L’E GLISE DES 21, DES 3 OU DES 7 CONCILES Avec la bénédiction du père André Borelly, recteur de la paroisse Sainte Irénée à Marseille. Introduction L’expression l’Eglise des 7 conciles est le sous-titre donné, pour sa traduction française, au beau livre « Orthodoxie » de Mgr Kallistos Ware, publié la première fois en 1963. Concile Œcuménique de Nicée 1 - On emploie le verbe recevoir ou la substantive réception pour désigner la démarche par laquelle le peuple de Dieu donne son assentiment à la formulation épiscopale de la vérité. Seuls les évêques peuvent formuler la pensée de l’Eglise mais ils ne sauraient asséner la vérité. Il s’agit encore de réception lorsqu’au moment d’une ordination, le peuple clame « Axios », il est digne. Un autre exemple de réception par les fidèles est le triple Amen lorsque le célébrant a achevé l’épiclèse : seul un évêque ou un prêtre peut prononcer l’épiclèse, mais le peuple des baptisés exerce légitimement son sacerdoce baptismal et chrismal en donnant son assentiment aux paroles prononcées par le célébrant. Et prononcer l’anaphore à voix basse, c’est priver illégitimement le peuple de Dieu du droit qu’il a d’exercer son sacerdoce, non pas ministériel, c’est entendu, mais baptismal et chrismal Extrême Orient et Extrême Occident chrétiens En effet, la désunion des chrétiens, que le mouvement œcuménique n’a pu surmonter jusqu’à présent, peut se formuler de la façon suivante. Ce que l’on peut appeler l’Extrême Orient chrétien, c’est-à-dire les Arméniens Grégoriens, les Coptes et les Ethiopiens, les Syriens et les Orientaux de l’Inde constituent l’Eglise des trois conciles, dans la mesure où ces Eglises ne reconnaissent comme œcuméniques que les trois premiers conciles : Nicée I (325), Constantinople I (381) et Ephèse (431). Les 1 chrétiens qui viennent d’être cités n’ont pas reçu le concile de Chalcédoine (451), pas plus que ceux qui ont suivis jusqu’au second concile du Vatican compris (19621965). C’est pourquoi on qualifie ces Eglises de préchalcédoniennes. A l’opposé de cet Extrême Orient chrétien, il y a ce qu’on pourrait appeler l’Extrême Occident chrétien formé par le Protestantisme dont l’ecclésiologie et la théologie de la sainte Ecriture ont abouti à substituer à l’effort authentiquement œcuménique pour recomposer en profondeur l’unité visible et pourtant intérieure de l’Eglise, la recherche très superficielle, au prix d’un minimalisme doctrinal et adogmatique, de l’union des Eglises de telle sorte que le concept même de concile œcuménique, normatif pour la foi et la discipline ecclésiale des chrétiens, est désormais considéré comme hors-jeu. Catholicisme et Orthodoxie Restent l’Eglise romaine et l’Orthodoxie. De la première on pourrait dire qu’elle est l’Eglise des vingt-et-un conciles, et de l’Orthodoxie qu’elle est l’Eglise des sept conciles. En effet, l’Orthodoxie n’a reçu jusqu’à ce jour comme normatifs parce qu’œcuméniques, que les conciles suivants : les deux conciles de Nicée (en 325 et en 787) ; les trois conciles réunis à Constantinople (en 381, 553 et 680-681) ; le concile d’Ephèse (431) et celui de Chalcédoine (en 451). L’Eglise catholique, elle, considère comme œcuméniques quatorze conciles postérieurs à Nicée II, c’est-àdire en tout vingt et un conciles : un quatrième concile de Constantinople (en 869-870) ; les cinq conciles du Latran (en 1123,1139,1179,1215 et 1512-1517) ; les deux conciles qui se tinrent à Lyon (en 1245 et 1274) ; celui de Vienne (en 1311-1312) ; celui de Constance (en 1414-1418) ; le concile de Bâle-Ferrare-Florence-Rome (de 1431 à 1445) ; le concile de Trente (de 1545 à 1563) ; les deux conciles du Vatican (en 1869-1870 et 19621965). Or, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les deux parties du monde chrétien se sont désunies jusqu’à nos jours sur la question de savoir quels conciles méritaient la qualification d’œcuméniques. LE P ATRIARCHE DE C ONSTANTINOPLE B ARTHOLOME I ET LE P APE B ENOIT XVI Il suffit d’être attentif à deux observations. La première retient le fait que le quatrième concile de Constantinople, réuni en 869-870, et confirmé par le pape Hadrien II, fut dirigé contre le patriarche Photios 1er (né vers 810 et mort vers 