Le Bonheur, les Idées et l`Amour selon Platon

publicité
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.1
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
L'amour de la beauté.
La philosophie de Platon peut s’aborder à partir d’une réflexion sur le prodige et le mystère
de l’amour, une des expériences les plus communes mais aussi les plus puissantes que l’être humain
puisse connaître. Il peut m'arriver d'aimer éperdument une chose ou un être, qui me ravit, dont je
crois que la présence, la vision, suffira à me rendre heureux. Voilà un désir qui semble en un sens
n'être plus égoïste comme le précédent. Il paraît résider dans une simple relation duale entre un sujet
et un objet, et non plus dans une relation triangulaire, dans laquelle le désir d'objet vise en fait la
reconnaissance des autres. C'est une des différences entre le désir et l'amour. Le désir pour l'objet a
pour but l'obtention de l'admiration des autres, alors que dans l'amour, hormis l'être aimé, les autres
sont de trop. Mais d'où me vient ce ravissement ? Qu'est-ce qui cause l'amour ? L'objet de l'amour,
on l'appelle le plus souvent la beauté. J'aime un paysage, un tableau, une musique, et même un être,
pour sa beauté. Mais alors, ce n'est pas vraiment cet objet ou cet être que j'aime, mais sa beauté.
Blaise Pascal a eu cette pensée :
"Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui
tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. (... ) On n'aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités. "1
Le véritable objet de mon amour, ce serait donc en fait la beauté, la beauté pure, idéale... Et
je me trompe si je crois aimer un être. En fait, ce que j'aime, ou ce que j'admire, c'est la femme ou
l'homme idéal, le héros idéal, et je n'aime des êtres réels que dans la mesure où ils me semblent
incarner à peu près cet idéal, lui donner chair et vie. J'aime aussi le courage, la noblesse, la pureté,
la douceur, la bonté, la justice, qui sont toutes des vertus idéales, auxquelles les êtres participent
plus ou moins, et je les aime d'autant plus qu'il les possèdent davantage. Mais je vois bien que le
véritable objet de mon amour, c'est l'idéal.
L'idéal et le réel.
Cependant, l'on m'objectera que l'idéal n'est pas de ce monde, et même qu'il n'existe pas,
qu'il n'est qu'une vaine chimère, un songe creux. Cette opinion commune mérite un examen. Qu'estce que j'appelle réel ? Tout d'abord, ce que je peux voir et toucher, ce qui est sensible, c'est-à-dire ce
dont je peux éprouver la réalité par mes sens. Et aussi ce qui est permanent, durable, pour bien
éliminer toutes les apparences fugitives, les fausses reconnaissances que je peux opérer, lorsque je
crois identifier à tort le visage d'un ami, ou lorsque je crois voir un couloir, alors que ce n'était qu'un
trompe-l'oeil peint, ou un corps humain sur une plage, alors que ce n'est qu'un morceau de bois que
1
Pensées, Brunschvicg 323, Lafuma 688, Sellier 567.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.2
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
je découvre en m'approchant. Il en va de même des rêves dans lesquels j'ai bien l'impression de
voir, entendre, toucher des choses, qui ne subsistent pas à mon réveil, et que je reconnais donc
comme fausses, illusoires. La réalité doit avoir suffisamment de permanence pour pouvoir faire
l'objet de jugements durablement vrais. Enfin, la troisième caractéristique de ce qui est réel, c'est de
permettre un accord des esprits. En effet, ce n'est pas parce que quelqu'un voit ou entend une chose
qu'elle est bien réelle, car il peut être victime d'une hallucination durable. Et l'on sait que des
groupes entiers de fanatiques, par exemple religieux, peuvent prétendre percevoir des phénomènes
que les autres ne voient nullement.
Les choses sensibles et le flux du devenir.
Maintenant, je peux examiner ce qu'il en est de la réalité de ce que l'on appelle
communément "irréel", les idées et les idéaux, et de ce que l'on appelle "réel", les choses
matérielles, ou encore "sensibles", comme les appelle Platon. Pour les choses sensibles, il
m'apparaît à la réflexion qu'elles manquent cruellement de permanence, de stabilité. Penez une belle
jeune femme ; laissez passer dix ou vingt ans ; le temps a fait son ouvrage, les rides ont envahi son
visage, ses traits se sont flétris, où sont passés sa jeunesse et sa beauté ? Elles se sont envolées. De
même l'homme qui paraissait si solide et costaud, n'est bientôt plus qu'un vieillard sénile ; l'enfant
rieur devient un triste sire ; l'amour passionné laisse place à l'indifférence ou à la haine ; l'amitié se
refroidit ; la splendide demeure n'est plus qu'une ruine ; la table solide cède un jour sous le poids ;
les belles fleurs se fanent ; ce qui était vivant est mort, ce qui n'existait pas advient ; le terrain en
friche se couvre de végétations ; tout change sans cesse, parfois lentement, en nous laissant l'illusion
de la permanence, parfois plus rapidement : le soleil est chassé par un orage subit ; la bonne humeur
laisse place aux larmes ; la nuit succède au jour... Rien ne demeure, tout est emporté par la valse du
temps ; rien n'est donc véritablement ; tout devient. Aucun être n'est stable, permanent, identique à
lui-même ; chacun change, se révèle autre qu'il ne me paraissait, me déçoit et me trompe donc.
