pour être vue mais pour être lue. Le vu, le su et le lu, troisième terme qui fait du théâtre
un art de déchiffrement. Car le théâtre parle, même lorsque rien ne s’y dit. Toute
monstration au théâtre (c’est le fondement même de la mimesis) décolle le représentant
du représenté, libère le signifiant – même non verbal – pour une autre écoute. On va au
théâtre pour entendre.
Que faut-il réintroduire dans le théâtre pour faire droit à ses deux
dimensions ? Le texte d’abord, en tant qu’il est support de la fable. L’acteur ensuite, en
tant que sa présence, sa parole, son corps démentent sans cesse la spécularité du
spectacle. Mais il faut penser surtout un autre régime de métaphorisation. La mimesis
théâtrale est une mimesis de fable et non de tableau. Elle est fondamentalement non
représentative. C’est ce que disait déjà Aristote, et que l’histoire occidentale du théâtre
n’aura cessé de méconnaître. Mais avant de nous ouvrir à cette pensée non
représentative de la mimesis, il faut achever de nous convaincre que cette non
représentativité n’est ni exclusivement, ni essentiellement celle qui naît de la
conjonction de ces trois signifiants : « la nuit », « le secret », « le forclos ».
Le théâtre, nous avons essayé de le montrer, ne s’éclaire pas de sa seule face
nocturne. Reste à dire un mot du secret et du forclos. Du secret, peu de chose à dire en
vérité, sinon qu’il ne se confond pas nécessairement avec le caché. On connaît l’étrange
affirmation d’Henri James : « Le secret du secret, c’est qu’il n’y a pas de secret ».
Dissocier le secret du mystère, c’est le ramener vers l’énigme, le lester de cette
dimension d’écriture que toute théâtralité s’incorpore et qui vient doubler le mystère.
Le secret, dans notre langue, renvoie à une double étymologie. Par le biais du neutre
secretum, il désigne la chose cachée, que seuls quelques initiés ont en partage, chose
qu’on peut s’approprier ou dont on sait, inversement, que l’on ne pourra jamais la
détenir. Mais l’adjectif secretus signifie plus primitivement « séparé », « à part », « à
l’écart », tous mots où se pense un retrait sans exclusion. Deux formes de manque,
donc : selon que l’on fantasme l’objet manquant ou que l’on va jusqu’à ignorer même
ce qui fait défaut.
Quant à la forclusion ? Mot étrange en vérité et dont la récente fortune ne
dissipe en rien l’effet d’énigme. Ce mot, dont chacun sait qu’il fut mis en circulation
par la critique analytique, apparaît aujourd’hui comme un signifiant flottant, désignant
un de ces sens en plus que personne ne sait trop définir et qui n’en seraient pas moins
requis pour penser. Qu’est-ce donc qui est en jeu, au théâtre, vers quoi la forclusion
ferait signe sans parvenir à le désigner ? Méfions nous d’abord des simplifications qui
ramènent insidieusement la forclusion vers la clôture et le refoulement. C’est cette
forclusion là qui serait levée par l’obscène ou fabulée dans le mystère. En vérité, la
forclusion n’est ni le refoulement, ni la dénégation. Plus proche du déni, elle désigne ce
bord, ce revers du geste ou de la parole par quoi, nouant une alliance, on délimite du
même coup une extériorité. De quel type d’extériorité le « for » de forclusion est-il
l’indice 5 ? Le forclos est ce bord infigurable de la limite. Non pas ce qui est enclos
mais ce qui, par cette clôture même, se trouve annulé : forme de déni du réel. Le forclos
est donc à proprement parler l’infigurable, puisque toute figure est de contours. Le
risque est de le confondre avec l’énigme, cette forme de l’altérité qui peut encore
5 L’origine de ce « for » – mimant le ver de la Verwerfung – est, paraît-il allemande : de fer, fir, qui
donneront ver : barrer, empêcher, cacher mais aussi fort : parti, absent. Mais le préfixe nous est parvenu
via l’attraction du latin foris, d’où nous viennent aussi forlignage, forfaiture et, pourquoi pas, forban – de
for-bannir. Or foris, c’est encore le dehors, voire cet « étranger » où l’on sait que, pour certain roi, tout
fut perdu ... for l’honneur.
Quant à la Verwerfung , traduite ainsi par Lacan, elle désigne – il n’est pas inutile de la rappeler – le
retour de fragments détachés du réel sous une forme hallucinatoire, effet différé d’un processus
d’« abolition symbolique» où ce qui a été aboli à l’intérieur revient de l’extérieur (Vocabulaire de la
psychanalyse, Laplanche et Pontalis).