Strsbourg Présentation Genèses de l`autisme

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école lacanienne de psychanalyse
Strasbourg 13 mars 2015
Présentation de
GENÈSES DE L’AUTISME, FREUD, BLEULER, KANNER
Marie-Claude THOMAS
suivi de LEO KANNER, UNE VIE de Karl-Jünger NEUMÄRKER,
Epel, 2014
Qu’est-ce qui fait qu’un nom – le nom « autisme » – ait recueilli, et recueille encore, un tel
consensus pour nommer, classer et formater des souffrances de l’enfance, des souffrances des
liens parentaux ? Comment l’ « autisme infantile précoce », soit une entité (psycho) pathologique
2
construite dans et avec les critères de la scientificité médicale et psychologique du début du
XXème siècle aux USA, a-t-il pu être intégré tel quel dans le champ freudien ou, parfois, déguisé
sous une éventuelle « structure autistique » ? À quel prix pour l’exercice de l’analyse ?
Un retour sur la création elle-même du terme « Autismus » / « Autistisch- » en 1907-1911 et ses
avatars permet de distinguer les nombreuses ambiguïtés qui ont entouré les débuts de son
utilisation en psychiatrie, en psychologie. La lecture critique de cette nosologie psychiatrique s’est
soutenue des travaux de M. Foucault – le repérage du champ des savoirs et des systèmes de
pouvoir où elle s’est formée – et de l’enseignement de J. Lacan – notamment le jeu des quatre
discours qui repositionnent ce qu’est un sujet pour la psychanalyse (hors psychologie, morale et
culpabilisation) – ; ils ont accompagné cet essai d’une généalogie de l’autisme jusque dans le
repérage des effets actuels d’une politique de la santé orientée, elle aussi, par les mêmes prémisses
que ceux qui ont constitué l’autisme : comportementalisme et biologie mécaniste : la part
langagière y est nulle.
C’est ce point qui sera amorcé plus précisément après une présentation de l’ouvrage.
Arnold Gesell, dôme-1947. Observation et isolation de l’enfant
Interpellée par l’augmentation du nombre croissant de diagnostics « autisme » portés sur les
enfants soignés dans un hôpital de jour parisien, Marie-Claude Thomas a commencé une
recherche sur l’entité (psycho)pathologique « autisme » au début des années 2000. Comment la
souffrance de l’enfance, souffrance des liens de parenté, s’est-elle trouvée formatée dans la
classification « autisme » ? La lecture des articles de Leo Kanner, leur contextualisation et leur
3
analyse, ont donné lieu à une première communication, « L’invention de l’autisme », à Murcie
(Espagne) en février 2003 au colloque Del Malestar a la creatividad. Cette approche de l’autisme
mettait en valeur les champs épistémiques dans lesquels et avec lesquels la nosographie
pédopsychiatrique dont fait partie « l’autisme infantile précoce » ou « autisme de Kanner », a été
constituée dès son début, aux USA.
Puis cette lecture critique du « phénomène autisme » s’est développée au cours de séminaires à
Paris et en Amérique latine, lecture que permettent les analyses de Michel Foucault et
l’enseignement de Lacan, notamment sa critique nuancée du comportementalisme. Les
symptômes « autistiques » ont ainsi été considérés par M.-C. Thomas dans leur valeur langagière
(cf. L’autisme et les langues) ; puis déconstruits en faisant la généalogie du mot « autisme » (Bleuler)
et de l’entité psychiatrique « autisme infantile précoce » (Kanner). C’est cette recherche qui est
présentée dans le livre et articulée aux décisions politiques de santé actuelles dans de nombreux
pays.
Marie-Claude Thomas exerce la psychanalyse à Paris, membre de l’École lacanienne de psychanalyse. Elle a
publié Lacan, lecteur de Melanie Klein (2012), L’autisme et les langues (2011), Genèses de l’autisme, Freud, Bleuler,
Kanner (2014), traduits en espagnol. Accueillie en octobre 2015 « Huespedes Oficiales » de la Facultad de
Psicología de Universidad Nacional de Rosario (Argentine).
Présentation
On le sait, pour le Foucault des années soixante-dix, le pouvoir disciplinaire
se taille des individus à sa mesure, épinglant sur eux des identités
prédéfinies.
4
Frédéric Gros, « Situation de cours » dans Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet.
Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Etudes »,
2001, p. 493.
Je remercie Georges-Henri Melenotte et Dominique-Anne Offner pour cette invitation à
présenter à Strasbourg Genèses de l’autisme, Freud, Bleuler, Kanner, paru il y a un an tout juste.
Peut-être, avant de présenter Genèses de l’autisme, je dois présenter ce qui de mon parcours vous
permettra de mieux orienter le projet de ce livre et du précédent, L’autisme et les langues1 dont la
couverture est une photo de la façade de Saint Alban, en mouvement ; Saint Alban où le docteur
Tosquelles initia ce courant de psychiatrie, la psychothérapie institutionnelle qui a inspiré de
nombreuses institutions dont la Clinique de Champgault près de Tours où j’ai commencé à
travailler avec de jeunes adultes dits psychotiques, et inspirait aussi un Hôpital de Jour pour
enfants à Paris jusqu’à ce que les directives de la HAS n’en dévient le cours…
Sur le titre du livre lui-même, un rapide commentaire qui va introduire ce que j’ai voulu qu’il soit,
à savoir critique. Genèses de l’autisme à Cordoba, en Argentine, a été traduit par Genealogia del autismo.