Parfois, la désillusion est rapide : le fruit appétissant dans lequel je croque se révèle être pourri en
dedans ; la si belle jeune femme que j'ai rencontrée hier au soir, ne m'apparaît plus telle le
lendemain matin au réveil, avec son rimmel qui a coulé, ses cernes sous les yeux, ses traits
brouillés, son teint jaunâtre. Les lumières tamisées, la perfection du maquillage, la coupe de sa robe,
l'excitation de la fête lui avaient donné une apparence de beauté. Faut-il dire que cette beauté ne lui
appartenait pas, ou que toute beauté n'est qu'apparence passagère ? Parce que les choses sensibles
sont temporelles, elle ne sont pas véritablement des êtres, mais elles ne sont que des apparences
transitoires, qui nous abusent parfois en nous donnant l'illusion de la permanence. Mais rien ne
subsiste, tout est emporté dans le flux du changement perpétuel. De fait, les opinions des hommes
sur les choses divergent grandement. Nul n'est d'accord sur ce qui est véritablement beau ou bon. La
même eau qui semble trop froide à l'un, paraît agréable à l'autre, etc.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.3
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Eternité des idées.
Quant aux idées, que l'on dit, un peu rapidement, dépourvues de réalité, je peux remarquer
d'abord qu'elles sont en un sens plus parfaites que les choses réelles. En effet, aucune femme belle
n'est parfaitement belle ; chacune est affligée de quelque défaut, alors que l'idée de beauté est, elle,
l'idée de la beauté parfaite. De même, aucune droite tracée au tableau par la main de l'homme n'est
parfaitement droite ; elle a une épaisseur, et n'est pas infinie ; alors que l'idée de la droite, est l'idée
de la droite parfaite. De même encore, aucun homme ne correspond parfaitement à l'idée de
l'homme idéal. Alors que les choses sensibles ne sont jamais exactement ce qu'elles prétendent être,
les idées sont toujours identiques à elles-même, elles sont ce qu'elles sont. Elles possèdent une
stabilité, une permanence parfaite, car elles ne sont pas soumises au changement temporel, à
l'altération, à la corruption, à la destruction ou à la mort, comme les choses matérielles. Quand je
pense au triangle, je pense exactement au même triangle que celui dont Pythagore avait l'idée il y a
2500 ans, je découvre les mêmes propriétés en lui, les mêmes vérités, alors qu'il y a belle lurette que
le triangle matériel tracé par Pythagore sur son tableau est tombé en poussière, tout comme le
tableau, et Pythagore lui-même d'ailleurs. Et l'idée du triangle, les vérités à son sujet, resteront les
mêmes dans 10 000 ans, sur la planète Mars ou du côté de la galaxie d'Andromède, en fait, partout
et toujours.
La réminiscence.
De plus, ce sont les idées qui permettent aux hommes de connaître quelque chose. Platon
prend l'exemple de deux caillous égaux en longueur. Il faut que j'aie d'abord l'idée d'égalité dans
mon esprit, pour que je reconnaisse que les deux caillous sont égaux. Certains, les empiristes,
pensent que l'esprit humain est vide à la naissance, et apprend toutes les idées à partir de ses
expériences. Mais comment ces deux caillous, par ailleurs différents par leur forme et leur texture,
me donneraient-ils l'idée d'égalité ? Il faut que je possède cette idée générale d'abord dans mon
esprit, pour la reconnaître ensuite in concreto, au milieu d'un océan de différences. C'est parce que
je la possède, que cette égalité peut ensuite "me sauter aux yeux", mais ce ne sont pas mes yeux, ni
mes sens qui me la procurent. Les expériences sont seulement l'occasion pour l'esprit de se
ressouvenir de l'idée, lorsqu'il la trouve incarnée, alors qu'il n'y penserait pas autrement. C'est le
processus que Platon appelle la réminiscence. Il en va de même pour toutes les idées fondamentales
dont l'esprit humain se sert pour décrypter la réalité. Comment saurais-je qu'une jeune fille est belle,
mais qu'une marmite rebondie en cuivre brillant peut être dite belle aussi, alors qu'il n'y a aucun
autre rapport entre ces deux choses que cette commune beauté, si je n'avais d'abord l'idée de beauté
dans mon esprit ? Comment puis-je savoir ce qu'est la justice, alors que je ne suis nullement sûr
d'avoir jamais vu un homme accomplir une action juste ? comment puis-je connaître l'infini, ou la
perfection, que ce soit dans la beauté ou dans la justice, alors que précisément, cela ne se rencontre
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.4
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
point dans le monde ? Et comment puis-je savoir que toutes choses en ce bas monde sont finies et
imparfaites, si je n'ai pas pour chacune de ces choses, hommes, vivants, objets matériels, l'idée de ce
qu'ils doivent être, dans mon esprit ? Il y a donc bien une préexistence de l'idée, qui permet seule la
pensée et la connaissance humaine. Les hommes sont capables de penser parce qu'ils ont des idées
dans leur esprit, qui composent précisément cet esprit. Ils sont ensuite capables de faire fructifier ce
capital de départ, et d'acquérir de nouvelles idées. Mais l'esprit humain vient au monde avec un
certain nombre d'idées innées fondamentales, qui constituent son être même, de même que le corps
humain naît avec une certaine strucure, des bras, des jambes, un coeur, etc. Cette dernière vérité est
plus aisée à constater que la précédente, donc elle passe pour plus évidente, et fait l'objet de moins
de contestations. Elle n'en est pas moins étonnante, si on y réfléchit. Platon voit en outre dans ce
phénomène de réminiscence des idées, une preuve d'une existence de notre âme antérieure à cette
vie terrestre, au cours de laquelle elle a acquis ces idées, dont elle se ressouvient maintenant. Ce
serait une des preuves de l'immortalité de l'âme, mais ceci est un autre débat.
L'accord des esprits.