893) patriarche de Constantinople de 858 à 867, puis de 877 à 886, accusé par les Latins d’être responsable du premier conflit ouvert entre Rome et Constantinople, alors que, dès la fin du 10ème siècle, l’Eglise orthodoxe compta Photios parmi les saints et les Pères de l’Eglise : le synaxaire mentionne sa fête à la date du 6 février. Peut-il y avoir, dans l’Eglise, une plus grande déchirure de la tunique sans couture du Christ que celle consistant à proposer en exemple d’orthodoxie et de piété un évêque accusé par d’autres de schisme ? Corruptio optimi pessima, dit le proverbe : il n’y a rien de pire que la corruption de ce qu’il y a de meilleur. Or, le meilleur est ici le fait que le ministère épiscopal a pour mission essentielle de garantir à l’Eglise locale dont l’évêque est le bon berger, le bon pasteur, la présence vivante de la Tradition apostolique. -2- De nos jours où tant de couples, hélas, cessent de s’aimer et finissent par divorcer, ce n’est pas au moment précis où un magistrat déclare dissout le lien conjugal, que doit être datée la fin de l’existence conjugale et de l’amour. C’est bien plus en amont que l’amour a commencé de se refroidir, de s’anémier pour finir par mourir. De même, le quatrième concile de Constantinople se situe dans une période d’hostilité en laquelle on peut percevoir les prémisses du schisme de 1054. Saint Photios vécut à l’époque où les évêques de Rome, notamment avec un pape tel que Nicolas 1er (858-868), entreprirent de faire subir à la primauté romaine une mutation fondamentale, qui demeure en ce 21ème siècle lui-même. Ce qui est en question depuis ce temps-là et jusqu’à l’heure actuelle encore, ce n’est pas la primauté elle-même, mais son mode d’existence, la manière dont elle est exercée et vécue. Toutes les Eglises locales avaient toujours reconnu au siège épiscopal de Rome, non seulement une primauté d’honneur, de frère aîné, d’humble animateur de l’unité ecclésiale, mais aussi une autorité dans l’arbitrage en matière doctrinale et disciplinaire. S AINT P HOTIOS Cette autorité avait été reconnue au siège romain en particulier à l’époque des grandes hérésies arienne, monothélite et iconoclaste, favorisées pour des raisons bien plus politiques que théologiques par certains empereurs byzantins. Mais au 9ème siècle se manifeste clairement la prétention des papes - irrecevable pour saint Photios et, jusqu’à nos jours, pour tout l’Orient orthodoxe – à une juridiction immédiate sur la totalité des Eglises locales. Les papes reprenaient à leur compte la prétention hégémonique de l’empire franc arrêtée par la mort de Charlemagne en janvier 814, et le traité de Verdun, conclu en aout 843 entre les petits fils de Charlemagne, qui se partagèrent l’empire carolingien en trois royaumes. Les Orientaux, pour leur part, ne pouvaient accepter – et ils ne le peuvent pas davantage de nos jours - qu’une Eglise locale, si vénérable soit-elle, si abondant qu’ait été le sang de ses martyrs, prétende avoir le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures des autres Eglises locales et d’imposer à celles-ci les usages romains (le célibat à partir du sousdiaconat, l’utilisation du pain azyme pour l’Eucharistie, le jeûne du samedi). Jusqu’à nos jours encore, l’Occident chrétien ne parvient pas à sentir ce que le monde orthodoxe a toujours su et senti, à savoir qu’en Gaule, en Italie, en Afrique du Nord, un seul siège épiscopal, celui de Rome, pouvait revendiquer une fondation apostolique (par l’apôtre Paul également et non pas seulement par l’apôtre Pierre). Au contraire, en Orient, multiples étaient les villes où les apôtres étaient venus annoncer l’Evangile : à Antioche et à Ephèse, à Thessalonique et à Athènes, à Corinthe, à Philippes et à Colosses. Quant à Jérusalem, elle pouvait et elle peut, aujourd’hui encore, être fière d’avoir été le lieu tout à fait unique de la Passion et de la Résurrection du Seigneur, de la Pentecôte ; et la ville où séjournèrent, non pas seulement un ou deux apôtres, mais la totalité du collège apostolique, et infiniment mieux encore, le Christ lui-même. -3- Rome ou Jérusalem ? Si l’on veut se faire une idée de la distance qui, à la fin du premier millénaire, séparait en