pensée hébraïque - Editions Dangles

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PENSÉE HÉBRAÏQUE
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L’auteur
Après Polytechnique, Marc
Halévy se spécialise en
sciences de la complexité
auprès du Prix Nobel Ilya Prigogine.
En parallèle, il mène un parcours doctoral en philosophie
et histoire des religions, complété par des études rabbiniques. En 1981, il fonde la
première entreprise du groupe Maran, pour des interventions
managériales de terrain auprès d’entreprises en situations
complexes.
Depuis le milieu des années 1990, il se consacre à la prospective ( [email protected] ).
Il enseigne dans plusieurs universités et grandes écoles, et
assure un vaste programme de séminaires et conférences.
Il a publié une douzaine de livres et des centaines d’articles.
*
**
ISBN : 978-2-7033-0780-8
© 2009 Editions Dangles,
une marque du groupe éditorial Piktos,
Z.I. de Bogues, rue Gutenberg - 31750 Escalquens
Bureau parisien : 6, rue Régis - 75006 Paris
Tous droits de reproduction, de traduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
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Marc HALÉVY
PENSÉE HÉBRAÏQUE
UNE PHILOSOPHIE DU KABBALISME
AU-DELÀ DU RABBINISME
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À Donah Halévy, bien sûr.
À mes enfants, en souvenir de leurs bar-mitzwah
et bat-mitzwah.
À Yéhoudah Halévy, à qui je dois tant par-delà
huit siècles.
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Peu de gens sont faits pour l’indépendance,
c’est le privilège des puissants.
Friedrich Nietzsche
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Avertissement
Le livre que l’on va lire traite d’un sujet protéiforme. Sa composition suit la même
physionomie : le style aphoristique lui va à ravir
par sa souplesse et ses éclairages multiples et
brefs. Comme un scintillement.
Figer une pensée vivante dans un traité architectural et hiérarchisé eût été criminel.
Une pensée du mouvement qui coule et ne peut
que couler n’est jamais apte à rentrer dans une
forme fixée, formatée, programmée.
Nietzsche a montré la voie…
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Introduction
La pensée hébraïque est une pensée du mouvement
contre le repos, du devenir contre (ou malgré) l’être, du
cheminement contre l’établissement, du nomade contre le
sédentaire.
Retrouver le Souffle de l’Esprit qui a inspiré les écritures
sacrées. Oublier les traductions-trahisons. Retrouver l’originel.
Derrière ces écrits se cache une pensée, une philosophie,
une Weltanschauung qui a été ou bien galvaudée, ou bien
trahie, ou bien déguisée. Il est temps de la redécouvrir.
Le judaïsme pharisien, d’abord, et rabbinique, ensuite, a fait
de cette pensée un monothéisme qui ne lui ressemble guère.
Mais ce judaïsme-là, aujourd’hui, est exsangue : l’âme juive
ne s’y retrouve plus. L’eau vive de la pensée hébraïque a été
détournée, canalisée, barrée par un fatras de règles et interdits
qui l’ont fait croupir. Il est temps de rouvrir les vannes et de
lui rendre sa fraîche liberté.
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Pensée hébraïque
Sans rien renier, le Souffle de l’Esprit hébraïque doit à présent revivifier la pensée juive au-delà du talmudisme rabbinique. Retour aux sources. Retour à la Source.
*
La pensée hébraïque n’est pas monothéiste. Le monothéisme est une falsification d’inspiration platonicienne : idéaliste et dualiste. Nulle part dans les écritures ne trouvera-t-on
ces croyances exogènes à l’hébraïsme que sont l’immortalité
de l’âme, la résurrection des morts, la vie après la mort, l’existence des anges et toutes ces fadaises dont le pharisaïsme et le
rabbinisme ont infecté le judaïsme récent.
Les derniers représentants de la pensée hébraïque originelle
furent les sadducéens, dont l’histoire se meurt en l’an 70 de
l’ère vulgaire, avec la destruction du temple de Jérusalem par
les soldats romains. Leur opposition à ce judaïsme qui allait
devenir synagogal était totale, ne serait-ce que par leur rejet
radical de cette Loi dite orale qui sera figée dans la Mishnah
avant de donner les deux Talmuds dans les siècles qui suivirent. Les Karaïtes et les Falashas en sont une maigre survivance, encore de nos jours. La Kabbale en est le versant
mystique et bien vivant, aujourd’hui encore et peut-être mieux
que jamais.
