inégalité, genre et santé, entre l`universel et le culturel

DIDIER FASSIN
INÉGALITÉ,GENRE ET SANTÉ,
ENTRE LUNIVERSEL ET LE CULTUREL
Dans un ouvrage paru en 1936, et devenu depuis un classique de
l’anthropologie, We the Tikopia,Raymond Firth, alors jeune ethno-
logue venant de passer deux années parmi ces habitants de l’une
des Iles Salomon qui sont parmi, nous dit-il, «les plus primitifs des
Polynésiens», s’émerveille de leur «physique magnifique»: «Quand
on songe à la bonne constitution des sauvages, au moins de ceux
que nous n’avons pas perdus avec nos liqueurs fortes, quand on sait
qu’ils ne connaissent presque d’autres maladies que les blessures et
la vieillesse, on est porté à croire que l’on ferait aisément l’histoire
des maladies humaines en suivant celle des sociétés civiles».
Sociétés heureuses jusque dans leur corps épanoui où se réalise le
grand rêve rousseauiste de l’harmonie entre l’homme et la nature!
Deux éléments peuvent pourtant intriguer le lecteur qui découvre
le recensement de la population que l’auteur a effectué pendant son
séjour. En effet, d’une part, il constate, parmi les enfants, un effec-
tif de 338 garçons pour 249 filles, ce qui représente un ratio de
1,35, tout à fait inhabituel, puisqu’au contraire, en bas âge, la survie
des filles est normalement supérieure à celle des garçons. Evoquant
l’hypothèse, somme toute raisonnable, d’un infanticide sélectif, l’au-
teur la récuse pourtant facilement, sur le simple argument que ses
informateurs – des hommes s’en défendent. Mais d’autre part,
on trouve à l’âge adulte un retour à l’équilibre parfait entre les deux
sexes, avec maintenant un ratio de 1, ce qui est, là encore, assez
remarquable. Le fait, cependant, n’étonne pas d’avantage l’auteur
qui se contente de noter que la mortalité supérieure des hommes
dans cette période de leur vie est probablement liée à des accidents
de chasse, des noyades, des chutes d’arbres et des rixes au sein du
groupe. Au fond, ces données démographiques sont d’autant plus
facilement naturalisées qu’elles débouchent sur un bilan mathémati-
quement nul, puisqu’au bout du compte, on a bien le même
nombre d’hommes et de femmes pour assurer la bonne reproduc-
tion du groupe.
De cette brève évocation ethnographique, on peut tirer au moins
trois enseignements. En premier lieu, l’anthropologue ne porte
jamais, on le sait, un regard objectif sur ses objets et terrains d’en-
quêtes: il ne voit que ce qu’il est prêt à voir et, bien souvent, les
hommes anthropologues ont eu tendance à travailler avec des
lunettes masculines. En second lieu, l’inscription de l’inégalité de
genre dans les corps existe, même si elle y prend une forme particu-
lière, dans des sociétés très éloignées de la nôtre, y compris celles
que nous considérons comme les plus traditionnelles. En troisième
lieu enfin, toutes les morts et toutes les souffrances ne s’équivalent
pas: le bilan à somme nulle de cette population polynésienne où les
hommes sont aussi nombreux que les femmes, masque deux causes
de décès sexuellement différenciées, infanticide des petites filles et
mort accidentelle des hommes, qui même si elles sont identiques en
quantité, n’ont pas la même signification sociale, traduisant précisé-
ment, pour autant qu’on y prête attention, des disparités profondes
de statut.
Prolongeant ces remarques, j’aimerais, dans ce texte, esquisser une
réflexion sur les inégalités sociales de genre et sur leur inscription
dans les corps, en m’efforçant plus particulièrement de relier les
deux fils de l’anthropologie que sont la recherche de l’universel et
l’appréhension du culturel, ou encore, pour paraphraser Leach,
l’unité des relations entre les sexes et la diversité de leurs configura-
tions. Dans un premier temps, il sera question de ces disparités
incorporées entre hommes et femmes dans des sociétés différentes :
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plutôt qu’un panorama exhaustif, l’ambition est de saisir la perma-
nence d’une inégalité et des variations historiques dans ses manifes-
tations. Dans un second temps, il s’agira de partir du paradoxe bien
connu de la sous-mortalité et de la surmorbidité des femmes par
rapport aux hommes afin de discuter de la contribution de l’an-
thropologie à une critique du raisonnement statistique faisant de
tous les faits sanitaires des réalités équivalentes. Dans un troisième
temps, on mettra en cause le recours habituel à l’anthropologie
dans l’étude des disparités de genre: le traitement culturaliste de
l’inégalité sert en effet souvent à en occulter les déterminations
socio-économiques ordinaires et à priver les dominés de leur droit à
un universel au prétexte de leur différence. L’analyse ne sera toute-
fois qu’ébauchée dans les pages qui suivent et l’on pourra, pour une
discussion substantielle des différents points traités ici, se reporter
à des travaux antérieurs (1987, 1992a, 1992b, 1996, 1999a, 1999b).