S’il y a un pluriel, c’est que la recherche que j’ai faite s’oppose à une genèse : une genèse oriente
vers l’unité d’une cause principielle lourde d’une descendance multiple. Là, au contraire, il s’agit
d’une généalogie au sens foucaldien, c’est-à-dire « de quelque chose qui essaie de restituer les
conditions d’apparition d’une singularité à partir de multiples éléments déterminants, dont elle
apparaît non pas comme le produit, mais comme l’effet.2 »
L’apparition d’une singularité, ce qui est repéré ici sous le nom de « phénomène autisme », s’est
étalée du début du XXème siècle (1907) jusqu’à sa moitié (1943) ; puis l’effet ira en s’amplifiant.
J’ai commencé à repérer les conditions d’apparition de cette singularité, de ce phénomène à partir
de multiples éléments déterminants dans L’autisme et les langues : il s’agit du behaviorisme, du
structuralisme américain notamment la linguistique structurale dont une partie sera inféodée au
behaviorisme (L. Bloomfield), la psychologie développementale dont je préciserai le rôle dans la
gouvernementalité moderne avec Arnold Gesell, enfin la pédopsychiatrie.
Pourquoi l’autisme et pourquoi l’autisme infantile ? Je pense que c’est là le cœur de la question de
ce phénomène et que c’est le cœur du lien humain qui est en question.
Donc ce livre n’est pas une xième clinique de l’autisme, ni une xième proposition d’étiologie.
C’est au contraire une critique des cliniques, qui quasi toutes mettent au principe de l’autisme un
déficit : un gène bizarre, un décodage qui ne se fait pas, une identification primaire non réussie,
etc., une critique qui se situe en amont ; le livre veut montrer comment et avec quoi ont été
construit les tableaux cliniques de l’autisme, ce qui du coup déconstruit ces tableaux.
Je voudrai ici faire une parenthèse : j’insiste sur tableau clinique et non pas sur clinique, car à un
moment où la clinique de la psychiatrie française est mise à mal par la machine du DSM et les
industries pharmaceutiques, il serait mal venu d’avoir une position de jugement sans nuances. En
fait, la question est précisément celle-ci : comment se fait une clinique ? Avec quels outils
1
M.-Claude Thomas, L’autisme et les langues, Paris, L’Harmattan, 2011.
2
Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, Paris, Vrin, col. « Philosophie du présent », mars 2015, p. 55.
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conceptuels, idéologiques, avec quels présupposés ou quelles visées se font les descriptions
cliniques ?
Voilà un premier sens de critique, le sens kantien, c’est-à-dire un repérage des critères d’un savoir, ce qui
met ces critères en crise. En l’occurrence, j’ai tenté un repérage des conditions de constitution du
savoir psychiatrique, psychologique et linguistique quant à l’entité pathologique « autisme infantile
précoce ». C’est donc un repérage qui se situe en amont de ce qu’on appelle « la clinique de l’autisme »,
en amont des descriptions des symptômes. Un repérage qui permet de lire comment justement
s’est fabriquée cette clinique, et notamment ce qui en constitue les traits initiaux construits par
Kanner : le premier, la solitude, l’isolement (aloneness) qu’il décrète inné par un forçage que je
préciserai – trait initial qui est retenu tel quel dans la littérature sur l’autisme en tant qu’ « indice
clinique » de la prévention de l’autisme ; le deuxième, qui a été traduit par un contre-sens : par
« immuabilité » ou « immutabilité » (sameness) alors qu’il s’agit d’autre chose, que je rappellerai, et
les effets subjectifs conséquents de ce contre sens ; enfin, un rapport au langage très singulier
(voir L’autisme et les langues).
Critique a un autre sens, sens que M. Foucault a accentué et qui importe au plus haut point vu les
directives de la HAS. Je vais donc profiter de la toute récente republication de la conférence que
Foucault avait prononcé en mai 1978 à la Société française de Philosophie à laquelle j’ai fait
allusion il y a quelques instants, Qu’est-ce que la critique ?
En effet, à côté de « la petite activité polémico-professionnelle » – qu’il y a dans Genèses de
l’autisme qui est aussi un livre polémique, Michel Plon dans l’a souligné dans le compte rendu qu’il
en a fait dans La Quinzaine littéraire de juillet 2014. C’est vrai : il y a un côté guerrier, révolté
devant le fait que les très diverses et singulières souffrances dans le lien générationnel soient ainsi
formatées dans une classification devenue quasi unique, la classe « autisme » et son spectre,
classification qui est une passerelle pour l’ingérence de l’État dans ce qu’il y a de plus privé et de
plus précieux de la vie humaine : la prise du corps par la langue. Ce phénomène autisme – cette
« fausse épidémie » comme la qualifie ceux qui s’en tiennent à un matérialisme vulgaire, ne
pouvant reconnaitre qu’il y a des « épidémies d’esprit » (Rousseau) –, est la preuve d’une nouvelle
forme du « malaise dans la civilisation » qui, à ce titre seul, peut être qualifié de hautement
langagier. Que penser alors des propositions de certains psychanalystes du type : autisme « au
seuil du langage », « hors langage » ou « hors-discours » ? Alors qu’il est patent que ce phénomène
autisme trouve son écriture dans l’un des quatre discours, un lien social des quatre formalisés par
Lacan.
Donc à côté de l’aspect polémique et l’englobant, il y a ce que M. Foucault nomme « l’attitude
critique », c’est-à-dire le fait de poser la question du savoir dans son rapport à la domination, à partir
« d’une certaine volonté décisoire à n’être pas gouverné » ou « pas tellement gouverné ». Il y a
tout un pan de l’article de Foucault qui montre l’émergence de l’art de gouverner, à partir des
XVème et XVIème siècles, notamment cette forme de pouvoir développé par l’Église catholique
dans son activité « pastorale » : elle consiste à conduire la conduite quotidienne des individus. Je
peux dire que les Manuels de développements de l’enfant du psychologue Arnold Gesell sont
l’exact équivalent moderne et « scientifique » de ce pouvoir pastoral. Il y a eu un déplacement de
la sphère religieuse à la sphère éducative, psychologique : il s’agit pour Gesell dans Le jeune enfant
dans la civilisation moderne (paru en 1949, traduit d’après la 20ème édition aux puf en 2005), de
6
diriger les parents et l’enfant de 0 à 6 ans dans son développement et son action, jour par jour au
début, puis semaine par semaine et enfin mois par mois. Les parents qui gouvernent l’enfant sont
eux-mêmes gouvernés, se laissent gouvernés dans un rapport d’obéissance – certains exemplaires
de ce manuel sont annotés par les parents, validés.
La méthode ABA n’est qu’un durcissement de ce processus qui est d’une pauvreté de pensée
remarquable, durcissement qui trouve naturellement l’appui de l’État ; c’est un facteur qui fait que
justement le courage, la vertu critique deviennent difficiles, plus difficiles dans la mesure où les
institutions qui ne « protocolisent » pas sont pénalisées.
Comment se sont fabriqués ces « guides » qui permettent des nosographies et l’établissement de
diagnostic ?
Au nom de quoi, de quelle vérité, de quel savoir ces guides gouvernent-ils ?
C’est ce que je précise, d’abord avec le nom autisme lui-même : dans quel contexte, avec quelle
orientation Eugen Bleuler a-t-il inventé le mot ? Un mot n’est pas anodin, quelqu’un comme Ian
Hacking, à la suite de Foucault et de Nietzsche, a montré dans son cours au Collège de France,
« Fabriquer les gens », comment un nom « autisme » ou « obèse » performe, c’est-à-dire organise
un monde, des mondes, des individus, pas sans des institutions et des lois.
Ensuite, avec l’entité autisme infantile précoce que Leo Kanner a construite à partir de 1938.
Enfin, si le temps le permet, je dirai quelques mots de la méthode ABA par le biais qui m’importe
le plus dans cette affaire d’autisme, par le biais de la langue, en tant que l’ABA peut être
considérée comme une tentative – a minima – d’une langue universelle.
Pour terminer cette introduction, il me semble maintenant que l’enquête généalogique et
épistémologique de ce livre se révèle être une clé de lecture pour celui qui le précédait, L’autisme et les
langues évoqué il y a quelques instants, qui est un ensemble d’articles issus des séminaires que j’ai
faits sur cette question entre 2003 et 2010.
*
Contrairement à une idée largement répandue, à une doxa qui veut que la notion d’autisme ait été
produite dans le champ freudien, le « tableau clinique » de l’autisme que Kanner a construit dès
1943 est entièrement réglé non seulement par des concepts de la psychiatrie et en premier lieu le
mot « autisme » inventé par Bleuler, mais selon les postulats de normalité propres à la psychiatrie
du XIXème siècle – Kanner faisant finalement de « l’autisme infantile précoce » une catégorie
kraepelinienne, c’est-à-dire morbide et irréversible.
Les pédopsychiatres-psychanalystes, les psychanalystes, les associations « autisme » favorables à la
psychanalyse ont tous adopté – et adapté selon leurs références freudiennes ou lacaniennes
favorites – le tableau clinique de Kanner, répétant ad libitum des traits cliniques mal traduits
(autistic contact par retrait autistique ; aloneness par solitude ; sameness par immuabilité ou
immutabilité, voir les poncifs sur un tout récent blog de Médiapart, une mise en scène de
l’autisme).
Il me paraît important de rappeler ici une remarque, à ce propos de la clinique, que Lacan a faite
dans l’Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits, datée du 7 octobre 1973 et que je
7
cite longuement pour deux raisons : la première indique qu’il n’est pas évident, voire impossible,
de reverser une clinique psychiatrique dans une clinique analytique, celle-ci excluant le général et
les statistiques ; la seconde tient au fait que le « phénomène autisme » peut être lu comme une
nouvelle figure de la folie et s’écrire dans le discours hystérique dont Lacan note que s’y
« manifeste un réel proche du discours scientifique »..
En termes plus précis, l’expérience d’une analyse livre à celui que j’appelle l’analysant […] le sens de
ses symptômes. Eh bien, je pose que ces expériences ne sauraient s’additionner. Freud l’a dit avant
moi : tout dans une analyse est à recueillir – où l’on voit que l’analyste ne peut se tirer des pattes –, à
recueillir comme si rien d’ailleurs ne s’était établi. Ceci ne veut rien dire sinon que la fuite du
tonneau est toujours à rouvrir.
Mais c’est aussi bien là le cas de la science (et Freud ne l’entendait pas autrement, vue courte).
Car la question commence à partir de ceci qu’il y a des types de symptôme, qu’il y a une clinique.
Seulement voilà : elle est d’avant le discours analytique, et si celui-ci y apporte une lumière, c’est sûr
mais pas certain. Or nous avons besoin de la certitude parce qu’elle seule peut se transmettre de se
démontrer. […]
Que les types cliniques relèvent de la structure, voilà qui peut déjà s’écrire quoique non sans
flottement. Ce n’est certain et transmissible que du discours hystérique. C’est même en quoi s’y
manifeste un réel proche du discours scientifique. On remarquera que j’ai parlé du réel, et pas de la
nature.
Par où j’indique que ce qui relève de la même structure, n’a pas forcément le même sens. C’est en
cela qu’il n’y a d’analyse que du particulier : ce n’est pas du tout d’un sens unique que procède une
même structure, et surtout pas quand elle atteint au discours.