*
Le ferment unique de la pensée hébraïque est le Miqra
(« convocation »), qui est la Bible hébraïque, écrite exclusivement en hébreu et connue aussi sous l’acronyme Tanakh (T de
Torah, qui désigne les cinq livres dits de Moïse, également
connus sous le nom de Pentateuque ; N de Nabiim, les « prophètes » ; K de Kétoubim, qui sont les Écrits, c’est-à-dire les
Hagiographes).
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Introduction
L’ensemble fait 24 livres selon le comput traditionnel juif.
Le nombre 24 s’écrit en hébreu KD (kaf daleth), qui est aussi
le mot khad, qui signifie « cruche » : l’image est belle, car la
jarre contient le vin sans être le vin…
*
Les 613 mitzwot (« prescriptions, commandements, préceptes ») contenues dans le Miqra se rassemblent et se
condensent en une seule mitzwah suprême qui tient en un seul
mot, si souvent répété au fil des versets : Tzé, qui est la forme
impérative du verbe YTzA, traduit par « sortir, quitter, partir ».
Sors ! Quitte ! Pars !
Injonction suprême de mise en mouvement, de refus de la
fixité et de ses conforts.
Le mot Torah lui-même signifie « parcours, exploration »…
*
Adam « fut envoyé hors du jardin d’Éden » (Gen.:3;23).
Et Caïn « partit de devant les faces de YHWH »
(Gen.:4;16).
À Noa’h, il est dit : « Pars de l’arche » (Gen.:8;16).
À Abraham : « Va pour toi hors de ton pays, hors de ta naissance, hors de la maison de ton père » (Gen.:12;1).
À Jacob : « Pars de ce pays » (Gen.:31;13).
À Moïse : « Pars toi et tout ton peuple » (Ex.:11;8).
La pensée hébraïque est une pensée du mouvement, du
départ, de la rupture…
*
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Pensée hébraïque
Pensée hébraïque : philosophie du cheminement.
Cheminement sans itinéraire ni destination. Seulement une
intention de parcourir la vie, d’explorer l’intériorité des
mondes. Torah.
Une philosophie du cheminement commence nécessairement par une volonté de partir, de sortir, de quitter : il faut un
désir, un manque, une insatisfaction.
Le pourceau satisfait ne part jamais nulle part : il est déjà
mort. Il existe mais il ne vit pas. Il est né mais il ne naît pas.
Quel est ce manque originel ? Le serpent-devin de la
Genèse appâte Ève, la vivante, en lui disant : « […] vos yeux
s’ouvriront et vous deviendrez comme des dieux connaissant
bon et mauvais. » La connaissance…
La pensée hébraïque est une philosophie jamais achevée de
la connaissance jamais atteinte.
*
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Création ou émanation ?
Le créationnisme primaire des fondamentalistes chrétiens,
surtout américains, est une absurdité sans aucun fondement
biblique. Si Dieu avait voulu créer un monde fixe, figé, où tout
est dès le départ à sa place, dans sa forme, pourquoi aurait-Il
réparti son travail créatif sur six jours ? Il l’aurait fait d’un
coup, même pas en un seul jour, mais en un seul instant.
Un créationnisme appelle une instantanéité : la « création »
biblique est tout sauf instantanée.
Si la Torah exprime un processus créatif réparti sur six jours
ordonnés selon une succession précise, cela signifie bien que le
monde est issu d’un processus progressif, donc d’une évolution.
Si, de plus, on lisait le texte, comme il se devrait, dans sa
langue originelle, l’hébreu, on s’apercevrait que tous les
verbes utilisés pour relater ce processus créatif cosmique sont
conjugués sur le mode inaccompli : « Et Il dira : “Une lumière
adviendra” et une lumière adviendra » (Gen.:1;3). Au futur,
donc ! Rien n’est accompli. Tout est, dès lors, en accomplissement, donc en chemin, en évolution.
