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DOSSIER
LA GUERRE DU VIÊT NAM
par Paul André*
L’évolution
du Parti communiste vietnamien
Q
UAND LE 30 AVRIL 1975 les chars nord-vietnamiens entrent dans Saigon,
l’Occident clôt de manière douloureuse la page vietnamienne. La défaite de Dien
Bien Phu avait déjà, en mai 1954, ramené la France à une douloureuse réalité.
Comme l’écrivait Jacques Duquesne[1], « la France n’était plus une grande puissance […]
les meilleures de ses troupes – composées uniquement de professionnels – avaient été
battues par des colonisés qui ne disposaient ni d’avions ni de chars». Le retrait des troupes
américaines du Viêt Nam est aussi le retrait des opinions publiques occidentales envers le
Viêt Nam. Aujourd’hui assimilé à une «petite Chine», un des derniers régimes communistes de la planète, où se pratiquerait un capitalisme sauvage. Entre ces deux dates, rien ou
presque. L’analyse du régime vietnamien n’a suscité guère d’intérêt. Le Viêt Nam a trop
souvent été occulté par son imposant voisin chinois. Comment analyser et quel bilan tirer
de trente-six ans de régime communiste? Le Viêt Nam suit-il le même chemin que celui
tracé par les nouveaux pays industrialisés (NPI) ou la Chine? Existe-t-il une singularité
vietnamienne? Quels sont les enjeux et perspectives pour ce pays au cœur d’une région,
l’Asie-Pacifique, appelée à être le point névralgique de la planète?
L’ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME:
DU NORD-VIÊT NAM À LA RÉPUBLIQUE SOCIALISTE DU VIÊT NAM
Le Viêt Nam demeure à bien des égards un cas à part en termes d’analyse politique. Le
pays constitue, en effet, le seul cas de «réunification par l’Est»[2]. Le sud du pays économiquement plus avancé – notamment Saigon, le cœur économique du pays – allait être désor*
Docteur en Sciences politiques, enseignant chercheur à l’Université catholique de Lille.
1. Jacques DUQUESNE, «Relire Dien Bien Phu», chronique du 24/04/2004 dans L’Express.
2. On entend par là qu’il s’agit du seul cas de pays divisé entre une entité communiste et une entité libérale où la
réunification s’est faite sous l’égide du gouvernement communiste.
Certes, la Grande-Bretagne avait rétrocédé Hong-Kong à la République populaire de Chine en 1997, puis le
Portugal avait abandonné sa souveraineté sur Macao en 1999. Mais la situation n’est en rien comparable entre
ces deux cas de rétrocession de villes à un État immense (1,3 milliard d’habitants) et ce qui se passa au Viêt
Nam à partir de 1975.
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mais administré selon les principes de planification socialiste imposés depuis Hanoï. Cette
unification du pays se fit dans un contexte particulièrement délicat. D’abord parce que les
divergences Nord-Sud étaient importantes. Mais aussi, et surtout, parce que le conflit avait
durement atteint le pays.
Un régime imposé par le Nord
La réunification ne s’est pas limitée à l’instauration de l’autorité communiste au sud du
17e parallèle. La situation des deux entités était diamétralement opposée. La première
différence majeure entre le Nord et le Sud-Viêt Nam tenait à l’urbanisation. Le gouvernement du Sud-Viêt Nam avait mené une politique autoritaire d’urbanisation afin d’éviter la
propagation du communisme dans les campagnes.
À l’inverse, le Nord s’était volontairement «ruralisé». Si bien qu’en 1975, le Sud-Viêt
Nam était urbanisé à 40 % alors que le Nord ne l’était qu’à 12 %[3]. « Il fallait donc rendre
compatibles deux systèmes parfaitement opposés, et c’est évidemment le premier, celui du
Nord, que l’on tenta de plaquer sur des structures sudistes qui s’y prêtaient plutôt mal[4]. »
Cette différence tient principalement au fait que le mouvement communiste vietnamien
relevait d’une révolution paysanne[5]. Le pouvoir communiste se méfiait donc des citadins
« dont les modes de consommation risquaient de mettre en péril l’austérité révolutionnaire[6] ». Sous le slogan «Retourner nous baigner dans l’étang du village», le Parti-État
organisa pendant toute la seconde moitié des années 1970 une politique de «ruralisation»
du Viêt Nam.
