LES FEMMES CRÉATRICES DE PETITES ET MOYENNES ENTREPRISES EN ALGÉRIE : MOTIVATIONS, PARCOURS SOCIOPROFESSIONNELS ET STRATÉGIES D’EXISTENCE Gillet Anne Cette recherche s’inscrit dans un projet associant le Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur les Organisations et le Travail (G.R.I.O.T.) du Conservatoire National des Arts et Métiers au Centre de Recherche en Economie Appliquée au Développement (C.R.E.A.D.) de l’Université d’Alger. Cette collaboration internationale a pour enjeu de conduire des analyses comparées des transformations des rapports d’emploi tant en France qu’en Algérie dans le secteur des petites et moyennes entreprise. En Algérie, le secteur étatique a été un principal acteur économique et social et depuis une décennie, des mesures sont initiées par l’Etat et par les pressions des instances internationales en vue d’une libéralisation totale de l’économie. Actuellement s’effectue une transition de l’économie algérienne, avec un modèle de développement dirigiste planifié, à une économie de marché. Ces changements modifient les rapports économiques, sociaux et culturels des acteurs engagés dans ces évolutions. Le secteur des PME/PMI est en voie d’extension et représente un enjeu important de développement économique algérien. Les rapports au marché du travail en sont transformés, les représentations sociales du sens du travail et les rapports dans le travail évoluent, de nouveaux acteurs économiques et sociaux apparaissent. L’intérêt d’une analyse de la dynamique entrepreneuriale en Algérie à travers la création de petites et moyennes entreprises prend ici un sens fondamental. Par ailleurs, dans un contexte économique globalement difficile, la place des femmes sur le marché du travail se modifie. L’objet de la recherche porte sur les femmes algériennes créatrices de PME/PMI en Algérie. Analyser l’émergence du travail des femmes algériennes dans le secteur de l’entrepreneuriat est un objet de recherche nouveau qui traverse quatre champs principaux de recherche : l’entrepreneuriat, le travail des femmes, la condition féminine et les rapports sociaux de sexe en Algérie. Cet article a pour objectif de poser les bases sociologiques de notre réflexion sur l’entrepreneuriat qui se développe chez des femmes dans un contexte social culturel et économique précis. Ce travail est en phase de démarrage, nous exposerons ci-dessous nos orientations de lectures, nos réflexions et notre projet de recherche. Nous proposerons quelques éléments concernant des résultats issus d’une enquête menée sur l’entrepreneuriat en Algérie en printemps 2002 sur les hommes chefs d’entreprise. Ces données concernent les représentations des hommes entrepreneurs sur le travail féminin et la typologie de ces entrepreneurs. Ces éléments seront comparés avec nos résultats issus d’une enquête menée auprès des femmes créatrices et chefs d’entreprise. Nous proposons lors de la communication de présenter les résultats plus avancés suite à nos investigations de terrain auprès des femmes chefs d’entreprises, datant de février 2003. 1 L’ENTREPRENEURIAT ET LES ENTREPRENEURS EN ALGÉRIE .1 Recherches actuelles Les recherches sociologiques récentes portant sur les PME et PMI sont relativement nombreuses en France et en Europe (B. Courault, P. Trouvé, 2000). Parmi elles, l’analyse des entrepreneurs acteurs et promoteurs de création et de développement de petite entreprise et de projets nouveaux prendrait corps dans une sociologie de l’entrepreneuriat qui s’inscrirait dans le débat contemporain relatif à la sociologie de l’entreprise (A. Touraine ; R. Sainsaulieu ; D. Segrestin ; N. Alter). L’entrepreneur comme acteur central et l’entrepreneuriat comme stratégie de dynamisation de l’entreprise et de l’économie de marché seraient les deux faces d’une même réalité dans les sociétés développées économiquement. Un regain d’intérêt dans la recherche française et européenne se développe dans un champ recouvrant les notions telles que l’innovation, l’entrepreneur, la création d’entreprise, les projets et les nouveaux produits, le processus entrepreneurial. Les théories économiques ont ignoré l’entrepreneur (hormis Schumpeter, 1965), ont négligé le rôle de l’esprit d’entreprise et les rôles des communautés sociales. Les théories sociologiques ont proposé de multiples interprétations sur les processus de l’entrepreneuriat, tant les interprétations « classiques » (K. Marx 1867, M. Weber 1921) que les travaux plus récents (W. Plum 1977, H. Vérin 1982, D. Segrestin 1987, 1990, R. Laufer 1993, 1996 , G. Minguet 1985, 1993, P. Trouvé 1989, 2000). L’entrepreneur s’affirme comme acteur central porteur de nouvelles dynamiques économiques et sociales. Les conduites entrepreneuriales sont étroitement articulées aux modèles de développement d’une société (G. Minguet). Le processus d’entrepreneuriat est ainsi spécifique à un pays, à une culture. Il est en fait « socialement construit et investi par des affects et des cognitions, des interactions et des règles, une mémoire et un futur, des routines antérieures