Il n’y a pas de sens commun de l’hystérique, et ce dont joue chez eux ou elles l’identification, c’est la
structure, et non le sens comme ça se lit bien au fait qu’elle porte sur le désir, c’est-à-dire sur le
manque pris comme objet, pas sur la cause du manque. (Autres Écrits, p. 556-557)
Les références ordinaires de la psychiatrie, à savoir la psychologie, l’organicisme et l’empirisme,
qui ont contribué à la fabrication de la clinique de l’autisme, du fait de leur domination,
empêchent toute innovation dans l’appréhension du « phénomène autisme ». S’il y a, et nul ne le
conteste, souffrance du lien générationnel, du lien parental, si cette souffrance se concentre sur
un des termes, celui que l’on nomme « enfant », rien ne dit que cette souffrance peut se dire pour
tous en un unique nom : « autisme ». Rien n’assure que le nom de cette souffrance soit
« autisme », d’une part ; d’autre part, donner un nom est une fabrication. L’entité « autisme
infantile précoce » est faite de bricolages, d’emprunts – à la psychiatrie, au béhaviourisme, à la
psychologie développementale, à la linguistique structurale – qui se transforment, s’étendent.
C’est pourquoi j’utilise l’expression « phénomène autisme ».
*
Quel est le but de ce travail en amont de la clinique de l’autisme telle qu’elle est faite dans la
littérature actuelle ? Il me semble que le fait de déconstruire cette clinique permet de mettre
l’analyste, le psychologue clinicien ou l’institution au niveau des souffrances des dits autistes et
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des parents, c’est-à-dire aussi démunis qu’eux-mêmes et qu’à partir de là un réel travail inventif
peut se faire…
Construction de l’ « autisme »
Donc, l’autisme en tant que considéré comme une construction qui s’est faite en deux temps,
d’abord, au début du XXème siècle, avec la création du mot lui-même par Eugen Bleuler dans sa
relation à la psychanalyse ; puis, à la mi-temps de ce même siècle, avec la construction du tableau
clinique par Leo Kanner dans le milieu psychiatrique et psychologique nord-américain…
Succinctement et simplement, un rappel des deux temps de la construction de l’entité (psycho)
pathologique « autisme » dans la perspective, mise en évidence par Ian Hacking, celle des effets
d’un nom : un nom performe un monde. Dans son cours au Collège de France, « Façonner les
gens », Hacking montre comment les noms « obèse » ou « autiste » créent et organisent des
mondes, des individus, des institutions et des lois ou des recommandations (de la HAS, par
exemple), des enquêtes (celle de l’Unafordis, autre exemple, auprès des universitaires en sciences
sociales sur le nombre d’heures qu’ils ont consacré à l’information sur l’autisme et les « méthodes
nouvelles »). Utiliser un nom pour une classe d’individus, c’est non seulement vouloir réaliser des
généralisations, c’est aussi former des anticipations concernant ces individus : « La classification
ne se limite pas au tri : elle sert à prédire.3 » Perspective qui est une suite des travaux de Michel
Foucault…
Le mot autisme.
A partir des correspondances entre Freud et Jung principalement, des textes de Freud, Jung et
Bleuler, il est possible de préciser le débat important entre Vienne et Zurich, dans les années
1905-1908, à propos de la place de l’auto-érotisme dans la démence précoce (dementia praecox, une
classe des psychoses dans la nosographie de Kraepelin, que Bleuler renommera « schizophrénie »
en l’élargissant). De ce débat qui s’est joué sur plusieurs plans impossibles à déployer ici, il ressort
que l’auto-érotisme – mot que Freud emprunte à Havelock Ellis (1898), qu’il utilise dans une lettre à
Fliess (1899) et dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), est considéré par lui comme un des
temps de « la pulsion », concept-limite entre le corps et ce qu’il appelle psyché –, passe en
psychiatrie dans l’écrit de Bleuler, Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies (1911), sous le nom
d’autisme, perdant éros au passage. Le mot lui-même était déjà préparé par Bleuler dès 1907 dans
l’écriture de sa contribution au grand Manuel de Psychiatrie allemand dirigé par Gustav
Aschaffenburg, futur ami de Leo Kanner (lettre de Jung à Freud du 13 mai 1907).
Bleuler disait alors que « autisme » et « auto-érotisme » étaient à peu près la même chose. C’est là
qu’il faut examiner précisément cet « à peu près », parce que c’est là que se joue la différence
radicale entre psychiatrie et psychanalyse, entre la « vieille description Ψ », écrira Freud, et ce que
lui-même met en place.
Rapidement : lorsque Freud conçoit que dans l’auto-érotisme la libido s’est retirée de l’objet, ce
que Bleuler et Jung comprennent, c’est qu’elle s’est retirée de l’objet réel, celui de
3
Ian Hacking, Le plus pur nominalisme, l’énigme de Goodman : « vleu » et usages de « vleu », traduit de l’anglais par Roger
Pouivet, Combas, Editions de l’éclat, 1993, p. 9.
9
l’environnement, du dehors, puis qu’elle revient au-dedans en investissant un autre objet, dit objet
fantasmatique, représentant l’objet réel . Or Freud est extrêmement précis dans sa réponse du 23
mai 1907 :
« Je ne crois pas que la libido se retire de l’objet réel pour se jeter sur la représentation fantasmatique
remplaçante, avec laquelle elle mène ensuite son jeu auto-érotique. D’après le sens des mots, en
effet, elle n’est pas auto-érotique aussi longtemps qu’elle a un objet, que ce soit un objet réel ou
fantasmatique. »
Si ce n’est pas un objet, réel ou fantasmatique, qu’investit alors la libido ? Freud innove par
rapport à la psychologie : ce temps pulsionnel est celui de l’investissement du corps propre et
précisément de ses bords, de ses orifices, c’est-à-dire justement la limite entre le « dedans » et le
« dehors » qui – du coup – ne sont plus dans un rapport d’opposition, mais de continuité, « un
dehors qui n’est pas un non-dedans » ; ce qui confère au corps vivant du parlêtre une topologie
non conciliable avec la géométrie euclidienne comme l’accentuera Lacan.