Mais un des enjeux de la réunification aura été le contrôle par l’administration
communiste du sud du pays. On assista donc à des mouvements de population importants
afin que l’appareil administratif et policier du Sud fût aux ordres. Enfin, le pouvoir
d’Hanoï a cherché à réduire la surpopulation du delta du fleuve Rouge. Aux déplacements
de population du nord vers le sud, il faut donc ajouter une migration massive (on estime
que 3,6 millions de personnes ont dû migrer entre 1975 et 1989) vers les hauts plateaux du
centre Viêt Nam qui étaient, jusqu’alors, quasiment désertiques. Le bilan de ces mouvements de population autoritaires aura été qu’en quelques années, la population du pays a
été mêlée et ruralisée. Mais ces migrations ont aussi bouleversé le paysage ethnique
puisqu’aujourd’hui l’ethnie Viêt est désormais majoritaire presque partout dans le pays.
3. Philippe PAPIN «80 millions de Vietnamiens», entretien accordé à Les collections de l’Histoire, avril-juin 2004,
p. 86.
4. Ibid.
5. Sur ce point voir E. WOLF, Peasant Wars of the Twentieth Century, New York, Harper & Row, 1969.
6. Philippe PAPIN, op cit.
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L’ÉVOLUTION DU PARTI COMMUNISTE VIETNAMIEN
Un régime issu de la guerre
Quand la réunification se fait par le Nord, c’est un gouvernement de guerre qui est à la
manœuvre. L’économie, les institutions, la société, tout au Nord-Viêt Nam était pensé en
fonction des exigences du conflit. Les destructions issues de la guerre ont donc lourdement
pesé sur la réunification et le développement économique du pays. Contrairement à la
réunification allemande, par exemple, ce n’est pas la partie la plus prospère du pays qui
réunifia la nation. Mais, au contraire, la réunification eut lieu sous la houlette d’un NordViêt Nam, sorti exsangue du conflit et plus rural que son voisin du Sud. «Après la guerre
d’Indochine et la guerre du Viêt Nam, c’est un pays exsangue qui a été réunifié en 1975. On
évalue au moins à un million le nombre de morts et l’agriculture a été ruinée par les
bombardements au napalm et de défoliants»[7]. Le sud du pays, le poumon économique du
pays, est lui aussi sorti ruiné du conflit. « En 1975, Saïgon comptait 1,5 million de
chômeurs, 350 000 mutilés, un million de veuves et autant d’orphelins, 250 000 toxicomanes. Dans les campagnes, un tiers des terres sont gâtées, 9000 villages détruits en tout ou
en partie, des millions d’hectares stérilisés par les défoliants[8]. » Ces conditions ont pesé sur
le Viêt Nam réunifié.
Le pays n’a pas pu, dans ces conditions, appliquer, quand bien même l’aurait-il voulu, le
modèle de développement des «Tigres d’Asie» (Corée du Sud et Taiwan notamment). En
effet, on estime bien souvent que la première étape du décollage économique des pays
d’Asie orientale a reposé sur une hausse de la productivité agricole. Les surplus agricoles ont
permis d’augmenter le niveau de vie et de libérer une part de la population pour des activités non agricoles mais aussi de générer des profits qui allaient être par la suite réinvestis
dans les industries légères d’exportation. C’est ce schéma qu’on a pu constater notamment
à Taïwan à partir des années 1950 avec la politique de redistribution des terres, et aussi en
Corée du sud. Il ne faut pas oublier ainsi qu’en Chine, la première étape des réformes
économiques avait consisté à autoriser la production agricole issue de parcelles privées[9].
