Ces génocides commis sans les nazis

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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 20 MAI 2011
Ces génocides commis sans les nazis
SECONDE GUERRE MONDIALE • Dans plusieurs Etats européens, les dirigeants et populations antisémites
n’ont pas attendu les nazis pour massacrer les Juifs. Leurs pogroms génocidaires font encore débat aujourd’hui.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
que 125 000. Peut-on alors dire
que ces pays ont achevé la Shoah
en rendant ces pays «Judenfrei»,
c'est-à-dire sans Juifs? 900 000
survivants juifs ont en tout cas
disparu des statistiques. Il n’y a
pas eu de massacres, mais une
politique très proche de celle des
nazis envers les Juifs allemands
avant la guerre. On les a forcés à
fuir leur terre natale en les
privant des moyens de vie les
plus élémentaires. «Socialement
morts», ils ont dû partir dépouillés de tout. hitler a disparu, les
Alliés ont gagné, mais l’antisémitisme est resté omniprésent et les
Etats de l’Est achèvent l’élimination des Juifs voulue par hitler.
Pendant la Seconde Guerre
mondiale, plusieurs
centaines de milliers de Juifs
ont été exterminés, non pas par le Troisième
Reich et sa terrifiante «Solution
finale», mais par la barbarie antisémite de gouvernements et de
citoyens de divers Etats européens, qui ont multiplié, de leur
propre initiative, les pogroms,
déportations et massacres à
grande échelle. Les explications
de l’historien de la Shoah MarcAndré Charguéraud, auteur de
plusieurs ouvrages1 sur l’holocauste.
On en parle rarement, mais des
génocides ont aussi été commis
sans l’intervention des nazis...
Marc-André Charguéraud: Certainement. Plus de 500 000 Juifs
ont été envoyés à la mort par des
gouvernements de pays indépendants, non occupés par l’Allemagne. Ces massacres sont d’autant plus odieux qu’ils ont pour la
plupart eu lieu avant le début de
la Shoah en Europe. hitler le reconnaît dans une conversation
avec Goebbels: «Antonescu (président de la Roumanie) poursuit
dans ce domaine des politiques
plus radicales que les nôtres.»
Que s’est-il passé en Roumanie?
Entre juin 1941 et le printemps
1942, plus de 300 000 Juifs ont été
assassinés en Roumanie dans
des conditions atroces: mitraillés, tués à l’explosif, brûlés vifs,
affamés… Tout a commencé le 29
juin 1941 dans la ville de Iasi.
4330 Juifs sont entassés dans des
wagons verrouillés qui roulent
une semaine sans but, sans eau,
sans nourriture, sans air. 2650
meurent assoiffés ou asphyxiés.
Qui a donné les ordres?
Sans la moindre équivoque, le
maréchal Antonescu, chef de
l’Etat. Le 13 novembre 1941,
il déclare en Conseil des ministres: «Je suis responsable devant
ce pays et devant l’histoire…
Pour ne laisser aucun Juif prendre sa revanche, je les tuerai en
premier.»
Il y a aussi eu la Croatie?
En 1941, la Croatie est devenue
un Etat indépendant dirigé par
Ante Pavelic, un dictateur, qui
A la fin juin 1941, à l’occasion d’un sanglant pogrom dans la ville de Iasi, en Roumanie, plus de 4000 Juifs sont entassés dans des wagons à
bestiaux. Ils vont rouler pendant une semaine sans but, sans eau ni nourriture, suffoquant sous le soleil. Un grand nombre d’entre eux n’en
sortiront pas vivants. MUSÉE MÉMORIAL DE L’HOLOCAUSTE DES ÉTATS-UNIS/DR
veut créer un Etat purement catholique par purification ethnique». En cinq mois, des centaines de milliers de Serbes
orthodoxes et 26 000 Juifs sont
assassinés par des bandes d’Oustachis, des milices aux ordres de
Pavelic. C’est «le règne du carnage… les hommes sont égorgés,
assassinés, jetés vivants du haut
des falaises… Ils sont attachés
par centaines, emmenés dans
des wagons et tués comme des
bêtes», rapporte l’évêque de Mostar, Alojzije Misic. Au-delà d’appels à la modération, ni la hiérarchie catholique locale, ni le
Vatican n’interviennent.
