L’infigurable [Article publié au printemps 1993 dans le n 1 de La Métaphore (revue), dir. Daniel Mesguich et André Guittier, Editions de la Différence] La (Métaphore) procède, de temps à autre, à d’étranges mises en scène où les acteurs cèdent obligeamment leur place aux critiques, aux dramaturges et parfois même aux philosophes. Redoutable exercice que cette théâtralisation de la parole où le philosophe, assistant à la mise en scène de son propre discours, apprend qu’on ne quitte pas impunément la place du spectateur. A quoi, concernant le théâtre, une pensée philosophique pourrait-elle bien donner accès et passage, sans de nouveau se prendre aux pièges de la représentation ? Des hommes de théâtre écrivent. Des philosophes tiennent momentanément la scène. Rien de tout cela n’abolit, bien sûr, l’écart du discours et de la représentation. Ecart qu’il eût fallu creuser et que tout concourait à réduire. Saisissant la chance qui nous est offerte d’en reprendre l’essai après coup, nous continuerons malgré tout de donner à ce propos une dimension de théâtre. Que l’on sache donc que ce qui suit est un faux. Répétition décalée d’un discours qui ne fut pas tenu, qui s’amuse à rejouer la scène où il se savait par avance en défaut. Il nous semble évident que le théâtre est d’abord lieu de regard. Un lieu où l’on vient voir. Tout le vocabulaire à travers lequel nous tendons spontanément à décrire la machine théâtrale la désigne comme un grand appareil de visibilité. Mettre en scène, c’est donner à voir, c’est mettre en tableaux. Aussi vient-on au théâtre comme on va au spectacle. Son principal ressort et son essentiel mystère résideraient dans cette entière captation du regard. On retrouve ce privilège du regard et du voir dans la plupart des métaphorisations auxquelles donne lieu le théâtre, lorsqu’il sert à dire ce qui n’est pas lui. Le monde, c’est bien connu, est une scène, entendons : une manière de décor. Toutes métaphores qui privilégient le paraître – jusque dans la variante du trompe l’oeil – comme si le théâtre n’était qu’artifice destiné à prendre le regard au piège des apparences, lui offrant de jouir d’un effet de leurre ou d’une échappée vers le merveilleux. Il semble donc légitime qu’une esthétique théâtralement conséquente fasse droit à cette prérogative du regard et que, dans le travail croisé de la fiction et de la démystification, elle ne fasse jamais qu’ordonner les leurres à travers lesquels le sujet regardant se sait et se découvre à son tour vu et voyant. Car la vision n’est pas nécessairement captation : quelque chose est au travail dans tout regard, et c’est aussi ce travail que le théâtre donne à voir. En quoi le théâtre est jeu : jeu de regards ; jeu avec le regard. Consonnant avec la peinture, il organise l’illusion de la profondeur. On sait qu’il en invente concurremment la perspective : le théâtre est une fenêtre. La distance qu’introduit le théâtre à l’intérieur même du regard se développerait donc selon une topologie baroque. Le théâtre proposerait des images douées de profondeur. Il contribuerait à donner au tableau cet effet de spirale qui n’est que la forme développée d’un effet de miroir, le situant dans une sorte de réflexivité perspective, de retour sur soi de la profondeur, comme l’enroulement sur soi-même d’un regard intré par sa propre mise en scène. Dans cette invention d’une réflexivité proprement théâtrale, le regard instruit retrouverait le regard de l’enfant, du même mouvement où le spectacle déploie sa profondeur. C’est dans ce doublement du regard lui-même que nous voulons, nous, modernes, loger à son tour l’œil critique. Mais puisqu’il est question de théâtre et de philosophie 1 , il convient d’interroger à son tour la scène de nos discours. Il est troublant de constater que la plupart des pensées qui s’efforcent de fictionner philosophiquement le théâtre commencent par amplifier le thème de son essentielle visibilité. Certes, on y traque l’invisible au cœur du visible, l’irreprésentable qui habite et qui hante toute représentation. On sait que donner à voir, ce n’est pas seulement montrer, que c’est aussi cacher. Que cette occultation, ce jeu de cache ruinent déjà le privilège du vu, ouvrent le chemin qui mène du non vu à l’insu. Que le théâtre est donc toujours plus qu’art de montrer : tout autant art de taire. Manière de savoir mais aussi d’ignorer. Mais dans ce doublement du voir et du ne pas voir, c’est le dispositif optique de la scène qui demeure au foyer. Simplement, nous savons – nous qui sommes devenus si savants – que mettre en scène, c’est tout à la fois mettre au jour et ouvrir sur les profondeurs de la nuit. Que mettre en scène, c’est déployer un discours et machiner quelque secret. Que mettre en scène, c’est faire croire au spectateur qu’il en sait long et lui montrer que cette reconnaissance est simultanément forclusion. « La nuit, le secret, le forclos » : dans la série même des termes qui se proposent à notre jugement, se vérifie le doublement du voir par le savoir, et du vu par le su ou par l’insu. Il s’agirait avant tout, au théâtre, d’exhiber ce que l’on ne veut pas voir, ce dont le sujet regardant, pris au leurre de la scène, ne veut d’ordinaire rien savoir. Irruption de l’obscène 2 dans les mirages de la profondeur. On sort donc difficilement d’une dialectique du vu et du non vu, du visible et de l’invisible, de la représentation et de l’irreprésentable. Cette conjonction entre un discours critique et une esthétique n’est pas de pur hasard. Elle tient à ce que le philosophe abandonne difficilement la place du spectateur et que le dramaturge lui-même machine le théâtre, sinon du point de vue, au moins en fonction du spectateur. Nous manquons assurément de philosophes dramaturges mais plus encore : de philosophes acteurs. C’est pourquoi nous continuons de penser le théâtre comme la peinture : dans le champ de la représentation, comme déroulement d’une scène pour un regard. Certes, le philosophe n’est pas un spectateur ordinaire : il s’y entend à voir, qu’il traque la part obscure, l’énigme, le refoulé, ou qu’il interroge le dispositif de la scène, les conventions d’écriture qui sont celles du théâtre et que celui-ci, d’ordinaire, ne montre pas. Jusqu’à céder parfois à cette tentation pathétique de chercher à voir les conditions mêmes de la visibilité. 1 Rappelons que l’après-midi, organisée par (La Métaphore), où des bribes de cette analyse furent esquissées, s’intitulait : « Théâtre et philosophie ». Avec pour sous-titre : « L’irreprésentable ? Le secret, la nuit, le forclos ». 2 Cf. l’étymologie du mot : littéralement, ce qui est « sur le devant de la scène », « devant les yeux », bref ce qui crève les yeux, qu’on ne peut pas ne pas voir. Notons que, pensé non plus dans l’espace mais dans le temps, obscenus signifie : « de mauvais augure ». Etrange rencontre d’un discours critique et d’une esthétique de la scène dans le partage d’une mise en abîme qui reconduit – à travers le privilège non pas ininterrogé mais suranalysé du regard – une métaphysique de la profondeur. Le théâtre est ce lieu de la représentation où s’abîme le texte, où ce qui est narratif se découvre une deuxième scène, tandis que la métaphore se figure elle-même sur le mode de la mise en abîme, ou comme anamorphose. Qu’il y ait là le principe d’une possible esthétique, assurément. Mais qu’il faille y voir l’essence même du théâtre, je veux dire ce qui en épouse ou en épuise par avance toutes les virtualités, c’est moins sûr. Le théâtre ne saurait égaler ses pensées – mêmes réflexives – à ses virtualités. Et la nécessité du geste critique est tout entière dans cet écart. D’où, aujourd’hui, notre