De plus, puisque les idées sont immuables, elles permettent l'accord des esprits dans la
connaissance. Si chacun ne voit pas et ne sent pas les choses de façon identique, chacun est capable
de penser les mêmes idées, et de se mettre d'accord avec les autres à leur sujet. Cela se vérifie
surtout au niveau des idées mathématiques, parce que, selon Platon, ce sont les idées les plus
simples et les plus faciles à penser qui soient (et encore, un tel exercice devient vite d'une difficulté
insurmontable pour beaucoup d'humains ! ). Du fait que les idées des autres réalités, comme la
justice ou l'esprit, c'est-à-dire les idées philosophiques, sont beaucoup plus complexes, et que les
hommes sont très paresseux, préfèrent s'occuper de leurs plaisirs, et juger selon leurs sentiments
plutôt que de faire l'effort de penser vraiment, un tel accord des esprits ne se vérifie plus que
rarement. Mais il existe au niveau de la logique et des mathématiques, ce qui suffit à affirmer que
les idées satisfont au troisième critère de réalité, l'accord intersubjectif.
Le monde intelligible.
Je vois que l'idée est nécessairement antérieure à ma pensée des choses, et qu'elle la rend
possible. Elle est également antérieure à l'existence des choses. En effet, le premier artisan qui a
fabriqué un lit l'a fait en fonction d'une certaine idée qu'il avait dans son esprit, qui existe donc
avant que la chose ne soit réalisée, et qui provient on ne sait d'où. Il en va de même pour les
productions naturelles : elles sont la réalisation de certaines idées. En fait, puisque les idées ne sont
pas soumises à la temporalité, puisqu'elles ne peuvent pas mourir ni changer, il est clair aussi
qu'elles ne peuvent naître. N'étant pas dans le temps, elles sont éternelles. Mais elles ont une
certaine forme d'existence, qui n'est pas l'existence sensible, matérielle, mais une existence
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.5
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
purement spirituelle, hors du temps et de ses vicissitudes. Il nous faut admettre, contre toute nos
petites habitudes intellectuelles étroites et bornées, qu'il y a deux modes d'existence : celui des
choses sensibles, qui est spatio-temporel, et celui des idées, qui ne l'est pas ; en effet, à la différence
des choses, les idées n'existent pas dans un lieu et un laps de temps déterminés, mais elles existent
partout et depuis toujours, elles peuvent être présentes à la fois dans une multitude d'esprits, en
différentes époques, sans aucunement s'épuiser. Et loin d'être nulle, comme on le suppose trop
souvent, l'existence des idées est même plus ferme et plus éminente que celle des choses, puisqu'elle
est éternelle et immuable. Evidemment, les idées ne sont pas sensibles, tangibles, visibles. Elles
sont seulement pensables. Elles sont intelligibles, dit Platon, c'est-à-dire qu'elles se manifestent à
notre intellect, et non à nos sens. Certes, la plupart des hommes ne s'aperçoivent même pas de
l'existence des idées, alors qu'ils en ont pourtant quelques unes dans leur esprit ; mais c'est sans
doute qu'ils pensent fort peu, et qu'ils sont en cela semblables à des bêtes qui ne considèrent comme
réel que ce qui leur tombe sous le groin2. En vérité, auprès de l'existence puissante des idées, ce sont
nos choses sensibles qui ont une moindre existence, un simple semblant d'existence, souvent
illusoire et trompeur. Elles ne font qu'emprunter leur apparence aux idées, qui sont les vraies
réalités : je crois voir devant moi un être qui possède jeunesse, force et beauté, mais ce ne sont que
des apparences transitoires, des imitations imparfaites et éphémères de ce que sont réellement
jeunesse, force et beauté. Les idées sont donc la source des autres existences, puisqu'elles procurent
de l'être aux choses sensibles qui tentent de les imiter, qui participent d'elles. Par exemple, chaque
être humain est une réalisation particulière, plus ou moins imparfaite, de l'idée d'homme idéal, qu'il
s'efforce de réaliser. C'est pourquoi Platon dit qu'il y a deux mondes, le monde intelligible et le
monde sensible, dont l'un est le monde vrai et le modèle que l'autre imite.
L'allégorie de la caverne.
C'est toute cette conception qu'illustre la célèbre allégorie de la caverne, au Livre VII de la
République : les hommes sont comme des prisonniers enchainés dans une grotte, dont ils ne peuvent
voir que le fond, sur lequel ils perçoivent des images. L'un d'entre eux, qui est précisément le
philosophe, parvient à se détacher, et, poussé par sa curiosité, explore les lieux, escalade pour
trouver l'issue et se retrouve à l'air libre. Là, il constate que des objets passants entre un grand feu et
l'ouverture de la caverne projettent leur ombre à l'intérieur, ce que les hommes prennent à tort pour
des réalités. Le philosophe redescend à l'intérieur de la caverne pour prévenir ses frères humains de
leur erreur, et les libérer à leur tour, mais ces derniers se moquent de lui. Puis, comme il insiste et
gène ceux qui ont quelque puissance ou quelque semblant de science au sujet des pseudos réalités,
les hommes le mettent à mort. Chacun des éléments de l'allégorie doit bien sûr être décrypté : La
caverne, c'est le monde sensible, les ombres sont les choses sensibles, les objets réels extérieurs
2
Au début du XXe siècle, le philosophe allemand Edmund Husserl tempêtera de même contre les psychologues qui
nient l'existence d'idées générales dans l'esprit, et ce qu'il appelle la faculté "d'intuition des essences", c'est-à-dire de
penser des concepts abstraits. Cf les Prolégomènes aux recherches logiques et les Ideen I.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.6
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
représentent les idéees, etc3. On désigne couramment cette conception ontologique platonicienne du
nom de "Théorie des Idées", un peu improprement, car theoria désigne en grec l'activité de
contemplation. Et les traducteurs de Platon écrivent Idée, avec un i majuscule, pour bien montrer
qu'il s'agit d'une réalité éminente. Nous voyons qu'un peu de réflexion philosophique suffit à
renverser toutes les opinions courantes sur ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, sur le degré de réalité
respectif de l'idée et de la chose matérielle.
Le désir d'absolu.
