LES NOUVEAUX MEDICAMENTS : LA ROPIVACAÏNE C. Morton, Département d’Anesthésie, Royal Infirmary of Edinburgh, Lauriston Place, Edinburgh EH3 9YW INTRODUCTION La ropivacaïne est un nouvel anesthésique local de la famille des amino-amides qui a reçu l’autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis, au Royaume Uni et en Australasie. Elle fait partie d’un groupe figurant parmi les anesthésiques locaux les pipecoloxylidides - qui ont été synthétisés pour la première fois en 1957. La bupivacaïne et la mépivacaïne appartiennent également à ce groupe et sont utilisés en pratique clinique quotidienne depuis plus de trente ans. La bupivacaïne porte un groupe butyle, la mépivacaïne, un groupe méthyle, et la ropivacaïne un groupe propyle sur l’atome N de la pipréridine (Figure 1). La particularité de la ropivacaïne est que sa forme galénique est composée uniquement d’une solution pure d’énantiomère s au lieu d’un mélange racémique. A l’époque de la naissance de ces médicaments, il a été décidé que la bupivacaïne serait mise sur le marché en tant qu’anesthésique local à longue durée d’action. En effet, elle possède par rapport à la lignocaïne une durée d’action plus longue et entraîne un bloc sensitivo-moteur différentiel. Peu de travaux ont été MAPAR 1997 menés sur les autres médicaments de ce groupe. Au fil des années, cependant, on a signalé un certain nombre d’arrêts cardiaques ayant entraîné la mort de patients au cours de l’anesthésie locorégionale par bupivacaïne (et l’étidocaïne) [1]. Tous ces accidents semblaient être en rapport avec l’injection accidentelle en intraveineux direct de ces anesthésiques à durée d’action prolongée, et les doses qui déclenchaient une cardiotoxicité semblaient proches de celles qui provoquent des convulsions. Ces décès, ainsi que les recommandations de la Food and Drug Administration aux Etats-Unis, ont stimulé les efforts pour mettre au point un médicament moins dangereux. Il était en effet possible qu’un médicament moins liposoluble que la bupivacaïne soit également moins cardiotoxique. CH3 CO NH N CH3 CH3 Mépivacaïne CH3 H NH CO N CH3 C 3H7 Ropivacaïne CH3 NH CO N CH3 C 4H9 Bupivacaïne Figure 1 Structures de la mépivacaïne, de la ropivacaïne et de la bupivacaïne. On a découvert en 1977 que le dérivé propyle des pipécoloxylidides était moins toxique que le dérivé butyle (la bupivacaïne) [2]. Des travaux plus approfondis ont 150 Nouveaux médicaments montré que les énantiomères r et s avaient des propriétés très semblables en termes de bloc anesthésique, mais que l’énantiomère s était moins cardiotoxique [3]. Par conséquent, il a été décidé de poursuivre le développement de l’énantiomère s du dérivé propyle : la ropivacaïne. 1. APERCU GLOBAL Comparée à la bupivacaïne, la ropivacaïne provoque le même type de bloc sensitif, mais un bloc moteur moindre lorsqu’on choisit certaines voies d’administration. Elle semble également être moins dangereuse en cas de surdosage ou d’injection accidentelle en intraveineux. Cet exposé portera plus particulièrement sur le bloc moteur et la cardiotoxicité de la ropivacaïne, et apportera des arguments tirés d’études précliniques et cliniques. La plupart de ces comparaisons seront faites avec la bupivacaïne. 2. LE BLOC SENSITIF En général, et comme c’est le cas pour les études in vitro , des volumes égaux de ropivacaïne et de bupivacaïne à concentration égale entraînent un bloc sensitif dont le délai de survenue, l’intensité et la durée sont comparables lorsqu’on les utilise pour une anesthésie locale ou pour obtenir un bloc d’un nerf périphérique, du plexus brachial ou péridural [4]. 