et des apprentissages en cours. C’est donc réaffirmer le fait que paradoxalement les régulations sociales émergent des échanges politiques et des transactions économiques en même temps qu’elles sont constamment travaillées et remises en cause par eux » 1. Autre facette, l’entreprise est analysable comme un espace socioculturel directement influencé par les profils familial et socioprofessionnel et par les valeurs de ses créateurs et dirigeants. Dans le champ des PME et PMI, les profils de dirigeants ont fait l’objet de plusieurs recherches soulignant la diversité de ces profils et les conséquences de leurs spécificités sur le développement et le fonctionnement de l’entreprise (J. Bunel et J. Saglio, 1976 ; H. Weber, 1988 ; P. Trouvé, 1992 ; G. Minguet, 1993 ; M. Bauer, 1993 ; R. Ardenti et P. Vrain, 1998). Peu de travaux de recherche portent sur les entrepreneurs algériens au sein de l’économie algérienne. Les travaux de Bourdieu portant plus généralement sur le travail et les travailleurs (1964), la thèse de Liabès (1984), le travail de Peneff (1981) et la publication de Henni (1984) 1 G. Minguet, Chefs d’entreprise dans l’Ouest, Paris, PUF, 1993, p. 112. 2 sont des travaux déjà anciens portant directement ou indirectement sur cet objet de recherche. Plus récemment, des chercheurs de l’équipe du CREAD 2 ont dans les années 1990 mené des recherches sur les entrepreneurs algériens tant en milieu rural (Bedrani, 1997) qu’en milieu urbain (Bouyacoub, 1997). Depuis 1989 l’économie de marché en Algérie se construit autour de la réforme de l’entreprise publique, les réformes économiques visant au départ l’entreprise publique (transformation de son statut juridique, de son organisation, de son mode de fonctionnement, de ses rapports avec l’Etat et son environnement). L’objectif était de rendre le système économique performant avec ce mouvement de privatisation, et non pas ouvertement de construire une transition vers l’économie de marché (Bouyacoub, 1997). Or, la situation actuelle en Algérie se caractérise par le développement d’une économie de marché, répondant à des logiques de marché, et coexistant avec l’économie centralisée des entreprises publiques. Ces deux systèmes économiques ont existé jusqu’à ces dernières années. Dans des conditions de concurrence le secteur privé devance le secteur public ou étatique en terme de gains dans la production des biens et services (Belataff, 1997). L’entrepreneur est une figure principale dans ces créations et dans ces développements de nouvelles entreprises du secteur privé. .2 La PME/PMI en Algérie La petite et moyenne entreprise en Algérie est définie, quel que soit son statut juridique comme étant une entreprise de biens et/ou de services employant 1 à 250 personnes, dont le chiffre d’affaires annuel n’excède pas 2 milliards de Dinars ou dont le total du bilan annuel n’excède pas 500 millions de dinars, et qui respecte les critères d’indépendance 3. La moyenne entreprise y est définie comme une entreprise employant de 50 à 250 personnes, la petite entreprise de 10 à 49 et la très petite entreprise (T.P.E.) ou micro-entreprise de 1 à 9 personnes 4 . La loi d’orientation sur la promotion de la P.M.E. en Algérie 5 promulgue des dispositions générales dont les principes généraux définissent des mesures d’aide et de soutien à la promotion de la PME, afin de faciliter la création le développement et la compétitivité des entreprises. Les pouvoirs publics sont mobilisés pour offrir les moyens nécessaires à cet effet dans de nombreux champs du développement de la PME : impulser la croissance économique, inscrire le développement des PME dans une dynamique d’évolution et d’adaptation technologique, promouvoir l’information relative au secteur des PME, encourager leur 2 Centre de Recherche en Economie Appliquée pour le Développement, Université d’Alger. 3 Loi d’orientation sur la promotion de la petite et moyenne entreprise (P.M.E.), Ministère de la Petite et Moyenne Entreprise et de la Petite et Moyenne Industrie, décembre 2001. Publiée au Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire. 4 Des marges de chiffres d’affaires sont données pour chacune. 5 Loi d’orientation sur la promotion de la petite et moyenne entreprise (P.M.E.), Ministère de la Petite et Moyenne Entreprise et de la Petite et Moyenne Industrie, décembre 2001. Publiée au Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire. 3 compétitivité, améliorer leur rendement, inciter la mise en place de régimes fiscaux stables et adaptés, promouvoir un cadre législatif et réglementaire propice à la création et au développement, adopter des politiques de formation et de gestion des ressources humaines qui favorisent et encouragent la créativité, l’innovation et la culture entrepreneuriale… L’Etat a crée un Ministère délégué, une Agence Nationale pour la Promotion des PME, des fonds de Caution et de Promotion ont été mis en place. Ainsi, une impulsion forte est donnée au niveau politique pour que le secteur économique privé se développe durablement. Cependant la