La responsabilité du fait des produits : un droit en déséquilibre ?

Propos introductifs
La responsabilité du fait des produits :
un droit en déséquilibre ?
Thomas Rouhette, Avocat Associé,
Hogan Lovells (Paris) LLP
Le Journal des Sociétés avait publié en janvier
2010 un premier dossier spécialement consacre
àla responsabilité du fait des produits (l).
Nous nous étions alors attachés à présenter les
profondes évolutions qui ont traversé la matière
au des années récentes.
La responsabilité du fait des produits s'est
depuis longtemps démarquée du droit de la
responsabilité civile classique, en abandonnant
l'exigence d'une faute (responsabilité objective)
puis, par l'effet de la directive du 25 juillet 1985
(2), en gommant notamment la frontière entre
responsabilités délictuelle et contractuelle.
Le développement de la protection des
consommateurs et le poids croissant de
îa réglementation ont fait peser sur les
fabricants une charge de plus en plus
lourde. L'obligation d'information atteint
des niveaux d'exigence jamais imaginés il
n'y a encore pas si longtemps, en matière
de cosmétiques ou de produits alimentaires
(3) par exemple. L'internationalisation des
échanges commerciaux contraint les fabricants
à revoir leurs approches pour respecter les
standards les plus stricts (4). La multiplication
des procédures pénales diligentées contre des
fabricants ou exploitants, spécificité française
voire latine, du fait de la dangerosité de produits,
voire du simple non-respect de dispositions
réglementaires formelles dépourvues de toute
incidence sécuritaire, renforce encore cette
exposition.
En conclusion de nos propos introductifs de
2010, intitulés «Responsabilité du fait des
produits : vers la tolérance zéro ?», nous
formions le «qu'un juste équilibre,
difficile à atteindre, sera recherché entre ces
intérêts contraires pour continuer à concilier
développement économique et technique d'une
part et protection des consommateurs d'autre
part». Trois ans plus tard, non seulement
nous n'avons pas été entendus, mais la balance
penche de plus en plus dans un sens unique.
Le droit substantiel de la responsabilité du fait
des produits n'a pas connu de changements
significatifs depuis, en France, la transposition
de la directive du 25 juillet 1985 aux articles
1386-1 et suivants du Code Civil, même si
quelques questions intéressantes demeurent
en suspens (5). La plupart des grands systèmes
de droit contemporain, de la Chine aux Etats-
Unis en passant par l'Union Européenne,
se sont au demeurant dotés de régimes de
responsabilité objective largement comparables
dans les grandes lignes. La différence d'impact
du contentieux de la responsabilité du fait des
produits entre, par exemple, les Ltats-Unis et
l'Europe s'explique ainsi par des différences
fondamentales tenant à l'environnement
procédural dans lesquelles ces règles évoluent et
non par des divergences de droit substantiel.
Les réformes récentes de la procédure civile qui
ont vu le jour en Europe (6) et sont à l'étude
notamment en France, marquées par une
volonté affichée de faciliter l'accès à la justice,
ne devraient pas manquer de contribuer à un
accroissement des risques contentieux pour les
entreprises, d'autant que les systèmes de conflits
de lois et de juridictions en vigueur ne sont
qu'imparfaitement de nature àréguler la gestion
des litiges dans un cadre international (7).
Par ailleurs, en droit français, àl'abolition de
longue date de l'exigence d'une faute, s'ajoute
désormais la dilution de plus en plus marquée
du lien de causalité ainsi que de la preuve du
préjudice.
La simple exposition à des substances dites
dangereuses tend ainsi à être considérée
comme suffisante, alors même que les seuils
légaux peuvent être respectés, pour caractériser
un lien de causalité, voire l'existence d'un
préjudice (8). Tel est le cas notamment en
matière d'amiante, les juridictions de
sécurité sociale et prud'homales constatent,
respectivement, l'existence de maladies
professionnelles sans égard pour la situation
personnelle ou les antécédents médicaux ou
professionnels du demandeur, ou indemnisent
le préjudice d'anxiété subi par des personnes en
parfaite santé, sans pour autant que le moindre
justificatif de nature à démontrer un état
d'inquiétude permanent ne soit produit. Cette
évolution déborde du strict cadre des relations
du travail pour atteindre les juridictions civiles
dont certaines décisions récentes, en matière de
pesticides notamment, s'inscrivent résolument
dans cette tendance.
