Gian Domenico Borasio sur le suicide assisté en Suisse

François Modoux
Le «tourisme de la mort» vers la
Suisse pousse l’Allemagne, mais
aussi la Grande-Bretagne et la
France, à vouloir légiférer sur le
suicide assisté. Gian Domenico
Borasio, professeur de médecine
palliative au CHUV, est très en-
gagé dans le débat qui vient de
s’ouvrir au parlement allemand.
Avec trois collègues, iI est co-
auteur du projet de loi* qui pour-
rait trouver une majorité au Bun-
destag l’an prochain.
Dans un nouveau livre**, il pré-
ciseàquellesconditionslepatient
exerce vraiment un choix éclairé.
La Suisse, qui a voulu légiférer sur
le suicide assisté mais y a renoncé,
«peutfairemieuxdansl’intérêtdu
patient»,estimelepalliativistequi
a publié ce printemps un premier
ouvrage en français consacré à la
médecinedelafindevie***.Ilévo-
que un risque réel et sous-estimé
de pression sociale sournoise qui
pourraits’exerceràl’avenirsurdes
patients fragiles afin qu’ils choi-
sissent le suicide assisté, porte de
sortie bon marché dun système
de santé mis sous pression par le
vieillissement de la population.
Entretien.
Le Temps: Pourquoi êtes-vous
entré dans la mêlée du débat sur
l’assistance au suicide en Allema-
gne?
Lautonomie et la bienveillance
>Médecine
Allemagne en tête,
plusieurs pays
veulent légiférer sur
le suicide assisté
>La Suisse qui y a
renoncé «pourrait
faire mieux dans
l’intérêt du patient»,
argumente le
professeur Gian
Domenico Borasio, un
des palliativistes les
plus en vue d’Europe
Gian Domenico Borasio: On sait
que le suicide assisté, même
légalisé, ne concerne qu’une
toute petite fraction de la popula-
tion. En Suisse par exemple, on
dénombre environ 500 cas par
année, soit 7 décès sur 1000.
Lenjeu éthique est certes impor-
tant, mais l’enjeu du point de vue
du système de santé reste margi-
nal. Or, en Allemagne, cet enjeu
est massivement exagéré au point
de détourner lattention de la
vraie question: quelle médecine
de la fin de vie voulons-nous pour
tous, dans une société vieillis-
sante ? Le risque réel de subir un
jour des décisions médicales
inappropriées, relevant de
l’acharnement thérapeutique,
concerne tout le monde. LAlle-
magne a besoin dune législation
qui tienne la route sur le suicide
assisté. Cette percée aurait un
effet libérateur pour aborder
enfin les trois vrais problèmes
que sont les soins pour le qua-
trième âge, l’offre lacunaire de
médecine palliative et l’acharne-
ment thérapeutique. Cest l’objec-
tif que je poursuis et qui motive
mon intervention.
– Vous allez à contre-courant de la
médecine palliative allemande qui
veut interdire le suicide assisté.
Pourquoi ?
– La discussion en Allemagne est
idéologique, presque sectaire.
Vous êtes coincé dans le choix
binaire pour ou contre le suicide
assisté. Or avec mon expérience
de palliativiste qui a soigné des
milliers de patients en fin de vie,
je ne suis ni pour, ni contre; je
suis pour le patient. Ma perspec-
tive est fondée sur deux valeurs
enracinées dans l’éthique médi-
cale : l’autonomie du patient que
je respecte intégralement; et la
bienveillance envers le patient,
qui se concrétise en l’informant et
en lui offrant une alternative
crédible au suicide assisté. Cette
alternative, c’est la médecine
palliative, qui traite la douleur
physique et se coordonne avec un
soutien psychologique, social et
spirituel.
– La bienveillance nest-elle pas un
argument confortable pour ca-
moufler lintention inavouée de
décider à la place du patient ?
– En Allemagne davantage quen
Suisse, certains défendent ouver-
tement quil faut empecher à tout
prix aux gens de se suicider. Cest
ici que la bienveillance tourne au
paternalisme : « je sais mieux que
toi, et je t’impose ce que je crois
être bon pour toi ». Dans mon
optique, la bienveillance ne con-
siste jamais à décider à la place
du patient, mais à placer celui-ci
dans les meilleures conditions
pour qu’il prenne une décision
libre et éclairée.
– Etes-vous à l’aise avec la situa-
tion suisse où l’Etat ne criminalise
pas lassistance au suicide mais
refuse de lencadrer dans une loi?