question : comment inscrire la critique théâtrale ailleurs que dans une analytique du regard et/ou de la représentation ? On ne saurait sous-estimer ce que la réponse à une telle question implique de déplacements, voire de torsions. Déplacements : peut-être faudrait-il commencer par véritablement prendre pied sur la scène 3 pour penser le théâtre non plus du point de vue du regard – ni du point de vue de l’effet – mais bien du point de vue de l’acteur. Seul l’acteur peut déconcerter la connivence du metteur en scène, du spectateur et du critique. Lui seul sait que le théâtre ne saurait céder à l’illusion qu’il peut se clore entièrement sur lui-même, qu’il est une scène à soi seul. Car l’acteur sait que le théâtre commence avec la mort de la représentation. Quant au critique ? A défaut d’être acteur, au moins peut-il faire un premier pas ... et se tenir dans la coulisse. Puisque le critique, fût-il philosophe, ne saurait à son tour céder à l’illusion de croire que, de la chose théâtrale, il peut prendre une vue totalisante ou intégrale. Il ne s’agit pas tant de penser le théâtre – comme un objet ou une scène dont ou pourrait faire le tour, appréhender la face cachée ou même déceler ce qu’elle cache – que de le prendre de biais, d’avoir pour lui une pensée oblique. * C’est connu, tout discours renvoie à une autre scène. Ce qu’on sait moins, c’est que cette autre scène n’est pas une scène et qu’aucune pensée et aucune esthétique ne peut prétendre la faire venir sous le regard. C’est dans cette impossibilité, cet irréversible écart que travaille le théâtre, même à son insu. Aussi faut-il commencer par suspecter toutes les métaphores de la mise en abîme, de l’enroulement du regard (regardant et regardé), de la scène dans la scène. Suspicion qu’il faudrait diriger dès l’abord sur l’étrange parenthésage où semble s’inscrire toute métaphore. Le procès de métaphorisation se donne à première vue comme un doublement, comme le jeu illimité d’un renvoi et d’une inclusion : toute scène est prise dans une autre scène, que l’on pourrait parenthéser à son tour, à l’infini. A l’inverse, il suffirait de lever la parenthèse pour dé-celer ce que la scène cache, ce point d’obscurcissement où elle referme sur elle-même sa propre visibilité. Certes une subversion est constamment possible de ce jeu de cache par l’exhibition même de ce qu’il cache et l’expérience faite, sur cette exhibition elle-même, que le jeu du signifiant, de fait, se joue ailleurs. Mais déjà cette expérience indique un autre régime de la signification : il ne s’agirait pas tant, pour le théâtre, de produire des échappées sur ce qui demeure proprement invisible – la part obscure, ce qui est simultanément montré et tu – que d’ouvrir sur une autre façon de 3 Mettre le philosophe sur la scène et l’obliger à dialoguer avec les autres dramaturgiquement, telle est la tentative aujourd’hui encore exemplaire de Brecht dans L’Achat du cuivre. penser le renvoi, comme différence et non plus comme inclusion. Toute scène est un morceau d’une scène qui ne renvoie pas tant à une part obscure qu’à une part manquante. Le théâtre, sauf à se vouloir pur jeu de miroirs ou à s’installer dans une esthétique de l’effet, ne peut donc déployer sa mimesis selon la seule optique de la mise en abîme. Art du redoublement, il est tout autant art du suspens et de l’ellipse. La métaphore y est toujours doublée, travaillée par une métonymie. C’est dire que la scène théâtrale ne saurait être lue dans la seule mise en perspective qui lui assigne une profondeur. Or c’est dans cette lecture de la scène « en profondeur » – selon un axe perpendiculaire au tableau – que se joue la connivence entre le spectateur, le critique et le metteur en scène, dans une triple souveraineté du regard. On peut dédoubler, enrouler, leurrer ce regard, lui apprendre