Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS IV - SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE 5 – Concepts et langages
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(N° d’enregistrement attribué par la bibliothèque)
THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ PARIS IV
Discipline : Philosophie
présentée et soutenue publiquement par
Mr Spyridon KALTSAS
Le 10 décembre 2011
Pour une critique de la théorie de la communication :
reconstruction de la raison pratique à partir du concept de
responsabilité
Directeur de thèse : M. Alain RENAUT (Professeur – Paris IV –
Sorbonne)
JURY
M. Jean-Marc FERRY (Professeur – Université Libre de
Bruxelles)
M. Stéphane CHAUVIER (Professeur – Paris IV - Sorbonne)
M. Patrick SAVIDAN (Professeur – Université de Poitiers)
Position de thèse
Dans un climat intellectuel où toute réflexion s’endossant la responsabilité
d’éclaircir et de reconstruire les composantes universelles de nos principes de
rationalité, et en particulier ceux qui régissent l’activité pratique, est d’entrée de jeu
soupçonnée d’un excès de rationalité, voire d’un retour nostalgique à des formes de
réflexion désormais obsolètes, Habermas a pu assumer, mieux que qui que ce soit, la
tâche complexe et difficile d’une réhabilitation de la raison pratique en réponse aux
multiples défis auxquels se trouve confrontée la société contemporaine.
Dans un premier temps, nous partons donc de l’hypothèse que la raison
pratique est un concept constitutif pour le mouvement d’ensemble de la pensée de
Habermas. Jean-Marc Ferry l’a montré de façon magistrale, l’itinéraire de Habermas
est fidèle à une réhabilitation de la raison pratique1. Qu’il s’agisse, pour ne se référer
qu’à un certain nombre de débats qui illustrent à notre sens parfaitement ce point, de
la reconstruction dialectique de la raison pratique dans le cadre de la théorie critique,
de la confrontation polémique avec l’herméneutique gadamérienne ou du débat avec
Karl – Otto Apel à propos de la question de la possibilité d’une fondation ultime de la
raison, c’est toujours le concept de raison pratique qui se met au premier plan. On ne
saurait trop insister sur la nécessité de repenser, aujourd’hui, au lieu de céder à la
posture bien commode d’une dénégation de tout discours prétendant à l’universalité
de nos principes de rationalité, la question de la raison pratique au même titre que la
problématique de ses transformations face à ses critiques les plus virulentes.
Dans ces conditions, c’est la pensée de Habermas qui nous sert principalement
de point de départ. Notre étude ne propose toutefois une reconstitution du mouvement
d’ensemble de l’œuvre de Habermas. À la différence d’une approche qui prendrait le
mouvement d’ensemble de la pensée habermassienne comme l’objet de sa
reconstruction, notre choix méthodologique consiste à opter pour une solution bien
différente. C’est donc par l’intermédiaire d’une lecture par regards croisés, pour ainsi
dire, que nous tentons d’explorer de façon systématique, dans le cadre de ce choix
méthodologique, les multiples enjeux qui se décrochent par la reconstruction de la
raison pratique. Personne ne saurait négliger - faudrait-il le souligner ? -, sans refuser
en même temps de se rendre compte de ce qu’il y a de plus fécond et de plus vivant en
1
J.-M. Ferry, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, PUF, coll. « Recherches Politiques »,
1987, p. 25 sq.
philosophie morale et politique contemporaine, l’importance des questions et des
enjeux pratiques soulevés par les transformations postkantiennes de la raison pratique.
Ce constat qui, dans l’abstrait, peut probablement apparaître privé de tout sens, prend
à la lumière de notre choix méthodologique une signification précise et concrète.
Dans l’univers de la transformation postkantienne de la raison pratique où, pour
d’évidentes raisons, se place Habermas, la reconstruction de l’ouverture de la théorie
de la communication à ses interlocuteurs nous permettra de dégager le thème qui
marque immanquablement la constitution de ses débats, à savoir l’étroite relation
entre raison pratique et responsabilité. Ce choix méthodologique est en outre fidèle à
la pensée de Habermas en ce qu’elle refuse d’hypostasier les positions philosophiques
en des entités substantielles, et en ce qu’elle s’efforce de saisir le mouvement de la
réflexion philosophique à partir du mouvement de son ouverture dialogique à
l’altérité.
Cela implique une conception déterminée de l’idée de reconstruction. Dans
son ouvrage Reconstruction in philosophy2, John Dewey retrace le chemin d’une
réflexion sur le sens et la signification de la reconstruction en philosophie. Sans entrer
dans le détail de l’argumentation du philosophe américain, il importe toutefois d’en
retenir l’essentiel. Bien que, selon le point de vue de l’auteur, la reconstruction
philosophique doit se limiter impérativement à l’investigation des méthodes de
reconstruction des situations particulières spéciales sans se soucier de la généralité du
concept3, il y a en tout cas un élément qui nous permet d’élaborer une première
interprétation de la notion de reconstruction. « La philosophie emprunte la voie
profonde et élargie de la réponse aux difficultés que présente la vie, mais elle ne se
développe que lorsqu’il est disponible le matériel nécessaire en vue de transformer
cette réponse pratique en une réponse consciente, articulée et communicable »4. Dans
la reconstruction philosophique, c’est donc, outre le besoin d’une articulation correcte
de la méthode, l’exigence de communicabilité qui se met au premier plan.
