Fiche 8 Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon p.1
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur – Flammarion 1997
Le Bonheur, les Idées et l'Amour selon Platon
L'amour de la beauté.
La philosophie de Platon peut s’aborder à partir d’une réflexion sur le prodige et le mystère
de l’amour, une des expériences les plus communes mais aussi les plus puissantes que l’être humain
puisse connaître. Il peut m'arriver d'aimer éperdument une chose ou un être, qui me ravit, dont je
crois que la présence, la vision, suffira à me rendre heureux. Voilà un désir qui semble en un sens
n'être plus égoïste comme le précédent. Il paraît résider dans une simple relation duale entre un sujet
et un objet, et non plus dans une relation triangulaire, dans laquelle le désir d'objet vise en fait la
reconnaissance des autres. C'est une des différences entre le désir et l'amour. Le désir pour l'objet a
pour but l'obtention de l'admiration des autres, alors que dans l'amour, hormis l'être aimé, les autres
sont de trop. Mais d'où me vient ce ravissement ? Qu'est-ce qui cause l'amour ? L'objet de l'amour,
on l'appelle le plus souvent la beauté. J'aime un paysage, un tableau, une musique, et même un être,
pour sa beauté. Mais alors, ce n'est pas vraiment cet objet ou cet être que j'aime, mais sa beauté.
Blaise Pascal a eu cette pensée :
"Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui
tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. (... ) On n'aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités. "1
Le véritable objet de mon amour, ce serait donc en fait la beauté, la beauté pure, idéale... Et
je me trompe si je crois aimer un être. En fait, ce que j'aime, ou ce que j'admire, c'est la femme ou
l'homme idéal, le héros idéal, et je n'aime des êtres réels que dans la mesure ils me semblent
incarner à peu près cet idéal, lui donner chair et vie. J'aime aussi le courage, la noblesse, la pureté,
la douceur, la bonté, la justice, qui sont toutes des vertus idéales, auxquelles les êtres participent
plus ou moins, et je les aime d'autant plus qu'il les possèdent davantage. Mais je vois bien que le
véritable objet de mon amour, c'est l'idéal.
L'idéal et le réel.
Cependant, l'on m'objectera que l'idéal n'est pas de ce monde, et même qu'il n'existe pas,
qu'il n'est qu'une vaine chimère, un songe creux. Cette opinion commune mérite un examen. Qu'est-
ce que j'appelle réel ? Tout d'abord, ce que je peux voir et toucher, ce qui est sensible, c'est-à-dire ce
dont je peux éprouver la réalité par mes sens. Et aussi ce qui est permanent, durable, pour bien
éliminer toutes les apparences fugitives, les fausses reconnaissances que je peux opérer, lorsque je
crois identifier à tort le visage d'un ami, ou lorsque je crois voir un couloir, alors que ce n'était qu'un
trompe-l'oeil peint, ou un corps humain sur une plage, alors que ce n'est qu'un morceau de bois que
1Pensées, Brunschvicg 323, Lafuma 688, Sellier 567.
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je découvre en m'approchant. Il en va de même des rêves dans lesquels j'ai bien l'impression de
voir, entendre, toucher des choses, qui ne subsistent pas à mon réveil, et que je reconnais donc
comme fausses, illusoires. La réalité doit avoir suffisamment de permanence pour pouvoir faire
l'objet de jugements durablement vrais. Enfin, la troisième caractéristique de ce qui est réel, c'est de
permettre un accord des esprits. En effet, ce n'est pas parce que quelqu'un voit ou entend une chose
qu'elle est bien réelle, car il peut être victime d'une hallucination durable. Et l'on sait que des
groupes entiers de fanatiques, par exemple religieux, peuvent prétendre percevoir des phénomènes
que les autres ne voient nullement.
Les choses sensibles et le flux du devenir.
Maintenant, je peux examiner ce qu'il en est de la réalité de ce que l'on appelle
communément "irréel", les idées et les idéaux, et de ce que l'on appelle "réel", les choses
matérielles, ou encore "sensibles", comme les appelle Platon. Pour les choses sensibles, il
m'apparaît à la réflexion qu'elles manquent cruellement de permanence, de stabilité. Penez une belle
jeune femme ; laissez passer dix ou vingt ans ; le temps a fait son ouvrage, les rides ont envahi son
visage, ses traits se sont flétris, sont passés sa jeunesse et sa beauté ? Elles se sont envolées. De
même l'homme qui paraissait si solide et costaud, n'est bientôt plus qu'un vieillard sénile ; l'enfant
rieur devient un triste sire ; l'amour passionné laisse place à l'indifférence ou à la haine ; l'amitié se
refroidit ; la splendide demeure n'est plus qu'une ruine ; la table solide cède un jour sous le poids ;
les belles fleurs se fanent ; ce qui était vivant est mort, ce qui n'existait pas advient ; le terrain en
friche se couvre de végétations ; tout change sans cesse, parfois lentement, en nous laissant l'illusion
de la permanence, parfois plus rapidement : le soleil est chassé par un orage subit ; la bonne humeur
laisse place aux larmes ; la nuit succède au jour... Rien ne demeure, tout est emporté par la valse du
temps ; rien n'est donc véritablement ; tout devient. Aucun être n'est stable, permanent, identique à
lui-même ; chacun change, se révèle autre qu'il ne me paraissait, me déçoit et me trompe donc.
Parfois, la désillusion est rapide : le fruit appétissant dans lequel je croque se révèle être pourri en
dedans ; la si belle jeune femme que j'ai rencontrée hier au soir, ne m'apparaît plus telle le
lendemain matin au réveil, avec son rimmel qui a coulé, ses cernes sous les yeux, ses traits
brouillés, son teint jaunâtre. Les lumières tamisées, la perfection du maquillage, la coupe de sa robe,
l'excitation de la fête lui avaient donné une apparence de beauté. Faut-il dire que cette beauté ne lui
appartenait pas, ou que toute beauté n'est qu'apparence passagère ? Parce que les choses sensibles
sont temporelles, elle ne sont pas véritablement des êtres, mais elles ne sont que des apparences
transitoires, qui nous abusent parfois en nous donnant l'illusion de la permanence. Mais rien ne
subsiste, tout est emporté dans le flux du changement perpétuel. De fait, les opinions des hommes
sur les choses divergent grandement. Nul n'est d'accord sur ce qui est véritablement beau ou bon. La
même eau qui semble trop froide à l'un, paraît agréable à l'autre, etc.
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Eternité des idées.
Quant aux idées, que l'on dit, un peu rapidement, dépourvues de réalité, je peux remarquer
d'abord qu'elles sont en un sens plus parfaites que les choses réelles. En effet, aucune femme belle
n'est parfaitement belle ; chacune est affligée de quelque défaut, alors que l'idée de beauté est, elle,
l'idée de la beauté parfaite. De même, aucune droite tracée au tableau par la main de l'homme n'est
parfaitement droite ; elle a une épaisseur, et n'est pas infinie ; alors que l'idée de la droite, est l'idée
de la droite parfaite. De même encore, aucun homme ne correspond parfaitement à l'idée de
l'homme idéal. Alors que les choses sensibles ne sont jamais exactement ce qu'elles prétendent être,
les idées sont toujours identiques à elles-même, elles sont ce qu'elles sont. Elles possèdent une
stabilité, une permanence parfaite, car elles ne sont pas soumises au changement temporel, à
l'altération, à la corruption, à la destruction ou à la mort, comme les choses matérielles. Quand je
pense au triangle, je pense exactement au même triangle que celui dont Pythagore avait l'idée il y a
2500 ans, je découvre les mêmes propriétés en lui, les mêmes vérités, alors qu'il y a belle lurette que
le triangle matériel tracé par Pythagore sur son tableau est tombé en poussière, tout comme le
tableau, et Pythagore lui-même d'ailleurs. Et l'idée du triangle, les vérités à son sujet, resteront les
mêmes dans 10 000 ans, sur la planète Mars ou du côté de la galaxie d'Andromède, en fait, partout
et toujours.
La réminiscence.
De plus, ce sont les idées qui permettent aux hommes de connaître quelque chose. Platon
prend l'exemple de deux caillous égaux en longueur. Il faut que j'aie d'abord l'idée d'égalité dans
mon esprit, pour que je reconnaisse que les deux caillous sont égaux. Certains, les empiristes,
pensent que l'esprit humain est vide à la naissance, et apprend toutes les idées à partir de ses
expériences. Mais comment ces deux caillous, par ailleurs différents par leur forme et leur texture,
me donneraient-ils l'idée d'égalité ? Il faut que je possède cette idée générale d'abord dans mon
esprit, pour la reconnaître ensuite in concreto, au milieu d'un océan de différences. C'est parce que
je la possède, que cette égalité peut ensuite "me sauter aux yeux", mais ce ne sont pas mes yeux, ni
mes sens qui me la procurent. Les expériences sont seulement l'occasion pour l'esprit de se
ressouvenir de l'idée, lorsqu'il la trouve incarnée, alors qu'il n'y penserait pas autrement. C'est le
processus que Platon appelle la réminiscence. Il en va de même pour toutes les idées fondamentales
dont l'esprit humain se sert pour décrypter la réalité. Comment saurais-je qu'une jeune fille est belle,
mais qu'une marmite rebondie en cuivre brillant peut être dite belle aussi, alors qu'il n'y a aucun
autre rapport entre ces deux choses que cette commune beauté, si je n'avais d'abord l'idée de beauté
dans mon esprit ? Comment puis-je savoir ce qu'est la justice, alors que je ne suis nullement sûr
d'avoir jamais vu un homme accomplir une action juste ? comment puis-je connaître l'infini, ou la
perfection, que ce soit dans la beauté ou dans la justice, alors que précisément, cela ne se rencontre
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point dans le monde ? Et comment puis-je savoir que toutes choses en ce bas monde sont finies et
imparfaites, si je n'ai pas pour chacune de ces choses, hommes, vivants, objets matériels, l'idée de ce
qu'ils doivent être, dans mon esprit ? Il y a donc bien une préexistence de l'idée, qui permet seule la
pensée et la connaissance humaine. Les hommes sont capables de penser parce qu'ils ont des idées
dans leur esprit, qui composent précisément cet esprit. Ils sont ensuite capables de faire fructifier ce
capital de départ, et d'acquérir de nouvelles idées. Mais l'esprit humain vient au monde avec un
certain nombre d'idées innées fondamentales, qui constituent son être même, de même que le corps
humain naît avec une certaine strucure, des bras, des jambes, un coeur, etc. Cette dernière vérité est
plus aisée à constater que la précédente, donc elle passe pour plus évidente, et fait l'objet de moins
de contestations. Elle n'en est pas moins étonnante, si on y réfléchit. Platon voit en outre dans ce
phénomène de réminiscence des idées, une preuve d'une existence de notre âme antérieure à cette
vie terrestre, au cours de laquelle elle a acquis ces idées, dont elle se ressouvient maintenant. Ce
serait une des preuves de l'immortalité de l'âme, mais ceci est un autre débat.
L'accord des esprits.
De plus, puisque les idées sont immuables, elles permettent l'accord des esprits dans la
connaissance. Si chacun ne voit pas et ne sent pas les choses de façon identique, chacun est capable
de penser les mêmes idées, et de se mettre d'accord avec les autres à leur sujet. Cela se vérifie
surtout au niveau des idées mathématiques, parce que, selon Platon, ce sont les idées les plus
simples et les plus faciles à penser qui soient (et encore, un tel exercice devient vite d'une difficulté
insurmontable pour beaucoup d'humains ! ). Du fait que les idées des autres réalités, comme la
justice ou l'esprit, c'est-à-dire les idées philosophiques, sont beaucoup plus complexes, et que les
hommes sont très paresseux, préfèrent s'occuper de leurs plaisirs, et juger selon leurs sentiments
plutôt que de faire l'effort de penser vraiment, un tel accord des esprits ne se vérifie plus que
rarement. Mais il existe au niveau de la logique et des mathématiques, ce qui suffit à affirmer que
les idées satisfont au troisième critère de réalité, l'accord intersubjectif.
Le monde intelligible.
Je vois que l'idée est nécessairement antérieure à ma pensée des choses, et qu'elle la rend
possible. Elle est également antérieure à l'existence des choses. En effet, le premier artisan qui a
fabriqué un lit l'a fait en fonction d'une certaine idée qu'il avait dans son esprit, qui existe donc
avant que la chose ne soit réalisée, et qui provient on ne sait d'où. Il en va de même pour les
productions naturelles : elles sont la réalisation de certaines idées. En fait, puisque les idées ne sont
pas soumises à la temporalité, puisqu'elles ne peuvent pas mourir ni changer, il est clair aussi
qu'elles ne peuvent naître. N'étant pas dans le temps, elles sont éternelles. Mais elles ont une
certaine forme d'existence, qui n'est pas l'existence sensible, matérielle, mais une existence
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purement spirituelle, hors du temps et de ses vicissitudes. Il nous faut admettre, contre toute nos
petites habitudes intellectuelles étroites et bornées, qu'il y a deux modes d'existence : celui des
choses sensibles, qui est spatio-temporel, et celui des idées, qui ne l'est pas ; en effet, à la différence
des choses, les idées n'existent pas dans un lieu et un laps de temps déterminés, mais elles existent
partout et depuis toujours, elles peuvent être présentes à la fois dans une multitude d'esprits, en
différentes époques, sans aucunement s'épuiser. Et loin d'être nulle, comme on le suppose trop
souvent, l'existence des idées est même plus ferme et plus éminente que celle des choses, puisqu'elle
est éternelle et immuable. Evidemment, les idées ne sont pas sensibles, tangibles, visibles. Elles
sont seulement pensables. Elles sont intelligibles, dit Platon, c'est-à-dire qu'elles se manifestent à
notre intellect, et non à nos sens. Certes, la plupart des hommes ne s'aperçoivent même pas de
l'existence des idées, alors qu'ils en ont pourtant quelques unes dans leur esprit ; mais c'est sans
doute qu'ils pensent fort peu, et qu'ils sont en cela semblables à des bêtes qui ne considèrent comme
réel que ce qui leur tombe sous le groin2. En vérité, auprès de l'existence puissante des idées, ce sont
nos choses sensibles qui ont une moindre existence, un simple semblant d'existence, souvent
illusoire et trompeur. Elles ne font qu'emprunter leur apparence aux idées, qui sont les vraies
réalités : je crois voir devant moi un être qui possède jeunesse, force et beauté, mais ce ne sont que
des apparences transitoires, des imitations imparfaites et éphémères de ce que sont réellement
jeunesse, force et beauté. Les idées sont donc la source des autres existences, puisqu'elles procurent
de l'être aux choses sensibles qui tentent de les imiter, qui participent d'elles. Par exemple, chaque
être humain est une réalisation particulière, plus ou moins imparfaite, de l'idée d'homme idéal, qu'il
s'efforce de réaliser. C'est pourquoi Platon dit qu'il y a deux mondes, le monde intelligible et le
monde sensible, dont l'un est le monde vrai et le modèle que l'autre imite.
L'allégorie de la caverne.
C'est toute cette conception qu'illustre la célèbre allégorie de la caverne, au Livre VII de la
République : les hommes sont comme des prisonniers enchainés dans une grotte, dont ils ne peuvent
voir que le fond, sur lequel ils perçoivent des images. L'un d'entre eux, qui est précisément le
philosophe, parvient à se détacher, et, poussé par sa curiosité, explore les lieux, escalade pour
trouver l'issue et se retrouve à l'air libre. Là, il constate que des objets passants entre un grand feu et
l'ouverture de la caverne projettent leur ombre à l'intérieur, ce que les hommes prennent à tort pour
des réalités. Le philosophe redescend à l'intérieur de la caverne pour prévenir ses frères humains de
leur erreur, et les libérer à leur tour, mais ces derniers se moquent de lui. Puis, comme il insiste et
gène ceux qui ont quelque puissance ou quelque semblant de science au sujet des pseudos réalités,
les hommes le mettent à mort. Chacun des éléments de l'allégorie doit bien sûr être décrypté : La
caverne, c'est le monde sensible, les ombres sont les choses sensibles, les objets réels extérieurs
2 Au début du XXe siècle, le philosophe allemand Edmund Husserl tempêtera de même contre les psychologues qui
nient l'existence d'idées générales dans l'esprit, et ce qu'il appelle la faculté "d'intuition des essences", c'est-à-dire de
penser des concepts abstraits. Cf les Prolégomènes aux recherches logiques et les Ideen I.
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