profondeur l’Orient et l’Occident chrétiens, on ne saurait mieux faire que comparer. D’une part le troisième stichère résurrectionnel que l’on chante dans l’Office byzantin aux vêpres dominicales du huitième ton : Réjouis-toi, ô sainte Sion,* Mère des Eglises, habitacle de Dieu*, car c’est toi qui la première as reçu la rémission des péchés* par la Résurrection ; d’autre part, la façon dont l’Eglise romaine en vient à désigner la cathédrale du Latran qui est la cathédrale du Pape : Omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput, la Mère et la tête de toutes les Eglises du monde entier. Si ce privilège absolument unique de la Mère des Eglises n’a pas permis à Jérusalem d’obtenir mieux que la dernière place, la cinquième dans la Pentarchie, c’est–à-dire dans la hiérarchie des cinq patriarcats, c’est parce que l’établissement de cette hiérarchie s’explique moins par l’ecclésiologie, d’une manière proprement théologique, et par une exégèse des passages évangéliques concernant l’apôtre Pierre, que par une accommodation de l’existence de l’Eglise au sein de l’empire romain. Basilique SAINT-JEAN de LATRAN - Rome Lorsque se réunit, en 1123, le neuvième concile œcuménique, selon l’Eglise catholique, le premier des cinq conciles du Latran, il y a déjà 69 ans que le monde chrétien expérimente une division dont il ne commencera à entrevoir la possibilité de la fin qu’avec la rencontre du Pape Paul VI et du patriarche Athénagoras 1er, en janvier 1964, à Jérusalem, c’est-à-dire quelques huit ou neuf siècles plus tard mais sans pour autant parvenir encore à recomposer l’unité perdue depuis si longtemps. Cette division est, dans une assez large mesure, le fruit amer, d’une part, de l’incapacité du patriarche de Constantinople Michel Cérulaire de discerner l’essentiel de l’accessoire, et d’autre part, de l’intransigeance du cardinal-légat Humbert, moine de l’abbaye bénédictine de Moyenmoutier, dans les Vosges, et de sa conviction que la nécessaire réforme de l’Eglise suppose une véritable théocratie papale. Si maintenant nous nous intéressons aux villes dans lesquelles se réunirent les évêques convoqués en conciles, une évidence s’impose tout de suite à notre esprit et doit inspirer notre réflexion. Les sept conciles reçus comme œcuméniques par l’Orthodoxie ont tous été réunis dans la partie extrême-orientale du bassin méditerranéen ou, comme on voudra, dans la partie occidentale du plateau anatolien. Nicée, c’est l’actuelle Iznik, en Turquie, à 79 km au Nord-Est de Bursa. Constantinople, devenue Istamboul, est au point de jonction entre la mer Noire et la mer Egée. Enfin Chalcédoine est l’actuelle Kadiköy, à l’entrée du Bosphore. -4- Or, à partir du concile de 1123, qui se tint au Latran, tous les conciles considérés comme œcuméniques par l’Eglise de Rome se réunirent en Europe occidentale : en France, en Italie (à Rome, à Ferrare, à Florence, à Trente) dont huit sur quatorze à Rome et cinq à la cathédrale des évêques de Rome. Conciles œcuméniques ou bien conciles généraux de l’Occident ? Dans un tel contexte, ne serait-il pas possible de considérer la totalité des conciles tenus jusqu’ici pour œcuméniques par l’Eglise latine, depuis le quatrième concile de Constantinople (860-870) jusqu’au second concile du Vatican, comme des conciles généraux de l’Occident ? Pour cela, il faudrait que l’Eglise de Rome, mais aussi le monde orthodoxe admettent que ni l’une ni l’autre n’a la possibilité de réunir seule un concile œcuménique. Aussi longtemps que l’évêque de Rome et les patriarches orthodoxes ne pourront pas concélébrer la divine liturgie, l’Eglise catholique ne pourra réunir que des conciles généraux du patriarcat d’Occident. Et de même, sans la présence des évêques de ce patriarcat, les Orthodoxes ne peuvent réunir que des conciles panorthodoxes. Et ici se vérifie éminemment le fait que l’œcuménisme bien compris est une ascèse ayant pour but de mourir, avec humilité, mais en priorité avec l’aide de Dieu, à la tentation triomphaliste et pharisienne de chercher à convertir les autres au lieu de se convertir soi-même. Et l’effort de conversion ne doit pas être seulement de chaque personne, mais aussi bien celle de nos Eglises locales