– La Confédération a délégué le
pilier «autonomie du patient»
aux associations privées d’aide au
suicide. Celui qui le souhaite
accède à ce service sans obstacle,
en devenant membre d’Exit.
Cette association travaille sérieu-
sement et la situation est déten-
due: les Suisses sont satisfaits car
soulagés de savoir quils ont une
porte de sortie garantie. La la-
cune est du côté du pilier «bien-
veillance». Exit ne peut pas con-
seiller sur l’alternative de la
médecine palliative; ce nest pas
leur travail et ils nen ont pas les
compétences.
– Allez-vous aussi intervenir en
Suisse pour demander que la
Confédération légifère finalement
sur le suicide assisté ?
– Je ne suis pas chaud dès lors que
le climat est calme. Ce nest pas
ma priorité, mais si on me de-
mande mon avis je le donne. Dire
qu’on ne peut pas légiférer parce
que cest trop compliqué ou trop
conflictuel, c’est bizarre. Dès
qu’on parle d’argent, la loi est très
strict: par exemple celui qui veut
acheter une maison doit se faire
conseiller par un notaire, ce
détour coûteux imposé par l’Etat
vise à protéger l’acheteur contre
les périls potentiels de la transac-
tion. Je peux le comprendre, mais
je ne vois pas pourquoi l’Etat se
dérobe à son devoir de bien-
veillance dans le cas du suicide
assisté.
– Que devrait dire l’Etat?
– L’Etat pourrait dire tout simple-
ment: le malade en fin de vie a le
droit de se suicider, mais je rem-
plis l’exigence de bienveillance en
l’obligeant à s’entretenir avec un
palliativiste ou un gériatre pour
clarifier ses motivations et s’assu-
rer que celles-ci ne sont pas réver-
sibles au vu d’informations qu’il
aurait auparavant ignorées.
– Légiférer ne risque-t-il pas de
banaliser le suicide assisté ?
– C’est plutôt l’inverse. Si on ne
légifère pas, on délivre le message
que ce nest pas important. Or on
parle d’un geste aux conséquen-
ces irréversibles. Il y a un para-
doxe en Suisse : la Confédération
a lancé la stratégie nationale des
soins palliatifs comme alternative
au suicide assisté; parallèlement,
elle refuse de rendre obligatoire
le devoir dinformer sur cette
alternative quand un patient est
tenté par le suicide assisté.
– Le canton de Vaud a précisément
rendu obligatoire l’exigence d’in-
formation et créé un cadre trans-
parent. Lexemple à suivre ?
– Oui, certainement. Les Vaudois
ont validé en votation une loi
dont on devait craindre que sa
complexité provoquerait son
refus. Cest instructif. Si on com-
munique que forcer le patient à
écouter un message sur une alter-
native, c’est un acte de bien-
veillance qui ne limite pas du tout
son autonomie mais la renforce,
le message est compris et accep.
On a une année d’expérience avec
cette loi et il n’y a eu ni plainte, ni
maltraitance, ni acharnement de
bienveillance. Et le nombre de
suicides assistés na pas augmenté
significativement. C’est logique
car de nombreux malades tens
de passer à l’acte renoncent
quand leur détresse physique et
morale est prise en charge effica-
cement par la médecine palliative.
– Le vide législatif en Suisse fait-il
courir des risques ?
– Loffre de soins palliatifs reste
hétérogène à travers le pays. Des
gens ont décidé d’opter pour le
suicide assisté parce qu’ils
navaient pas eu la possibilité
d’accéder aux soins palliatifs.
C’est inacceptable, c’est la capitu-
lation du système de santé. En
Suisse, ma priorité absolue est
donc d’étendre laccès aux soins
palliatifs et d’améliorer leur
qualité.
Lautre risque, moins connu et
encore peu discuté, minquiète
davantage. Si la société ne met
l’accent que sur l’autonomie du
patient, elle s’expose à une dérive
non éthique : le suicide assis
pourrait devenir insidieusement
la voie favorisée pour des motifs
économiques bien sûr inavoués.
Le système en général pourrait
discrètement créer de la pression
sur des gens âgés, fragiles et
potentiellement menacés de
démence pour qu’ils sollicitent le
suicide assisté pour ne pas être
une charge et parce que c’est
l’option la moins chère pour la
collectivité. Ce serait intolérable.
C’est en connaissance de ce risque
que je suis hostile à la légalisation
du suicide assisté lors dindica-
tions autres que les maladies
incurables au stade terminal.