Or, dans le cas vietnamien, tout cela devient impossible du fait des destructions des terres
cultivables consécutives au conflit.
Si le conflit a laissé des traces dans le sol, il a également durement touché la population.
La réunification du pays marque pour les autorités communistes le lancement d’une
nouvelle bataille, celle contre la pauvreté. Or, force est de constater que le conflit a laissé des
séquelles dans la population, qui a perdu une part importante de ses actifs et qui compte de
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Sur l’importance des réformes agricoles dans le décollage économique de la Chine, voir notamment ZHAO
Ziyang, Prisonner of the State, Simon & Schuter, New York, 2009.
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nombreux handicapés. Dans de telles conditions, le développement économique n’en devient
que plus difficile. Enfin, dernier problème auquel le Viêt Nam a dû faire face à partir de 1975,
celui du passage d’une économie de guerre à une économie de paix. La guerre contre les ÉtatsUnis a rendu le Viêt Nam dépendant des «grands frères» soviétiques et chinois. Pékin et
Moscou fournissaient à Hanoï non seulement du matériel militaire mais aussi les produits du
quotidien. Une fois le conflit avec le Sud achevé, l’économie vietnamienne se retrouve divisée
entre une économie industrielle formelle, inefficace et dépendante de l’aide extérieure et une
économie informelle, de marché noir, qui tente de satisfaire les besoins d’une population déjà
durement touchée par les années de conflit. À partir de 1975, la situation économique se détériore par l’effet combiné de la nationalisation de l’industrie du sud et de la collectivisation des
terres. Dans une large mesure la politique de réformes économiques (politique du Doi Moi),
instaurée officiellement à partir de 1986, ne fera qu’entériner un état de fait: les Vietnamiens,
pour survivre, avaient recours au marché noir.
LES SPÉCIFICITÉS DU RÉGIME VIETNAMIEN
Le régime vietnamien est passé en quelques années d’une économie planifiée à une
phase aujourd’hui dite de «transition vers l’économie de marché». Pourtant, le régime, lui,
semble inamovible. Il faut cependant se garder de conclusions trop hâtives car on assiste
depuis quelques années à une « frénésie législative »[10] qui semble indispensable afin
d’adapter le cadre réglementaire (ou plutôt dans bien des cas, l’absence de cadre réglementaire) à la nouvelle donne économique.
Le régime communiste vietnamien attribue, formellement du moins, l’autorité
suprême du pays à l’Assemblée nationale. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes. Il y a là
en effet une contradiction fondamentale puisque, dans la forme, la République socialiste du
Viêt Nam est un régime parlementaire, les assemblées y étant souveraines. Mais dans le fond
(et les faits), deux notions privent ces mêmes assemblées de tout pouvoir réel. En effet le
centralisme démocratique (compris par les autorités communistes dans son acception stalinienne) ainsi que la «direction unique du pouvoir central», sont incompatibles avec l’idée
de pouvoir parlementaire[11].
10. Nous reprenons ici la formule utilisée par Mireille Delmas-Marty à propos de la Chine. Mireille DELMASMARTY, « La construction d’un État de droit en Chine dans le contexte de la mondialisation » in Mireille
DELMAS-MARTY et Pierre-Étienne WILL (dir.), La Chine et la Démocratie, Fayard, Paris 2007, p. 551.
11. Ce qui est rappelé par l’article 4 de la Constitution du Viêt Nam: «le Parti communiste du Viêt Nam, avantgarde de la classe laborieuse, fidèle représentant de la classe ouvrière, du peuple laborieux et de la nation
entière, éclairé par la doctrine marxiste-léniniste et la pensée de Ho Chi Minh, est la force directrice de l’État et
de la société.»
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Le pouvoir se situe donc au sein des instances dirigeantes du PCV même s’il ne faut pas
minorer l’influence de la branche législative. Le vrai pouvoir se trouve au Comité central du
parti. Jusqu’au début des années 2000, le Viêt Nam s’inscrivait dans la tradition des démocraties populaires et le régime y était gérontocratique. Depuis une dizaine d’années, on
assiste à un renouvellement des élites. Cela n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que
depuis avril 2006 des élections «pluralistes» ont été introduites pour choisir les membres
du bureau politique du Parti. En fait, il ne s’agissait pas d’élections libres. Mais pour la
première fois, il était toléré qu’il y ait plus de candidats que de postes à pourvoir (pour
autant, les candidats devaient être membres du PCV). Malgré une capacité à se réformer
afin de s’adapter à la fin de la bipolarité, le Parti conserve seul le pouvoir et continue de
définir seul l’agenda politique de la nation.
UN RÉGIME «À LA CHINOISE»:
LE RÉGIME VIETNAMIEN EST-IL EN VOIE DE SINISATION?
D’abord considérés comme assez distants l’un de l’autre, tant au niveau idéologique
qu’économique, les régimes vietnamien et chinois tendent de plus en plus à être analysés
comme appartenant au même type de régime[12]. Aujourd’hui, le Viêt Nam est souvent
qualifié de «petite Chine». Il faut entendre par là que se pratique au Viêt Nam comme en
Chine une économie de marché très dynamique mais où le parti communiste détient
toujours le monopole du pouvoir. Ce serait aller vite en besogne, cependant, que d’assimiler
la politique de Doi Moi initiée à partir de 1986 à la politique de réformes économiques pratiquée en Chine. On constate, en effet, plusieurs différences entre le Viêt Nam et la Chine.
Divergences
À l’origine les communismes vietnamiens et chinois présentent, en effet, un certain nombre
de similitudes. Tous deux sont le fruit de mouvements paysans et s’inscrivent dans une
mouvance de lutte pour l’indépendance nationale. La recherche des moyens pour sortir de
l’état de pauvreté semble animer tant le régime de Pékin que celui d’Hanoï. Mais assez vite
des divergences apparaissent. Celles-ci trouveront sans doute leur paroxysme lors du bref
conflit qui opposera les deux pays en 1979. Pékin va en effet aller beaucoup plus loin dans
l’expérimentation gauchisante (Grand Bond en avant, Révolution culturelle) et rompre
avec Moscou. Le communisme vietnamien, lui, sera toujours plus empreint d’une certaine
orthodoxie et Hanoï ne rompra jamais avec le grand frère soviétique.
12. Sur ce sujet, voir notamment, Brantly WOMACK «Moderniser le Parti-État en Chine et au Viêt Nam» in Revue
Internationale de Politique Comparée, 2011/1, vol. 18, De Boeck Université.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
La première différence est liée à la géographie des deux pays. La Chine étant plus grande
que le Viêt Nam, elle pouvait se permettre d’expérimenter les réformes économiques dans
le Guangdong et le Fujian sans que cela remette en cause le pouvoir central. Ce n’était pas
possible dans le cas du Viêt Nam. Saïgon jouit d’un poids économique et démographique
tel qu’y expérimenter en premier les réformes aurait conduit à une libéralisation du pays
tout entier. La politique de réformes économiques au Viêt Nam aura donc été nationale et
très graduelle du fait qu’elle concerne la nation tout entière alors qu’en Chine elle s’est
propagée sur le modèle de l’effet de rente[13].
La seconde divergence entre Pékin et Hanoï tient sans doute au poids de l’histoire dans
les deux nations respectives. Si l’on peut considérer que les communismes vietnamiens et
chinois sont nés de la modernité et des défis qu’impose la domination occidentale, le
contexte idéologique dans lequel ces deux mouvements apparaissent est bien différent. Alors
qu’au Viêt Nam, le marxisme est d’abord une entreprise de libération nationale qui cible un
ennemi extérieur (le colonisateur français et sa culture), le marxisme chinois, lui, est une
tentative de réponse à la faillite de la pensée traditionnelle. Le style politique chinois fut donc
plus celui d’une autocritique, d’une contestation radicale[14]. On peut cependant noter que le
communisme chinois s’approcha de la manière dont il fut pensé au Viêt Nam pendant la
période de guerre contre l’occupation japonaise. Mais, comme le fait remarquer Womack,
ceci constitua sans doute un «interlude temporaire» dans la révolution chinoise[15].
Il résulte de ces différentes fractures qu’on peut mieux comprendre pourquoi la Chine
alla plus loin dans les réformes économiques que son voisin du sud. Les excès de la politique
maoïste ont suffi pour une large part à convaincre les élites communistes chinoises de l’urgence de la réforme. Au Viêt Nam rien de tout cela. Si le régime s’est révélé incapable de
sortir le pays de la pauvreté, jamais le Viêt Nam n’a atteint des extrémités comme lors de la
Révolution Culturelle ou du Grand Bond en avant. Cependant, le bilan était suffisamment
négatif pour achever de convaincre les dirigeants du parti communiste vietnamien d’entamer des réformes vers l’économie de marché. En 1986 la politique du Doi Moi entérine
officiellement la transition vers le marché. Mais celle-ci demeure, pendant plusieurs années
encore, timide. Jusqu’à la fin des années 1990, le Viêt Nam demeure dans une situation
critique et les famines menacent. Il faudra attendre la seconde moitié des années 1990 pour
que la transition vers l’économie de marché devienne une réalité.
13. Devant les bons résultats observés dans les premières zones économiques spéciales, le gouvernement central a
progressivement étendu le modèle à d’autres villes mais on constate également que les dirigeants locaux étaient
demandeurs pour bénéficier eux aussi de ce statut. Sur ce point voir Susan SHIRK, How China opened its doors,
Washington D.C., Brookings Institution Press, 1994.
14. Sur la critique du confucianisme par le communisme en Chine, voir par exemple, Paul ANDRÉ «La dimension
confucéenne du soft power chinois» in Mondes Chinois, Paris, Choiseul, vol. 25.
15. Brantly WOMACK, op.cit., p. 76.
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L’ÉVOLUTION DU PARTI COMMUNISTE VIETNAMIEN
Similitudes
La principale similitude entre Pékin et Hanoï tient au fait que les deux régimes, pour ne pas
disparaître, ont dû admettre l’inefficacité de l’économie soviétique. « Dans les années
passées, nous avons commis des erreurs dont la source se trouvait dans l’infantilisme
gauchiste, le volontarisme et le mépris des lois économiques. Ces erreurs nous ont conduits
à bâtir une structure économique accordant à l’industrie lourde une place démesurée par
rapport à nos possibilités réelles ; à maintenir trop longtemps un système de gestion
bureaucratique fonctionnant sur la base de subventions [aux entreprises non rentables]…
qui nous a rendus exagérément dépendants de l’aide étrangère; à tenter de réaliser la transformation socialiste complète de notre pays trop brutalement par la suppression des
secteurs économiques non socialistes… Ces insuffisances et ces défauts ont eu pour résultat
la paralysie des forces productives». Ces lignes ne proviennent pas d’un opposant au régime
ou d’un économiste avisé mais de Truong Chinh, vétéran du parti communiste et connu
pour ses positions plutôt conservatrices[16]. Globalement le Viêt Nam doit faire face à la
même situation que la Chine avant lui. Le modèle soviétique qui y était appliqué est celui
d’une économie essentiellement autarcique, de commande, où les décisions sont prises
selon les principes de la planification. Dans un tel système, l’allocation des ressources matérielles, financières mais aussi de la main-d’œuvre, se fait sur des critères politiques. La priorité était donc donnée à l’industrie lourde. La politique du Doi Moi (littéralement de
renouveau) va rompre progressivement avec ce système. À bien des égards, le Viêt Nam a
profité de ce que Thorstein Veblen a appelé les «avantages du retard»[17]. Tout comme la
Chine, Hanoï bénéficia d’un effet Gerschenkron[18]. Mais le Viêt Nam a eu l’avantage
supplémentaire d’avoir la Chine comme modèle.
Le Viêt Nam ne mettra en œuvre que progressivement l’économie de marché mais si
cette transition a eu des conséquences si importantes, c’est principalement parce que l’économie du pays se recentrait sur les secteurs où résidait son avantage comparatif, à savoir
une industrie légère et à main-d’œuvre bon marché. Les réformes consisteront essentiellement en quatre points. D’abord, sera accordée une place plus importante à la production
agricole privée. Ensuite, les entreprises d’État «non-stratégiques» (c’est-à-dire ne relevant
pas de secteurs comme les transports, les communications, l’énergie ou encore l’armement)
16. Nhân Dân 20 octobre 1986, cité par VO NAM Tri, Vietnam Economic Policy since 1975, ISEAS, Singapour, 1990.
17. Thorstein VEBLEN, Imperial Germany and the Industrial Revolution, Akron, Superior Printing Co, 1915.
18. L’effet Gerschenkron veut que le taux de croissance d’un pays sera plus élevé si ce dernier arrive plus tard au
développement. Alexander Gerschenkron (1904-1978), historien de l’économie américain d’origine russe. Ses
premiers travaux furent consacrés au développement économique en URSS et en Europe de l’Est. Dans un
article remarqué de 1947 (in Review of Economics and Statistics, 34), il mettait en lumière l’« effet
Gerschenkron»: en changeant l’année de référence d’un index, on détermine la croissance de cet index. Ses
études traquaient fréquemment les trucages statistiques des planificateurs soviétiques.
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seront soumises aux mêmes règles que les entreprises privées: celles qui ne sont pas rentables devront disparaître. D’autre part, le secteur privé se verra encouragé. Ce fut peut-être le
point le plus délicat de la réforme car la population demeurait très sceptique quant à l’attitude du pouvoir communiste envers les entrepreneurs. Enfin le dernier volet du Doi Moi
fut une politique d’ouverture visant à attirer les capitaux et les investissements étrangers.
Il ressort de ces trente-six ans de communisme un régime qui, comme en Chine, a
profondément évolué quant à son mode de gouvernance, mais où continue de s’exercer le
monopole du pouvoir. La transition vers l’économie de marché ne s’est pas traduite par
l’apparition d’une classe d’entrepreneurs avec laquelle le Parti aurait dû composer. En dépit
de leurs différences, «[…] la Chine et le Viêt Nam partagent avec d’autres régimes communistes ce qui pourrait être appelé le “syndrome post-révolutionnaire” de désillusion quant à
la transformation socialiste, alors que les partis communistes détiennent encore les rênes du
pouvoir. L’effet a été retardé en Chine par le gauchisme de Mao Tsé-toung et au Viêt Nam
par la guerre, mais il y a encore une grande similarité entre ces deux partis d’avant-garde au
pouvoir, qui ont perdu la foi dans leur destination finale. Analogue à une Église établie qui
soupçonne de façon privée que Dieu est mort, le dogme est placé sur un autel distant tandis
que le Parti se préserve et se justifie en s’inclinant vers les devoirs pastoraux relatifs à la
sécurité du troupeau. Le parti attire les carriéristes qui évitent le risque plutôt que les révolutionnaires qui prennent les risques. Les pratiques gouvernementales tendent à converger
avec celles d’États “séculiers”, mais la structure du pouvoir reste la même et l’orthodoxie
renforcée reste sensible au défi, même si “son contenu s’est creusé”[19]. »
L’opposition politique y est ainsi toujours considérée comme illégitime. Peu importe
donc qu’elle prenne des formes violente ou pacifique, publique ou très discrète. Le parti
communiste conserve intacte sa volonté de contrôle direct sur la société. Mais les évolutions
du mode de gouvernance font qu’au terme de totalitarisme, on préférera celui de
«totalisme» (quanneng zhuyi) avancé par Tang Tsou[20]. Les excès gauchisants du passé ont
convaincu que le Parti ne peut plus aller aussi loin dans sa visée totalitaire. Si celle-ci n’a pas
pour autant été abandonnée, la société civile dispose désormais d’opportunités pour s’ex-
19. Brantly WOMACK, op. cit., p. 72.
20. TANG Tsou, Ershi shiji Zhongguo zhengzhi [La politique chinoise au XXe siècle], Hong Kong, Oxford University
Press, 1994.
21. On peut citer par exemple le tollé publique en 2009 concernant des investissements chinois dans les mines de
bauxite vietnamiennes. Le nationalisme anti-chinois est un thème de prédilection de l’opposition. En l’espèce
une large partie de l’opinion publique vietnamienne s’était ralliée à cette position. Même le général Giap avait
pris publiquement position contre cet accord. Les autorités ont su composer avec ces mouvements d’opinion
sans pour autant les assimiler à de la dissidence et n’être ainsi que dans la seule répression. On constate le
même phénomène en Chine. Sur ce sujet, voir Simon SHEN, Redefining Chinese Nationalism, New York,
Palgrave MacMilan, 2007.
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primer. Mais son autonomie demeure partielle face au Parti-État. On constate ainsi que le
gouvernement, s’il ne négocie en aucun cas avec l’opposition, est devenu suffisamment
flexible pour pouvoir s’accommoder d’une opinion publique critique[21].
Vers un modèle sino-vietnamien?
Quel bilan retenir de ces trente-six ans de régime communiste au Vietnam? Le marxisme
apparut pour un certain nombre de penseurs et de leaders progressistes comme un moyen
de relever le défi de la modernité et sortir ainsi de l’état de domination que l’Occident
impérialiste lui avait imposé. La soviétisation de l’économie du pays n’a jamais permis de
rattraper ce retard; pire, elle ne fit que l’enfermer un peu plus dans la pauvreté. Finalement,
le Viêt Nam dut en 1986 – comme la Chine, avant lui, le fit en 1979 – se rendre à l’évidence
et abandonner la planification. Depuis, alors que le régime politique demeure le même, la
Chine et le Viêt Nam sont devenus les économies qui ont connu le plus fort développement
en Asie orientale, qui est elle-même la partie du monde qui s’est le plus rapidement développée. Or, pourquoi le Viêt Nam abandonnerait-il un système qui a, semble-t-il, mieux
réussi que celui de ses compétiteurs parlementaires? Le Parti-État se voit comme le garant
de l’intérêt national et s’attribue volontiers les succès économiques du pays. Il a profondément remanié son mode de gouvernance et, après trente-six ans, est encore aujourd’hui au
pouvoir. Mais il n’a, semble-t-il, jamais abandonné sa visée totalitaire. Le PCV demeure
viscéralement attaché à la volonté de contrôler tous les aspects de la société et d’encadrer le
corps social[22]. Il n’est pas sûr que, dans un Viêt Nam où la situation change si vite, la population se satisfasse encore longtemps de ce système. En attendant, s’il a longtemps fait figure
de parent pauvre de l’Asie orientale, ce Viêt Nam contemporain, libéré d’une partie des
pesanteurs staliniennes, entend bien jouer un rôle plus important. Le «petit dragon» n’a
pas fini de rugir.
22. D’après Philippe PAPIN (op. cit, p. 90), on dénombrait encore en 2000 pas moins de 44200 organisations locales
du Parti.
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17e parallèle
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V
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THAÏLANDE
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Bangkok
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