Le partage traditionnel dedans/dehors – que la construction pulsionnelle freudienne remet en
question – est redoublé, dans les théories de Bleuler et de Jung, par une conception dualiste de la
pensée ; il y aurait, selon leurs élaborations, deux types de pensées : une « pensée logique », « en
paroles » (Sprechen-Denken), rationnelle, tournée vers l’extérieur, et une « pensée en images »,
analogique ou fantasmatique qui est intérieure, dont Temple Grandin fera usage dans Penser en
images4. Cette conception de la pensée, et de la langue, en deux types, amorcée par Jung dès 1907
dans ses recherches sur les associations avec les travaux de Madeleine Pelletier (1903) et de
Théodore Flournoy (1906), sera finalisée par lui en 1950 au chapitre 2 de Métamorphoses et symboles
de la libido5. On a donc un schéma qui présente l’opposition et la distinction suivantes :
intérieur
Bleuler
Jung
objet fantasmé
autisme
pensée fantasmatique, autistique
corps
|
extérieur
objet réel
|
|
pensée logique, en paroles
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
|
Freud
4
objet réel (Reize excitation)
|
Temple Grandin, Penser en images. Et autres témoignages sur l’autisme, Paris, Editions Odile Jacob, 1997 (Thinking in
Pictures and Others Reports from my Life with Autism, 1995) Voir L’autisme et les langues, op. cit., pp. 65-95.
5
Voir Genèses de l’autisme, pp. 65-95
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|
auto-érotisme
schéma à terminer à la main
Dans la Traumdeutung que Bleuler et Jung avaient lue, Freud écrivait que les pensées du rêve sont
logiques et que les pulsions, les forces, sont archaïques, complexifiant une simple opposition
formelle de deux types de pensée.
Cette divergence a eu des conséquences.
Des conséquences immédiates : en 1911, Bleuler publie un article de 100 pages dans le Jahrbuch,
« La psychanalyse de Freud. Défenses et remarques critiques » que Freud jugera verbeux, dans
lequel notamment Bleuler commence à articuler ce qui deviendra, selon ses termes,
« das Autistische Denken », « le penser autistique », soit la pensée autistique. Freud répliquera
quelques semaines plus tard dans le Jahrbuch suivant (août 1911) avec « Formulations sur les deux
principes de l’événement psychique », où il confirme la topologie spécifique à l’ « appareil
psychique ». Il est évident que ce texte de Freud un peu aride ne peut prendre toute sa pertinence,
décisive, que dans ce contexte-là6. La suite confirmera la divergence par la rupture de Freud et de
Jung et par l’éloignement de Bleuler.
Des conséquences plus lointaines, et sans doute d’une portée dont on mesure rarement les effets
sur ce qu’on appelle « psychologie de l’enfant » : ce sont sur ces malentendus à propos de
l’autisme et de l’auto-érotisme que Jean Piaget fonde sa psychologie de l’enfant – la « pensée
égocentrique », dérivée de la « pensée autistique », étant la pierre angulaire de la théorie
piagétienne que Lev Vigotsky critiquera dans Pensée et langage (1934).
L’entité « autisme infantile précoce ».
A propos de cette entité et du tableau clinique que Leo Kanner a construit à partir de 1938 et
publié en 1943, je n’indiquerai ce soir que deux points.
Tout d’abord, dans le tableau clinique français, les effets de la traduction de sameness par
« immuabilité » ou « immutabilité » (traduction de Martine Rosenberg pour le numéro spécial
Autisme de l’association Arapi). Ce n’est pas une question de purisme, mais de conséquences pour
les parents qui eux-mêmes n’osent plus bouger ou faire des projets. Sameness n’a rien à voir avec le
muable, le mouvement mais, principalement, avec la forme : c’est ce qui est semblable, similaire,
ce qui se ressemble, c’est trouver du connu, du répété, avec les effets de plaisir notés par Freud
dans « Formulations sur les deux principes de l’événement psychique ». Ce terme de sameness
(traduction de l’allemand Gleiche ou Änhliche) est utilisé par des auteurs allemands (Karl Gross que
Kanner avait lu) à propos du jeu. Les exemples que donne Kanner sont tout à fait explicites sur
ce point : les parents d’un enfant dit autiste reconstituent à peu près son cadre familier après un
déménagement (chambre de même couleur, mêmes meubles, etc.), ce qui permet à leur enfant
6
Voir plus précisément « Je joue, pas-je pense » dans SPY 2014, Paris, Epel, 2014.
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d’accepter le changement « sans crise », c’est-à-dire sans angoisses majeures. Les
pédopsychiatres /psychanalystes reconduisent le terme d’ « immuabilité », sans sourciller, dans les
manuels et les projets de classification psychanalytico-psychiatrique…
Le second point sur lequel j’attire votre attention concerne l’autre trait que Kanner retient pour
son tableau clinique de l’autisme, aloneness, la « seulitude » (néologisme construit sur alone, seul, le
terme anglais étant loneliness, solitude, isolement, sur lone, solitaire, seul) que Kanner dira aussi
isolation, isolement. Ce trait veut marquer « l’absence de contact affectif » que Kanner croit
observer chez certains enfants, et qu’il dira inné – trait qui sera repris tel quel lui aussi, comme
critère de diagnostic, par Pierre Delion et d’autres pédopsychiatres dans les manuels de
prévention et de dépistage de l’autisme en PMI.
Or, sur quoi se fonde en théorie Kanner pour justifier ce manque de contact affectif qu’il
constate au cours des entretiens (là encore une étude serait à faire car certains assistants de
Kanner n’ont pas eu la même perception des enfants et témoignent différemment) ? Il se fonde
sur une observation d’Arnold Gesell consignée dans un livre paru en 1925, Développement mental de
l’enfant d’âge pré-scolaire : ce manuel, à partir de très nombreuses observations, fait état des activités
des nouveaux-nés jusqu’à 6 ans, selon une moyenne statistique. C’est une espèce de
développement-type, lu et annoté par de nombreux parents américains.