Il n'est donc nullement absurde de penser que le véritable objet de mon désir est l'idéal,
l'absolu, le parfait, car c'est justement ce qui est l'être véritable. Or je suis un être sensible, temporel,
donc en manque d'être ; mon désir profond se porte donc logiquement sur l'être qui me fait
cruellement défaut. Comment assouvir ce désir, comment m'identifier avec l'absolu, et ainsi
parvenir au bonheur ? Plusieurs solutions sont possibles, que la pensée de Platon parcourt selon une
remarquable évolution. Toutes s'enracinent dans ce principe, que mon âme est elle aussi de nature
intellectuelle, qu'elle est capable de penser des idées. Or, si la réalité, objet de mon désir, est
purement spirituelle, je peux la posséder en pensant, en contemplant les Idées. Telle sera la source
de ma plus haute jouissance, de ma béatitude, même si la plupart des opinions vulgaires sur ce sujet
ne m'ont nullement habitué à une telle conception, qui peut sembler fort surprenante. Mais il est un
fait que lorsque je comprends quelque chose, lorsque j'apprends une nouvelle théorie qui me rend
les choses du monde plus claires et plus intelligibles, je me sens aussi plus intelligent, et cela me
procure une joie véritable et pure.
Le dualisme ascétique du Phédon.
Pourquoi alors n'en va-t-il pas plus souvent ainsi ? Pourquoi ces instants sont-ils si rares ?
Pourquoi est-ce que je ne consacre pas davantage de temps et d'énergie à apprendre, à élever ma
pensée, au lieu de perdre mes journées en futilités, à poursuivre des fins mesquines, comme
l'enrichissement, la possession d'objets, les conquêtes, qui finalement ne me procurent que des
plaisirs décevants, bien en deçà de ceux escomptés ? Il y a une raison à cela, c'est que je ne suis pas
un pur esprit. Mon âme est liée à un corps, elle est incarnée ; c'est pour elle comme une chute à
partir de sa pureté originelle. "Le corps est le tombeau de l'âme", dit Platon en une formule célèbre.
Et voilà qu'elle y est contaminée par les appétits du corps. Elle perçoit toute chose à travers les
sensations du corps, elle est toute préoccupée de la satisfaction de ses désirs, du soulagement de ses
souffrances, et tout cela l'empêche de penser vraiment. Elle est comme offusquée de cette
coexistence forcée, et y perd jusqu'au souvenir de sa véritable nature et de sa véritable destination.
3
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le pessimisme de Platon quant à la triste destinée du philosophe, qui fut bien
celle de Socrate.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.7
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Il convient donc de se refuser aux désirs du corps, de tenter le plus possible de détacher son âme de
son corps. C'est la voie de l'ascèse, le refus des appétits charnels. Mais elle ne semble pas pouvoir
réussir dès cette vie, car la complète séparation de l'âme et du corps ne s'opère que dans la mort.
Encore faut-il que mon âme n'y soit pas toute grosse des désirs sensibles, auquel cas elle ne
manquera pas de se réincarner pour mener une nouvelle vie terrestre de servilité, de frustration, et
de malheur, comme l'ont pensé également les bouddhistes, ce qui semble d'ailleurs assez logique.
Alors que si je travaille durant cette vie à surmonter mes désirs corporels, à ma mort, mon âme sera
délivrée de l'incarnation, elle pourra rejoindre le monde des Idées, qu'elle se délectera à contempler,
jouissant de la vraie Beauté, de la vraie Justice, du vrai Bien, dans une béatitude éternelle, parmi les
âmes des autres êtres purs. Voilà pourquoi il convient dès cette vie de tâcher de séparer son âme de
son corps autant que faire se peut, voilà pourquoi "philosopher, c'est apprendre à mourir". C'est ce
qu'explique Socrate dans le dialogue de Platon, le Phédon, qui se déroule le dernier jour de sa vie.
En effet, Socrate a été condamné à mort, bien qu'il fût le plus excellent des hommes. Il n'a cherché
que la vérité et le bien, mais ce faisant, en interrogeant tout ceux qui prétendaient le savoir, les
hommes politiques, les prétendus savants, les prêtres, les poètes, les militaires, les sophistes, et il n'a
fait que mettre en évidence leur parfaite ignorance, déguisée derrière leur prétention et leur
suffisance, qu'il a dégonflées comme un ballon de baudruche piqué par une aiguille. Il s'est
évidemment fait beaucoup d'ennemis parmi ces hommes puissants, qui l'ont calomnié, et ont obtenu
sa condamnation à mort, pour "avoir perverti la jeunesse, et n'avoir pas respecté les dieux de la
Cité". Le matin du jour où il va être mis à mort en buvant un poison, la ciguë, il reçoit ses disciples
pour la dernière fois. Comme ils sont très affligés et s'étonnent qu'il attende calmement la sanction,
sans avoir tenté de s'y soustraire en s'évadant, il leur explique son espérance, que la mort n'est pas
une fin, mais une seconde et plus véritable naissance, du moins pour les âmes pures qui ont tâché de
s'élever pendant leur vie terrestre.
La triplicité de l'âme.