1-e secteur des produits de santé est une autre
illustration de cet alourdissement de l'exposition
qui pèse sur les industriels, par la combinaison
de l'accroissement d'un risque pénal, du poids
de la réglementation (s'agissant dos obligations
de surveillance du marché notamment) ou
d'une atténuation des règles de causalité
en l'absence de certitudes scientifiques qui
distingue la France de la plupart des autres pays
de l'Union Européenne. En parallèle, l'absence
de prise en compte d'un bilan bénéfices/
risques et la jurisprudence récente sur les
conséquences juridiques du non-respect du
devoir d'information du patient en l'absence
même d'alternative thérapeutique, couplées au
rejet du principe dit de la market share liability,
contribuent à faire pencher de plus en plus la
balance du côté des patients (9).
Le droit, comme mode de régulation des rapports
sociaux, se doit de préserver les équilibres. La
protection des parties faibles (consommateurs,
usagers, patients...) est naturellement un
impératif de nos droits modernes. Mais àforce
de trop faire pencher la balance en la défaveur
des entreprises, l'innovation risque de se trouver
compromise et le prix des produits renchéri. Ce
mouvement de balancier continu risque bien à
terme de ne pas servir les intérêts de ceux qu'il
entend protéger.
1)Journal des Sociétés. Janvier 20K).n" 72,
pages 11 à X2.
2) Directive 11e85/374/CEE du Conseil du
25juillet 1985 relative au rapprochement
-.lesdispositions législatives, réglementaires
et administratives des Etals membres en
matière de responsabilité du fait des produits
défectueux.
3) Cf. mfra Christine Gâteau et Pauline
Faron. L'obligation d'information due au
consommateur, l'exemple du secteur agro-
alimenlaire. Journal des Sociétés. Février
2013. n' 106. page 10.
4) Cf. Dossier La sécurité des produits par
Hogan Lovells. à paraître au Journal des
Sociétés.
51Cf. mfro Christophe Ganu, L'iippUcution
des règles relatives à la responsabilité du
lait des produits défectueux et à lasécurité
générale des produits aux biens immatériels,
Journal des Sociétés. Février 2013. 11*106.
page 16.
6) Cf. infra Francesca Rolla. Karen Jelsma
cl al.. Mécanismes de recours collectifs et
responsabilité du fait des produits Journal
des Sociétés, Février 2013. nc106. page 2 1:
VJatîhew Felwiek et Katie Vemon. Les
reformes de la procédure civile en Angleterre
et au Pays de Galles et leurs implications en
matière de responsabilité du fait des produits,
Journal des Sociétés, Février 2013. n" 106.
page 28.
7) Cf. infru Cécile Di Meglio. La loi
applicable à laresponsabilité du fait des
produits. Journal des Sociétés. Février
2013. n' 106. page 35 :Chiistelle Coslin. La
coordination internationale des procédures
relatives à la responsabilité du fait des
produits, Journal des Sociétés, Février
2013. n" 106. page 39 : AK'in I-.Lindsay. La
compétence des tribunaux américains à l'égard
des fabricants étrangers après J. Mclntyre
vtachinery. Ltd. v. Nicastro ?, Journal des
Sociétés. Février 2013. nc 106, page 45.
5) Cf. infru Sylvie Gallage-Alwiset Delphine
l.apillonne. Substances potentiellement
dangereuses : vers une mutation du droit de la
responsabilité du fait des produits 7 Journal
des Sociétés. Février 2013. n'106. page 50.
9) Cf. infru Cécile Derycke et Charles-
Henri Caron. La responsabilité du fait des
prrxluits de santé en France : renforcement
des obligations des fabricants et évolutions
jurisprudenticllcs en faveur des patients.
Journal des Sociétés. Février 20)3. n"106.
page 55.
Tous droits de reproduction réservés
Date : 01/02/2013
Pays : FRANCE
Page(s) : 9
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