Que s’est-il passé en Slovaquie,
dont le chef de l’Etat était justement un prêtre catholique?
La Slovaquie ne sera occupée par
les Allemands qu’en août 1943.
C’est un Etat indépendant que
dirige Mgr Joseph Tiso. Il désire
se débarrasser de ses Juifs. Aussi,
«Rien n’est plus terrible
qu’une foule déchaînée
qui tue aveuglément»
MARC-ANDRÉ CHARGUÉRAUD
lorsque Berlin lui demande de
fournir 20 000 travailleurs robustes, Tiso envoie des Juifs et insiste pour que leurs familles,
femmes, enfants, vieillards, les
accompagnent. Les Allemands
acceptent à condition que Tiso
leur paie 500 Reichsmark par Juif
livré. 52 000 Juifs sont déportés.
Ils sont parmi les premières victimes des chambres à gaz qui
commencent à fonctionner.
Le 15 août 1942, Mgr Tiso
conclut une diatribe publique
par ces mots aberrants: «Les
choses seraient bien pires si nous
n’étions débarrassés d’eux. Et
nous faisons cela selon le com-
mandement de Dieu: Slovaque,
va, débarrasse-toi de ton parasite
(le Juif).»
Pourquoi ne citez-vous pas la
Pologne, où il y a aussi eu des
pogroms?
La Pologne a été occupée dès
septembre 1939 et ce sont les Allemands qui ont massacré 90%
des 3,3 millions de Juifs polonais.
Les pogroms qui sévissaient de
façon régulière dans ce pays sont
d’affreux lynchages populaires
avec l’accord tacite des autorités.
500 Juifs ont ainsi succombé
pendant les cinq années qui ont
précédé la guerre. Quelques mil-
liers pendant le conflit et l’on
pense en particulier aux nombreux Juifs brûlés vifs ou battus à
mort par leurs voisins à Jedwabne le 10 juillet 1941 (lire cidessous). Entre 1944 et 1947,
1500 à 2000 Juifs sont encore victimes de pogroms. On compte 39
morts pendant le pogrom de
Kielce, le 4 juillet 1946. Rien n’est
plus terrible et condamnable
qu’une foule déchaînée qui tue
aveuglément, mais on conviendra qu’au vu des chiffres, on ne
peut pas parler de génocide.
Puisque vous parlez de pogroms
après la guerre, pouvez-vous nous
éclairer sur ce qui est arrivé aux
Juifs des pays de l’Est après la
défaite du Reich?
C’est un sujet dont on parle peu
et pourtant il est de la plus
grande importance. Plus d’un
million de Juifs ont survécu à la
Shoah dans ces pays. Quarante
ans plus tard, ils n’étaient plus
Le lourd silence de Jedwabne
Le 10 juillet 1941, les habitants de Jedwabne, une
petite ville du nord-est de la Pologne, ont massacré
la quasi-totalité de la population juive, brûlée vive
dans une grange. Ce pogrom, établi en l’an 2000 par
l’historien américain d’origine polonaise Jan Tomasz Gross, a suscité un malaise national. Jusquelà, le crime était attribué aux soldats allemands,
épaulés par quelques collaborateurs, qui ont d’ailleurs été condamnés dans les années 1950.
Après la parution de l’étude, l’Institut de la mémoire nationale a ouvert une instruction. Ses
conclusions, formulées en 2004, confirment que les
auteurs «au sens strict» du massacre étaient bien
des habitants polonais de Jedwabne et des environs, soit une quarantaine d’hommes.