Néanmoins, les choses ne sont pas si simples. L'âme n'est pas la pure et innocente victime du
corps, puisqu'elle inscrit en elle les désirs sensibles, inférieurs, et qu'elle semble pouvoir les
conserver après la mort du corps, ce qui précipite sa chute dans un autre corps. L'âme est donc ellemême composite. C'est ce que me donne à penser l'expérience déjà maintes fois rencontrée du
conflit entre un désir et une volonté opposée qui se réclame de la raison. Ceci montre que l'âme est
en quelque sorte constituée de trois parties. Il est certes possible d'attribuer cette division à l'union
avec le corps, et à son influence sur elle, comme le fait Descartes, et aussi parfois Platon, qui tend
cependant à inverser la relation : c'est parce que l'âme est multiple, parce que quelque chose en elle
l'attire vers le sensible, qu'elle peut s'incarner.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.8
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
L'âme se compose donc de trois instances : l'intellect, ou la raison ; le coeur, ou partie
irascible, c'est-à-dire, qui peut se mettre en colère, et qui est approximativement ce que les
modernes appellent la volonté ; enfin, la partie concupiscible, ou désirante, siège des appétits
inférieurs. Ces trois parties ont leur homologue dans la structure du corps humain : l'intellect dans la
tête, la volonté dans le coeur, les désirs dans le bas-ventre. De plus, Platon donne une image de
l'âme, dans le mythe de l'attelage ailé, du Phèdre : l'âme est semblable à un attelage, dirigé par un
cocher (la raison), et tiré par deux chevaux, l'un blanc et obéissant (la volonté), l'autre noir et
mauvais, qui n'en veut faire qu'à sa tête et se précipite sur tous le plaisirs bas et vils (les désirs
inférieurs). En effet, les âmes se distinguent suivant la partie qui domine. L'âme bien structurée doit
être dirigée par la raison, avec l'aide de la volonté.
La théorie classique des passions.
Mais si la raison est faible, ignorante, timorée, l'anarchie s'installe dans l'âme. Les parties
inférieures subvertissent le pouvoir de l'intellect, et le confisquent à leur profit. L'âme est alors
passionnée, ce qui est comme une maladie en elle. Telle est ce que l'on pourrait désigner comme la
"théorie classique" des passions.
Lorsque c'est le "coeur", la volonté, qui est le plus fort, l'âme est envahie par l'ambition, la
vanité, le désir de gloire, le goût du pouvoir et des honneurs. Nous retrouvons le désir de
reconnaissance, qui est surtout déterminant pour ce type psychologique. Lorsque c'est la partie
concupiscible qui domine, cela peut donner lieu à différentes passions, suivant le genre de désir
particulièrement développé. Par nature, les appétits visent la nutrition, la conservation et la
reproduction de notre être. Ces différentes tendances, si elles ne sont pas jugulées et contrôlées par
une instance supérieure, comme la raison ou la volonté, qui les subordonne à des fins plus élevées,
peuvent donner lieu à diverses exagérations passionnelles ; le besoin de nutrition devient
gloutonnerie, mais aussi désir de richesse et avarice, s'il se joint à l'instinct de conservation ; le désir
sexuel devient sensualité, goût de jouissances toujours nouvelles, jusqu'à la luxure et à la
dépravation ; mais tout cela peut être limité par l'instinct de conservation, qui produit le sentiment
de peur, la lâcheté et la soumission, à moins que ces différents désirs ne soient exaltés par une
volonté forte, quoique soumise aux appétits inférieurs, se faisant leur servante. Riche et subtile
anthropologie que celle de Platon, qui, par ces combinatoires, peut bien rendre compte des
différents types humains, et qui possède une application fondamentale dans le domaine politique ;
car, contrairement aux utopies creuses, la politique de Platon est fondée sur la psychologie réelle
des hommes. Mais ceci est une autre histoire.
La justice dans l'âme.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.9
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Pour finir, il nous reste à examiner ce que doit être une âme bien organisée. La raison doit y
être assez forte pour commander ; la volonté doit lui obéir, et l'aider à dominer les désirs inférieurs ;
alors l'intempérance laisse place à la tempérance, c'est-à-dire à la maîtrise des appétits ; la témérité
folle et inconsciente de la volonté privée de raison devient du courage lucide ; la folie laisse place à
la sagesse ; l'ensemble de ces trois vertus, sagesse, courage, tempérance, propre à chacune des
parties de l'âme, intellect, coeur, désirs, constitue la justice, qui est comme la somme de ces vertus
particulières, ou la résultante de cette bonne hiérarchie dans l'âme. Nous voyons que Platon donne
une définition originale de la justice ; avant d'être dans les actes, elle est d'abord toute intérieure à
l'âme ; mais c'est que seule une âme juste pourra être toujours juste dans ses actions extérieures, car
elle ne sera pas agressive ou envieuse du bien d'autrui. De plus, seule une âme ainsi équilibrée,
capable de dominer ses pulsions, ses appétits, et de bien se diriger dans la vie, pourra éviter le
malheur de l'inflation des désirs, et s'orienter vers les activités de contemplation intellectuelle qui
procurent le vrai bonheur.
L'inégalité des âmes.