qu’il n’est jamais dupe, le faire jouir d’un plus-de-voir et du plaisir de n’être pas dupe de cette jouissance, on ne sort pas d’une appréhension spectaculaire de la chose théâtrale, d’une captation par la scène. Il nous faut donc d’abord interroger ce qu’occulte une telle captation. La profondeur au théâtre ne masque pas l’envers du décor (nul spectateur n’est dupe de la machinerie qu’implique la machination visuelle de la fiction). Pas plus qu’elle ne masque les dessous de la scène (dessous dont on s’entend à faire sortir à l’occasion toutes sortes de personnages). Ce que la profondeur occulte en revanche, ce sont les coulisses, les à côtés. Absorbé par la profondeur, croyant que le spectacle est une surface qu’il suffirait de redoubler, de replier ou de creuser, pris dans cette étrange topologie, le spectateur comme le critique finissent par oublier que si le théâtre est une fenêtre, c’est une fenêtre ouverte simultanément sur l’espace et sur le temps. Qu’un acteur traverse la scène de part en part et voici que se figure un temps sans profondeur 4 , une autre façon d’informer l’espace à partir du mouvement. Or la règle du temps, c’est la métonymie, cette façon qu’a la partie de renvoyer à sa part manquante, de différer. Si le théâtre est fiction, ce n’est pas uniquement parce qu’il met en scène, ou parce qu’il met une intrigue en tableaux. Le théâtre est fiction pour cette autre raison que tout n’y est pas dit, que tout n’y a pas lieu, que des temps sont supposés que le spectacle laisse hors de son champ : on a beau élargir l’écran, jamais on n’y intègre les coulisses, ce qui s’est machiné avant et qui se dénouera plus tard. Ce non dit n’est pas de refoulement mais d’ellipse. Le sens absent ne se localise pas dans quelque profondeur, il n’est pas caché : il est la pièce manquante du discours, celle que le spectateur doit éventuellement suppléer, d’un autre imaginaire que celui que courtise et que comble le spectacle. Il est significatif que la (métaphore) se figure entre des parenthèses qui l’enclosent. Le style de parenthésage qu’appellerait la )métonymie( est moins aisément figurable. On n’y dirait pas l’inclusion mais l’élision. C’est dans la substitution de cet art d’ellipse à une topologie de la profondeur que peut se figurer véritablement l’autre scène, qui n’est pas tant « scène dans la scène » (selon une logique de l’anamnèse entendue comme dé-cèlement) que suspens, différer – qui seul peuvent faire entendre ce qui manque. Où le théâtre se déploierait figurativement comme un art d’écoute. Inversement, penser la métaphore sans la métonymie, c’est revenir du langage vers l’image. Comme si l’image ne tirait son pouvoir de captation que d’une étrange défaite de langage et que, pour contourner ce leurre et cette défaite, il suffît d’exhiber l’insu. Or la mise en scène est mise en œuvre, d’un œuvrer qui n’est jamais pur spectacle : quelque chose en lui excède le jeu du vu et de l’insu. Tout théâtre porte en soi, même lorsqu’il la raréfie jusqu’à la rendre imperceptible, une dimension de fable (l’autre côté de la fiction). Or la fable, au théâtre, n’est pas faite seulement 4 Il y aurait beaucoup à dire sur cette latéralisation du spectacle où l’exploration de l’espace ne cherche plus à mimer la profondeur et propose une polytopie non imaginaire ou, si l’on veut, ordonnée à un tout autre imaginaire. En ayant en vue ce que le théâtre pourrait emprunter aujourd’hui à la danse. pour être vue mais pour être lue. Le vu, le su et le lu, troisième terme qui fait du théâtre un art de déchiffrement. Car le théâtre parle, même lorsque rien ne s’y dit. Toute monstration au théâtre (c’est le fondement même de la mimesis) décolle le représentant du représenté, libère le signifiant – même non verbal – pour une autre écoute. On va au théâtre pour entendre. Que faut-il