Gian Domenico Borasio sur le suicide assisté en Suisse

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JAN ROEDER
L’autonomie et la bienveillance
Gian Domenico
Borasio ou la
médecine
d’écoute.
«J’ai un respect
maximal de
l’autonomie du
patient, mais il doit
décider en
connaissance de
cause, de manière
éclairée, donc en
étant informé de
l’alternative au
suicide assisté que
sont les soins
palliatifs. MUNICH, 12
NOVEMBRE 2009
> Médecine
Allemagne en tête,
plusieurs pays
veulent légiférer sur
le suicide assisté
> La Suisse qui y a
renoncé «pourrait
faire mieux dans
l’intérêt du patient»,
argumente le
professeur Gian
Domenico Borasio, un
des palliativistes les
plus en vue d’Europe
François Modoux
Le «tourisme de la mort» vers la
Suisse pousse l’Allemagne, mais
aussi la Grande-Bretagne et la
France, à vouloir légiférer sur le
suicide assisté. Gian Domenico
Borasio, professeur de médecine
palliative au CHUV, est très engagé dans le débat qui vient de
s’ouvrir au parlement allemand.
Avec trois collègues, iI est coauteur du projet de loi* qui pourrait trouver une majorité au Bundestag l’an prochain.
Dans un nouveau livre**, il précise à quelles conditions le patient
exerce vraiment un choix éclairé.
La Suisse, qui a voulu légiférer sur
le suicide assisté mais y a renoncé,
«peut faire mieux dans l’intérêt du
patient», estime le palliativiste qui
a publié ce printemps un premier
ouvrage en français consacré à la
médecine de la fin de vie***. Il évoque un risque réel et sous-estimé
de pression sociale sournoise qui
pourrait s’exercer à l’avenir sur des
patients fragiles afin qu’ils choisissent le suicide assisté, porte de
sortie bon marché d’un système
de santé mis sous pression par le
vieillissement de la population.
Entretien.
Le Temps: Pourquoi êtes-vous
entré dans la mêlée du débat sur
l’assistance au suicide en Allemagne?
Gian Domenico Borasio: On sait
que le suicide assisté, même
légalisé, ne concerne qu’une
toute petite fraction de la population. En Suisse par exemple, on
dénombre environ 500 cas par
année, soit 7 décès sur 1000.
L’enjeu éthique est certes important, mais l’enjeu du point de vue
du système de santé reste marginal. Or, en Allemagne, cet enjeu
est massivement exagéré au point
de détourner l’attention de la
vraie question: quelle médecine
de la fin de vie voulons-nous pour
tous, dans une société vieillissante ? Le risque réel de subir un
jour des décisions médicales
inappropriées, relevant de
l’acharnement thérapeutique,
concerne tout le monde. L’Allemagne a besoin d’une législation
qui tienne la route sur le suicide
assisté. Cette percée aurait un
effet libérateur pour aborder
enfin les trois vrais problèmes
que sont les soins pour le quatrième âge, l’offre lacunaire de
médecine palliative et l’acharnement thérapeutique. C’est l’objectif que je poursuis et qui motive
mon intervention.
– Vous allez à contre-courant de la
médecine palliative allemande qui
veut interdire le suicide assisté.
Pourquoi ?
– La discussion en Allemagne est
idéologique, presque sectaire.
Vous êtes coincé dans le choix
binaire pour ou contre le suicide
assisté. Or avec mon expérience
de palliativiste qui a soigné des
milliers de patients en fin de vie,
je ne suis ni pour, ni contre; je
suis pour le patient. Ma perspective est fondée sur deux valeurs
enracinées dans l’éthique médicale : l’autonomie du patient que
je respecte intégralement; et la
bienveillance envers le patient,
qui se concrétise en l’informant et
en lui offrant une alternative
crédible au suicide assisté. Cette
alternative, c’est la médecine
palliative, qui traite la douleur
physique et se coordonne avec un
soutien psychologique, social et
spirituel.
– La bienveillance n’est-elle pas un
argument confortable pour camoufler l’intention inavouée de
décider à la place du patient ?
– En Allemagne davantage qu’en
Suisse, certains défendent ouvertement qu’il faut empecher à tout
prix aux gens de se suicider. C’est
ici que la bienveillance tourne au
paternalisme : « je sais mieux que
toi, et je t’impose ce que je crois
être bon pour toi ». Dans mon
optique, la bienveillance ne consiste jamais à décider à la place
du patient, mais à placer celui-ci
dans les meilleures conditions
pour qu’il prenne une décision
libre et éclairée.
– Etes-vous à l’aise avec la situation suisse où l’Etat ne criminalise
pas l’assistance au suicide mais
refuse de l’encadrer dans une loi?
– La Confédération a délégué le
pilier «autonomie du patient»
aux associations privées d’aide au
suicide. Celui qui le souhaite
accède à ce service sans obstacle,
en devenant membre d’Exit.
Cette association travaille sérieusement et la situation est détendue: les Suisses sont satisfaits car
soulagés de savoir qu’ils ont une
porte de sortie garantie. La lacune est du côté du pilier «bienveillance». Exit ne peut pas conseiller sur l’alternative de la
médecine palliative; ce n’est pas
leur travail et ils n’en ont pas les
compétences.
– Allez-vous aussi intervenir en
Suisse pour demander que la
Confédération légifère finalement
sur le suicide assisté ?
– Je ne suis pas chaud dès lors que
le climat est calme. Ce n’est pas
ma priorité, mais si on me demande mon avis je le donne. Dire
qu’on ne peut pas légiférer parce
que c’est trop compliqué ou trop
conflictuel, c’est bizarre. Dès
qu’on parle d’argent, la loi est très
strict: par exemple celui qui veut
acheter une maison doit se faire
conseiller par un notaire, ce
détour coûteux imposé par l’Etat
vise à protéger l’acheteur contre
les périls potentiels de la transaction. Je peux le comprendre, mais
je ne vois pas pourquoi l’Etat se
dérobe à son devoir de bienveillance dans le cas du suicide
assisté.
– Que devrait dire l’Etat?
– L’Etat pourrait dire tout simplement: le malade en fin de vie a le
droit de se suicider, mais je remplis l’exigence de bienveillance en
l’obligeant à s’entretenir avec un
palliativiste ou un gériatre pour
clarifier ses motivations et s’assurer que celles-ci ne sont pas réver-
sibles au vu d’informations qu’il
aurait auparavant ignorées.
– Légiférer ne risque-t-il pas de
banaliser le suicide assisté ?
– C’est plutôt l’inverse. Si on ne
légifère pas, on délivre le message
que ce n’est pas important. Or on
parle d’un geste aux conséquences irréversibles. Il y a un paradoxe en Suisse : la Confédération
a lancé la stratégie nationale des
soins palliatifs comme alternative
au suicide assisté; parallèlement,
elle refuse de rendre obligatoire
le devoir d’informer sur cette
alternative quand un patient est
tenté par le suicide assisté.
– Le canton de Vaud a précisément
rendu obligatoire l’exigence d’information et créé un cadre transparent. L’exemple à suivre ?
– Oui, certainement. Les Vaudois
ont validé en votation une loi
dont on devait craindre que sa
complexité provoquerait son
refus. C’est instructif. Si on communique que forcer le patient à
écouter un message sur une alternative, c’est un acte de bienveillance qui ne limite pas du tout
son autonomie mais la renforce,
le message est compris et accepté.
On a une année d’expérience avec
cette loi et il n’y a eu ni plainte, ni
maltraitance, ni acharnement de
bienveillance. Et le nombre de
suicides assistés n’a pas augmenté
significativement. C’est logique
car de nombreux malades tentés
de passer à l’acte renoncent
quand leur détresse physique et
morale est prise en charge efficacement par la médecine palliative.
– Le vide législatif en Suisse fait-il
courir des risques ?
– L’offre de soins palliatifs reste
hétérogène à travers le pays. Des
gens ont décidé d’opter pour le
suicide assisté parce qu’ils
n’avaient pas eu la possibilité
d’accéder aux soins palliatifs.
C’est inacceptable, c’est la capitulation du système de santé. En
Suisse, ma priorité absolue est
donc d’étendre l’accès aux soins
palliatifs et d’améliorer leur
qualité.
L’autre risque, moins connu et
encore peu discuté, m’inquiète
davantage. Si la société ne met
l’accent que sur l’autonomie du
patient, elle s’expose à une dérive
non éthique : le suicide assisté
pourrait devenir insidieusement
la voie favorisée pour des motifs
économiques bien sûr inavoués.
Le système en général pourrait
discrètement créer de la pression
sur des gens âgés, fragiles et
potentiellement menacés de
démence pour qu’ils sollicitent le
suicide assisté pour ne pas être
une charge et parce que c’est
l’option la moins chère pour la
collectivité. Ce serait intolérable.
C’est en connaissance de ce risque
que je suis hostile à la légalisation
du suicide assisté lors d’indications autres que les maladies
incurables au stade terminal.
– Quel impact le vieillissement de
la population aura-t-il sur la
médecine de la fin de vie ?
– Le nombre annuel de décès
augmentera en Suisse de 25% ces
quinze prochaines années. Dans
leur majorité, les mourants seront très âgés, grabataires et
toujours plus souvent atteints de
démence. Il faut à tout prix adapter le dispositif médical à cette
réalité. La médecine palliative, et
non pas le suicide assisté, est la
vraie réponse à l’acharnement
thérapeutique. Un jour, pour
nous tous, il faudra changer
l’objectif thérapeutique et on
espère que notre médecin sera
formé pour ne pas rater le moment clef. Il ne s’agit pas d’ «arrêter les soins», car on n’arrête
jamais les soins. Il s’agit de convenir avec le patient qu’on est arrivé
à un point où il est judicieux de
soulager sa souffrance sans plus
chercher la guérison. Ce n’est pas
un abandon qui serait dévastateur, c’est un engagement intense
auprès du patient pour qu’il
puisse mourir apaisé et dignement. Y parvenir est un grand
succès. Ça fait beaucoup moins
discuter que le suicide assisté,
mais d’un point de vue épidémiologique, c’est 100 fois plus important.
* Gian Domenico Borasio, Ralph J.
Jox, Jochen Taupitz, urban Wiesing:
Selbstbestimmung im Sterben Fürsorge zum Leben. Ein
Gesetzvorschlag zur Regelung des
assistierten Suizids, Kohlhammer,
2014
** Gian Domenico Borasio, selbst
bestimmt sterben, C.H. Beck, 2014
*** Gian Domenico Borasio, Mourir.
Ce que l’on sait, ce que l’on peut
faire, comment s’y préparer, PPUR,
Collection Savoir Suisse
Les règles
En Allemagne, l’assistance au
suicide (l’aide donnée par un tiers
qui organise les conditions préalables au suicide) n’est pas interdite
du seul fait qu’elle n’est évoquée
dans aucune loi, contrairement à
l’euthanasie (meurtre sur demande de la victime), explicitement interdite et punissable.
Les chambres médicales de
plusieurs Länder (mais pas tous)
interdisent aux médecins de
pratiquer l’assistance au suicide.
Des sanctions jusqu’au retrait de
l’approbation de pratiquer sont
prévues.
L’obligation légale d’assistance à
personne en danger, faite à tout
médecin en Allemagne, peut
entraîner la poursuite d’office si
elle a été violée. Ce principe
contraignant est incompatible
avec l’assistance au suicide; à lui
seul il crée une insécurité juridique qui explique que le suicide
assisté est très peu pratiqué en
Allemagne. Chaque année, des
patients (une cinquantaine selon
des estimations) viennent mourir
en Suisse où l’assistance au suicide, facile d’accès, n’est pas
poursuivie «si la personne prêtant
assistance n’a pas agi pour un
motif égoïste» (art. 115 du Code
pénal).
Les tentatives de restreindre
l’assistance au suicide en Suisse
ont toutes échoué. En Allemagne,
trois projets de loi veulent interdire
l’assistance au suicide ou la réglementer de façon si stricte qu’elle
sera presque impossible. Ceci
alors que, selon des sondages, la
population réclame la légalisation
de l’assistance au suicide.
Le projet de loi Borasio propose,
lui, d’autoriser le suicide médicalement assisté à une série de conditions: seul un médecin peut
accéder à la demande d’un patient; celui-ci doit obligatoirement
être en phase terminale d’une
maladie incurable; un second avis
médical est requis pour s’assurer
que le patient est apte à décider; le
patient a dû revevoir au préalable
toutes les informations utiles sur
l’alternative que sont les soins
palliatifs.
Les associations d’aide au suicide,
mal vues en Allemagne, pourraient y être interdites par la loi
qu’adoptera le Bundestag. FMx
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