Cependant, nous voyons que la doctrine de Platon est quelque peu fataliste et élitiste. En
effet, qu'est-ce qui fait qu'une âme possède une raison et une volonté forte, si ce n'est un don de la
Nature ? Platon illustre cela par un mythe dans La République : tous les hommes sont fils de la
Terre, et les uns naissent avec une âme d'or (raisonnable), les autres avec une âme d'argent
(volontaire, courageuse), les autres enfin avec une âme de fer (désirante). Et cela n'est nullement
héréditaire : le fils d'un homme intelligent et vertueux peut fort bien être un chenapan stupide,
l'enfant d'un couple sot, ignare et vicieux peut s'avérer plein de qualités. C'est un profond mystère
que l'origine des caractères, que la connaissance humaine est impuissante à dévoiler. En disant cela,
Platon est infiniment plus sage et modéré que nos modernes, qui affirment péremptoirement – et sur
quelles preuves ? - que tous les enfants sont égaux en capacités et en qualités à la naissance. Cela,
bien sûr, dans des buts idéologiques évidents. Ils ont d'abord affirmé que c'est l'éducation scolaire,
et elle seule, qui façonne les individus, et que si l'on donnait le même enseignement à tous, cela
supprimerait les différences de classes sociales. L'échec manifeste de ce programme, au demeurant
sympathique et généreux, met en lumière l'erreur de son présupposé de base. L'éducation parentale
apparaît souvent plus fondamentale, mais peut-on affirmer qu'elle fait tout ? Pour expliquer que
deux enfants d'un même milieu, ou d'une même famille, aient des attitudes morales ou
intellectuelles si différentes, les psychologues ont besoin d'invoquer de minuscules facteurs affectifs
qui auraient ainsi des effets gigantesques, disproportionnés. Or l'on voit bien que dès la naissance, il
y a des enfants qui pleurent toujours, et d'autres qui sont toujours contents, alors qu'ils sont
également aimés et choyés. Pourquoi ne pas reconnaître qu'il y a différentes natures d'âmes, variété
dont l'origine nous reste mystérieuse, et ne réside pas uniquement dans l'éducation ? Platon ne
dédaigne pas pour autant l'importance de l'éducation. Car s'il faut qu'une âme soit bien dotée par la
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.10
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Nature, il faut aussi compléter ses dons par une éducation soignée, éclairant la raison, apprenant la
discipline intérieure. En effet, un individu pourvu d'une intelligence vive et d'un certain courage,
mais dont l'esprit serait laissé en friche, ou mal orienté, selon des pricipes spécieux, mettrait tout
son talent au service de ses penchants les plus vils : jouissance, domination, richesse. Tel est bien le
cas des sophistes, et de ces jeunes aristocrates arrogants qui sont leurs disciples. Si seule une âme
bien née est capable de justice et de sagesse, donc de s'approcher du bonheur, elle est aussi capable
des plus grands crimes, des plus grands dévoiements. Elle est beaucoup plus dangereuse que ces
âmes faibles et craintives, médiocres en toute chose, dans le bien comme dans le mal.
Les erreurs de l'amour.
Néanmoins, Platon module quelque peu sa doctrine de la triplicité de l'âme, et les
conséquences fâcheuses, d'un élitisme rigide, qu'elle peut avoir. Dire que l'âme est composée de
trois parties est sans doute excessif, et revient à se laisser abuser par les pièges du langage. L'âme
n'est pas un assemblage de trois entités hétérogènes, mais elle possède plutôt trois dimensions, trois
directions, à partir d'une unité fondamentale. De fait, l'on pourrait dire que l'âme est toute entière
désir, car même la raison est une forme de désir : désir d'Absolu, d'éternité, de contemplation des
Idées ; et la volonté est en son essence désir du Bien, même si elle peut se leurrer sur ce qu'est
véritablement le Bien. Et nous avons déjà compris que tout désir humain est, en sa vérité profonde,
désir d'idéal et de perfection. Donc les appétits inférieurs de l'âme ne sont pas essentiellement autre
chose que le désir qui anime la raison. Mais ils constituent seulement une sorte d'erreur. Mon désir
d'absolu se trompe, et s'investit dans le sensible. Je crois découvrir l'incarnation de la beauté parfaite
dans une femme, et je me mets à l'adorer. En fait, je n'aime les choses sensibles que parce que je
crois y trouver l'idéal, qui est le seul objet de mon véritable amour. Tout amour est donc un
quiproquo, j'aime un être en lieu et place d'une idée. La théorie platonicienne de l'amour est ainsi un
peu mélancolique : la plupart des amours humaines sont fondées sur des illusions. Je n'aime pas
véritablement l'être que je crois aimer. De plus, il est évident que si je me leurre, si je cherche l'Un
dans le multiple, l'éternel dans le temporel, le pur dans le mélangé, l'intelligible dans le sensible,
l'infini dans le fini, je vais nécessairement être voué à la déception. C'est pourquoi les objets de mon
amour jamais ne tiennent leurs promesses ni ne me procurent la satisfaction complète que j'espèrais.
Mais la faute m'en incombe, et non à eux. C'est moi qui me trompe, aime des apparences, et non les
réalités véritables, et leur demande ce qu'elles ne peuvent me donner. Seul l'absolu, l'infini, le
parfait peut étancher ma soif, combler le gouffre sans fond de mon désir.
L'absolu : le Bien ou Dieu.
Les chrétiens reprennent la théorie de Platon, mais ils font de l'absolu une personne, un être
qui s'adresse aux hommes et dit "je". Alors que pour Platon, le monde des Idées est un ensemble
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.11
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
impersonnel, pour les monothéistes, il repose tout entier dans un esprit qui se pense lui-même, et
possède une volonté et un pouvoir créateur, Dieu. Voilà la différence essentielle entre ces deux
conceptions, à partir de quoi les Docteurs de l'église catholique reprendront la pensée platonicienne,
par exemple avec Saint-Augustin, de même que ceux de la pensée judaïque, avec Maïmonide ou
Léon l'Hébreu. C'est dans ce sens que l'on peut interpréter ces paroles du Christ :
"Venez à moi, vous qui avez soif, car votre soif sera étanchée ;
Venez à moi, vous qui avez faim, car votre faim sera rassasiée".
L'absolu peut combler les désirs humains, et lui seul le peut. Mais les hommes se trompent
ordinairement, et cherchent leur satisfaction dans les choses finies. Platon donne même un exemple
amusant montrant que les animaux eux aussi participent de cette logique. En effet, comme tout être
temporel, ils désirent l'éternité. Mais comment l'obtenir au sein du sensible, puisqu'ils ne peuvent se
hisser au-dessus de ce monde ? La solution est justement la reproduction. Chaque vivant cherche à
se reproduire, ce qui est pour lui une façon de durer encore, de contourner la loi du sensible, qui est
l'usure du temps, la dissolution et la mort. Voilà pourquoi la reproduction est la grande affaire de
tous les vivants, et l'homme, consciemment ou non, n'échappe pas à cette règle. De même, l'art est
une tentative pour défier l'écoulement des choses. Et ces deux activités d'engendrement s'opèrent
d'ailleurs sous l'égide de la beauté, car elle nous procure comme l'image visible de la perfection, que
seule possède véritablement l'être éternel.
L'élévation par l'amour.
En un sens, le désir me leurre et m'égare, puisqu'il me tire vers le bas, me détourne du vrai
bien et du vrai bonheur, et me fait croire les trouver dans des apparences trompeuses, dans des sousêtres mesquins et vils. Mais le désir recèle en lui une potentialité de salvation de mon âme, de
rédemption, à condition qu'il opère une conversion vers l'être authentique, qui est en même temps
son origine véritable, c'est-à-dire qu'il se détourne du sensible pour ne regarder qu'à l'idéal. Et ceci
s'effectue par l'amour de la beauté, qui est justement l'objet désiré par la majorité des hommes. En
effet, la beauté est la seule Idée visible, à la différence du Bien ou de la Justice. C'est pourquoi tous
les hommes, même les plus grossiers, ceux qui ne pensent que d'après ce qu'ils voient et sentent,
aiment la beauté, alors que le Bien et la Justice trouvent moins de zélateurs, et seulement parmi
ceux dont l'intellect se hisse à la considération des choses spirituelles. De plus, l'amour peut
connaître une élévation à partir de son aspect immédiat, purement charnel, pour devenir de plus en
plus spirituel. Ce progrès de et par l'amour possède donc son point de départ dans sa forme la plus
commune, et se trouve donc en droit offert à tous les hommes. Platon semble ici quelque peu
renoncer à son habituel pessimisme élitiste. Il place cette théorie dans la bouche de Socrate, dans Le
Banquet, qui dit reproduire le discours que lui fit Diotime, sage-femme et femme sage, pour
l'instruire des choses de l'amour4. Elle résume son propos ainsi :
4
pp. 201d - 212b, et surtout à partir de 210b.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.12
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
"La vraie voie de l'amour, c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers
cette beauté surnaturelle, en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous,
puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir à
(... ) la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu'il est en soi".
Diotime distingue dans toute l'analyse qui précède ce texte jusqu'à six étapes différentes de
l'amour :
1 – L'amour d'un beau corps. C'est par là que chacun commence. L'amour naît un jour dans
l'âme adolescente parce que la beauté d'un corps la séduit et la trouble particulièrement. Et quels
émois, quels transports, quelles folies cela ne suscite-t-il pas ! Mais il ne faut pas en rester là, et on
doit passer à :
2 – L'amour des beaux corps. En effet, il serait stupide de persister à aimer un seul être pour
sa beauté, alors que tant d'autres possèdent une beauté similaire, ou complémentaire. Si l'on aime un
corps pour sa beauté, il convient d'aimer également tous les beaux corps. Mais l'on doit ensuite
parvenir à :
3 – L'amour des belles âmes. En effet, quiconque a un peu vécu sait que l'amour d'un être
dont le corps est particulièrement beau ne suffit pas à nous rendre heureux. Il se peut que son âme
soit mesquine, désagréable, voire méchante, ou infidèle et trompeuse, et nous fasse ainsi souffrir.
Par ces amères expériences, on apprend que la beauté de l'âme possède une plus grande importance.
D'ailleurs, la sympathie, les sentiments chaleureux, ou l'intelligence, le brio, peuvent venir
transfigurer un physique imparfait ou ingrat. Cette animation du corps par l'esprit s'appelle le
charme, que l'on ne peut confondre avec la simple beauté plastique. De plus, une forte et riche
personnalité suscite souvent un amour plus authentique et plus profond qu'une beauté physique
cachant mal un caractère creux ou fade, laquelle n'éveille souvent rien d'autre que du désir
éphémère. L'on peut aussi aimer dans une âme sa sensibilité, telle qu'elle s'exprime dans ses
productions artistiques. A travers les oeuvres d'art, les poèmes ou les musiques, qui provoquent en
nous des émotions, c'est l'âme de l'artiste que nous admirons. Enfin, ce qui importe le plus dans une
âme, et que l'on devrait aimer avant toute chose, c'est sa bonté, son courage, son honnêteté, sa vertu.
Ceci nous amène à :
4 – L'amour des belles actions, dans lesquelles se manifestent ces qualités. De fait, les
humains vouent souvent un culte aux héros, aux êtres particulièrement courageux et moraux. Il faut
aussi aimer les lois justes, et ceux qui les procurent à une cité, les grands politiques, législateurs et
bâtisseurs de société. Tout ceci débouche sur :
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.13
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
5 – L'amour des belles sciences. En effet, pour agir bien, il faut d'abord savoir, savoir ce
qu'est le monde, et surtout savoir ce qui est juste. Savoir théorique, et savoir pratique ; de l'être, et
du devoir-être ; science, et sagesse. Il convient donc d'admirer, non pas les hommes qui font parfois
le bien, comme par inadvertance, mais ceux qui le feront toujours, parce qu'ils savent en quoi il
consiste, et comment le réaliser dans le monde, les grands sages et les grands savants. Et la science
qui réunit toute les sciences, qui combine savoir et sagesse, qui est à la fois théorique et pratique,
c'est la philosophie. Voilà le plus beau discours, et l'activité de la plus belle âme. Et à force de
philosopher, je parviendrai à :
6 – L'amour de L'Idée de la beauté. En effet, la philosophie est la science des essences. Elle
m'apprend à penser et à reconnaître les essences communes à différents êtres. Or si mon esprit
s'élève suffisamment, je découvre que je n'ai jamais aimé que la seule et identique beauté, à travers
toutes ses manifestations terrestres : corps, âmes, discours, actions, lois, sciences. Ce que j'aime dès
lors, c'est la beauté elle-même, toute pure, parfaite.