Pour l’observation en question, Gesell retient qu’à 4 mois un enfant esquisse ce qu’il a appelé
« un ajustement moteur anticipateur », un mouvement de tension du visage et des épaules qu’a le
bébé au moment où l’adulte qui s’en occupe va le prendre dans ses bras. Gesell remarque que la
réaction de l’enfant à cette « expérience universelle » – en effet tous les bébés sont soulevés – est
très fréquente, mais il prend soin de préciser que son observation est fondée sur un nombre
limité de cas, qu’il sera nécessaire de la confirmer par d’autres études et d’explorer si la réponse
du bébé, le mouvement anticipateur, est plus précoce.
Sur les onze enfants décrits par Kanner dans son article inaugural de 1943, « Autistic disturbances of
affective contact », « Troubles autistiques du contact affectif », seuls deux enfants n’ont pas présenté
ce mouvement anticipateur selon les souvenirs des parents. Malgré cela, malgré la réserve de
Gesell et sous son autorité, Kanner décrète de façon forcée et conclusive que :
-
l’attitude anticipatrice est universelle (et non l’expérience de prendre un enfant, comme quoi la
théorie stimulus et réponse a un effet de rigidification de la pensée…), d’où un premier
forçage : tous les bébés ont cette attitude, ceux qui ne l’ont pas sont ou seront autistes…
-
l’attitude anticipatrice est innée : s’autorisant de l’éventualité d’une réponse du bébé plus
précoce – ce que Gesell ne confirmera pas : en 1943, dans son livre le plus célèbre, Le
jeune enfant dans la civilisation moderne, il note au chapitre X cette réaction à 16 semaines (p.
98) –, Kanner décide, lui, que la réponse anticipatrice est innée et que les enfants qu’il dira
autistes sont nés sans cette capacité d’établir le contact affectif habituel « biologiquement
prévu ».
Or, les 4 mois que maintient Gesell sont d’une importance cruciale :
-
soit c’est une période d’articulation faite de mille et un détails entre le nouveau-né et la
personne qui en prend soin et alors le mouvement anticipateur est de l’ordre de
12
l’apprentissage, de l’habitude, pour parler en termes de psychologie comportementale, ou
d’une relation d’amour pour parler en termes maternels ;
-
soit c’est une période d’enfermement si en effet les personnes chargées d’un enfant sont
persuadées qu’il s’agit d’un mouvement anticipateur inné, averties qu’elles sont du postulat
kannérien, et qu’elles attendent, observatrices, que l’enfant fasse le mouvement
anticipateur comme s’il s’agissait d’un pur réflexe.
Vous percevez que la chose est décisive et, si je suis parvenue à vous faire saisir à la fois
l’importance de la portée, de l’extrême radicalité, d’un signe de souffrance (souffrance au sens
nietzschéen, c’est-à-dire un sentir qui déjà interprète) – en effet un jeune enfant peut ne pas réagir
à tout coup à des bras qui le prennent et dire ainsi quelque chose – qui serait immédiatement
pathologisé sous le label autisme, d’une part ; d’autre part, l’importance de l’extrême fragilité de la
pointe des arguments de Kanner sur laquelle a été construite, édifiée la pyramide inversée en
extension de l’autisme, si je suis parvenue à cela, un pas est fait.
Comment continuer ? Eh bien, lorsqu’on a à faire à des enfants en souffrance, ceux qu’on dit
autistes ou psychotiques ou que sais-je ?, il vaut mieux oublier le montage de Kanner et tout ce
qui s’est empilé par-dessus. Pour l’oublier, il faut le connaître et connaître comment il a été
construit. L’oublier pour retrouver ou trouver les nouages variés, douloureux et maladroits des
liens générationnels qui font la logique et l’économie de chaque situation.
C’est une décision qui s’éprouve au cas par cas.
*
L’autisme comme tentative de langue universelle
En effet, cette méthode ABA, la même dans tous les pays, se définit d’être, en tant que
permettant aux enfants dits autistes de « communiquer », pictogrammatique, d’utiliser des
pictogrammes, c’est-à-dire des dessins ou des schémas ayant fonction de signes – faisant ainsi
passer les langues maternelles en dessous. Elle institue un mode de communication, un langage
universel qui présente les caractéristiques propres aux différentes tentatives de création d’une
langue universelle. Si l’on examine le projet de Leibniz7 par exemple, à l’aube de la science
moderne, on se rend compte qu’il y a une opération réductrice similaire, quoique beaucoup plus
complexe dans la vision leibnizienne, à celle du projet pictogrammatique de la méthode ABA, à
savoir
– une réduction de la langue à une nomenclature : à un mot/son correspond une chose,
objet, geste ou comportement, bref un référent immédiat dans une relation binaire
sur le modèle stimulus-réponse ;
– une réduction de la langue à une fonction de communication utilitaire la plus
rudimentaire.
7
G. W. Leibniz, L’harmonie des langues, présenté, traduit et commenté par Marc Crépon, bilingue, Paris, Seuil, Essais,
2000.
13
Ces réductions ont des effets sur les sujets dont celui-ci : la destruction de la capacité parlante
d’une langue, c’est-à-dire la destruction de son pouvoir d’évocation, de résonnance poétique,
d’équivocité qui réduit la dimension langagière à une faculté et à un strict outil de communication.
Une réduction de la langue est une réduction de la vie, « ce qui ne pourra s’exprimer dans une
langue, eh bien, tout simplement ça ne sera pas senti, ni subjectivé. » (Lacan, 19 avril 1961).
Cette simplification et cette uniformisation de la conception du phénomène autisme – en tant qu’il serait
quasi l’unique nom des difficultés, des « troubles » des enfants – d’une part ; de son traitement
par conditionnement, et par des signes univoques d’autre part, opposent d’emblée et radicalement
le comportementalisme – que la méthode soit TEACCH ou ABA – à la psychanalyse, à une
certaine psychanalyse.
Or c’est un schématisme un peu trop net, trop franc et même frontal, agressif – surtout si l’on
translitère « aba » en « à bas » en le minorant ! Ou « Abba », «père» en araméen8, en le majorant –,
car il ne s’agit absolument pas de dresser l’une contre l’autre psychanalyse et
comportementalisme, les choses sont autrement plus subtiles. En premier, ce constat : les dresser
l’une contre l’autre supposerait que psychanalyse et technique de conditionnements opérants sont
sur le même plan, pur imaginaire.
Quelques mots de la complexité de leur articulation : plutôt que de rivalité, il vaut mieux
envisager les relations en termes de voisinage en chicane, en une sorte de faufilage comme Lacan
a su le faire, dans son séminaire, avec le structuralisme américain et la linguistique, notamment
avec Roman Jakobson (séance du 2 mai 19569) ou bien avec les positions de Pavlov, disant que
Pavlov dans la rigueur de son dispositif scientifique, s’était montré lacanien : son signal est un
signifiant (séance du 15 novembre 196710) ; avec celles de Watson et de Skinner, figures du
« psychologue » béhavioriste évoqué dans « L’étourdit ». Et ce sera avec une citation de
« L’étourdit » que je ponctuerai cette première confrontation : vous savez , ou ne savez pas, que
par rapport à la théorie S-R de Pavlov – je rappelle que le réflexe physiologique, l’arc réflexe
médullaire, est un signe : le mouvement réflexe de la jambe provoqué par le coup de martelet sur
le genou est le signe de l’intégrité de la moelle, alors que le réflexe conditionné, ou associé, est un
signifiant, en tant qu’il est un montage à visée démonstrative impliquant le désir de Pavlov, et en
tant qu’il comporte une coupure dans la naturalité physiologique du réflexe –, puis par rapport à
celle de Watson, la théorie de Skinner, qui est invoquée comme point d’appui par la méthode
ABA et par Lovaas, fait un ajout : elle complète la théorie S-R par ce que Skinner nomme
« contingences de renforcement ». Cette notion veut tenir compte des effets de la réponse R sur
le stimulus S lui-même, autrement dit les conséquences du comportement sur l’environnement.
Et voici comment Lacan attrape cela dans « L’étourdit » quand il met en scène « le psychologue »,
l’Innenwelt et l’Umwelt :
« Le couple stimulus-réponse passe à l’aveu de ses inventions. Appeler réponse ce qui
permettrait à l’individu de se maintenir en vie est excellent, mais que ça se termine vite et
8
Utilisé au début de la période rabbinique comme nom, c’est aussi un terme de respect et un des noms de Dieu.» in
Alan Unterman, Dictionnaire du Judaïsme, Histoire, mythes et traditions, Paris 1997, Thames & Hudson Éditions
9
J. Lacan, Les structures freudiennes dans les psychoses, séance du 2 mai 1956 étudiée dans L’autisme et les langues, Paris,
L’Harmattan, 2011, chapitre IV « La métaphore vaut : rien »
10
J. Lacan, L’acte psychanalytique, séance du 15 novembre 1967 étudiée dans L’autisme et les langues, op. cit., chapitre VI
« Rejouer la causalité ? ».
14
mal, ouvre la question qui se résout de ce que la vie reproduit l’individu, donc reproduit
aussi bien la question, ce qui se dit dans ce cas qu’elle se répète.
C’est bien ce qui se découvre de l’inconscient, lequel dès lors s’avère être réponse, mais de
ce que ce soit elle qui stimule.11 »
Il y a là un faufilage qui déplace les termes de la psychologie expérimentale et comportementale à
explorer, notamment pour ce qui est du phénomène « autisme » et aussi pour ce qui est de
l’environnement – l’Umwelt pour Skinner et son Walden Two –, ce qui donnerait un éclairage sur
les affinités entre l’écologie et le comportementalisme… Dans la citation de Lacan, la formule de
l’inconscient comme réponse qui stimule a toute son importance et dit que le faufilage, la chicane
n’est en aucun cas un rabibochage entre psychanalyse et béhaviorisme, ou neurosciencespsychanalyse.
Vous l’avez également repéré, vie et mort sont invoquées par Lacan – par les béhavioristes aussi
bien mais d’une tout autre façon : rapidement, Watson pour construire sa psychologie
expérimentale se règle sur l’observation de l’animal et, précisément en 1925 dans l’introduction de
son livre Behaviorism, il conseillait au psychologue de « ne pas décrire le comportement de
l’homme en d’autres termes que ceux que le psychologue emploierait pour décrire celui du bœuf
à l’abattoir » selon son credo 12. Avec Freud, la mort de l’homme est par et dans le langage : c’est
ainsi que Freud a entamé la domination du Logos et du corps vivant – du « tout langage » et de
« l’homme nature » et là je commence à indiquer le sens de ma critique de la position de F.
Deligny concernant l’autisme –, l’a entamée par le silence, par ce silence qu’il nomme pulsion de
mort. Lacan maintient ce point freudien jusqu’à son séminaire de Caracas en 1980 : « Ce que
lalangue peut faire de mieux, c’est de se démontrer au service de l’instinct de mort. »
Ce n’est pas le moment de développer plus, ce que je souhaitais brièvement indiquer d’entrée est
ceci : que si les éléments mis en jeu pour l’une et l’autre sont les « mêmes » : vie, mort, langage,
enfant, souffrances, ils sont toutefois conçus et agencés différemment et – du coup – ne sont
plus les mêmes : pour la psychanalyse, par exemple, le langage n’est pas une faculté qui aurait son
correspondant cérébral ; ou encore la vie, et son terme, n’est pas compatible à celle d’un bœuf
qu’on mène à l’abattoir…
Note à propos de Fernand Deligny
De Deligny j’avais en mémoire certaines images de ses films, notamment cette scène où une
femme d’une tristesse infinie tourne une sauce en silence, entourée d’enfants qu’elle ne regarde
pas, à qui elle ne parle pas… Pour le dire vite, j’avais mis Fernand Deligny du côté de ceux qui
contribuent à fabriquer le « phénomène autisme ».