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De plus, d’après le beau texte de la Genèse, le soleil n’apparaît que le quatrième jour. Cela signifie donc, évidemment,
que les « jours » dont parle la Genèse ne sont pas des jours
solaires, des jours humains. La tradition juive parle des
« Jours de Dieu », qui ne font pas nos vingt-quatre heures terrestres. On est là bien plus proche des yuga hindous que des
jours calendaires.
La pensée kabbalistique prétend d’ailleurs, avec quelque
bon sens, que notre époque correspond à la fin du sixième jour
de Dieu (le moment de la « création » de l’homme), et que le
septième jour, le Shabbat divin donc, est à venir et correspondra à l’ère messianique dont nous aurons à reparler plus
loin…
Tout ceci, entre autres choses, pose aussi la belle question
de la relation au temps dans la pensée hébraïque : un temps
manifestement orienté par cette tension d’accomplissement si
forte dès les premiers versets toraïques – le temps de Dieu –,
mais aussi un temps cyclique, celui des saisons et des fêtes,
qui rythme l’existence humaine.
*
Rabbinisme et kabbalisme se sont parfois opposés sur la
nature du lien entre notre Univers et le Dieu créateur. Ces
oppositions philosophiques peuvent se ramener à la divergence de deux regards, l’un idéaliste et dualiste, l’autre naturaliste et moniste.
Le monothéisme rabbinique classique postule l’existence
d’un Dieu personnel extérieur à l’Univers qu’Il a créé hors de
Lui. Les christianismes ont repris cette position. Pour un tel
monothéisme, notre Univers matériel n’est ni Dieu (panthéisme), ni en Dieu (panenthéisme), mais extérieur à Lui par
une extériorité absolue non seulement topologique, mais aussi
ontologique.
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Dieu et le monde ne sont pas de la même nature, ils relèvent
d’essences distinctes : Lui, totalement « esprit », l’autre, totalement « matière ». Seul l’homme, être hybride pourvu d’un
corps matériel et d’une âme spirituelle, participerait des deux
natures, dont l’une, périssable, est mortelle, et dont l’autre,
éternelle, est immortelle.
La relation de Dieu avec le monde est celle du peintre avec
son œuvre : une œuvre vivante, inaccomplie, en progrès perpétuel, dont Il Se préoccupe, voire S’occupe.
On est bien loin du Dieu de Spinoza – qui lui coûta d’être
banni de la communauté « portugaise » d’Amsterdam.
Le Dieu de la Kabbale est fort différent. Autant le Dieu des
rabbins est transcendant, autant celui des kabbalistes est
immanent. Pour ceux-ci, le monde sort de Dieu comme les
feuilles sortent des arbres, comme les cheveux sortent de la
tête. Émanationnisme, donc. Le monde, l’Univers, le cosmos,
émanent du Divin et en constituent le « manteau », la manifestation périphérique, de même façon que l’ensemble des
vagues manifeste la vie de l’océan sous-jacent, sans du tout
s’en distinguer ontologiquement : les vagues et l’océan sont
de la même eau. La Kabbale lit dans le livre de la Genèse non
une œuvre de création, mais un processus d’émanation.
Dieu est Tout. Dieu est en Tout. Tout est en Dieu. Dieu est
Un. Dieu est Un, qui est plus que Tout, comme le Tout est plus
que la somme de ses parties. Donc, ce Dieu immanent transcende et sublime le Tout dans son unité absolue. Immanentisme transcendantal, donc. On retrouve ici la grande intuition
des Upanishads et du vedanta advaïta : Brahman égale Atman,
c’est-à-dire que le fondement ultime de l’immanence divine
dans tout ce qui est, et celui de la transcendance divine au-delà
de tout ce qui est sont une seule et même chose : Dieu comme
fondement absolu de tout ce qui exista, existe et existera. Par
immanence, Dieu « explique » tout. Par transcendance, Dieu
« implique » tout.
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On le comprend au travers de la grande équation upanishadique, la « querelle » entre rabbins et kabbalistes se résout
d’elle-même dès lors que l’on accepte de sortir de la dogmatique : le duel se résout en unité, corps et âme, matière et esprit
ne sont plus des dimensions de nature ontologique différente,
mais des tensions phénoménologiques aussi réelles et unies
que le sont les deux pôles d’un même aimant. Les corps individuels reflètent la Matière cosmique comme les âmes individuelles manifestent l’Esprit cosmique. Et cette Matière et cet
Esprit sont aussi divins l’un que l’autre.
Au monothéisme rabbinique – toujours dualiste, par
essence, puisque Dieu et le monde procèdent de deux natures
radicalement étrangères l’une à l’autre – s’oppose ainsi un
monisme kabbalistique – un non-dualisme. Le tao est un, mais
il se manifeste dans les tensions entre yin et yang, qui sont
deux. Transposons : l’Eyn-Sof (l’Un ineffable et absolu des
kabbalistes) est Un, mais il se manifeste dans toutes les bipolarités, particulièrement entre le monde qui est advenu (la
Matière) et le monde qui veut devenir (l’Esprit), entre
accompli et inaccompli, entre instant et éternité.
C’est en ce sens que le Dieu biblique porte des noms différents : YHWH, Elohim, Adonaï, El Elyon, El Shaddaï, El Tzébaot, etc., qui sont autant de manifestations du Dieu caché,
Eyn-Sof.
Il faudra revenir, dans le prochain chapitre, sur l’opposition
entre monisme et monothéisme au sein du judaïsme…
*
La vision créationniste crée une infinie distance entre le
divin et l’humain. Mais surtout, elle induit un incroyable
mépris pour ce qui n’est pas divin dans le monde, c’est-à-dire
à peu près tout sauf l’âme humaine : la matière est abjecte, la
Nature est à la disposition de l’homme sans réciproque, le
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monde n’est qu’un charnier, une poubelle, une « vallée de
larmes », un lieu de souffrance.
Si Dieu est un dieu créateur extérieur et étranger au monde
créé, et si l’homme est un être partagé entre un corps matériel
vil et une âme immatérielle qui peut (re)devenir sublime, alors
l’existence humaine ne peut qu’être écartèlement, déchirure,
sentiment d’injustice ou de culpabilité. C’est dans cette direction-là qu’ont dévié les christianismes : il y a rupture entre le
divin et l’humain, il y a eu « chute » et « péché originel ». Il
ne peut y avoir damnation éternelle, sinon ce Dieu-là ne serait
que cruauté et désamour. Il doit donc y avoir rédemption. Il
devrait donc y avoir « Messie ».
Et tout cela, probablement, découle d’une lecture erronée de
deux passages du livre de la Genèse. Celui de la « faute »
d’Ève et celui de la « domination » par l’homme.
*
La « faute » d’Ève, d’abord…
Ève, ’Hawah en hébreu, la « vivante », écoute le serpentdevin (c’est le même mot en hébreu : na’hash). Il est « le plus
intelligent de tous les vivants » et c’est d’ailleurs pour cette
raison qu’il fut choisi par Dieu pour sa délicate mission initiatique.
Le serpent-devin ne la « tente » pas, mais la questionne sur
des interdits faits à Adam (l’homme-rouge – adam – issu de
l’humus – adamah), avant sa propre apparition à elle (elle
n’est donc pas sujette auxdites interdictions). Le serpent-devin
ne promet rien, ne prévient pas, il prédit : « Si tu manges du
fruit, alors tu seras… »
D’un côté l’obéissance soumise, de l’autre la libération initiatique. Initiation qui, bien évidemment, n’est accessible qu’à
la féminité, la masculinité étant bien trop enlisée dans ses
sommeils spirituels.
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Mais quel est l’interdit ? Pour bien comprendre l’erreur
commune, il faut retourner au mot à mot du texte hébreu.
Voici les versets dans l’ordre chronologique et en traduction
littérale.
Gen.:2;9 :
Et YHWH-Elohim croîtra depuis l’humus tout arbre beau
pour le regard et bon pour la nourriture et un arbre de la vie
au milieu du jardin et un arbre de la connaissance du bon et
du mauvais.
Aucun doute possible, c’est bien l’arbre de vie qui est au
milieu du jardin, l’arbre de la connaissance étant ailleurs.
Gen.:2;16-17 :
Et YHWH-Elohim ordonnera à l’homme pour dire : de tout
arbre du jardin, manger tu mangeras.
Et de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais1, tu
n’en mangeras pas car au jour de t’en nourrir, mourir tu
mourras.
Il n’y a encore aucun doute possible, l’interdit porte sur
l’arbre de la connaissance, donc pas sur l’arbre de vie qui est
au milieu du jardin.
Gen.:3;1-3 :
Et le serpent devint intelligent parmi tous les vivants du
champ qui fit YHWH-Elohim et il dira à la femme : ainsi comme
Elohim a dit : vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin.
Et la femme dira au serpent : du fruit de l’arbre du jardin
nous mangerons.
Et du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Elohim a
dit : vous n’en mangerez pas et vous ne toucherez pas en lui
pour que vous ne mourriez pas.
1. À noter que les notions (platoniciennes s’il en est) de Bien et de Mal sont étrangères à l’hébreu qui, lui, ne considère que ce qui est bon et ce qui est mauvais. Bon
pour quoi/qui ? Mauvais envers quoi/qui ? Relativisme, donc…
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Le serpent questionne, naïvement, pour voir ce qu’Ève a
compris et, manifestement, elle n’a reçu que des ouï-dire : elle
se trompe sur plusieurs points. D’abord, YHWH-Elohim n’a
pas interdit à Adam de manger du « fruit » de l’arbre, mais
bien de l’arbre lui-même. Ensuite, l’interdit était : « Tu ne
mangeras pas », et non pas : « Vous ne mangerez pas. » Enfin,
l’interdit porte sur l’arbre de la connaissance et non, comme le
croit Ève, sur l’arbre qui est au milieu du jardin et qui, lui, est
l’arbre de la vie. Confusions extrêmes, donc…
Gen.:3;11-12 :
Et Il [YHWH-Elohim] dira : d’où descend pour toi que nu
toi tu es ? de l’arbre que je t’avais ordonné pour que tu n’en
manges pas, tu en as mangé ?
Et l’homme dira : la femme que tu donnas avec moi, elle
elle me donna de l’arbre et j’ai mangé.
La confusion continue. Le quiproquo est digne du meilleur
théâtre de boulevard. La question divine ne précise pas duquel
des deux arbres Adam aurait mangé. La demande est : « As-tu
mangé de l’arbre interdit ? » – donc, sous-entendu, de l’arbre
de la connaissance. Adam répond alors qu’il a mangé du fruit
de l’arbre du milieu du jardin, c’est-à-dire de l’arbre de la vie.
La suite est connue… Dieu croit que l’homme a désobéi, il
croit donc que ses yeux sont dessillés, il le chasse donc du
jardin d’Éden…
Quelque temps après, Dieu prend conscience de sa bévue.
D’abord il y eut le meurtre d’Abel par Caïn. Ensuite, il y eut
ce constat amer (Gen.:6;5) : « Et YHWH verra combien grand
est le mauvais de l’homme sur terre et tout ce qui forme les
calculs de son cœur est seulement mauvais tout le jour. » Dieu
s’est trompé. Il n’y a pas eu consommation de l’arbre de la
connaissance, sinon tout ceci ne serait pas arrivé, bien sûr. Il
n’y a donc pas eu de faute dans le jardin d’Éden.
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Dieu sait ainsi qu’Il n’est pas omniscient. Dieu décide alors
d’éradiquer les traces de son erreur. C’est le Déluge. Et, avec
Noé, une nouvelle page blanche, une nouvelle humanité, de
nouveaux interdits qui s’ouvrent. L’interdit sur la connaissance est commué en interdit du sang, ainsi qu’il est écrit
(Gen.:9;3-7) :
Tout rampant qui lui est vivant, pour vous sera nourriture
comme simplement du végétal, j’ai donné pour vous avec tout.
Mais une chair dans son âme de son sang, vous ne mangerez pas.
C’est l’Alliance de l’arc-en-ciel.
Mais puisqu’il n’y eut aucune faute au jardin d’Éden, il n’y
a donc pas eu de péché originel. Il n’y a donc pas besoin de
rédemption. Il n’y a donc pas besoin de Messie. Toute la théologie et toute la sotériologie chrétiennes s’effondrent d’un seul
coup.
Le christianisme est donc la perpétuation d’une erreur
divine.
Il n’y a donc jamais eu de rupture entre le divin et l’humain : la chute originelle est un faux mythe. Dieu et l’homme
réconciliés dans l’Alliance peuvent revenir à de saines relations d’accomplissement mutuel. Dieu et l’homme ne sont que
les deux faces complémentaires de ce même Tout-Un que les
kabbalistes appellent l’Eyn-Sof : le « Sans-Limite ».
*
La « domination » par l’homme, ensuite…
Puisqu’il n’y a pas de rupture entre Dieu et l’homme, il y a
bien une rupture entre l’homme et la Nature. Ne dit-on pas que
l’homme a reçu mission de dominer la Nature ?
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Encore une fois, il faut revenir au texte hébreu dans son
exactitude.
Gen.:1;28 :
Et Elohim les [les humains] bénira et Elohim leur dira :
fructifiez et grandissez et accomplissez avec la terre et
conservez-la et descendez dans le poisson de la mer et dans
l’oiseau du ciel et dans tout vivant rampant sur la terre.
Une mauvaise traduction (Louis Segond) donne : « Dieu les
bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez
la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la
mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur
la Terre. »
Une autre (Maredsous) dit : « Dieu les bénit : soyez
féconds, dit-il, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la.
Régnez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux et
sur tous les animaux qui rampent sur le sol. »
Une bien pire encore (Sébastian Castellion) ose : « Puis
Dieu les bénit et leur dit : peuplez et multipliez, et remplissez
la terre, et la domptez, et seigneuriez et poissons aquatiques,
et oiseaux de l’air, et toute bête qui bouge sur terre. »
Ou encore (J.-F. Ostervald) : « Et Dieu les bénit, et leur dit :
Croissez et multipliez, et remplissez la terre et l’assujettissez,
et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des
cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre. »
Où donc ont-ils tous été chercher ces idées saugrenues de
« soumettre la terre » et de « dominer les animaux » ? Dans
l’idéologie chrétienne de la supériorité de l’homme participant, par son âme, à la réalité divine contre ces « machines
animales » (Descartes) dénuées d’âme, donc de valeur, que
sont les créatures vivantes.
Un autre texte, infalsifiable celui-là, vient rectifier le tir.
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Gen.:2;15 :
Et YHWH-Elohim prendra (avec) l’homme et le placera
dans un jardin d’Éden pour le servir et le garder.
On est là bien loin du « soumettre » et « dominer » !
Une fois les textes rectifiés, il est aisé de réconcilier la
pensée biblique hébraïque avec la pensée écologique – même
si le prix à payer en est l’accroissement de l’écart entre elle et
la pensée chrétienne.
« Accomplissez avec la terre », et non pas « remplissez la
terre » : c’est de plénitude conjointe et mutuelle qu’il s’agit, et
non de remplissage numérique.
« Conservez-la », et non pas « assujettissez-la », « soumettez-la » ou « domptez-la » : la racine hébraïque qui donne
le verbe utilisé ici est KBSh, qui signifie « conserve ».
Quant à la supposée domination sur les poissons marins,
oiseaux aériens et les rampants terrestres, elle se révèle être
une « descente ». Il s’agit donc non d’exploiter, mais de comprendre de l’intérieur, jusqu’aux tréfonds, la Vie, dans toutes
ses manifestations, dans les trois éléments de vie, l’eau, l’air
et la terre.
*
Il devient patent que la vision créationniste récente disjoint
ce que la tradition émanationniste rejoint. Le créationnisme
est une réinterprétation incongrue et inepte vis-à-vis des
textes. Elle sépare l’homme à la fois de Dieu, mis « audessus », et de la Nature, mise « en dessous ». Elle engendre
une hiérarchisation délétère où la condition humaine se
retrouve prise entre le marteau et l’enclume, devant mener, de
front, deux combats inégaux : l’un contre Dieu, l’autre contre
la Nature.
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En fait, cette posture est totalement schizophrène en ce
qu’elle dissocie l’homme en trois existences parallèles et
inconciliables (l’ange, l’humain, la bête qui sont en lui – Freud
dirait sûrement le ça, le moi et le surmoi). Cette tripartition
arbitraire et artificielle est non seulement névrotique, mais
absolument contraire et au texte biblique, et à la réalité existentielle humaine – où l’homme se révèle un à lui-même, formant un tout intriqué, émané et non assemblé, émané dans
l’Un et non assemblé par quelque démiurge monstrueux.
Encore une fois, retour au texte : l’homme n’est pas un
assemblage duel d’un corps terreux et d’une âme éthérée. Le
texte dit ceci (Gen.:2;7) :
Et YHWH-Elohim formera [avec] l’homme poussière hors
de l’humus et Il soufflera dans ses narines une « Neshamah »
de vie et l’homme adviendra pour une âme de vie.
Deux questions sont réglées d’emblée : l’homme tout entier
vient de la terre – donc émane de la matière –, et, ensuite,
devient une âme vivante. Il ne reçoit pas une âme, il la devient.
Reste à comprendre ce mot étrange qui apparaît très peu
dans la Torah : Neshamah.
Le mot hébreu s’écrit NShMH, dont le suffixe H désigne le
genre féminin, et dont le préfixe N désigne la réflexivité. Reste
la racine ShM. Elle signifie « nom ». Ainsi, Neshamah est ce
qui se nomme soi-même : elle est la « conscience » (au sens
philosophique et non au sens moral). C’est parce que YHWH,
le Devenant, insuffle de la conscience en l’homme que celuici peut devenir une âme qui l’anime dans son accomplissement.
Le dualisme platonicien et cartésien n’a aucun équivalent
hébraïque et biblique.
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Pensée hébraïque
Au terme de ce premier voyage philosophique au pays de la
pensée hébraïque, force est de constater que la plupart des
interprétations données aujourd’hui aux versets de la Genèse
sont pour le moins éloignées du texte original hébreu. C’est
presque devenu une lapalissade de le dire.
La pensée hébraïque originelle était bien plus émanationniste et naturaliste que créationniste et idéaliste. La Bible a
manifestement été revisitée tant par les chrétiens que par les
pharisiens, après la destruction du temple de Jérusalem, foyer
de l’orthopraxie sadducéenne. Cette revisite a eu lieu en terre
grecque – à Alexandrie et Damas pour les Juifs, à Éphèse,
Corinthe et autres pour les chrétiens. Cette relecture imposée
par le contact avec une autre culture a été menée au travers des
prismes de cette autre culture : et Platon entra en judaïsme et
en christianisme. Adieu l’hébraïsme originel…
Adieu ? Pas tout à fait. La Kabbale en a recueilli pieusement
les cendres, qui ont couvé longtemps, mais qui se sont ranimées peu à peu à Alexandrie, probablement, au IVe siècle vulgaire avec le Séphèr Yètzirah2, en Provence au XIe siècle avec
Abraham de Posquières et Isaac l’Aveugle, en Catalogne et en
Léon, aux XIIe et XIIIe siècles, avec les grands livres du Bahir et
du Zohar…
Mais ceci est une autre histoire.
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2. Voir M. Halévy, Aux sources de la Kabbale et de la mystique juive, Éd. Dangles, 2007.
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table des matières
Introduction
11
Création ou émanation ?
15
Monisme ou monothéisme ?
27
Temps orienté ou temps cyclique ?
39
Élection ou sélection ?
55
Exil ou nomadisme ?
65
Commandements ou préceptes ?
83
Messie ou messianité ?
97
Terre promise ou promesse terrestre ?
109
Tabernacle ou Temple ?
121
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Autre monde ou monde autre ?
137
Révélation ou élévation ?
151
Morale ou éthique ?
163
Amour ou compassion ?
181
Jours derniers ou dernier Jour ?
193
Dogmatique ou initiatique ?
205
Oriental ou occidental ?
217
Sépharade ou ashkénaze ?
229
Adam ou Ish ?
241
Femme ou démon ?
253
Loi écrite ou loi orale ?
267
Tohu ou Bohu ?
277
Vie ou Mort ?
291
En guise d’épilogue…
303
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