Mais l'on peut encore distinguer avec Platon deux étapes supplémentaires d'élévation de
l'amour, que le discours de Diotime ne mentionne pas :
7 – L'amour des Idées, de toutes les Idées, et pas seulement de la beauté.
8 – L'amour de l'Idée du Bien, parce que le Bien est la plus haute des Idées, la source de tout
être. En effet, la seule réponse ultime qui soit possible à la question : "pourquoi quelque chose
existe ? ", est : "parce que c'est bien". Et la beauté ne nous attire et ne nous séduit que parce qu'elle
est l'image visible de cette absolue perfection qu'est le Bien.
Ainsi donc, si le désir peut me perdre, en me livrant aux plus folles passions, au vice et au
malheur, il peut aussi me sauver, à condition qu'il s'élève graduellement vers des objets de plus en
plus nobles.
Ames nobles ou viles.
Mais force est de constater que cette évolution n'est pas le lot de tous les humains. Certaines
âmes restent bloquées à des stades inférieurs de développement, et s'y complaisent. On peut se
demander quel est le mécanisme d'élévation de l'âme. Sans doute pourrait-on invoquer
l'insatisfaction, tout comme Freud présentait la répression comme moteur de la sublimation, selon
un schéma explicatif matérialiste, du supérieur par l'inférieur 5. L'amour des beaux corps, ou même
5
Cf Partie IV, chapitre I.
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.14
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
des belles âmes ne me procurant pas la satisfaction espérée, la déception fait se porter mon désir sur
un objet plus élevé. Mais pourquoi la déception est-elle créatrice et sublimante chez certains, et pas
chez d'autres ? Platon donne à nouveau une explication par l'inégalité naturelle des âmes, dans le
mythe de l'attelage ailé du Phèdre. Les âmes dont le cocher est habile et le cheval blanc robuste, qui
parviennent ainsi à dompter le cheval vicieux, peuvent, lors de leur vie pré-empirique, avant cette
existence terrestre, s'élever vers la voûte du ciel pour contempler les Idées qui se trouvent au-delà,
et se repaissent à leur vue, ce que ne peuvent faire les âmes dominées par leur cheval noir, par leurs
désirs inférieurs, qui se ruent sur les objets les plus vils. Seules les premières âmes, lorsqu'elles
aperçoivent de la beauté lors de leur existence incarnée, éprouvent des réminiscences qui déchirent
le voîle d'oubli qu'impose la naissance. Cette beauté terrestre leur fait pressentir quelque chose de la
beauté idéale et du Bien parfait. D'où l'émoi qui les saisit, les transes dans lesquelles elles tombent.
C'est comme si des ailes leur poussaient à nouveau, dit joliment Platon, qui nous offre dans ces
quelques pages du Phèdre la plus belle description jamais faite de l'état amoureux. En ces âmes-là,
et elles seules, l'amour éveille les désirs les plus nobles, la volonté de s'élever pour mériter l'amour
en retour, alors qu'en d'autres, il ne suscite que des appétits grossiers. Pour certains êtres vaut
l'explication idéaliste : ceux qui ont une fois contemplé les Idées, ceux-là seront sujets, à l'occasion
de leurs expériences terrestres, à des réminiscences. L'absolu, une fois approché, nous attire à
jamais comme un aimant, par delà la chute que constitue l'incarnation, mais pour chaque être avec
une intensité différente, en fonction de la durée et de la qualité de sa vision première des Idées. En
vérité, il n'y a point d'homme qui n'ait tant soit peu contemplé les Idées, sans quoi ils ne seraient pas
des esprits humains capables de penser, mais des âmes animales. Cependant, il faut bien reconnaître
que le don de penser, comme le goût du bien et de l'élévation de l'âme, sont fort inégalement
partagés. Le mythe de l'attelage ailé ne fait que rendre compte de ce fait de l'inégalité naturelle des
âmes, fait dont la raison d'être, avions-nous dit, demeure un insondable mystère.
Vie mixte et plaisirs impurs.
Cependant, nous pouvons encore nous demander si les choses se passent bien comme le
décrit Diotime dans son discours du Banquet, si l'accès à un amour plus noble supprime bien le
désir inférieur ? Il semble en fait que non, si nous consultons nos existences empiriques. Je peux
être un intellectuel, goûter des joies artistiques et spirituelles, et cependant avoir des désirs charnels,
contrairement à une conception simpliste de la sublimation, que l'on trouve même chez Freud. La
différence sera que les désirs les plus corporels ne seront pas les seuls à guider ma conduite, ni les
plus puissants. Mais ils n'en subsisteront pas moins, tant que je mènerai cette existence incarnée.
Puisque je suis un être mixte, à la fois corps et âme, et âme elle-même impure et mélangée, je ne
peux mener qu'une vie mixte, et non une existence de pur esprit. C'est ce que Platon vient à penser,
avec une certaine mélancolie, dans ce qui est peut-être son dernier dialogue, le Philèbe. Il se
demande si une vie mixte permet d'atteindre le bonheur, ou si celui-ci est réservé aux âmes
Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
p.15
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
délivrées du corps. Un être mixte comme nous ne peut savourer pleinement les plaisirs purs de la
contemplation intellectuelle. Il n'accède qu'à des plaisirs impurs, ou encore mixtes, à la fois
spirituels et charnels. Ceux-ci, correctement réglés, selon les normes de sagesse et de tempérance
que nous avons déjà examinées, doivent permettre une sorte de bonheur mixte, qui n'est sans doute
pas le bonheur absolu, mais qui est peut-être ce que nous pouvons atteindre de meilleur en cette vie.
Telle est la conclusion un peu vague et décevante à laquelle arrive Platon, mais que nous allons
heureusement pouvoir préciser et développer avec l'aide de la pensée de son disciple, Aristote.
Téléchargement