UNE MAUVAISE HISTOIRE JUIVE
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PREFACE
de Pierre Vidal-Naquet
La corde et le pendu (bis)
J'avais titré « la corde et le pendu », une préface écrite, à la demande de l'auteur, au
livre de Maurice Rajsfus, Des Juifs dans la collaboration. L'UGIF 1941-1944 1. J'avais
des désaccords avec ce livre, que son auteur m'a laissé libre d'exprimer. Le mot de
collaboration ne me paraissait pas heureux, ne serait-ce que parce que, même les plus
compromis parmi les serviteurs juifs des nazis — il y en eut — ne « souhaitaient » pas
comme Laval, la victoire de l'Allemagne. Leur « collaboration » était celle, fatalement
provisoire, du pendu avec la corde qui, un jour ou l'autre, l'étranglera.
1. EDI, 1980. Cette préface a été depuis rééditée avec quelques corrections et compléments dans mon recueil, Les Juifs,
la mémoire et le présent, Maspero, 1981.
Bernard Fride, auteur de cette Mauvaise histoire juive qu'il m'a demandé, à son tour,
de préfacer, a vu comme tant d'autres son univers basculer. Pour lui ce fut le 13 août
1942, à Nancy — un peu moins d'un mois après l'opération « Vent printanier », c'est-
à-dire la grande rafle du Vel d'Hiv. Ses parents étaient venus de Pologne dans le cadre
de cette Marche à l'Etoile vers la France des droits de l'homme qu'a évoquée Vercors.
L'itinéraire de sa lignée paternelle est exemplaire : un arrière grand-père rabbin, un
père militant du Bund, émigrant en Allemagne d'abord, puis, en 1925, en France,
mineur en Lorraine, puis colporteur. Les enfants, nés en France, ont ipso facto
vocation à devenir français. La société française n'est certes pas le paradis de toutes
les libertés et de toutes les possibilités qu'avaient fantasmé les Juifs opprimés de
Pologne, mais la famille Fride avant la guerre et pendant la guerre n'y rencontrera pas
que des ennemis, selon un schématisme fort à la mode mais aussi faux que le
schématisme inverse. Ce livre donne un exemple convenable de tous les types de
comportement, depuis l'extrême solidarité jusqu'à la dénonciation, en passant par
l'indifférence. Bernard Fride a dû son salut à une « petite couturière », comme on disait
à l'époque, à qui sa mère l'avait confié et qui le traita comme son propre fils. C'est à
elle que ce livre est dédié, mais, je peux le dire, comme témoin et comme historien, des
Georgette Larchet il y en eut beaucoup. On en rencontrera quelques autres dans ce
livre, par exemple ce curé qui logea la famille, après le retour de l'exode. Ne cédons
pas au schématisme ; n'imaginons pas des classes populaires toutes hospitalières et
une bourgeoisie juive ou chrétienne, tout entière attachée à ses privilèges et refusant
de partager. Je le dis d'autant plus nettement qu'il arrive effectivement à Bernard Fride
de tomber, pour des raisons que l'on comprendra aisément dans un tel schématisme. Il
n'était pas un bourgeois, ce paysan à qui le père de Bernard Fride avait confié au début
de 1941 sa camionnette et qui fit savoir à ce qui restait de la famille, c'est-à-dire à
l'auteur de ce livre, en 1947 que la voiture ne fonctionnait plus, mais qu'on lui devait
six ans de gardiennage !