Communicabilité et constitution de l’intersubjectivité, ce sont à cet égard les deux
facteurs qui régissent et inaugurent le champ de la reconstruction en philosophie.
Dans un sens plus général, la reconstruction doit sa cohérence comme principe
philosophique en la tentative de reconstituer réflexivement l’expérience à partir de ses
2
J. Dewey, Reconstruction in philosophy, New York, Henry Holt and Company, 1920.
Ibid., p. 193.
4
Ibid., p. 53.
3
sédimentions historique sans pour autant perdre de vue l’horizon universel de notre
interrogation. Pour Jean-Marc Ferry, la reconstruction est porteuse d’une double
réflexivité.
[La] reconstruction, quelle que soit la rigueur analytique de sa
démarche, est, comme toute enquête sur le passé, un savoir qui, ne disposant
que de traces et d’indices, est assigné au délicat travail du déchiffrement, et,
comme tel, doit présupposer aussi un moment herméneutique5.
À cet égard, à contre-courant d’une approche qui verrait dans le processus de
la reconstruction de la raison pratique soit la justification particulariste d’une certaine
tradition de pensée soit le pur et simple reflet d’un retour obstiné à une entreprise
métaphysique de fondation, la reconstruction de la raison pratique, bien loin de se
réduire à un simple choix d’ordre terminologique, porte pour nous fondamentalement
le double sens d’un processus de justification légitime de nos principes de rationalité
et d’une participation au travail actif de la réflexion critique.
Dans notre étude, le moment herméneutique de la reconstruction passe par une
mise en relief du lien organique entre le concept de raison pratique et celui de
responsabilité. Qu’il s’agisse de la reconstruction de la raison pratique ou de son
application, le concept de responsabilité nous apparaît comme un concept de toute
première importance, puisqu’il nous permet de saisir ce que le sujet pratique de la
modernité a de plus propre. Au niveau méthodologique, c’est la théorie de la
communication qui nous fournit les outils et les moyens théoriques nécessaires en vue
de penser l’étroite corrélation de la responsabilité et de la raison pratique. La théorie
de la communication veut restaurer toute la richesse pratique du concept de
responsabilité dans ses droits en s’appuyant sur une critique de la subjectivité
moderne. En ce sens, l’important est, selon la théorie de la communication, de ne pas
disjoindre sur le plan conceptuel la thématique de la priorité absolue de la constitution
de l’intersubjectivité et la responsabilité. C’est par la constitution de l’intersubjectivité
langagière que sera désormais légitimée la compréhension de soi du sujet comme un
être autonome et responsable, le paradigme du sujet et de la conscience sera remplacé
par le paradigme de la communication. Dans cette perspective, le projet de défendre,
voire de redéfinir radicalement le projet moderne s’accompagne chez Habermas d’une
5
J.-M. Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, Cerf, coll. “Humanités”, 1996, p. 15.
très forte exigence qui menace à notre sens d’affaiblir considérablement sa puissance
normative, voire de saper de l’intérieur ses propres fondements conceptuels. À cette
fin, Habermas fait, comme on sait, la notion d’intersubjectivité la charrue d’une
conception de rationalité soucieuse de l’ouverture du sujet à autrui. Nous comprenons
dès lors bien, en matière de la reconstruction de la raison pratique, le poids de cette
affirmation de Habermas. Habermas plaide à ce titre en faveur d’un changement
radical de paradigme censé ouvrir la voie à une conception intersubjective de
l’autonomie du sujet.
Nous devons en tout état de cause nous attarder sur cette question car, selon
Habermas, la thèse du primat de l’intersubjectivité n’entraîne d’aucune manière
l’engouffrement de la constitution pratique du rapport à soi. Pour Habermas, c’est
donc la communication qui embrasse dans une unique visée la prise de conscience de
soi comme un sujet autonome et responsable et l’ouverture à l’altérité. Pour
Habermas, ce changement de paradigme n’est pas en lui-même un problème. Si
Habermas insiste sur la nécessité de sortir de la philosophie du sujet afin de regagne
toute la richesse conceptuelle du concept de responsabilité, c’est parce qu’il croit
pouvoir démontrer que l’épuisement de la philosophie de la conscience ne permet plus
de s’interroger sur la raison pratique qu’à partir d’une reconstruction des
présuppositions universelles de la communication.
Néanmoins, une critique de la théorie de la communication peut montrer que
le moment de la constitution de l’intersubjectivité va de pair avec celui du sujet de la
communication. Une authentique reconstruction du concept de responsabilité doit
impérativement soulever, telle est notre prise de position ici, la question du sujet de la
responsabilité et de ses conditions de possibilité. La correspondance originaire que
Habermas discerne entre le paradigme du sujet et le motif de l’instrumentalisation
progressive de la raison s’opère en fin de compte sur fond d’une généralisation
excessive qui finit par dissimuler indistinctement la dimension capitale de la
responsabilité du sujet. Le verdict de Habermas tombe sévère sur la philosophie du
sujet ; mais il est clair, on le verra bien, que Habermas ne peut pas donner totalement
tort à une philosophie critique qui, partant d’une reconstruction des liens internes
entre le paradigme du sujet et le devenir moderne de la philosophie, s’atèle justement
à la tâche de réinscrire la référence au sujet dans le « discours philosophique de la
modernité ». Notre critique de Habermas sera donc bien ciblée et fidèle au principe
interprétatif qui consiste à dire que la question de la responsabilité du sujet apparaît à
plus d’un titre comme le talon d’Achille du paradigme de la communication.
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