3. LE BLOC MOTEUR Les fibres non-myélinisées C de petit calibre et les fibres myélinisées Aδ de petit calibre acheminent les sensations douloureuses tandis que les grosses fibres Aα transmettent les ordres moteurs. La plupart des médicaments anesthésiques bloquent les fibres C in vitro avec des délais d’action à peu près identiques. Le taux de bloc des fibres A dépend des propriétés physico-chimiques de chacun de ces médicaments. Un pKa élevé et une liposolubilité basse favorisent la survenue d’un bloc des fibres C qui précède celui des fibres A [5]. Le pKa de la bupivacaïne et de la ropivacaïne sont identiques, mais la ropivacaïne est moins liposoluble (Tableau I), ce qui laissait présager que la ropivacaïne entraînerait un bloc des fibres A d’apparition plus lente que la bupivacaïne. Ces suppositions ont été confirmées par les études in vitro [6]. D’après ces données, on pourrait s’attendre à ce que la ropivacaïne entraîne un bloc moteur moins intense que la bupivacaïne. Les études menées sur des blocs périduraux au niveau lombaire chez l’homme ont confirmé que des volumes égaux de bupivacaïne et de ropivacaïne à la même 151 MAPAR 1997 concentration entraînent un schéma comparable de bloc sensitif. Cependant, le bloc moteur apparaît plus lentement, est moins profond et dure moins longtemps en cas d’utilisation de ropivacaïne [7]. Tableau 1 Ropivacaïne Bupivacaïne pKa 8,1 8,1 Coefficient de partition* 2,9 10 1,8 3,3 (Nerf sciatique) * Lignocaïne = 1 Dans le cadre des études cliniques le bloc moteur est évalué à l’aide d’une échelle Bromage modifiée [8]. Cette échelle est une méthode de mesure qualitative du bloc moteur facile à utiliser au niveau de plusieurs groupes musculaires. Une méthode plus précise et plus facilement reproductible est celle de la mesure mécanique de la force musculaire isométrique (FMI) [9]. Cette méthode fournit une mesure quantitative de l’intensité du bloc moteur dans des groupes musculaires distincts et a été utilisée dans le cadre d’études menées chez le volontaire sain. La profondeur du bloc moteur a été déterminée à l’aide de la mesure de la force isométrique chez des volontaires sains qui avaient reçu une dose de 10 ml de ropivacaïne à 0,1 %, 0,2 % ou 0,3 % ou 10 ml de bupivacaïne à 0,25 % suivie d’une perfusion du même médicament à la même concentration et à une vitesse de 10 ml par heure pendant 21 heures. Les deux solutions ont entraîné un bloc sensitif comparable pour les deux solutions, mais le groupe bupivacaïne présentait un bloc moteur plus profond. Après arrêt de la perfusion continue, le bloc moteur obtenu à l’aide de la ropivacaïne à chacune des trois concentrations se dissipait de manière significativement plus rapide avec la ropivacaïne qu’avec la bupivacaïne à 0,25 % [10]. Bien qu’elle n’ait pas été conçue pour être utilisée lors d’une rachianesthésie, la ropivacaïne a été administrée dans l’espace sous-arachnoïdien lors d’études cliniques portant sur son innocuité. Il est important de noter que seuls 10 patients sur les 19 ayant reçu 3 ml de ropivacaïne à 0,5 % en sous-arachnoïdien ont développé un bloc moteur complet. Ces résultats suggèrent que l’utilisation de cette dose de ropivacaïne ne permettrait pas d’être certain que le cathéter ne s’est pas positionné en intrathécal. 152 Nouveaux médicaments 4. TOXICITE Les effets toxiques au niveau du système nerveux central sont directement liés à la puissance de l’effet anesthésiant. Les doses convulsivantes sont approximativement les mêmes pour la ropivacaïne et la bupivacaïne. Par contre, la bupivacaïne entraîne plus particulièrement des effets cardio-vasculaires toxiques, et notamment des arythmies [1], l’énatiomère r étant plus cardiotoxique que l’énantiomère s [11]. Les anesthésiques locaux exercent leurs effets toxiques directs sur le coeur en bloquant l’entrée de sodium à travers les canaux sodiques. Cela provoque une diminution de la pente du potentiel d’action cardiaque (Vmax) et un retard à la conduction, objectivé sur le tracé électrocardiographique par un allongement de l’espace PR et du complexe QRS. Des phénomènes de réentrée et des arythmies ventriculaires peuvent également survenir. La ropivacaïne entraîne une baisse plus modérée du Vmax que la bupivacaïne et l’amélioration clinique est plus rapide lorsqu’on utilise la ropivacaïne [12]. Chez l’animal, la ropivacaïne entraîne un moindre élargissement du complexe QRS et elle est moins arrythmogène à dose supraconvulsivante. Les doses convulsivantes et supraconvulsivantes ne peuvent bien évidemment pas être administrées de manière délibérée chez l’homme. Nous disposons cependant de quelques données intéressantes. Lors d’une étude comparative chez l’homme, la bupivacaïne et la ropivacaïne ont été administrées en perfusion intraveineuse jusqu’à ce qu’apparaissent des signes centraux d’intensité modérée. La ropivacaïne était tolérée à plus forte dose que la bupivacaïne, et à ces doses, la ropivacaïne avait moins d’effets indésirables que la bupivacaïne sur la conductivité et la contractilité du myocarde [13]. Après la perfusion intraveineuse, la clairance de la ropivacaïne était plus rapide que celle déterminée précédemment pour la bupivacaïne [14]. 5. INDICATIONS EN PRATIQUE CLINIQUE Le potentiel cardiotoxique moindre, la clairance plus rapide et le bloc moteur moins intense qu’entraîne la ropivacaïne par rapport à la bupivacaïne peuvent constituer un avantage, surtout lorsqu’il est nécessaire d’avoir recours à des doses cumulées relativement importantes, par exemple lors de l’anesthésie/analgésie en milieu obstétrical et pour les administrations péridurales continues au décours d’une intervention. 5.1. ANALGESIE ET ANESTHESIE EN MILIEU OBSTETRICAL Des études ont été publiées qui comparaient la ropivacaïne et la bupivacaïne, portant soit sur une méthode d’administration discontinue, en bolus, [15] soit sur une perfusion continue [16] au cours d’anesthésies péridurales lors d’accouchements. Les deux médicaments ont permis d’obtenir une analgésie. Il n’y a eu 153 MAPAR 1997 aucune différence statistiquement significative entre les deux études en termes de bloc moteur évalué à l’aide d’une échelle Bromage. Cependant, la plupart des patients dans chacun des deux groupes ont seulement développé un bloc de grade I, ce qui correspond au bloc segmentaire nécessaire à l’analgésie au cours du travail obstétrical. Aucune différence n’a été observée dans le mode d’accouchement ou dans l’évolution du nouveau né. Lors de césariennes, la ropivacaïne à 0,5 % et la bupivacaïne à 0,5 % ont fait preuve d’un profil de bloc sensitif comparables. Cependant, la durée du bloc moteur était significativement plus courte pour la ropivacaïne [17]. Là encore, l’état de l’enfant à la naissance et la gazométrie au niveau du cordon ombilical étaient comparables pour les deux médicaments. 5.2. PERFUSION PERIDURALE EN POSTOPERATOIRE Une étude pour rechercher la meilleure et la meilleure concentration [18] a confirmé que la perfusion péridurale de ropivacaïne réduit la consommation en morphiniques administrés par analgésie auto-contrôlée, diminue les scores d’échelle visuelle analogique (au cours des efforts de toux) et entraîne une augmentation dose-dépendante du degré de bloc moteur. Dans l’ensemble, l’analgésie et le degré de bloc moteur étaient acceptables et la concentration optimale de ropivacaïne administrée à la vitesse de 10 ml/h était de 0,2 % CONCLUSION La ropivacaïne a été administrée chez plus de 2 500 patients au cours d’essais cliniques menés sous étroite surveillance. Ces essais ont porté sur l’anesthésie et l’analgésie dans le cadre de nombreuses disciplines chirurgicales. Cet anesthésique local à durée d’action prolongée semble sûr et efficace. Il est moins cardiotoxique et entraîne un moindre bloc moteur que la bupivacaïne. La ropivacaïne étant à présent disponible sur le marché, des études comparatives plus poussées permettront de mieux définir les utilisations appropriées de ce nouvel anesthésique local. 154