réintroduire dans le théâtre pour faire droit à ses deux dimensions ? Le texte d’abord, en tant qu’il est support de la fable. L’acteur ensuite, en tant que sa présence, sa parole, son corps démentent sans cesse la spécularité du spectacle. Mais il faut penser surtout un autre régime de métaphorisation. La mimesis théâtrale est une mimesis de fable et non de tableau. Elle est fondamentalement non représentative. C’est ce que disait déjà Aristote, et que l’histoire occidentale du théâtre n’aura cessé de méconnaître. Mais avant de nous ouvrir à cette pensée non représentative de la mimesis, il faut achever de nous convaincre que cette non représentativité n’est ni exclusivement, ni essentiellement celle qui naît de la conjonction de ces trois signifiants : « la nuit », « le secret », « le forclos ». Le théâtre, nous avons essayé de le montrer, ne s’éclaire pas de sa seule face nocturne. Reste à dire un mot du secret et du forclos. Du secret, peu de chose à dire en vérité, sinon qu’il ne se confond pas nécessairement avec le caché. On connaît l’étrange affirmation d’Henri James : « Le secret du secret, c’est qu’il n’y a pas de secret ». Dissocier le secret du mystère, c’est le ramener vers l’énigme, le lester de cette dimension d’écriture que toute théâtralité s’incorpore et qui vient doubler le mystère. Le secret, dans notre langue, renvoie à une double étymologie. Par le biais du neutre secretum, il désigne la chose cachée, que seuls quelques initiés ont en partage, chose qu’on peut s’approprier ou dont on sait, inversement, que l’on ne pourra jamais la détenir. Mais l’adjectif secretus signifie plus primitivement « séparé », « à part », « à l’écart », tous mots où se pense un retrait sans exclusion. Deux formes de manque, donc : selon que l’on fantasme l’objet manquant ou que l’on va jusqu’à ignorer même ce qui fait défaut. Quant à la forclusion ? Mot étrange en vérité et dont la récente fortune ne dissipe en rien l’effet d’énigme. Ce mot, dont chacun sait qu’il fut mis en circulation par la critique analytique, apparaît aujourd’hui comme un signifiant flottant, désignant un de ces sens en plus que personne ne sait trop définir et qui n’en seraient pas moins requis pour penser. Qu’est-ce donc qui est en jeu, au théâtre, vers quoi la forclusion ferait signe sans parvenir à le désigner ? Méfions nous d’abord des simplifications qui ramènent insidieusement la forclusion vers la clôture et le refoulement. C’est cette forclusion là qui serait levée par l’obscène ou fabulée dans le mystère. En vérité, la forclusion n’est ni le refoulement, ni la dénégation. Plus proche du déni, elle désigne ce bord, ce revers du geste ou de la parole par quoi, nouant une alliance, on délimite du même coup une extériorité. De quel type d’extériorité le « for » de forclusion est-il l’indice 5 ? Le forclos est ce bord infigurable de la limite. Non pas ce qui est enclos mais ce qui, par cette clôture même, se trouve annulé : forme de déni du réel. Le forclos est donc à proprement parler l’infigurable, puisque toute figure est de contours. Le risque est de le confondre avec l’énigme, cette forme de l’altérité qui peut encore 5 L’origine de ce « for » – mimant le ver de la Verwerfung – est, paraît-il allemande : de fer, fir, qui donneront ver : barrer, empêcher, cacher mais aussi fort : parti, absent. Mais le préfixe nous est parvenu via l’attraction du latin foris, d’où nous viennent aussi forlignage, forfaiture et, pourquoi pas, forban – de for-bannir. Or foris, c’est encore le dehors, voire cet « étranger » où l’on sait que, pour certain roi, tout fut perdu ... for l’honneur. Quant à la Verwerfung , traduite ainsi par Lacan, elle désigne – il n’est pas inutile de la rappeler – le retour de fragments détachés du réel sous une forme hallucinatoire, effet différé d’un processus