11
12
J. Lacan, « L’étourdit » (1972), Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 455.
J. Watson, Le behaviorisme (1925), Paris, Les classiques de la psychologie, 1972, p. 8. « Le behaviorisme […] tentait
d’appliquer à l’étude expérimentale de l’homme le type de raisonnement et le vocabulaire que de nombreux
chercheurs utilisaient depuis tant d’années dans l’étude d’animaux inférieurs à l’homme. Nous croyions alors et nous
croyons toujours que l’homme est un animal qui se distingue des autres uniquement par certains types de
comportement […] Le simple fait que le psychologue, en tant que tel, doit, s’il lui faut rester scientifique, ne pas
décrire le comportement de l’homme en d’autres termes que ceux qu’il emploierait pour décrire celui du bœuf à
l’abattoir, a éloigné et éloigne encore du mouvement behavioriste beaucoup d’esprit timorés. »
15
Une remarque de Michel Plon m’a intriguée. J’ai donc cherché si j’avais des textes de Deligny à
lire et, effectivement, j’ai trouvé dans ma bibliothèque cette revue d’une autre époque, Recherches
3-4 datant de 1966, dans laquelle était publié « Le moindre geste, chronique sans fin », textes
d’une poésie étonnante (pour moi qui découvre) relatant des journées de 1941 à 1966. Jamais lu,
émerveillée est peut-être une qualification forte, mais charmée et surprise par une telle écriture…
J’ai continué à chercher quelle a été la position de Deligny par rapport à l’autisme et suis tombée,
comme on dit, sur une émission de Radio Escapades produite en mai 2010, présentant et la
projection de Ce gamin-là dans un cinéma de Monoblet, et l’édition des écrits de Deligny,
L’Arachnéen (2007), par Sandra Alvarez Toledo. Si un jour je lis ces volumes, j’aurai probablement
des moments de grand plaisir, mais pour ce qui concerne le phénomène autisme, je maintiens ma
position. Pourquoi ?
Au cours de cette émission de Radio Escapades, j’ai appris que Deligny avait lu le rapport d’Itard
sur Victor de l’Aveyron et qu’il comparait Janmari à cet enfant sauvage ; que Truffaud voulant
faire un film sur Victor avait proposé à Deligny que ce soit Janmari dans le rôle de l’enfant
sauvage ; que finalement, c’est un jeune acteur qui l’a joué en s’inspirant des manières de Janmari
qu’il était venu observer… Il y a donc eu comme un nouage entre autiste, dit autiste, et enfant
sauvage pour Deligny comme pour Hochmann qui commence son Histoire de l’autisme par un
chapitre consacré à Victor de l’Aveyron.
Les enfants dits autistes ne sont pas des enfants sauvages ! Ils n’ont pas vécu au milieu des bois et des
loups ! Mais, en général, dans une famille ou dans une institution entourés d’enfants et d’adultes
qui parlent, bref en société, pris dans un système langagier… sauf consignes contraires.
L’appui initial qui est choisi pour, disons, penser, élucubrer le phénomène autisme a des
conséquences : que ce soit « l’enfant sauvage » ou « le comateux qui fait des signes » comme
Delion en a fait le point de départ d’une sémiologie pour traiter les dits autistes, cet appui initial
n’est pas anodin : il donne une orientation, une perspective à ce phénomène et à la manière dont
sont considérés les symptômes. Cette position de Deligny se retrouve dans son expression
« l’humain nature » et ses dérives qui ont fait du chemin : l’autiste « au seuil du langage », « à la
greffe du langage ».
Le problème, outre ceux, majeurs, d’une consolidation du diagnostic et d’un style de traitement,
est que cette référence à l’enfant sauvage conforte une hypothèse évolutionniste, celle d’Ernest
Haeckel qui postulait un stade premier de l’évolution de l’espèce humaine, celui d’un homme sans
parole, l’Homo alalus, l’homme alalique. Dans le cadre de la théorie de la récapitulation où
l’ontogenèse reproduit la phylogenèse, c’est le nouveau-né qui ne parle pas et, par excellence, le
dit autiste mutique qui sont chargés de faire la preuve de cette étape qui n’a évidemment pas
d’autre réalité qu’hypothétique. Cette croyance court jusque dans une annonce lacanienne de l’ecf :
« l’autisme est le statut premier de l’être parlant » ! Bon, on est libre des conceptions à partir
desquelles on construit le phénomène autisme : un dualisme nature/culture, langage ou une
hypothèse oubliée de l’évolutionnisme, ou un point de psychiatrie. Ce ne sont pas les miennes,
parce que justement, je considère qu’elles renforcent ce phénomène.
Enfin, dernier point : Deligny utiliserait des termes de Kanner qui ont été traduits en français de
façon erronée. Par exemple, il aurait écrit ou dit « L’enfant autiste souffre d’immuable » (comme
Freud disait « L’hystérie souffre de réminiscence »). Eh bien, non, ce n’est pas immuable et que
Deligny l’ait dit ou pas, peu importe, d’autres le disent pour lui (cf. Radio Escapades) : sameness,
16
comme je l’ai précisé il y a quelques instants, c’est semblable, similaire, ce qui n’a rien à voir avec
l’immuabilité – seul Dieu a cette qualité. Du reste, sur ce point, les trajets des enfants, leurs lignes,
démentent cette soi-disant immuabilité…
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