L’UNIVERSALITÉ DIVERSE
Les anthropologues qui ont étudié l’inégalité dans les sociétés tradi-
tionnelles ont fréquemment négligé la part revenant aux relations
de genre. Ainsi, Alain Testard (1982) dans sa recherche sur l’origine
des inégalités, qu’il fait remonter au passage à la sédentarisation
avec les possibilités d’accumulation qu’elle permet, traite d’un
homme préhistorique asexué, négligeant la division du travail et des
ressources à l’intérieur des familles. A l’inverse Marshall Sahlins
(1976) qui, lui, s’intéresse précisément au mode de production
domestique, ne descend pourtant pas au-dessous du niveau de
l’unité familiale pour dévoiler les rapports de domination et d’ex-
ploitation existant en son sein et réduit la famille à un adulte mâle
et un adulte femelle. Indifférenciation sexuelle dans un cas, natura-
lisation du genre dans l’autre, il n’y a pas ici de place pour l’inégalité
entre hommes et femmes.
Pourtant si l’on suit Françoise Héritier (1996), aucune société n’a
été exempte de rapports de domination masculine, contrairement à
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une certaine vulgate anthropologique confondant probablement
matrilignage et matriarcat. La manière, pourtant, dont ces disparités
s’inscrivent dans les corps est mal connue et en tout état de cause
complexe. Dans l’étude qu’il a consacrée aux Baruya de Nouvelle-
Guinée, Maurice Godelier (1982) note que, dans ce groupe qui,
jusque dans les années cinquante, n’avait jamais été en contact avec
le monde blanc, «les hommes régissaient la société non pas sans les
femmes mais contre elles». Ce sont eux qui possèdent la terre,
fabriquent les armes et les outils, assurent la production et le com-
merce du sel, pratiquent la chasse et les travaux agricoles les plus
durs, enfin distribuent la nourriture carnée en s’attribuant les
meilleurs morceaux. L’incorporation de la différence de genre et de
la supériorité des hommes se fait tout au long de la vie, notamment
lors des périodes d’initiation. Les éventuelles révoltes contre cet
ordre des choses sont sévèrement punies, entraînant parfois la mort
de la contrevenante. Cette domination trouve sa justification idéo-
logique dans des représentations du corps et de ses substances,
puisque le sexe masculin exprime la force alors que le sexe féminin
est symbole d’impureté, et que le sperme confère la vie quand le
sang menstruel est associé au danger. Autrement dit, le corps n’est
pas seulement le lieu où se manifeste l’inégalité il est aussi celui où
elle se légitime: c’est donc parce qu’elle est l’inégalité la plus natu-
relle que la différence entre les hommes et les femmes est aussi la
plus universelle. Et il suffit que les anthropologues s’intéressent à
cette réalité pour que les exemples l’attestant se multiplient.
Dans mes propres recherches au sud du Sénégal, j’ai montré la
manière dont, chez les Diola de Casamance, la stérilité d’un couple
et même la mort d’enfants en bas âge étaient imputées à la seule
femme, conduisant à des rituels expiatoires extrêmement doulou-
reux et humiliants durant plusieurs années. Au cours de cette
longue période du kañaalen pendant laquelle la jeune femme, exilée
volontaire, se trouve réduite à un statut proche de l’animalité dans
son village d’adoption, toutes sortes de violences physiques et
morales sont perpétrées contre elle pour obtenir à la fois sa
rédemption et la protection de sa progéniture. La responsabilité de
la mère dans les malheurs qui accablent sa descendance, qu’elle en
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soit consciente si on la considère comme une sorcière ou incons-
ciente si on la pense possédée par un génie, appelle de toute façon
ce traitement spectaculaire qui la conduit à prendre le rôle de bouf-
fonne rituelle et de travailleuse forcenée pour le groupe. Signe, au
demeurant classique, de l’assimilation collective de cette représenta-
tion des relations de genre dans la procréation, ce sont les femmes
âgées, dont beaucoup ont elles-mêmes subi cette épreuve, qui sont
les premières à l’imposer aux plus jeunes. Le rituel apparaît ainsi à
la fois comme la propriété la plus secrète de l’univers symbolique
des femmes et en même temps comme l’espace de la plus grande
violence sociale à leur égard. Là encore, la traduction physique des
rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes relève d’une
logique sociale subtile qui fait plier le corps des femmes sous les
coups, les rires ou les rites du groupe et qui leur fait reconnaître
leur souffrance comme naturelle, puisque c’est par elle que l’ordre
de la reproduction biologique peut reprendre ses droits.
L’inégalité de genre, quelle que soit la société que l’on considère, et
pour autant que l’on veuille la mettre en évidence, apparaît comme
un fait universel, dont les justifications tout comme les manifesta-
tions sont toutefois éminemment variables. Son inscription dans les
corps revêt de la même manière des formes extrêmement diffé-
rentes, qui s’expriment, selon les cas, par des disparités devant la
mort, par des malnutritions plus fréquentes, par des violences
sexuelles, voire par des attitudes de soumission inculquée. C’est dire
l’importance d’une anthropologie de l’inégalité qui dépasse le cadre
strict de la mortalité et de la morbidité telle que le dessine l’épidé-
miologie.
UNPARADOXE HEURISTIQUE
A cet égard, on connaît le paradoxe bien connu. D’une part, il
existe, à peu près partout dans le monde, sauf dans la péninsule
indienne, une sous-mortalité féminine qui se manifeste par des taux
de décès moindres à tous les âges jusqu’à soixante ans et par une
espérance de vie supérieure de plusieurs années. Ainsi, en France,
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