance et la légèreté du style.
Les travaux scolaires constitueraient donc une véritable acculturation,
imposition d’un arbitraire culturel (d’une culture qui n’est pas la leur),
génératrice d’échec, pour les élèves issus des catégories populaires. L’école
reproduit donc les inégalités sociales, en transmettant, lors de l’action
pédagogique, un « arbitraire culturel », source de « violence symbolique » à
l’encontre de ceux dont ce n’est pas la culture.
2/ Une vision implacable des inégalités
L’habitus des catégories défavorisées les écarte de l’institution scolaire. Il
est le produit de l’intériorisation des conditions objectives, il est le social
incorporé. Les individus n’anticipent donc que ce qui leur apparaît probable
(causalité du probable). Les classes populaires ne fondent pas leurs espoirs
d’ascension sur l’école et cette dernière décrira ses enfants comme peu motivés,
voire inaptes.
La « démocratisation » de l’enseignement ne changera rien à l’affaire. La
croissance des effectifs du secondaire et du supérieur, perceptible dès le début
des années 1960, est un leurre. Les probabilités d’accès des classes populaires
au système scolaire n’ont pas beaucoup augmenté. Sur le plan qualitatif, les
différences sont encore plus flagrantes : les parcours et les formations se
hiérarchisent au détriment des classes populaires. L’école est un instrument
implacable de reproduction des inégalités.
Pour finir, on peut citer, à la même époque, les travaux de Baudelot et
Establet (nés tous les deux en 1938). Pour ces deux auteurs, l’unité de l’école est
un mythe et il faut en finir avec ce mythe.20 En fait l’école s’inscrit dans la lutte
des classes. Elle forme d’un côté la grande masse des élèves au cours d’une
scolarité courte et pratique (réseau primaire-professionnel), en majorité les
enfants du peuple qui formeront le prolétariat. D’un autre côté, dans le réseau
secondaire-supérieur, le réseau où l’on prépare le baccalauréat, l’école forme la
future élite. Les regards de Bourdieu et Passeron ne convergeaient que vers la
pointe de la pyramide scolaire et ils évoquaient les chances d’accès à
l’Université en ignorant le point de vue de ceux qui ne peuvent espérer y
accéder. À l’entrée en sixième, les jeux sont faits, c’est l’âge qui joue un rôle
sélectif et les enfants d’origine populaire ont la fâcheuse habitude d’être en
retard : c’est donc « l’école primaire qui assure, sous les dehors de l’unité et de
la démocratie, l’essentiel de la dislocation d’une génération scolarisée ».21
Seuls les enfants de cadres sont majoritairement épargnés par le redoublement.
20
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), L’école capitaliste en France, Paris, Maspero,
1972.
21
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), L’école primaire divise, Paris, Maspero, 1979.
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Si l’école divise les enfants c’est parce que la division du travail capitaliste
exige que l’on sépare les intellectuels des manuels (20 % d’intellectuels, 80 %
de manuels). Le marché du travail est ainsi fait.
III/ LA MASSIFICATION DES ENSEIGNEMENTS SECONDAIRE ET
SUPÉRIEUR PERMET-ELLE UNE DÉMOCRATISATION ?
Aujourd’hui, l’accès aux positions sociales élevées (cadres et professions
intellectuelles supérieures) et moyennes (professions intermédiaires) passe par la
réussite scolaire. Le temps n’est plus où l’école accueillait les élèves de manière
différenciée selon leur milieu d’origine. L’école s’est massifiée, notamment
dans ses cycles secondaire et supérieur (auparavant, seule l’école primaire est
une école de masse). S’est-elle pour autant démocratisée ? La réussite scolaire
(et avec elle l’accès aux positions sociales les plus élevées) est-elle indépendante
de l’origine sociale ? L’école favorise-t-elle la démocratie ?
A/ LA MASSIFICATION DES ENSEIGNEMENTS, SECONDAIRE ET
SUPÉRIEUR,
CORRESPOND
À
UNE
DÉMOCRATISATION
QUANTITATIVE
1/ L’augmentation du nombre de bacheliers
TABLEAU 2
Les baccalauréats général, technologique et professionnel de 1960 à 2010
Années
Bacheliers
(en
milliers)
Taux
d’accès (en
%)
Dont bac
général
Dont bac
techno
Dont bac
pro
1960
61,5
1970
168,7
1980
225,8
1990
391,3
2000
516,5
2010
539
11,3
20,3
26,5
44,4
61,7
78,9
11,3
16,8
19
24,8
32,6
37,3
-
3,5
7,5
14,3
18,3
23,8
ss
-
-
6,3
10,8
17,7
(P. Cibois, JJ. Droesbeke, « La croissance du nombre de bacheliers est-elle
modélisable et prévisible ? » in Revue Française de Sociologie, XXIX, 3 ;
Ministère de l’Éducation Nationale, Note d’information)
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En cinquante ans (1960-2010), le nombre de bacheliers a été multiplié par
8,8 (TABLEAU 2) et le taux d’accès au baccalauréat (% d’une classe d’âge qui
arrive au niveau du bac) par 7 (TABLEAU 2). On remarquera les rôles joués par
les baccalauréats technologique et professionnel dans cette massification. En
2014, le nombre de bacheliers s’élève à 624 700 (taux de réussite : 87,9 % ;
proportion de bacheliers dans une génération : 77, 3 %).
FIGURE 1
Proportion de bacheliers dans une génération (1851-2009)
(Source : L’éducation nationale en chiffres, Édition 2010)
En 2009, la proportion de bacheliers dans une génération s’élève à 65,8 %
soit près de 2 sur trois. Après avoir fortement augmenté, cette proportion stagne
depuis le milieu des années 1990 (FIGURE 1).
2/ L’explosion des effectifs de l’enseignement supérieur
De 1960 à 2000, les effectifs de l’enseignement supérieur ont été multipliés
par 7. L’augmentation concerne toutes les filières de l’enseignement supérieur,
mais affecte surtout les effectifs de l’Université et les sections de techniciens
supérieurs.
En 2014, 2 429 000 étudiants sont inscrits dans l’enseignement supérieur.22
Les effectifs étudiants n’ont jamais été aussi nombreux. Depuis 2000, ils ont
22
- Ministère de l’éducation nationale, Repères et références statistiques, 2014.
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augmenté de 15 %.
TABLEAU 3
Étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur
(En milliers, France métropolitaine)
Années
Université
IUT
STS
CPGE
Autres
Total
1960
215
8
21
66
310
1970
637
24
27
33
130
851
1980
799
54
67
40
215
1175
1990
1098
74
199
68
260
1699
2000
1252
117
237
77
393
2111
(Repères et références statistiques, Ministère de l’Éducation nationale, 2001)
3/ La massification est une forme de démocratisation
On parle de massification pour désigner ce phénomène de croissance des
effectifs. Antoine Prost, un historien contemporain, avance l’idée de
démocratisation quantitative pour montrer que certains accèdent à des
formations secondaire et supérieure, ce que n’auraient pas pu espérer leurs
parents. Pierre Merle préfère parler de diffusion car malgré la massification,
certaines inégalités demeurent. L’école ne se serait pas démocratisée sur le plan
qualitatif.
B/ LA MISE EN ÉVIDENCE DES INÉGALITÉS FAIT DOUTER D’UNE
DÉMOCRATISATION QUALITATIVE
Sur le plan qualitatif en effet, la réussite scolaire ne se révèle pas
indépendante des milieux sociaux d’appartenance.
1/ Des inégalités scolaires qui masquent des inégalités sociales
Les séries générales, notamment la série scientifique, scolarisent de
manière préférentielle les enfants d’origine aisée. À la rentrée 2013, 23 % des
élèves des classes de première et terminale générales sont d’origine défavorisée
(ouvriers, retraités des ouvriers et employés, inactifs) contre 53,8 % des élèves
de baccalauréat professionnel, 37,7 % des élèves de série technologique. Les
séries technologique et professionnelle accueillent donc surtout des enfants
d’origine populaire. La série scientifique n’a guère élargi son recrutement et elle
est réputée pour ouvrir les meilleures perspectives en matière de diplômes et
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d’emplois.
On remarquera que les classes préparatoires aux grandes écoles (CPEGE)
se sont moins massifiées que l’Université (effectifs x par 3,6 entre 1960 et
2000). De plus, les grandes écoles (Écoles normales supérieures,
Polytechnique), celles qui forment l’élite de la nation, recrutent de manière quasi
exclusive des enfants issus des professions libérales et des cadres de la fonction
publique.
2/ Des inégalités géographiques et selon le sexe
Ces inégalités se doublent d’inégalités géographiques (prépondérance du
recrutement d’élèves des lycées parisiens) et d’inégalités selon le sexe. Si dans
les ENS littéraires, la parité est presque atteinte, il n’en va pas de même dans les
ENS scientifiques (80 % de garçons) ou à Polytechnique. Pour les filles, on peut
parler de « démocratisation ségrégative ».23
C/ LES FACTEURS EXPLICATIFS
Deux grandes théories explicatives s’affrontent selon que l’on adopte une
logique de système (holisme) ou une logique de l’acteur (individualisme). Les
travaux de Pierre Bourdieu renvoient à la première, ceux de Raymond Boudon à
la seconde. On peut retrouver une opposition du même type pour expliquer les
inégalités selon le sexe.
1/ Poids du capital culturel contre mécanisme d’auto exclusion
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont mis en avant le rôle essentiel
du capital culturel dans la réussite scolaire. Paul Clerc (né en 1936, chercheur à
l’Institut National d’études démographiques, l’INED) avait pu montrer, avant
eux, qu’à diplôme égal, le revenu n’exerçait aucun effet propre sur la réussite
des élèves. En revanche, la proportion de bons élèves augmentait
significativement selon que le père était titulaire du baccalauréat ou n’avait pas
de diplôme. « L’action du milieu familial sur la réussite scolaire est presque
exclusivement culturelle ». C’est même le niveau culturel du groupe familial
dans son ensemble qui est en relation la plus étroite avec la réussite scolaire de
l’enfant.24
Dans ses travaux, Raymond Boudon présente une théorie dans laquelle
l’inégalité des chances scolaires résulte d’un mécanisme d’auto exclusion de la
part des enfants des catégories populaires. À chaque point de bifurcation (par
23
- Merle (Pierre), La démocratisation de l’enseignement, Paris, La découverte, 2002.
- Pierre Bourdieu, « La transmission de l’héritage culturel » in Darras, Le partage des
bénéfices, Éditions de Minuit, 1966
24
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exemple après la classe de troisième, à la suite de l’obtention du baccalauréat),
les familles font un calcul du type coût /avantage. Les avantages associés à une
poursuite de la scolarité apparaissent faibles au regard des coûts qui y sont
associés de telle sorte que les enfants des milieux modestes arrêtent leurs études
ou alors choisissent les formations les plus courtes.
ENCADRÉ 4
Raymond Boudon
(1934-2013)
Raymond Boudon est né en 1934 à Paris. Ancien élève de l’École normale supérieure,
agrégé de philosophie, il est marqué par sa rencontre avec Paul Lazarsfeld qui l’oriente vers
une conception rigoureuse et quantitative de la sociologie. Après un bref passage par le
CNRS, il enseigne à l’Université de Bordeaux puis à la Sorbonne.
Bibliographie sélective
1967: L'Analyse mathématique des faits sociaux
1973:L'Inégalité des chances
1977 : Effets pervers et ordre social
1979 : La logique du social
1982: Dictionnaire critique de la sociologie, avec François Bourricaud (PUF)
1984 : La place du désordre
1986 L’idéologie
1995: Le Juste et le Vrai
2005 : Tocqueville aujourd’hui
2007 : Essais sur la théorie générale de la rationalité
Grand défenseur de l’Université qu’il n’a, contrairement à d’autres jamais cherché à
fuir, il mettait en avant le brassage des générations qu’elle favorise. Dans la querelle des
méthodes qui l’opposait à Bourdieu il eut sans doute à souffrir de la plus grande visibilité
médiatique de ce dernier.
Il est mort à Paris, le 10 avril 2013.
2/ Socialisation différentielle des filles et des garçons contre contraintes
spécifiques pesant sur l’orientation des filles
Pour expliquer les inégalités selon les sexes, on peut opposer une approche
culturaliste (Baudelot et Establet) à une approche qui prend en compte les
contraintes spécifiques qui pèsent sur l’orientation des filles (Marie DuruBellat). La première renverrait à la socialisation différentielle des filles et des
garçons qui préparerait davantage les garçons à la compétition et à la lutte
(classes préparatoires). Il s’agit d’une logique de système. La seconde avance
que les choix des filles obéiraient au raisonné et au raisonnable qui les
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conduiraient vers des métiers compatibles avec la vie familiale et domestique
(logique de l’acteur). La féminisation de l’enseignement pourrait en être une
illustration. Les enseignantes sont en vacances en même temps que leurs
enfants, ce qui leur évite des problèmes de garde pendant les vacances.
CONCLUSION
En procédant à une massification des enseignements, secondaire et
supérieur, l’école s’est démocratisée, davantage sur un plan quantitatif que
qualitatif. En se démocratisant, l’école, qui était perçue comme un îlot de justice
dans une société inégalitaire, devient source d’inégalités. Alors que dans le
modèle républicain, c’est la société qui apparaissait injuste en n’offrant pas à
certains la possibilité de faire des études, dans l’école massifiée c’est
l’institution scolaire qui devient injuste car elle fait le tri entre les différents
élèves, sur la base du mérite scolaire étroitement lié à l’origine sociale. Tel est le
paradoxe de l’école : en se démocratisant, elle apparaît plus injuste.
Si l’on admet que l’accès des catégories populaires aux biens de
consommation courante (équipements électroménagers) est une bonne chose, il
n’en va pas toujours de même avec la démocratisation de l’enseignement.
Certains s’interrogent. Faut-il la poursuivre au regard de la difficulté de la
tâche ? D’autres, au contraire, prenant acte de la médiocrité des performances
scolaires des élèves français dans les comparaisons internationales, l’attribuent à
sa nature fortement inégalitaire. Une école efficace ne serait-elle pas une école
démocratique assurant l’égalité des chances ?
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BIBLIOGRAPHIE
Baudelot (Christian), Establet (Roger), L’école capitaliste en France, Paris,
Maspero, 1972.
- L’école primaire divise, Paris, Maspero, 1979.
- « École, la lutte de classes retrouvée » in Pinto (Louis), Sapiro (Gisèle),
Champagne (Patrick), Pierre Bourdieu sociologue, Paris, Fayard, 2004.
Bourdieu (Pierre), « La transmission de l’héritage culturel » in Darras, Le
partage des bénéfices, Éditions de Minuit, 1966.
Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude), Les héritiers : les étudiants et la
culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
- La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris,
Minuit, 1970.
Dubet (François), École, familles : le malentendu, Paris, Textuel,1997.
- Pourquoi changer l’école ?, Paris Textuel, 1999
- L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004.
- « Existe-t-il une justice scolaire ? » in Paugam (Serge), Repenser la solidarité,
Paris, PUF, 2007.
Goblot (Edmond), La barrière et le niveau, Paris, Alcan, 1925.
Maurin (Éric), La nouvelle question scolaire : les bénéfices de la
démocratisation, Paris, Seuil, 2007.
Merle (Pierre), La démocratisation de l’enseignement, Paris, La découverte,
2002
Molénat (Xavier), « Les Héritiers, cinquante ans après » in Sciences Humaines,
n° 264, Novembre 2014.
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