Monument à la mémoire des victimes du pogrom de
Jedwabne, situé en périphérie de la ville polonaise. DR
Selon le procureur Radoslaw Ignatiew, ils ont
chassé les Juifs de chez eux très tôt le matin, armés
de bâtons et de palonniers, les ont rassemblés sur la
place du marché, leur ont ordonné d’arracher
l’herbe entre les pavés, puis ont obligé un groupe
d’hommes à démolir le monument de Lénine. Les
Juifs ont dû alors transporter les débris de la statue
dans une grange, où ils ont été tués. Leurs corps ont
été jetés dans une fosse creusée à l’intérieur de la
bâtisse. Les autres Juifs – femmes, enfants et vieillards – ont ensuite été enfermés dans la grange au
toit de chaume, qui a été incendiée. Au moins 340
personnes ont péri dans ce drame.
Pendant quatre ans, la journaliste polonaise
Anna Bikont a enquêté pour comprendre pourquoi
pareil massacre avait pu exister, et pourquoi la population avait si longtemps gardé le silence. Interrogeant des rescapés, des témoins et des bourreaux, elle dépeint dans un poignant récit1 cette
triste période de l’histoire, où l’antisémitisme ambiant, déjà exacerbé par la presse catholique, était
encore légitimé par l’exemple nazi.
«A l’époque, commente Marek Edelman, l’un
des commandants de l’insurrection du ghetto de
Varsovie (décédé en 2009), l’ambiance en Pologne
était propice aux assassinats de Juifs. Et il ne s’agissait pas de pillage. Il y a quelque chose dans
l’homme qui fait qu’il aime tuer.» PFY
1
«Le crime et le silence», Anna Bikont, Editions Denoël, 2011.
Comment expliquez-vous cet
antisémitisme violent?
L’antisémitisme de hitler est basé
sur le racisme, celui des pays de
l’Est, tous très catholiques, est
principalement la conséquence
de l’antijudaïsme prêché chaque
dimanche depuis des siècles par
les prêtres. Les encycliques de
Pie XI et de Pie XII continuent à
le répéter. Celle de 1937 souligne
«l’infidélité du peuple choisi (…)
qui devait crucifier le Christ».
Celle de 1939, non publiée, affirme que les Juifs «ont euxmêmes appelé sur leurs têtes
la malédiction divine» qui
condamne les Juifs «à errer perpétuellement à la surface de la
terre». On peut lire dans une dernière, en 1943: «Parce que les
Juifs ont crucifié le Messie, ils ont
créé leur propre destin désastreux d’éternels voyageurs sur
terre.» La hiérarchie catholique
et les fidèles ont été infectés par
ces discours qui condamnent les
«infidèles» pour avoir fait périr
sur la croix le Fils de Dieu.
Le contexte de la guerre explique
aussi cette violence antisémite...
La guerre autorise les pires exactions. Parce que tout se passe à
l’abri des regards. L’opportunité
de se débarrasser des Juifs d’une
façon définitive se présentait. On
l’a utilisée dans tous les pays de
l’Est. Le maréchal Antonescu le
déclare à ses ministres: «Il n’y a
jamais eu de moment aussi propice dans notre histoire… J’en assume toute la responsabilité, il
n’y a pas de loi.» Et son premier
ministre de renchérir: «Nous
aurions raté une chance historique qui nous est donnée… de
nettoyer la nation roumaine.» I
1
Voir le blog de Marc-André Charguéraud: http://la.shoah.revisitee.org
LA SEMAINE PROCHAINE
POPOV, AGENT DOUBLE
Qui a bien pu inspirer Ian Fleming pour créer le personnage
de James Bond? C’est Dusan
Popov, redoutable espion d’origine serbe, irrésistible playboy. Sa véritable histoire
d’agent double, infiltré par le
contre-espionnage britannique
dans les services de renseignements allemands, est à
découvrir le 29 mai sur TSR2.
Un dossier top secret à retrouver aussi dès lundi sur RSR 1 et
vendredi dans «La Liberté».
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