– Quel impact le vieillissement de
la population aura-t-il sur la
médecine de la fin de vie ?
– Le nombre annuel de décès
augmentera en Suisse de 25% ces
quinze prochaines années. Dans
leur majorité, les mourants se-
ront très âgés, grabataires et
toujours plus souvent atteints de
démence. Il faut à tout prix adap-
ter le dispositif médical à cette
réalité. La médecine palliative, et
non pas le suicide assisté, est la
vraie réponse à l’acharnement
thérapeutique. Un jour, pour
nous tous, il faudra changer
l’objectif thérapeutique et on
espère que notre médecin sera
formé pour ne pas rater le mo-
ment clef. Il ne sagit pas d’ «arrê-
ter les soins», car on narrête
jamais les soins. Il s’agit de conve-
nir avec le patient qu’on est arrivé
à un point où il est judicieux de
soulager sa souffrance sans plus
chercher la guérison. Ce nest pas
un abandon qui serait dévasta-
teur, c’est un engagement intense
auprès du patient pour quil
puisse mourir apaisé et digne-
ment. Y parvenir est un grand
succès. Ça fait beaucoup moins
discuter que le suicide assisté,
mais d’un point de vue épidémio-
logique, c’est 100 fois plus impor-
tant.
* Gian Domenico Borasio, Ralph J.
Jox, Jochen Taupitz, urban Wiesing:
Selbstbestimmung im Sterben -
Fürsorge zum Leben. Ein
Gesetzvorschlag zur Regelung des
assistierten Suizids, Kohlhammer,
2014
** Gian Domenico Borasio, selbst
bestimmt sterben, C.H. Beck, 2014
*** Gian Domenico Borasio, Mourir.
Ce que l’on sait, ce que l’on peut
faire, comment s’y préparer, PPUR,
Collection Savoir Suisse
Gian Domenico
Borasio ou la
médecine
d’écoute.
«J’ai un respect
maximal de
l’autonomie du
patient, mais il doit
décider en
connaissance de
cause, de manière
éclairée, donc en
étant informé de
l’alternative au
suicide assisté que
sont les soins
palliatifs. MUNICH, 12
NOVEMBRE 2009
JAN ROEDER
Les règles
EnAllemagne,lassistanceau
suicide(l’aidedonnéeparun tiers
quiorganise les conditionspala-
bles ausuicide)n’estpasinterdite
duseulfaitquellen’estévoquée
dans aucuneloi,contrairementà
leuthanasie(meurtre sur de-
mandedelavictime),explicite-
ment interditeetpunissable.
Leschambresdicales de
plusieurs nder(maispastous)
interdisent aux decinsde
pratiquer l’assistance ausuicide.
Dessanctionsjusquauretrait de
lapprobationdepratiquersont
pvues.
Lobligation galed’assistance à
personne endanger, faiteà tout
médecinenAllemagne, peut
entraîner lapoursuited’officesi
elle aétévioe.Ceprincipe
contraignant est incompatible
avecl’assistanceausuicide; à lui
seul ilce une incurijuridi-
que quiexpliquequelesuicide
assisté est trèspeupratiquéen
Allemagne.Chaqueannée, des
patients(unecinquantaineselon
desestimations) viennentmourir
enSuisse oùl’assistanceausui-
cide,faciled’accès,nest pas
poursuivie«silapersonne prêtant
assistance n’a pasagipourun
motifégst(art. 115 duCode
pénal).
Lestentativesderestreindre
lassistanceausuicideenSuisse
onttoutesécho.EnAllemagne,
troisprojetsdeloiveulentinterdire
lassistanceausuicideoulagle-
menter defaçonsistricte qu’elle
sera presque impossible. Ceci
alorsque, selon des sondages, la
populationréclame lalégalisation
delassistance ausuicide.
Le projetdeloi Borasio propose,
lui, d’autoriser lesuicide médicale-
ment assistéà une riedecondi-
tions: seulundecin peut
accéder àlademande d’unpa-
tient; celui-cidoitobligatoirement
être enphaseterminale d’une
maladieincurable ;unsecondavis
médicalestrequispours’assurer
quelepatientest apteà cider;le
patienta revevoiraupréalable
toutesles informations utilessur
lalternative que sontlessoins
palliatifs.
Lesassociationsd’aideausuicide,
malvues enAllemagne,pour-
raienty êtreinterditespar laloi
qu’adoptera leBundestag.
FMx
1 / 1 100%

Gian Domenico Borasio sur le suicide assisté en Suisse

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !