Table des matières Préface par Marc Halévy 1 Introduction 5 Du bouddhisme comme psychologie et doctrine de salut 9 Le Yogâchâra 13 L’école chinoise Faxiang 31 Le bouddhisme Chan et les origines chinoises du Zen 37 Phénoménologie du zazen 45 La cognition dans le Zen 55 L’inscription du Zen dans la pensée chinoise 65 La connaissance en Occident 75 La cognition revisitée 89 De l’aliénation cognitive du sujet à un système contre l’humain 99 L’épistémique dans le Zen 107 Connaître, ne pas connaître 113 Retour à l’ordinaire 123 Annexes 129 - I) L’esprit du Zen dans l’art au quotidien 129 - II) Quiétisme, érémitisme, sans-pensée 137 Glossaires occidental, sanscrit, chinois, japonais 147 Indications bibliographiques 161 La cognition revisitée E n Occident, l’étude de la cognition, faculté de connaître, a longtemps été un sujet relevant de la philosophie. Qu’est-ce que connaître, qui connaît, et qu’est ce qui est connu ? Quelle est la nature et la validité du connu ? Telles sont les questions auxquelles ont tenté de répondre les philosophes, avant que donner des réponses à ces questions devienne peu à peu l’apanage des sciences dures. Nous avons vu, en examinant la théorie de la perception du Yogâchâra, que cette école partait d’un point de vue philosophique d’un type idéaliste extrême, selon lequel l’entièreté du réel réside dans l’esprit. En Occident, les philosophes ont aussi argumenté des théories de la perception qui suivaient leur orientation philosophique, leurs conceptions du réel. L’histoire de la philosophie de la connaissance tend à distinguer divers courants, en fonction de leur type d’approche. L’école empiriste met en place le premier vocabulaire de la perception, que cette école de pensée comprend comme un mécanisme, en partant de l’idée d’une expérience d’un monde objectif solide, existant en soi. Il y a contact, sensation, puis interprétation du message des sens, en quoi consiste la perception. Zen & Connaissance 90 Le courant intellectualiste, lui, avance qu’il est plus légitime de baser la réflexion philosophique sur le fait que c’est la perception qui se rend l’objet présent. L’idée d’une sensation pure, telle que la conçoivent les empiristes, selon les intellectualistes est un mythe. Pour Descartes, c’est par l’entendement que nous concevons le réel. Descartes considère qu’il n’y a de réalité que dans l’intelligible. C’est l’inspection et la mise en formule par l’esprit conscient qui constitue le réel. En dehors d’unités pensables sous le nom, une diversité non appréhensible ne peut paraître (dans le bouddhisme, tout au contraire, le « nom-forme » est vu comme le support du développement de l’illusion mentale). Descartes pense qu’il n’y a de sens que conçu. La psychanalyse, puis les expériences de laboratoire du cognitivisme et des neurosciences viendront détruire les bases de cette conception par trop intellectuelle de l’humain. Plus psychologique et s’appuyant sur des observations de type scientifique, la théorie de la forme adopte une posture moins anthropocentrée. Les processus physiologiques de la cognition, selon cette théorie, sont à l’image du réel. Les modes opératoires du neuropsychisme correspondent aux principes généraux selon lesquels le monde s’organise et se conserve. L’esprit n’est plus comme chez Descartes le lieu du sens, mais tout au contraire le reflet d’un chaos qui s’organise, d’une émergence de structures qui comportent un sens inhérent. La phénoménologie Réagissant contre l’attitude de la métaphysique classique, qui néglige la réalité des phénomènes (elle les considère, après Platon, comme de simples apparences trompeu- 1 « Le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie. C’est à lui que l’objet perçu et le sujet percevant doivent leur épaisseur. Il est le tissu intentionnel que l’effort de connaissance cherchera à décomposer. […] Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est notre ancrage dans un monde. » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, voir les références bibliographiques en fin d’ouvrage. La cognition revisitée ses : la réalité réside dans les essences, dont les phénomènes sont comme de simples ombres portées, cf. le mythe de la caverne), et dont Kant est une figure majeure qui a marqué la philosophie de son empreinte idéaliste, et réagissant aussi à la pensée de Hegel chez qui le sujet se réduit à une formation cognitive, Husserl et après lui Merleau-Ponty développèrent ce qu’ils nommèrent la méthode phénoménologique, à savoir une observation des phénomènes tels qu’ils apparaissent dans la conscience, dans le but de redonner une consistance légitime au sujet. Husserl développa le concept d’intentionnalité, selon lequel les contenus de conscience, orientés, présentent un sens existentiel. Pour Husserl, le réel se constitue en fonction de l’intentionnalité, conception qui sera développée dans la philosophie existentialiste. La pensée de Merleau-Ponty explore les rapports de l’esprit et du corps, qu’il veut réhabiliter, et auquel il veut accorder une place médiatrice dans l’expérience d’un « être au monde » fait aussi de la rencontre de l’autre. Dans sa Phénoménologie de la perception, le philosophe montre le rôle que joue notre corps dans notre appréhension du monde et la formation de nos pensées1. La phénoménologie existentielle se présente comme la pensée de la « présence au monde » du sujet philosophe, par le biais de son corps. L’œuvre de Merleau-Ponty veut intégrer les données d’une science qui prend de plus en plus de place à la pensée philosophique classique. Ce fai- 91 sant, il amorce le mouvement d’une pensée philosophique de type cognitiviste. Zen & Connaissance Phénoménologie et existentialisme 92 En concevant l’existence comme fondée sur les états de conscience et non plus sur une religion ou une métaphysique, Husserl, après Hegel, détermine l’attitude existentialiste. Le moi, auquel se ramènent les états de conscience et l’expérience, devient le point nodal de la réflexion philosophique. Le moi, privé depuis Kant et Hegel de fondement ontologique, désubstancié, comme sur la scène d’un monde où il ne connaîtrait plus son rôle, devient chez les philosophes existentialistes le siège d’une frustration, d’une inquiétude, d’une angoisse existentielle, d’un sentiment d’absurde. Privé d’une caution divine certifiant la validité de sa nature-propre, de plus en plus identifié au concept d’une identité personnelle, le moi existentialiste se sait, après Hegel, asservi à sa relativité au phénomène. L’existentialiste, face au phénomène, s’interroge sur sa propre personne et ne trouve qu’étrangeté. En même temps que disparaissaient la famille étendue et le sens d’un travail incarné, que diminuait l’importance de la religion et que sous l’effet du développement des sciences dures se répandait une pensée objectivante du monde, le moi occidental gagnait en solitude métaphysique. Il se consolidait face au monde, mais simultanément en contrepartie se durcissait, s’opacifiait. Le monde auquel il n’appartenait plus en propre, appréhendé d’une façon essentiellement noétique, objectifié, était devenu problématique. La philosophie, peu à peu, avait laissé aux sciences le soin d’expliquer le monde, pour se consacrer essentiellement à penser l’homme. Mais voici que la science, après avoir étudié le corps humain, prit pour objet d’investigation l’esprit. Descartes concevait que, si la perception dépend du corps, l’entendement est une fonction de l’esprit. Par l’œil, c’est l’âme – douée de la capacité réflexive d’une conscience de soi dans l’acte de perception et de pensée – qui voit, qui juge et qui comprend. L’esprit tant qu’il était considéré comme la marque de Dieu restait intouchable. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, cependant, avec les débuts de la cybernétique, la science, pour en reproduire le fonctionnement, commence à étudier l’esprit humain. Le développement conjoint d’autres disciplines, telles les neurosciences ou la psychologie de l’intelligence, forme ce qu’on appellera les sciences cognitives. Les sciences cognitives abordent l’étude de l’esprit chacune à sa façon. L’étude du cerveau et de la cognition, par exemple, peut être abordée sous son aspect biologique, physique, chimique, électrique, ou encore de l’extérieur, par le biais d’expériences visant à établir son mode de fonctionnement, comme c’est le cas de la psychologie behaviouriste. Les observations cliniques permettent de rapporter le fonctionnement cognitif à une localisation neurologique. L’émergence des sciences cognitives correspond aussi à une époque où le centre de la recherche scientifique se déplace de l’Europe aux États-Unis, où domine une attitude de pragmatisme dynamique plus apte à se libérer de présupposés philosophiques et psychologiques devenus obsolètes. La cognition revisitée Le cognitivisme et les neurosciences 93 Zen & Connaissance 94 Malgré le caractère épars de leurs champs d’investigation, les sciences cognitives peu à peu effectuent des avancées et apportent des précisions sur des matières qui n’avaient fait l’objet chez les philosophes que de spéculations argumentées. La connaissance de la sensation, de la conscience, de la volition se précise. Les neurosciences, parce que leurs techniques rendent enfin possible de corréler l’activité consciente avec une observation directe du fonctionnement du cerveau lors des protocoles d’expérimentation, ont permis, par exemple, de préciser les mécanismes de la perception et de la décision. Des expériences sur la perception du sens dans la lecture, par exemple, ont mis en évidence que, à l’opposé de ce que croyait Descartes, la perception du sens commence inconsciemment. L’expérimentation montre que toute une part de la perception, en fait, ne transite pas par la conscience. Contrairement à ce qui avait été pensé jusque très récemment (malgré ce que montrait l’hypnose), il a été démontré que des données signifiantes sont mémorisées sans passer par la conscience. Il est nécessaire de préciser ici que l’inconscient, dans les sciences cognitives, n’est pas l’inconscient freudien, mais tout ce qui n’est pas conscient et qui participe aussi du processus perceptif, noétique et cognitif. Il en va de même en ce qui concerne les mécanismes de la décision, dont l’étude tend à montrer que ce n’est pas le sujet conscient qui décide, mais qu’au contraire le mécanisme décisionnel prend place, puis parvient à la conscience qui en quelque sorte se l’approprie a posteriori2. Ces don2 C’est ce que montrent des études comme celles de Ned Block de la New York University, professeur de philosophie et de psychologie, philosophe des sciences cognitives, ainsi que les travaux de chercheurs tels que Lionel Naccache (Inserm), Stanislas Dehaene (Inserm), et de Jean-Pierre Changeux de l’institut Pasteur. Voir les références bibliographiques en fin d’ouvrage. La cognition revisitée nées nouvelles, nous le verrons par la suite, ne sont pas sans faire penser aux assertions des maîtres d’arts martiaux quand ceux-ci sont imprégnés de Zen : l’action efficace jaillit d’une perception préconsciente et d’une décision antécédant toute conscience de volition. Les avancées des neurosciences sur les rythmes cérébraux, et des sciences cognitives sur la structuration de la perception, semblent tant soit peu coïncider avec la conception indienne d’un temps discontinu (sur laquelle s’appuie la théorie de la perception du Yogâchâra), auquel la cognition donne son apparence trompeuse de continuité. Le connu, montre le cognitivisme, est aussi fonction des propriétés temporelles de notre cerveau, en particulier l’effet de rémanence des images qui donne corps à la continuité de notre temps, ce que montrent de nombreuses expériences de laboratoire dans le détail desquelles nous ne pouvons ici entrer. Le cognitivisme, en adoptant la démarche scientifique, a également adopté les présupposés réalistes de la science, à savoir l’existence d’un monde matériel consistant observé par un sujet sensible et consistant. Le sens de l’expérience humaine, qui était pris en compte par la philosophie, n’entre pas dans le cadre d’étude des sciences cognitives, qui n’ont pas développé non plus de réflexion sur le sujet pensant. À la suite de Merleau-Ponty, Francisco Varela a tenté d’introduire dans le cognitivisme, à l’aide de son concept d’enaction, la dimension dynamique d’une constitution du réel par le sujet. En même temps Varela a essayé d’introduire la notion de vacuité du sujet de la doctrine du Mâdhyamika dans l’impensé du sujet du cognitivisme, esquissant en cela une philosophie de la « marche comme chemin », éthique moderne du sans-sujet et sans-fond, formule extrapolée des concepts de Dharma et de Tao. 95 Zen & Connaissance 96 Si, d’une certaine façon, sciences cognitives et Zen coïncident dans l’idée de l’inexistence d’un moi consistant, cette absence de moi consistant n’est cependant pas de même nature dans les deux systèmes. Les sciences cognitives assimilent l’étude de l’homme à celle d’une machine douée d’une capacité de perception et de computation, sans considération du moi implicitement considéré comme inexistant, et présentent des risques de nihilisme, alors que la découverte dynamique de l’absence de consistance du moi, dans le Zen, débouche sur une dimension humaine et philosophique, voire religieuse et éthique, d’une extrême richesse. Dans le bouddhisme, par ailleurs, l’enseignement du non-moi est méthodologique, la compréhension de la vacuité du moi relève de la dynamique de l’éveil, mais sa théorisation formelle a été vigoureusement niée par le Bouddha. Moi ou non-moi, telle n’est pas la question. La découverte de l’absence de moi dans le bouddhisme s’assimile à l’éveil, c’est un bouleversement, une déréification, un déblocage et une réouverture de la personne. L’impensé du sujet dans les sciences cognitives, ou même la négation pure et simple de la validité de toute subjectivité, tout au contraire, dévaluent l’homme et contribuent au malaise et à l’aliénation de la condition humaine de tous ceux que ne cautionne pas par ailleurs un paraître ou un avoir. Contrairement à toutes les disciplines de la connaissance qui par définition se cantonnent au champ du connu, même lorsqu’elles se présentent implicitement comme des doctrines globales de salut, ou tout au moins des systèmes de libération à caractère initiatique, telle la psychanalyse, le Zen s’avance au-delà des dimensions de l’être et du connu, il dépasse le sujet, et c’est en cela qu’il constitue une approche épistémologique autre, remettant en question les axio- mes invisibles du paradigme occidental de la connaissance, lesquels, à terme, nous confinent dans la fiction d’un monde matériel, là-bas, d’un monde-objet chaque jour plus instrumentalisé, et dont le caractère mystérieux de perpétuelle source d’émergence attestée par la beauté et la diversité des êtres est totalement opacifié. La cognition revisitée *** 97