et de nos paroisses. Pour les Orthodoxes, considérer qu’en l’absence de l’Eglise latine, l’Orthodoxie ne peut réunir que des conciles panorthodoxes et non point œcuméniques, c’est reconnaître que la totalité de l’Orthodoxie n’est pas contenue dans les limites visibles, conceptualisables et objectivables de l’Eglise Orthodoxe. Des vérités sont crues fermement, des réalités sont vécues intensément, des actes sont posés parfois héroïquement, qui sont véritablement orthodoxes bien qu’ils se situent en dehors des limites visibles de l’Eglise orthodoxe. -5- pasteurs ou fidèles. L’orthodoxie, pour sa part, considère que Pierre n’est plus Pierre lorsque, par trois fois, il renie le Christ. A Césarée, le Christ vient à peine d’affirmer la primauté de Pierre que déjà il lui lance : Passe derrière moi, Satan ! Tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ; et à Antioche, nous voyons Paul rappeler Pierre à l’ordre : dès que Pierre n’agit pas en conformité avec la plénitude de l’Eglise, il n’est plus dans la vérité de l’Eglise et il perd la primauté parce qu’il perd l’autorité dont l’unique fondement inattaquable est la Vérité, c’est-à-dire le Christ ressuscité. On devrait parvenir à s’entendre pour dire que l’accord de l’évêque de Rome est nécessaire pour qu’un concile puisse être reconnu comme œcuménique, mais inversement il faudrait convenir que si un concile n’est pas reçu par une partie considérable du monde chrétien, la primauté d’aucun évêque ne saurait l’autoriser à considérer un tel concile comme œcuménique. Dans le cas du schisme de 1054, il faut ajouter que le refus oriental de recevoir les décisions conciliaires postérieur à 787 fut Les zélotes qui, dans le monde orthodoxe, sont partisans de rebaptiser les catholiques qui demandent à être reçus dans l’Orthodoxie, oublient gravement que, dans la Diaspora, un évêque orthodoxe résidant à Paris, à Lyon ou à Nice, n’aura pas le titre d’évêque de ces villes, par respect pour la réalité de l’épiscopat du cardinal-archevêque de Paris ou de Lyon ou de l’évêque catholique de Nice 2. 2) Dans les contextes historiques différents mais avec le même art consommé du savoir-faire comme si, l’Eglise romaine a inventé la locution latine in partibus infidelium, « dans les contrées des infidèles ». Il s’agit d’un évêque qui n’a pas de diocèse propre à gouverner et qui est titulaire d’un ancien siège épiscopal. L’expression vient de la localisation de ce siège dans des parties de la terre où il n’y a plus guère que des non-chrétiens. C’est notamment le cas des évêques appelés à des fonctions administratives au sein de la curie romaine ou des évêques auxiliaires. Les Eglises orthodoxes elles-mêmes acceptent d’ordonner des évêques des villes où ils ne vont jamais. La vraie Tradition est celle qui réserve aux évêques responsables d’un diocèse réel de sièger lors d’un concile œcuménique. Certains diocèses beaucoup trop vastes gagneraient à être fractionnés en donnant ainsi la possibilité à des évêques d’exercer la plénitude de leur épiscopat Mais l’Eglise catholique-romaine, de son côté, nous paraît appelée à effectuer une métanoia, un retournement de mentalité. En effet, reconsidérer, dans le sens que nous venons d’évoquer, les conciles tenus en Occident, impliquerait qu’on accepte de revoir quelque peu la copie en ce qui concerne tel ou tel passage de la Constitution dogmatique Lumen gentium :…le collège ou corps épiscopal n’a d’autorité que si on l’entend comme uni au Pontife romain, successeur de Pierre, comme à son chef et sans préjudice pour le pouvoir de ce primat qui s’étend à tous, -6- Carte des routes de la région d’Antioche (d'après Dussaud, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, 1927, carte XIV) considérable non point seulement d’un point de vue géographique et quantitatif, mais aussi lorsqu’on tient compte de l’apport fondamental de l’honneur des Pères conciliaires de Vatican II d’avoir rappelé, dans le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio, …On doit … estimer à sa juste valeur que le fait que les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne sur la Trinité, le Verbe de Dieu, qui a pris chair de la Vierge Marie, ont été définis dans les conciles œcuméniques tenus en Orient. Pour conserver la foi, ces Eglises ont beaucoup souffert et souffrent encore. Mais alors, comment considérer comme œcuméniques des conciles tenus en l’absence des évêques en communion diachronique avec les Pères conciliaires de Nicée I et II, de Constantinople I, II et III, d’Ephèse et de Chalcédoine ? Importance de l’unité diachronique de l’Eglise Par communion diachronique, il convient d’entendre l’unité de la Tradition ecclésiale, sans rupture à travers le temps – dia chronou. Et, dans la mesure notamment où ils n’en finissent pas, depuis des lustres de préparer la réunion d’un concile panorthodoxe, les Orthodoxes doivent mesurer, avec humilité et amour fraternel, l’intensité et la profondeur de l’effort qui est demandé au Catholicisme lorsqu’on attend de lui - c’est-à-dire, non pas d’un papemonarque solitaire, mais d’un concile général de l’Occident Vatican III - qu’il requalifie la totalité des conciles tenus depuis 1123 en Europe occidentale. La requalification des conciles dits œcuméniques en conciles généraux de l’Occident, sera sans doute terriblement onéreuse. Nous pourrions multiplier les exemples, mais nous pensons qu’un seul suffira. Dans la Constitution conciliaire Sacrosanctum concilium sur la sainte liturgie, Vatican II affirme : La communion sous les deux espèces, étant maintenus les principes dogmatiques établis par le concile de Trente (3), peut être accordée, au jugement des évêques, dans les cas que le Siège apostolique précisera, soit aux clercs et aux religieux, soit aux laïcs; par exemple: aux nouveaux ordonnés dans la messe de leur ordination, aux profès dans la messe de leur profession religieuse, aux néophytes dans la messe qui suit le baptême (4). (3) firmis principiis dogmaticis a Concilio Tridentino statutis. (4) Concile œcuménique Vatican II. Constitutions-Décrets-Déclarations. Op. cit.p.175. -7- En lisant un tel texte, un orthodoxe s’étonne et se sent mal à l’aise. Il ne comprend pas qu’on cherche à édicter des règles tendant à limiter la communion des laïcs au saint Sang. Ce qu’il y a de nouveau c’est qu’un laïc pourra, quelques fois dans sa vie, communier au saint Sang alors que les paroissiens du saint Curé d’Ars durent se contenter tout au long de leur existence, de ne recevoir que l’hostie. Pourquoi ce souci de limitation ? De quoi a-t-on peur ? Où est le danger ? Ce qui n’est pas nouveau, c’est l’idée nécessairement sous-jacente, que la communion sous les deux espèces n’est pas nécessaire, que le sang de la nouvelle Alliance n’est pas aussi vital que la saint Corps pour la divinisation des chrétiens. Présentation côte à côte des deux espèces eucharistiques avec le pain à gauche et le vin à droite. Dans sa quatrième homélie de Carême, le pape Léon le Grand condamne les fidèles qui reçoivent avec des bouches indignes le corps de Jésus-Christ, mais s’éloignent complètement du sang de la rédemption. Le saint pape Léon (440-461) tient cette pratique pour sacrilège et excommunie lesdits fidèles. Quant au pape Gélase, visant le même genre de chrétiens, il décide qu’ils doivent communier complètement au sacrement, ou ne doivent pas être reçus du tout, car la division d’un seul et même sacrement ne peut se faire sans une grave injure envers les choses saintes (Apud Gratianum). Quels étaient donc les principia dogmatica du concile de Trente, que le second concile du Vatican s’est efforcé de ne pas contredire ? En Occident, le 12ème siècle voit s’amorcer l’abandon de la communion des fidèles au saint Sang. Lorsque se réunit le concile de Trente, il y a des lustres qu’on a rompu avec la tradition diachronique de donner aux fidèles le saint Sang autant que le saint Corps, comme l’avait fait le Christ, le soir du Jeudi Saint. Carte de la province autonome de Trente Le concile de Trente promulgue : Que soit anathème quiconque prétendrait que, par commandement divin, ou en tant que nécessaire au salut, tous les fidèles du Christ et chacun en particulier, sont tenus à recevoir l’une et l’autre espèce du très saint sacrement de l’Eucharistie. Les papes Léon 1er et Gélase sont-ils donc anathèmes ? Qu’en est-il au juste de l’unité diachronique, sans rupture à travers le temps entre ces deux papes et le concile de Trente ? En réalité, ce dernier s’est éloigné de la foi dont Léon le Grand et Gélase étaient encore témoins. Le concile de Trente n’avait aucun argument de nature proprement théologique pour justifier la privation de la communion des laïcs au saint Sang. Il se contenta de canoniser une pratique qui, à l’époque où il se réunit, datait d’un demimillénaire environ, ce qui est bien suffisant pour permettre la confusion entre une tradition avec un « t » minuscule et la grande Tradition avec un « T » majuscule. -8- L’innovation qui consista à ne donner aux fidèles que le saint pain eut très certainement pour origine, nullement théologique, le fait que c’était – et c’est toujours- plus commode pour les célébrants. De très bonne heure, en Occident, on a vu apparaître des avertissements épiscopaux formulés avec insistance de veiller à ne pas répandre le saint Sang. C’est ainsi que nous pouvons lire dans la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome : …tu as reçu le calice au nom de Dieu comme le symbole du sang du Christ. Aussi n’en répands rien, de peur qu’un esprit étranger ne le lèche, comme si tu le méprisais. Tu seras responsable du sang comme celui qui méprise le prix auquel il a été acheté (5). Très tardivement, on a tenté une justification a posteriori qui n’aboutit qu’à montrer que cette innovation signifiait une autre évolution concernant, elle, le sacerdoce ministériel. On s’est dit que, du moment que le prêtre communiait au saint Sang, les laïcs pouvaient se contenter de ne communier qu’au saint Corps. Mais ne battons pas notre coulpe sur la poitrine de nos frères : lorsque des prêtres orthodoxes considèrent qu’une communion mensuelle est suffisante pour les laïcs, sont-ils tellement éloignés de ce cléricalisme ? Entre un prêtre qui communie seul au saint Sang et un prêtre qui communie devant des laïcs qui ne communient pas, où est la différence ? Quant à Vatican II, on est peu interloqué : comment peut-on à ce point se dérober à une question théologique ? Car, enfin, on conçoit aisément qu’au cours d’agapes fraternelles dans une communauté paroissiale ou monastique, ou au cours d’un repas de famille, le jour d’un baptême, pour fêter le centenaire de l’arrière-grand-mère, etc., on ouvre une bouteille de champagne pour solenniser l’événement. Mais on ne saurait faire de la communion au calice considérée avec le concile de Trente comme facultative, une démarche exceptionnelle dont la seule finalité serait de rehausser le caractère festif de l’événement. Difficile, onéreux serait sans doute, pour l’Eglise latine, le retournement de l’intelligence et du cœur qui consisterait à repenser en termes de conciles généraux du patriarcat d’Occident ce qui jusqu’ici et depuis le concile de Constantinople de 869-870 est tenu pour des conciles œcuméniques. Mais en même temps, quelle formidable révolution copernicienne ce serait qui rapprocherait à la vitesse grand « V » le patriarcat de Rome des patriarcats orthodoxes ! Alors ne tarderait pas à se profiler à l’horizon le huitième concile unanimement reconnu, celui-là ; comme œcuménique. Importance de la question de la primauté et de l’autorité dans l’Eglise La question de la primauté est donc aussi bien celle de l’autorité dans la sainte Eglise du Christ. Même la célèbre divergence entre l’Orient et l’Occident chrétiens sur la procession du saint Esprit ne fut pas seulement une question de théologie trinitaire. (5) Hippolyte de Rome. La tradition apostolique. §38. Coll. Sources chrétiennes, n 11 bis, 2eme éd. Ed.du cerf, Paris, 1968, p.121 -9- Considérée depuis Constantinople, Antioche, Alexandrie ou Jérusalem, la question n’était pas seulement de savoir si le saint Esprit procédait du Père seul, ou bien du Père par le fils, ou encore, comme le décidèrent unilatéralement les Latins, si l’Esprit procédait du Père et du fils :…qui ex Patre Filioque procedit. Certes, les Orientaux étaient capables de s’intéresser, tout comme les Latins, à la question trinitaire pour elle-même. Mais ils ne pouvaient simultanément éviter de se poser une autre question : de quel droit un patriarche, quelle que soit sa primauté et sa prééminence dans le collège épiscopal, de quel droit peut-il arbitrer un conflit, opter pour telle ou telle théologie et écarter telle autre en contredisant ou en modifiant les décisions d’un concile œcuménique, de toute manière en plaçant son autorité patriarcale au-dessus de l’autorité conciliaire ? O, il se trouve que l’un des deux saints apôtres que fête l’Eglise, le 29 juin, est l’auteur de l’épitre aux Galates. Dans cette épître, nous voyons l’apôtre Paul revendiquer la légitimité d’une autonomie qui doit nous faire réfléchir à la nature exacte de la primauté de Pierre. A la différence de Pierre, Paul n’a pas connu Jésus de Nazareth à commencer par le baptême de Jean jusqu’au jour où il fut enlevé (aux apôtres) (Ac1, 32). Mais, loin de faire ce que, dans notre langage d’hommes et de femmes éduqués à l’école de la psychanalyse, nous appellerions un complexe d’infériorité, il affirme avec une grande assurance être apôtre, non point au nom des hommes, ni (désigné) par un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père (Ga 1, 1). Dans le premier verset de cet épitre saint Paul nous dit donc que son apostolat ne vient pas des hommes et ne lui a pas été conféré par le ministère d’un homme. Et dans sa première épître aux chrétiens de Corinthe il dit : Ne suis-pas libre ? Ne suis-je pas apôtre (I Co9, 1) ? Loin de se sentir en situation d’infériorité par rapport à Pierre et aux autres apôtres, il affirme tranquillement être parti pour l’Arabie, puis être revenu à Damas (Ga 1, 17) sans éprouver le besoin de se former, dirions-nous de nos jours, lui qui avait su, à l’époque où il était fanatiquement pharisien, se mettre aux pieds de Rabbi Gamaliel dont il devint le disciple et l’admirateur, le petit-fils d’Hillel. Devenu chrétien, il n’éprouve nullement le besoin de se rendre auprès de ceux que saint Luc appelle les oi ap’archès autoptai, ceux qui furent dès le début témoins oculaires des deux ans et demi de vie publique de Jésus qu’ils avaient suivi, et auprès de qui ils avaient eu chaud au cœur, abandonnant parents (pour ce qui est des fils de Zébédée), femmes et enfants ( dans le cas de Pierre). Mais, s’agissant de saint Paul, les interviews, les scoops au sujet de ceux qui étaient apôtres avant (lui) ( Ga 1,17) ne l’intéressent pas. Il nous dit son indifférence aux conseils humains (Ga 1, 16). Il tient pour plus important de partir en Arabie. Après son retour à Dama où il séjourna sans doute quelque temps, il n’attend pas moins de trois années avant de monter à Jérusalem pour s’entretenir avec l’apôtre Pierre, mais c’est pour ne pas rester que quinze jours avec celui qui avait été désigné par le Maître comme le premier des apôtres et aurait eu besoin de plus de semaines si Paul s’était montré plus curieux : la transfiguration de Jésus sur la montagne, la guérison de sa belle-mère par Jésus, les parties de pêche sur le lac de Génésareth secoué par la tempête et lui, Pierre marchant, avec la peur au ventre, sur les flots déchainés du Lac, à la rencontre de Jésus, l’intimité de la dernière Cène et l’expérience de la présence changée du Ressuscité, et toute une foule d’autres faits extraordinaires et passionnants à découvrir, et dont la découverte ne semble pas avoir passionné saint Paul, c’est le moins qu’on puisse dire. Et si, dans une perspective résolument latine, on veut faire de Pierre le premier pape de Rome, on ne devrait jamais - 10 - oublier ce que fut le comportement de Paul à l’égard de Pierre lors de ce que l’on peut appeler le conflit d’Antioche. Dans l’épître aux Galates, saint Paul dit : Lorsque Képhas vint à Antioche, je me suis apposé à lui ouvertement, car il s’était mis dans son tort (Ga 2, 11). Saint Paul ne craint pas de reprocher à Pierre sa lâcheté et son double jeu face aux gens de l’entourage de Jacques venus de Jérusalem à Antioche. Saint Paul se révèle alors bien meilleur théologien que Pierre. Et il doit cette supériorité à sa conversion. Plus précisément, il y a une logique inattaquable entre l’attitude de Paul à trois tournants de sa vie tourmentée mais extraordinairement riche et profonde. Il y eut d’abord l’attitude de Shaoul (autre orthographe pour Saûl) de Tarse envers les chrétiens avant sa rencontre avec le Ressuscité sur le chemin de Damas. Après cet événement, qui bouleversa son existence, il y eut son attitude nouvelle à l’égard du Judaïsme qu’il avait tété à la mamelle et surpassant la plupart de ceux de (son) âge. Et enfin, il y eut la position que Paul défendit vigoureusement contre Pierre à Antioche. Or, ce qu’il y a de commun à ces trois attitudes c’est qu’elles ont toutes trois été engendrées par une évidence que saint Paul eut le génie d’apercevoir le premier de tous et qui illumina et unifia toute sa vie. Cette évidence fut la suivante : entre la Tora et Jésus Christ il faut choisir. On pourrait formuler autrement cette évidence : entre la religion et la foi il faut choisir. Ou bien l’homme est sauvé par l’observance des prescriptions mosaïques – le shabbat, la circoncision, la nourriture casher, etc. ; ou bien c’est par Jésus Christ qu’on est sauvé, par Jésus Christ qui est le Sauveur, le salut étant la réception du saint Esprit dont Jésus Christ est l’unique Dispensateur ici-bas par ce que, de toute éternité, dans l’intimité de la vie trinitaire, il en est le Réceptacle éternel. Et dans ces conditions, c’est un impératif catégorique d’appliquer à la Tora l’admirable phrase du Précurseur parlant de lui-même et de Jésus : Lui doit croître et moi diminuer (Jn 3, 30). Dès lors, avant la rencontre totalement imprévisible avec le Ressuscité il était évident pour Shaoul de Tarse qu’il fallait éliminer les disciples de ce Jésus qui s’était présenté comme antérieur à Abraham et supérieur à Moise. Après sa conversion, Paul demeure fidèle à la même évidence que le salut ne pouvait venir de Jésus si c’était de la Tora qu’il venait, ni de la Tora si c’est Jésus ressuscité qui était le sauveur. Et si le salut est en Jésus Christ Donateur du salut, c’est-à-dire Dispensateur de l’Esprit, point n’est besoin d’imposer aux pagano-chrétiens l’obligation de devenir des juifs en se faisant circoncire avant d’être baptisés. Car le problème qui se posait aux judéo-chrétiens était de leur répugnance profonde, ancestrale à créer avec des Goyim, des incirconcis, des païens, ce lien sacré qu’est pout tout sémite le fait de prendre un repas avec quelqu’un. Et à Antioche Paul ne craint pas de reprocher à Pierre sa faiblesse et sa lâcheté dès lors qu’il doit affronter les judéochrétiens. Cette attitude de Paul vis-à-vis de Pierre devrait inspirer profondément notre réflexion à ce que peuvent être dans l’Eglise l’autorité et la primauté. L’importance de la fête du 29 juin Mais il y a aussi dans cette fête quelque chose de tout à fait admirable et, pourrait-on aller jusqu’à dire, de miraculeux, c’est que, nonobstant le fait que la conception de la primauté et de l’autorité de l’Eglise romaine d’une part et d’autres part de l’Orient chrétien soit allée en s’éloignant de plus en plus l’une de l’autre malgré tout, les deux parties du monde chrétien, l’Occident et l’Orient célèbrent aujourd’hui encore le même jour cette même fête. Ce miracle devrait amener les orthodoxes à découvrir en rendant grâces à Dieu que la totalité de l’Orthodoxie n’est pas contenue dans les limites visibles et conceptualisables de l’Eglise - 11 - orthodoxe, et que des vérités sont crues fermement, des réalités sont vécues intensément, que des actes sont posés parfois héroïquement, qui sont véritablement orthodoxes bien qu’ils se situent en dehors des limites visibles de l’Eglise orthodoxe. Les Orthodoxes devraient aussi reconnaître avec émotion que c’est l’honneur de l’Eglise romaine d’avoir uni L ES S AINTS A POTRES P IERRE ET P AUL dans une commune solennité, depuis le troisième siècle au moins, la fête de saint Pierre et celle de saint Paul. De leur côté, les catholiques devraient équilibrer davantage leur conception de la primauté romaine en tenant un plus grand compte de la manière dont saint Paul s’est comporté envers l’apôtre Pierre. Ils devraient aussi se dire que les évêques de Rome sont en continuité apostolique ininterrompue, c’est certain, avec Pierre mais aussi avec Paul et que l’actuel patriarche d’Antioche peut avoir la conviction d’être, tout autant que Benoît XVI, en unité diachronique, sans rupture à travers le temps, avec l’apôtre Pierre. - 12 -