d’« abolition symbolique» où ce qui a été aboli à l’intérieur revient de l’extérieur (Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis). s’incorporer dans un discours. Quand le forclos désigne l’altérité absolue, celle-là même qui n’a jamais pu accéder au discours. Le forclos n’est pas plus l’obscène – qui ne peut qu’échouer à prétendre le figurer. Il est ce qui, malgré l’exhibition, la mise à jour ou la mise à nu dans le champ du voir, reste à jamais dans la coulisse. Ce qui n’a pas droit à la scène. Ce qui n’a pas (eu) lieu. Ce qui demeure retranché de l’espacetemps propre au théâtre, de l’espace de la représentation. La forclusion, enfin, est le contraire d’un acte. Ou alors, elle est un acte qui n’aurait pas été agi et qui apparaît par avance coupé de tout savoir, même symbolique. Mais qui n’en a pas moins autant, sinon plus de pesée que l’acte même. Elle est de l’ordre d’un imprononcé. Elle est la figure où le théâtre s’affole lorsqu’il prétend la faire revenir sur la scène. Elle est de l’ordre de l’irreprésentable – en quoi elle diffère du sublime, qui est ouverture sur un im-présentable 6 ; Je ne suis pas sûr que le théâtre – pas plus que tout autre type de représentation ou de discours – ait jamais affaire, directement, à la forclusion. Qu’un théâtre puisse exister un jour qui fasse de la forclusion son objet ou son thème. La question de l’infigurable au théâtre doit donc être posée en d’autres termes. Ni dans les apories du voir, ni dans la célébration des mystères, mais en revenant à ce qui est l’essence même du théâtre : la mimesis. * Sur la mimesis, nous ne pouvons donner ici que de brèves indications. Mimesis, selon Aristote, implique fable. Parce que le théâtre, n’en déplaise à Platon, est d’abord mimesis d’actions. L’erreur de Platon fut de penser la mimesis en l’indexant à l’eidos. De n’y voir par conséquent que simulacre. Au regard du véritable regard – regard de vérité – la représentation théâtrale serait donc toujours en défaut. En acceptant d’écrire l’histoire du théâtre sous les seuls signes de la visibilité, en inscrivant le théâtre dans une histoire du seul regard, notre tradition esthétique et philosophique reste donc platonicienne et manque du même coup ce qui fait l’essence même du théâtre, à savoir qu’il est joué et pas seulement représenté 7 . La mimesis est jeu, figuration par le corps. Or cette mimesis là ne procède pas de l’eidos mais d’une tout autre conception de la forme. Les philosophes, lorsqu’ils parlent grec, ont tendance à oublier que le grec a deux mots pour désigner la forme. Eidos, certes. Mais aussi morphe. Or morphe n’est pas eidos. Morphe désigne l’autre source – non spéculaire – où s’origine le théâtre. Certes, dans la physique d’Aristote par exemple, les deux mots semblent souvent interchangeables. Mais lorsqu’on y regarde de près, on s’aperçoit que c’est eidos qui fait signe vers l’idée logique, spéculative de la forme. C’est eidos qui assure le transfert de la mimesis vers la noesis. Morphe non seulement apparaît plus proche de « configuration », « type », « modèle sensible » mais, via les formes verbales, conserve le sens actif de la « figuration », de la « représentation » (au sens de fabrication d’une image, au sens de « rendre sensible » 8 ). Seul morphe peut désigner la forme artificielle, la gesticulation, voire le mime. Rien ne nous autorise donc à penser la représentation sur le modèle de la vision. Certes Morphée, c’est aussi le Dieu des 6 Il n’y a pas de scénographie possible pour l’événement Auschwitz. Ce que Claude Lanzmann a su nous donner à entendre dans son film Shoah. 7 Opposition qui n’a elle-même de sens qu’en raison du mépris où trop de philosophes tiennent le langage ordinaire qui, lorsqu’il parle de "représentation" au théâtre n’y entend jamais quelque mise en tableau mais tout un art de jeu, d’intrigue et d’éxécution. 8 C’est toute la différence du sensible et de l’optique qu’il faudrait ici explorer. songes, le grand producteur et reproducteur des formes. Il est le dieu par excellence de la fiction (du verbe forger) mais aussi des illusions et des métamorphoses (le verbe morphou signifiant indifféremment prendre forme ou donner forme). Faut-il, à nouveau, enchaîner : « la vie est un song »e, etc. ? Ce serait s’installer de nouveau dans une esthétique baroque, dans cette vision moins méta- qu’ana-morphique qu’est par excellence l’esthétique baroque. Culture du voir, la culture baroque replie morphe sur eidos. Faut-il donc en revenir à une esthétique aristotélicienne 9 ? Pas vraiment, dans la mesure où Aristote, obnubilé par le modèle de la tragédie, confond de son côté le théâtre avec la fable, rabat le drame sur le récit. Mais sa relecture aurait au moins le mérite de nous aider à lever le privilège indu de la visibilité. Parce qu’il s’origine dans le mime, jamais le théâtre ne se confond avec la scène : s’il est mimesis d’action, c’est qu’il est d’abord art d’acteur. Il est remarquable que, dans les métaphorisations auxquelles procédaient les Anciens lorsqu’ils cherchaient à penser la vie sur le modèle du théâtre, celui-ci n’était jamais considéré comme un décor. La vie est une pièce – et non une scène – où l’on doit jouer son rôle et seulement son rôle. Elle est comme une partition qu’il s’agit de bien jouer, c’est-à-dire de bien agir. Agis comme si ton acte devait revenir éternellement. Est-ce un hasard si les Stoïciens, penseurs de la répétition s’il en fut, usent avec dilection de la métaphore du théâtre ? Saisi dans cet espace de jeu, l’infigurable ne se donnerait plus sur le mode de l’absence ou de l’altérité radicale. Au théâtre, l’infigurable n’a pas tant à être figuré qu’intrigué, œuvré. Parce qu’il est cette dimension propre à la vie qui n’est schématisable que par le jeu : la dimension du temps 10 . Cette temporalité, la narration la schématise à sa façon mais la masque, parce qu’elle ne l’ordonne qu’après coup. Etre le présent de la fable, telle serait la fonction du théâtre et sa contrainte de répétition : métaphore de l’être en acte 11 . Parce que l’appréhension de cet être en acte n’est jamais de l’ordre d’une connaissance. Ni même d’un chemin qui mènerait à la connaissance. Elle est l’analogon d’une expérience. Et l’expérience ne fait jamais ni récit ni tableau. Alain Lhomme, Collège International de Philosophie. 9 Expression ambiguë depuis Brecht, dont on pourrait montrer que son esthétique non aristotélicienne est plus aristotélicienne qu’il ne pense. Sans la distanciation inhérente à la mimesis elle-même, la catharsis théâtrale cesserait de se distinguer de la catharsis musicale. Encore un point de divergence entre Platon etAristote. 10 Il faudrait écrire : les dimensions du temps. Et se demander quelles sont au juste les dimensions du temps qui sont théâtralisables. Temps de l’anamnèse, temps du récit, temps de la répétition, temps de l’actualité ? Sur le théâtre comme scène où « le temps a lieu », cf les multiples notations et analyses de Daniel Mesguich in L’éternel éphémère, particulièrement pp. 30/33, 60/65, 71/73, 86, 90/91 et 119. 11 Plus encore que d’une philosophie de l’action, nous manquons assurément d’une pensée de l’acte, ou d’une philosophie de l’actualité. Il est caractéristique que P. Ricœur, cherchant à penser les grandes formes de schématisation du temps (Cf. les trois volumes de Temps et récit) ne s’intéresse guère à ce qui est proprement théâtral dans le théâtre, reconduisant le rabattement aristotélicien du drame sur la fable. Sur ces questions, sans doute y aurait-il quelque profit à tirer d’un livre difficile et méconnu : Temps physique et temps tragique chez Aristote, de V. Goldschmidt (Vrin 1982).