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UAND LE 30 AVRIL 1975 les chars nord-vietnamiens entrent dans Saigon,
l’Occident clôt de manière douloureuse la page vietnamienne. La défaite de Dien
Bien Phu avait déjà, en mai 1954, ramené la France à une douloureuse réalité.
Comme l’écrivait Jacques Duquesne[1], « la France n’était plus une grande puissance […]
les meilleures de ses troupes – composées uniquement de professionnels – avaient été
battues par des colonisés qui ne disposaient ni d’avions ni de chars». Le retrait des troupes
américaines du Viêt Nam est aussi le retrait des opinions publiques occidentales envers le
Viêt Nam. Aujourd’hui assimilé à une «petite Chine», un des derniers régimes commu-
nistes de la planète, où se pratiquerait un capitalisme sauvage. Entre ces deux dates, rien ou
presque. L’analyse du régime vietnamien n’a suscité guère d’intérêt. Le Viêt Nam a trop
souvent été occulté par son imposant voisin chinois. Comment analyser et quel bilan tirer
de trente-six ans de régime communiste? Le Viêt Nam suit-il le même chemin que celui
tracé par les nouveaux pays industrialisés (NPI) ou la Chine? Existe-t-il une singularité
vietnamienne? Quels sont les enjeux et perspectives pour ce pays au cœur d’une région,
l’Asie-Pacifique, appelée à être le point névralgique de la planète?
L’ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME:
DU NORD-VIÊT NAM À LA RÉPUBLIQUE SOCIALISTE DU VIÊT NAM
Le Viêt Nam demeure à bien des égards un cas à part en termes d’analyse politique. Le
pays constitue, en effet, le seul cas de «réunification par l’Est»[2]. Le sud du pays économi-
quement plus avancé – notamment Saigon, le cœur économique du pays – allait être désor-
*Docteur en Sciences politiques, enseignant chercheur à l’Université catholique de Lille.
1. Jacques DUQUESNE, « Relire Dien Bien Phu», chronique du 24/04/2004 dans L’Express.
2. On entend par là qu’il s’agit du seul cas de pays divisé entre une entité communiste et une entité libérale où la
réunification s’est faite sous l’égide du gouvernement communiste.
Certes, la Grande-Bretagne avait rétrocédé Hong-Kong à la République populaire de Chine en 1997, puis le
Portugal avait abandonné sa souveraineté sur Macao en 1999. Mais la situation n’est en rien comparable entre
ces deux cas de rétrocession de villes à un État immense (1,3 milliard d’habitants) et ce qui se passa au Viêt
Nam à partir de 1975.
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DOSSIER
par Paul André*
L’évolution
du Parti communiste vietnamien
LA GUERRE DU VIÊT NAM
mais administré selon les principes de planification socialiste imposés depuis Hanoï. Cette
unification du pays se fit dans un contexte particulièrement délicat. D’abord parce que les
divergences Nord-Sud étaient importantes. Mais aussi, et surtout, parce que le conflit avait
durement atteint le pays.
Un régime imposé par le Nord
La réunification ne s’est pas limitée à l’instauration de l’autorité communiste au sud du
17eparallèle. La situation des deux entités était diamétralement opposée. La première
différence majeure entre le Nord et le Sud-Viêt Nam tenait à l’urbanisation. Le gouverne-
ment du Sud-Viêt Nam avait mené une politique autoritaire d’urbanisation afin d’éviter la
propagation du communisme dans les campagnes.
À l’inverse, le Nord s’était volontairement «ruralisé». Si bien qu’en 1975, le Sud-Viêt
Nam était urbanisé à 40 % alors que le Nord ne l’était qu’à 12 %[3]. « Il fallait donc rendre
compatibles deux systèmes parfaitement opposés, et c’est évidemment le premier, celui du
Nord, que l’on tenta de plaquer sur des structures sudistes qui s’y prêtaient plutôt mal[4]. »
Cette différence tient principalement au fait que le mouvement communiste vietnamien
relevait d’une révolution paysanne[5]. Le pouvoir communiste se méfiait donc des citadins
«dont les modes de consommation risquaient de mettre en péril l’austérité révolution-
naire[6] ». Sous le slogan « Retourner nous baigner dans l’étang du village », le Parti-État
organisa pendant toute la seconde moitié des années 1970 une politique de «ruralisation»
du Viêt Nam.
Mais un des enjeux de la réunification aura été le contrôle par l’administration
communiste du sud du pays. On assista donc à des mouvements de population importants
afin que l’appareil administratif et policier du Sud fût aux ordres. Enfin, le pouvoir
d’Hanoï a cherché à réduire la surpopulation du delta du fleuve Rouge. Aux déplacements
de population du nord vers le sud, il faut donc ajouter une migration massive (on estime
que 3,6 millions de personnes ont dû migrer entre 1975 et 1989) vers les hauts plateaux du
centre Viêt Nam qui étaient, jusqu’alors, quasiment désertiques. Le bilan de ces mouve-
ments de population autoritaires aura été qu’en quelques années, la population du pays a
été mêlée et ruralisée. Mais ces migrations ont aussi bouleversé le paysage ethnique
puisqu’aujourd’hui l’ethnie Viêt est désormais majoritaire presque partout dans le pays.
HISTOIRE &LIBERTÉ
3. Philippe PAPIN «80 millions de Vietnamiens», entretien accordé à Les collections de l’Histoire, avril-juin 2004,
p. 86.
4. Ibid.
5. Sur ce point voir E. WOLF, Peasant Wars of the Twentieth Century, New York, Harper & Row, 1969.
6. Philippe PAPIN, op cit.
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Un régime issu de la guerre
Quand la réunification se fait par le Nord, c’est un gouvernement de guerre qui est à la
manœuvre. L’économie, les institutions, la société, tout au Nord-Viêt Nam était pensé en
fonction des exigences du conflit. Les destructions issues de la guerre ont donc lourdement
pesé sur la réunification et le développement économique du pays. Contrairement à la
réunification allemande, par exemple, ce n’est pas la partie la plus prospère du pays qui
réunifia la nation. Mais, au contraire, la réunification eut lieu sous la houlette d’un Nord-
Viêt Nam, sorti exsangue du conflit et plus rural que son voisin du Sud. «Après la guerre
d’Indochine et la guerre du Viêt Nam, c’est un pays exsangue qui a été réunifié en 1975. On
évalue au moins à un million le nombre de morts et l’agriculture a été ruinée par les
bombardements au napalm et de défoliants»[7]. Le sud du pays, le poumon économique du
pays, est lui aussi sorti ruiné du conflit. «En 1975, Saïgon comptait 1,5 million de
chômeurs, 350 000 mutilés, un million de veuves et autant d’orphelins, 250000 toxico-
manes. Dans les campagnes, un tiers des terres sont gâtées, 9000 villages détruits en tout ou
en partie, des millions d’hectares stérilisés par les défoliants[8]. » Ces conditions ont pesé sur
le Viêt Nam réunifié.
Le pays n’a pas pu, dans ces conditions, appliquer, quand bien même l’aurait-il voulu, le
modèle de développement des «Tigres d’Asie» (Corée du Sud et Taiwan notamment). En
effet, on estime bien souvent que la première étape du décollage économique des pays
d’Asie orientale a reposé sur une hausse de la productivité agricole. Les surplus agricoles ont
permis d’augmenter le niveau de vie et de libérer une part de la population pour des acti-
vités non agricoles mais aussi de générer des profits qui allaient être par la suite réinvestis
dans les industries légères d’exportation. C’est ce schéma qu’on a pu constater notamment
à Taïwan à partir des années 1950 avec la politique de redistribution des terres, et aussi en
Corée du sud. Il ne faut pas oublier ainsi qu’en Chine, la première étape des réformes
économiques avait consisté à autoriser la production agricole issue de parcelles privées[9].
Or, dans le cas vietnamien, tout cela devient impossible du fait des destructions des terres
cultivables consécutives au conflit.
Si le conflit a laissé des traces dans le sol, il a également durement touché la population.
La réunification du pays marque pour les autorités communistes le lancement d’une
nouvelle bataille, celle contre la pauvreté. Or, force est de constater que le conflit a laissé des
séquelles dans la population, qui a perdu une part importante de ses actifs et qui compte de
L’ÉVOLUTION DU PARTI COMMUNISTE VIETNAMIEN
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Sur l’importance des réformes agricoles dans le décollage économique de la Chine, voir notamment ZHAO
Ziyang, Prisonner of the State, Simon & Schuter, New York, 2009.
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dossier
nombreux handicapés. Dans de telles conditions, le développement économique n’en devient
que plus difficile. Enfin, dernier problème auquel le Viêt Nam a dû faire face à partir de 1975,
celui du passage d’une économie de guerre à une économie de paix. La guerre contre les États-
Unis a rendu le Viêt Nam dépendant des «grands frères» soviétiques et chinois. Pékin et
Moscou fournissaient à Hanoï non seulement du matériel militaire mais aussi les produits du
quotidien. Une fois le conflit avec le Sud achevé, l’économie vietnamienne se retrouve divisée
entre une économie industrielle formelle, inefficace et dépendante de l’aide extérieure et une
économie informelle, de marché noir, qui tente de satisfaire les besoins d’une population déjà
durement touchée par les années de conflit. À partir de 1975, la situation économique se dété-
riore par l’effet combiné de la nationalisation de l’industrie du sud et de la collectivisation des
terres. Dans une large mesure la politique de réformes économiques (politique du Doi Moi),
instaurée officiellement à partir de 1986, ne fera qu’entériner un état de fait: les Vietnamiens,
pour survivre, avaient recours au marché noir.
LES SPÉCIFICITÉS DU RÉGIME VIETNAMIEN
Le régime vietnamien est passé en quelques années d’une économie planifiée à une
phase aujourd’hui dite de «transition vers l’économie de marché». Pourtant, le régime, lui,
semble inamovible. Il faut cependant se garder de conclusions trop hâtives car on assiste
depuis quelques années à une «frénésie législative»[10] qui semble indispensable afin
d’adapter le cadre réglementaire (ou plutôt dans bien des cas, l’absence de cadre réglemen-
taire) à la nouvelle donne économique.
Le régime communiste vietnamien attribue, formellement du moins, l’autorité
suprême du pays à l’Assemblée nationale. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes. Il y a là
en effet une contradiction fondamentale puisque, dans la forme, la République socialiste du
Viêt Nam est un régime parlementaire, les assemblées y étant souveraines. Mais dans le fond
(et les faits), deux notions privent ces mêmes assemblées de tout pouvoir réel. En effet le
centralisme démocratique (compris par les autorités communistes dans son acception stali-
nienne) ainsi que la «direction unique du pouvoir central», sont incompatibles avec l’idée
de pouvoir parlementaire[11].
HISTOIRE &LIBERTÉ
10. Nous reprenons ici la formule utilisée par Mireille Delmas-Marty à propos de la Chine. Mireille DELMAS-
MARTY, «La construction d’un État de droit en Chine dans le contexte de la mondialisation» in Mireille
DELMAS-MARTY et Pierre-Étienne WILL (dir.), La Chine et la Démocratie, Fayard, Paris 2007, p. 551.
11. Ce qui est rappelé par l’article 4 de la Constitution du Viêt Nam: «le Parti communiste du Viêt Nam, avant-
garde de la classe laborieuse, fidèle représentant de la classe ouvrière, du peuple laborieux et de la nation
entière, éclairé par la doctrine marxiste-léniniste et la pensée de Ho Chi Minh, est la force directrice de l’État et
de la société.»
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Le pouvoir se situe donc au sein des instances dirigeantes du PCV même s’il ne faut pas
minorer l’influence de la branche législative. Le vrai pouvoir se trouve au Comité central du
parti. Jusqu’au début des années 2000, le Viêt Nam s’inscrivait dans la tradition des démo-
craties populaires et le régime y était gérontocratique. Depuis une dizaine d’années, on
assiste à un renouvellement des élites. Cela n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que
depuis avril 2006 des élections « pluralistes» ont été introduites pour choisir les membres
du bureau politique du Parti. En fait, il ne s’agissait pas d’élections libres. Mais pour la
première fois, il était toléré qu’il y ait plus de candidats que de postes à pourvoir (pour
autant, les candidats devaient être membres du PCV). Malgré une capacité à se réformer
afin de s’adapter à la fin de la bipolarité, le Parti conserve seul le pouvoir et continue de
définir seul l’agenda politique de la nation.
UN RÉGIME «À LA CHINOISE»:
LE RÉGIME VIETNAMIEN EST-IL EN VOIE DE SINISATION?
D’abord considérés comme assez distants l’un de l’autre, tant au niveau idéologique
qu’économique, les régimes vietnamien et chinois tendent de plus en plus à être analysés
comme appartenant au même type de régime[12]. Aujourd’hui, le Viêt Nam est souvent
qualifié de «petite Chine». Il faut entendre par là que se pratique au Viêt Nam comme en
Chine une économie de marché très dynamique mais où le parti communiste détient
toujours le monopole du pouvoir. Ce serait aller vite en besogne, cependant, que d’assimiler
la politique de Doi Moi initiée à partir de 1986 à la politique de réformes économiques prati-
quée en Chine. On constate, en effet, plusieurs différences entre le Viêt Nam et la Chine.
Divergences
À l’origine les communismes vietnamiens et chinois présentent, en effet, un certain nombre
de similitudes. Tous deux sont le fruit de mouvements paysans et s’inscrivent dans une
mouvance de lutte pour l’indépendance nationale. La recherche des moyens pour sortir de
l’état de pauvreté semble animer tant le régime de Pékin que celui d’Hanoï. Mais assez vite
des divergences apparaissent. Celles-ci trouveront sans doute leur paroxysme lors du bref
conflit qui opposera les deux pays en 1979. Pékin va en effet aller beaucoup plus loin dans
l’expérimentation gauchisante (Grand Bond en avant, Révolution culturelle) et rompre
avec Moscou. Le communisme vietnamien, lui, sera toujours plus empreint d’une certaine
orthodoxie et Hanoï ne rompra jamais avec le grand frère soviétique.
L’ÉVOLUTION DU PARTI COMMUNISTE VIETNAMIEN
12. Sur ce sujet, voir notamment, Brantly WOMACK «Moderniser le Parti-État en Chine et au Viêt Nam» in Revue
Internationale de Politique Comparée, 2011/1, vol. 18, De Boeck Université.
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