traduction de ces volontés dans la pratique est tributaire de la conjoncture politique, administrative et sociale. Dans quelle mesure les entrepreneurs, et notamment les entrepreneurs femmes font-ils appel et bénéficient-ils de ces mesures ? L’analyse sociologique des chefs d’entreprise femmes – comme celle des hommes entrepreneurs 6 - peut faciliter la compréhension du développement d’une nouvelle logique entrepreneuriale et des facteurs qui sont mouvements ou freins dans ces activités économiques et sociales. Elle permet de repérer les facteurs et les conditions du développement d’activités économiques et sociales dans un secteur investi d’importants enjeux pour l’économie de marché. Quelle place occupent les femmes chefs d’entreprise parmi leurs homologues masculins dans le secteur des PME/PMI ? Aucune recherche à notre connaissance ne traite spécifiquement de l’entrepreneuriat féminin en Algérie. Les femmes créatrices et chefs d’entreprise sont identifiables dans divers secteurs d’activités tels que le commerce, l’artisanat, les exploitations agricoles. Certaines ont des activités plus informelles autour des activités liées à l’alimentaire, l’habillement. Elles sont moins nombreuses que les hommes chefs d’entreprise dans ces secteurs et encore moins nombreuses dans le secteur industriel. Il est très difficile d’avoir des statistiques concernant le nombre de femmes chefs d’entreprise en Algérie 7. Il nous a cependant semblé important de distinguer l’entrepreneuriat féminin de l’entrepreneuriat masculin, dans une perspective comparative et dans le but de comprendre plus finement à la fois le processus entrepreneurial et à la fois le processus de développement du travail féminin en Algérie. Ceci dans un contexte sociétal où leur condition féminine et les rapports sociaux de sexe largement influencés par la culture et la religion affaiblissent les marges de manœuvre des femmes au travail. 2 - CONDITION FÉMININE ET TRAVAIL DES FEMMES EN ALGÉRIE 6 Anne Gillet, « Les entrepreneurs algériens créateurs de petites entreprises : un groupe hétérogène entre logiques sociales, domestiques et logique économique capitaliste », CNAM-GRIOT, Documents de travail, décembre 2002. 7 Office national de la statistique, Données statistiques : l’emploi féminin, Alger, Août 1985b. 4 Le travail des femmes est à resituer dans le contexte d’une société où les différences sociales entre les sexes sont (fortement) imposées, cadrées et marquées 8. Soulignons la spécificité islamique - culturelle religieuse et sociétale, du statut des femmes dans les sociétés musulmanes. N’oublions pas que les traditions les représentations et les pratiques sociales issues de la construction de la société algérienne influencent fortement la place des femmes dans cette société. Des travaux relativement nombreux portent sur la condition féminine au Maghreb et en Algérie (Mansour Fahmy, 1913 ; G. Tillion, 1966 ; Allami N., 1988) et sur les évolutions des formes familiales algériennes (M. Boutefnouchet, 1979 ; D. Benham, 1986 ; E.M. Boutira, 1987). Peu de travaux récents portent sur le travail des femmes en Algérie (Mérabtine-Chérifati D., 1988 ; Musette-Belhouari M., 1988 ; Rebzani M., 1997). Très peu d’informations existent sur l’importance de l’activité féminine salariée, sur les types d’activités, sur la place des femmes sur le marché du travail, sur les représentations sociales du travail féminin. L’impact du travail salarié féminin sur la vie familiale a été étudié il y a une dizaine d’année dans le cas des femmes employées et mariées algériennes d’Alger. Les motivations relevées des femmes à travailler sont prioritairement de l’ordre des besoins économiques. Un des effets de l’activité salariée des employées serait d’accroître leurs marges de manœuvre et leurs possibilités de décider dans le cadre conjugal et familial (M. Rebzani M., 1997). Poussées par des contraintes économiques, les femmes travaillantes ont à gérer plusieurs logiques parfois antagonistes entre traditions et modernité, entre logiques communautaires et logiques individuelles (N. Elias, 1991). Elles doivent selon nous créer une articulation originale et spécifique entre plusieurs mondes sociaux (L. Boltanski, L. Thévenot, 1987). Dans ce contexte social et économique, les femmes chefs d’entreprise, en plus, ont directement à négocier et à affirmer une place nouvelle et affirmée de responsable d’entreprise, dans la société algérienne 9. Elles ont à développer en conséquence d’autres stratégies de développements professionnels et personnels spécifiques. Quelles formes prend cette place « dominante » dans le travail ? Quelles sont leurs ressources et leurs stratégies pour l’asseoir ? .3 Femmes et travail salarié Une enquête précédente menée au printemps 2002 auprès d’hommes entrepreneurs de PME/PMI en Algérie nous a permis de faire certains constats sur la place des femmes sur le marché du travail et de recueillir les représentations sociales et les pratiques des chefs 8 La religion fortement influente en Algérie cadre les places et rôles féminins et masculins. La charia musulmane élabore des codes qui régissent le statut personnel (mariage, divorce, héritage, tutelle, autorité parentale...) et la participation sociale et politique des femmes. Les militants des droits féminins en constatent l’insuffisance attribuée au statut de « dominé » fait aux femmes. 9 Nous verrons dans quelle mesure se développe une place affirmée, responsable voire « dominante » et par rapport à quoi précisément. 5 d’entreprise à l’égard des femmes. Dans quelle mesure cet accès au travail apporte-t-il des évolutions de la place des femmes dans la société algérienne est un point important de nos réflexions. Précisons que le taux de féminisation dans les PME industrielles ne diffère pas de la tendance nationale pour toute l’activité économique d’environ 10% (A. Rezig et M.S. Musette, 1998) soit un taux de travail féminin largement en dessous du taux masculin. Cette différence peut s’expliquer par de multiples raisons : nécessité ou pas d’avoir un emploi pour la femme - quelle proportion de femmes cherche réellement à travailler ? - recrutement parfois difficile en raison des traditions sociales et culturelles dans différentes régions d’Algérie Soulignons que le travail salarié des femmes mariées aboutirait - à voir si c’est le cas dans d’autres secteurs d’activités et dans d’autres lieux et cultures (d’autres régions) - à augmenter leurs marges de liberté dans la sphère familiale au niveau des prises de décision dans le domaine privé de la sphère familiale et conjugale (Rebzani, 1997). Le recrutement des femmes L’accès des femmes au travail salarié a une cause essentiellement d’ordre économique 7et s’inscrit dans des mutations sociales et culturelles. Le recrutement des femmes dans les entreprises s’inscrit dans un contexte économique et social de chômage, de difficultés économiques et de difficultés d’accès au logement (à Alger notamment). De nombreux jeunes célibataires continuent à habiter chez leurs parents. Pour les couples, il devient nécessaire d’avoir deux salaires par foyer (coût de la vie). Ce phénomène d’accès au travail des femmes est cadré par des dispositifs d’emplois aidés par le gouvernement, souvent moins payés que les autres types d’emplois (emplois de jeune, contrats d’apprentis des centres de formations dans les entreprises), qui ont facilité l’accès des jeunes femmes au travail. Ce recrutement s’inscrit souvent dans un réseau familial et social, comme pour le recrutement au travail des hommes. Or, la situation des femmes dans les entreprises reste influencée très largement par la sphère religieuse (droit de la famille) et sociale. C’est le plus souvent avec l’accord du père, du mari qui font autorité que la femme travaille. Dans l’organisation de l’espace de travail, il y a le plus souvent une séparation du lieu de travail des femmes avec le lieu de travail de celui des hommes. De plus, il est préférable que ce soit une femme qui dirige les salariées femmes – les hommes de la famille se sentent ainsi rassurés (les traditions se réfèrent aux questions d’honneur, aux risques de divertissements…). Phénomène nouveau, les femmes sont de plus en plus demandeuses d’emploi à cause des phénomènes sociaux et économiques et parfois suite au chômage des hommes proches (père, mari). Alors, poussées par des nécessités parfois vitales, les familles laissent plus facilement les femmes travailler à l’extérieur. De plus en plus de jeunes femmes (20-30 ans) demandent du travail, parfois dans des conditions matérielles (logement, transports importants) difficiles. Les chefs d’entreprise observent de la part de ces jeunes femmes beaucoup de combativité et de désir de se sortir d’une situation économique voire sociale défavorable. Pour certaines 6 femmes algériennes aujourd’hui (jeunes, d’un certain milieu social), travailler c’est être libre, c’est s’éloigner de la dépendance du père et du mari dans le quotidien, par exemple pour des décisions à prendre, pour des achats de leurs choix. C’est en ce sens un moyen de liberté. Certains entrepreneurs affirment ne pas faire de distinction entre le recrutement des salariées femmes et des salariés hommes. Or dans certains cas, la nécessité du contact avec le public dans le cadre de l’activité professionnelle incite à recruter des hommes pour des questions liées aux relations avec le « public ». En effet les femmes qui travaillent ne sont pas toujours bien perçues par l’opinion publique. Les entrepreneurs rencontrés pendant l’enquête soulignent recruter les femmes pour des qualités considérées comme féminines et donc intrinsèques à leur personne, telles que la « docilité », la « malléabilité », le fait qu’elles soient plus « consciencieuses », plus « courageuses ». Pour certains entrepreneurs, « le travail est mieux fait », « les relations sont meilleures avec les femmes ». Un entrepreneur par exemple a choisi exclusivement des femmes pour ces raisons spécifiques liées aux qualités qu’il leur attribue et aussi car il a eu de mauvaises expériences professionnelles avec les hommes. D’après son expérience, les hommes venaient moins motivés au travail. Ils constatent que les rapports entre hommes et femmes au sein de l’entreprise se passent très bien. Toutes les femmes demandeuses d’emploi n’accèdent bien sûr pas à un emploi. Les raisons peuvent être dues à l’inadaptation des profils mais aussi au contexte social : des lieux de travail éloignés des lieux d’habitations où elles ne pourront pas disposer de l’entourage des familles et des réseaux sociaux. Les raisons sont dues aux mentalités variant selon les cultures et selon les lieux géographiques (ville, campagne). La qualification des femmes Dans les PME/PMI enquêtées, la proportion (minoritaire) de femmes salariées se situe soit dans les activités de secrétariat, soit dans le travail d’ouvrière non qualifiée, soit dans des emplois d’ingénieurs. Une configuration classique apparaît : les postes de secrétariat sont exclusivement tenus par des femmes - elle est d’ailleurs plus souvent une « assistante commerciale ». Les femmes non qualifiées n’ont pas facilement de perspectives d’évolutions professionnelles dans l’entreprise. Le rapport à l’école et aux diplômes D’une manière générale, la majorité des entrepreneurs rencontrés incitent leurs enfants à réussir leurs études. L’école et la réussite scolaire sont des valeurs fortes pour de nombreux chefs d’entreprise. Ils n’ont pas fait de distinction lors des entretiens selon le sexe de l’enfant. Chez certains entrepreneurs (rarement), les filles sont très largement sur-investies dans cette réussite scolaire et sociale. 7 Conclusion Processus en croissance, le recrutement des femmes est motivé par des logiques de natures multiples. La femme est recrutée pour des qualités considérées comme liées à sa condition de femme (docilité, encadrement d’autres femmes), mais aussi pour ses compétences professionnelles - auquel cas elle est en concurrence avec les hommes. Le poids des réseaux familiaux et sociaux reste fort pour ces recrutements. La condition de femme est aussi un frein à son recrutement (traditions, représentations sociales et mentalités, organisation du travail notamment dans le secteur industriel). Nous rejoignons ici les débats sur l’éducation des filles et sur le marché du travail des femmes dans les sociétés occidentales (M. Maruani, 1998, 1984), dont les analyses sont à comparer à cet autre contexte sociétal spécifique de culture musulmane et algérienne. .4 Les femmes et l’entrepreneuriat de leurs époux Dans le secteur entrepreneurial, l’activité économique se caractérise par une logique familiale. Les associés dans l’entreprise (à l’origine ou après la création de l’entreprise) sont le plus souvent des membres masculins de la famille de l’entrepreneur ou de sa femme : père et fils, frère, beau-frère, cousins. Les femmes (épouses, filles, sœurs, belles-sœurs) ne sont jamais associées à la création de l’entreprise. Les causes de cette exclusion des femmes sont inscrites dans des pratiques et des fonctionnements sociaux liés notamment aux questions d’héritage (G. Tillion, 1966). Les représentations religieuses et sociales sur l’image et sur la place de la femme en Algérie sont une autre explication certaine 10. Les femmes des entrepreneurs n’ont pas une part active directe dans l’entreprise, hormis leur influence éventuelle en terme de soutien moral, financier (si elles ont une activité salariée). Même si elles en ont les compétences, elles ne participent que rarement au fonctionnement de l’entreprise : secrétariat, standard téléphonique, tâches commerciales et comptables, encadrement des salariées femmes s’il y en a. 10 Il s’agirait ici de distinguer ce qui relève de la doctrine du Coran de ce qui relève des comportements et mœurs économiques et socioculturels. Rappelons que la première femme du Prophète Mahomet, Khadidja, était une commerçante financièrement aisée. En Algérie, la forme d’organisation familiale traditionnelle est patriarcale et sa structure est agnatique - filiation patrilinéaire, l’héritage se transmet de père en fils. Cependant, l’organisation familiale connaît des évolutions et le patriarcat ne revêt plus la même forme qu’autrefois (Boutefnouchet M., 1979). Par ailleurs, ces derniers temps certains chercheurs défendent la thèse d’un pouvoir implicite ou contrepouvoir féminin dans le groupe familial traditionnel (Benham D., 1986 ; Boutira E.M., 1987). 8 CARACTÉRISTIQUES D’UN GROUPE D’ENTREPRENEURS ALGÉRIENS DE SEXE MASCULIN L’enquête menée auprès d’entrepreneurs des PME/PMI en Algérie en 2002 permet d’avancer quelques éléments intéressants nos réflexions. .5 Diversité des profils La diversité des profils, des trajectoires socioprofessionnelles et des activités professionnelles caractérise le groupe des chefs d’entreprise rencontrés. Plusieurs logiques entrepreneuriales existent, basées sur leurs trajectoires personnelles et socioprofessionnelles, et leurs motivations à créer l’entreprise. Une typologie des entrepreneurs se révèle en analysant les caractéristiques de leurs trajectoires socioprofessionnelles et de leurs motivations à créer l’entreprise. Cinq types principaux sont observés : l’entrepreneur « cadre », l’entrepreneur « héritier », l’entrepreneur « migrant », l’entrepreneur d’« anciennes PME », l’entrepreneur « ouvrier » 11. Les dates de création de ces entreprises sont diverses, mais une majorité d’entre elle est d’origine récente. Ces éléments révèlent deux types principaux d’entrepreneurs en fonction des dates de création des entreprises : les patrons d’anciennes entreprises (autour des années 70) et les nouveaux entrepreneurs (à partir des années 90). En effet, la libéralisation du champ économique a permis l’émergence d’un nombre important d’entrepreneurs qualifiés de « nouveaux » par rapport à ceux ayant émergé dans l’économie administrée (années 70). De nouvelles caractéristiques et des différences s’affirment, soulignant le développement d’une nouvelle catégorie d’agents économiques, évoluant dans une économie où co-existent des mécanismes contradictoires liés aux règles de l’économie administrée (protections douanières, monopoles, économie et pratiques informelles...) et de l’économie de marché (liberté d’entreprendre, liberté de prix, circulation des biens et des capitaux,...) (Bouyacoub, 1997). A partir de 1990 a été déclenché un important mouvement de création de PME/PMI, avec la Loi sur la Monnaie et le Crédit et les différents avantages accordés aux nouveaux investissements. Un nouveau code des investissements a été adopté en 1993 où les barrières institutionnelles et bureaucratiques devaient être levées. Alors, les barrières deviennent économiques. L’investisseur doit proposer un projet viable économiquement et disposer de capitaux suffisants (Bouyacoub, 1998). Les plus jeunes PME ont bénéficié de l’Accord Stand By d’avril 1994 ayant entraîné une libéralisation rapide et totale du commerce extérieur et en 1995 de l’ouverture du commerce extérieur. Plus récemment encore, des aides financières incitatives à la création d’entreprises pour les jeunes chefs d’entreprises ont été développées. 11 Typologie détaillée dans Anne Gillet, « Les entrepreneurs algériens créateurs de petites entreprises : un groupe hétérogène entre logiques sociales, domestiques et logique économique capitaliste », CNAM-GRIOT, Documents de travail, décembre 2002. 9 A la faveur de ces nouveaux facteurs, un groupe de nouveaux entrepreneurs émerge. Il s’agit d’entrepreneurs dont le niveau d’instruction et l’expérience accumulée dans le secteur public est élevé. Ce groupe concerne de nombreux cadres d’entreprises publiques qui sont soit seuls soit associés à des titulaires de capitaux, soit associés entre eux et qui ont lancé des PME dont le mode de fonctionnement se distingue de celui des anciennes PME. Ces PME relèvent souvent d’une certaine modernité en terme de technique et de gestion, notamment de gestion des ressources humaines. Un résultat important à souligner dans notre enquête concerne l’âge relativement avancé des entrepreneurs rencontrés. Une majorité (60%) a plus de 50 ans. 17% a moins de 35 ans. Aucun entrepreneur n’a moins de 25 ans. Rappelons qu’en Algérie, environ les 2/3 de la population ont moins de 25 ans. La catégorie sociale des entrepreneurs et chefs d’entreprise reste donc fermée aux jeunes. Les plus jeunes de ces entrepreneurs appartiennent au type que nous avons défini comme « entrepreneurs héritiers », bénéficiant de l’aide active du père à créer leur propre entreprise, liée à celle de leur père ou étant une reprise de celle de ce dernier. Ils peuvent alors bénéficier d’un capital à la fois social (partage de réseaux sociaux et professionnels), économique (aide ou garantie financière) et en terme de savoir-faire (connaissance du métier, connaissance des réseaux économiques et professionnels). Créer son entreprise en Algérie relève selon nous d’un « parcours du combattant » où de nombreuses ressources sont nécessaires. Ces ressources sont d’ordre professionnel (compétences professionnelles), sociales (connaissance et participation à des réseaux professionnels), administratives (fonctionnement administratif et bancaire à connaître) et culturelles (scolaires) pour certains entrepreneurs. Ces ressources nécessitent soit du temps soit une introduction privilégiée par la famille (ascendance paternelle). La théorie de Bourdieu sur les différents capitaux a ici une portée explicative pertinente (Bourdieu 1970). Le capital culturel est donc insuffisant seul, il est nécessaire pour l’entrepreneur de disposer le plus possible des autres ressources : expérience, réseau, argent. Résultat fort de la recherche : si le secteur privé doit se développer en Algérie, soulignons sinon l’urgence, au moins l’importance de la relève par des jeunes chefs d’entreprise (souvent avec une formation initiale plus importante) quant à la création et/ou au développement des PME. Nous verrons sur ce point ce qu’il en est des caractéristiques des femmes chefs d’entreprise dans un second temps. Les origines sociales de ces entrepreneurs sont souvent modestes (le père était paysan, mineur, travailleur immigré). Quasiment seuls les entrepreneurs du type « entrepreneur-héritier » ont ou avaient leur père chef d’entreprise. Dans les autres types, une très faible proportion d’entrepreneurs avait un père ou de la famille dans le commerce. Le niveau de formation initiale est élevé chez la plupart des « nouveaux » entrepreneurs. Il s’agit de deux types d’entrepreneurs. Les entrepreneurs ayant eu un parcours de cadres d’entreprise dans le secteur public ont une formation égale ou supérieure au baccalauréat (pour 86% d’entre eux) dans des secteurs techniques (froid, géologie, télécommunication,…). Les jeunes entrepreneurs ont aussi pour certains un niveau de formation initiale élevé, soulignant là l’influence des parents au suivi d’études universitaires poussées de leurs enfants et l’importance de la formation et 10 des compétences pour reprendre l’entreprise paternelle. Chez les « anciens » entrepreneurs, les niveaux de formation initiale sont le plus souvent moins élevés (niveaux primaire ou collège ou CAP). Le niveau et le type de formation initiale pour les entrepreneurs ayant eu un parcours d’émigré est varié. .6 Des influences communes L’hétérogénéité des profils des entrepreneurs s’accompagne d’un ensemble de conceptions au travail et de pratiques communes à tous, influencées par des valeurs sociales et religieuses. Des éléments influencent très fortement les mécanismes de création, d’organisation et de gestion de l’entreprise comme le rapport à la sphère familiale et à sa logique domestique : réseaux d’entraides familiales, types de relations de travail, connexions fortes dans l’organisation du travail entre la sphère professionnelle et la sphère familiale 12. Les rôles économique et social forts de l‘entreprise au sein du réseau familial, l’existence d’une logique de don contre-don entre les salariés et le chef d’entreprise, le sens donné au travail par les entrepreneurs, le respect de son autorité par ses salariés, sont imprégnés de valeurs issues de la société algérienne, et au sein de cette société, de leurs diverses appartenances sociales : vie urbaine ou rurale, communauté sociale,... Dans de nombreuses sphères de la gestion de leur entreprise (sens et organisation du travail, gestion des salariés), les entrepreneurs se situent dans une dynamique sociale influencée fortement par les structures sociales qui posent la question de la « rationalité économique » telle qu’elle est définie dans un système économique de type capitaliste où la rentabilité et le bénéfice priment. Autres points communs parmi eux, le partage d’un ensemble de contraintes liées à la situation économique et politique algérienne (peu d’accès aux prêts bancaires, concurrence internationale, développement de normes européennes, poids des règles administratives), au marché de l’emploi (manque de qualification et de formation du personnel). Le capital social déclaré de ces entreprises n’est pas très élevé. .6.1 Une importance du réseau familial dans l’aide à la création de l’entreprise Lors de la création de l’entreprise, le capital investi est souvent le fait du réseau familial et amical (parfois les membres de la famille sont associés), en plus des économies personnelles de l’entrepreneur. Souvent est associé à la création de l’entreprise, un membre de la famille 12 Dans de nombreuses sociétés l’individualisme est faiblement développé, le groupe et les relations avec le groupe étant les éléments privilégiés et structurants les différents champs de la vie. En lien avec la question du développement de l’identité personnelle et de la relation entre l’individu et les autres (cas ici de la famille), l’expression de Norbert Elias « Identité Nous-Je » souligne le processus historique appelé « processus de civilisation » par lequel au cours de l’histoire des sociétés ; l’identité du « Je » prend le pas sur l’identité du « Nous ». 11 (frère, beau frère, enfants) ou des amis (exemple d’anciens collègues travaillant à la Chambre de commerce et d’industrie d’Alger). Les réseaux de connaissance (familial, professionnel et amical) jouent aussi fortement, par exemple pour intervenir dans le secteur de l’administration. .6.2 Un lieu de cohésion familiale et sociale Chez tous les entrepreneurs, les plus jeunes inclus, un souci fort de la descendance est présent, avec le but de faire profiter à leur descendance de leurs acquis d’expérience, de leurs apports économiques et sociaux. Le choix de créer une entreprise ou d’y être associé n’est pas toujours une décision des enfants. A ce niveau est observé parfois un poids fort de l’autorité paternelle. Le souci de la cohésion familiale est fort du côté du père. Par le biais de sa création d’entreprise, il souhaite, surtout pour les plus anciens, garder la cohésion du groupe et une certaine tradition familiale. Ceci souligne l’importance du groupe, du clan et la prégnance de la préservation des relations familiaux et des réseaux sociaux. En fait, selon la culture issue de l’Islam, l’entreprise doit profiter à la communauté, et non seulement au chef d’entreprise dont l’intérêt unique serait de faire des profits d’ordre économique. La réussite de l’entrepreneur est réelle si, à travers son entreprise et ses activités, il aide les familles voire une communauté ou un village entier à vivre. Développer ce rôle « social » d’aide à faire vivre les familles proches est prioritaire pour les plus anciens des entrepreneurs, surtout dans les campagnes, et un peu moins prégnant pour les jeunes entrepreneurs, quoique restant une caractéristique forte. D’où un recrutement souvent familial et local surtout de la part des anciens. .6.3 Un lieu de reproduction des fonctionnements familiaux L’entreprise a dans un sens une gestion clanique et familiale, où l’entrepreneur fait autorité (comme une figure paternelle) et où il y a une forte hiérarchisation à partir de lui (liens hiérarchiques pyramidaux). Les monographies d’anciennes petites entreprises soulignent le caractère patriarcal du mode de gestion. La figure de l’ancien entrepreneur est celle du Cheikh devant inspirer respect et crainte à ses « travailleurs », qui sont d’abord ses « enfants » ses « protégés » ou les membres de sa tribu. La relation se base sur la confiance de sa part et en retour sur l’obéissance des travailleurs (Bouyacoub, 1998). La gestion des ressources humaines dans ce contexte ressemble à la gestion d’une famille (logique domestique) plus que celle d’une entreprise moderne (logique économique capitaliste). Certaines entreprises anciennes fonctionnent avec un mode familial tel que, par exemple en cas de difficultés économiques, les gens sont solidaires entre eux et le choix est fait de ceux qui reçoivent ou pas leur salaire, en fonction des situations les plus nécessiteuses. Une identification forte à l’entreprise est dans certains cas observés en termes de cohésion familiale, d’esprit d’entreprise, d’entente et de loyauté, certains ne comptant pas leurs heures, acceptant de travailler et d’être payés dans un avenir plus ou moins proche. Les nouveaux entrepreneurs se 12 donnent de nouvelles contraintes autres que celles du partage de la richesse avec les proches au risque de faire faillite. Ils ont un profil professionnel technique qui élimine le poids dominant du charisme personnel et place d’emblée les rapports avec le personnel sur le terrain économique et gestionnaire (recrutement, promotion, formation, licenciement). Ces nouveaux entrepreneurs ont d’autres priorités que les anciens. Cependant, des pratiques et des valeurs liées au fonctionnement familiaux et sociaux restent présents, sur des registres différents. Une logique de don oriente les rapports de travail et les échanges dans les relations de travail. Le contrat de travail est souvent un contrat moral sans recours à un support écrit. Par exemple, les chefs d‘entreprises, au delà de la non-reconnaissance de l’utilité des syndicats à défendre les travailleurs 13, considèrent échanger une offre de travail contre le respect de la hiérarchie, la « paix sociale », sans plainte ni revendication de la part du salarié. Il s’agit d’un accord implicite entre l’employeur et le salarié. 3 - LA DÉMARCHE DE RECHERCHE A l’analyse de ces champs de recherche principaux - l’entrepreneuriat, le travail des femmes, la condition féminine et les rapports sociaux de sexe – et de ces éléments d’enquête de terrain portant sur le travail des femmes et sur les caractéristiques socioprofessionnelles des hommes chefs d’entreprise, nous posons un questionnement spécifique sur les femmes chefs d’entreprise. Quelles sont leurs motivations à travailler, à créer une entreprise ? Quels sont leurs parcours de vies personnelles et socioprofessionnelles ? Quelles sont leurs représentations du travail et du travail des femmes ? Quelles difficultés vivent-elles ? De quels appuis (familiaux, sociaux, financiers etc.) bénéficient-elles ? Quelles sont d’après elles les représentations que les « autres » ont d’elles ? Quelles sont leurs manières de travailler ? Dans quelle mesure participent-elles au renouvellement du tissu économique, à la création d’activités et d’emplois, à la créativité et à l’innovation professionnelles ? Dans quelle mesure se distinguent-elles, sur ces dimensions, au côté de leurs homologues masculins créateurs et chefs d’entreprise ? Dans quelle mesure, à travers tout cela, font-elles évoluer leurs conditions sociales de femme ? .7 Questionnements de recherche La démarche de recherche consiste à analyser les caractéristiques socioprofessionnelles de ces femmes créatrices de petites entreprises, leur dynamique entrepreneuriale et ses conditions de développement. L’approche développée a pour but de mieux comprendre les conditions d’émergence de cet acteur économique et social, de repérer ses trajectoires personnelles et 13 Les syndicats ayant été instrumentalisés par le F.L.N., étant des courroies de transmission des politiques et un moyen personnel de gravir professionnellement des échelons. 13 socioprofessionnelles, d’analyser ses capacités de création et ses dynamiques d’évolution, ses ressources et ses contraintes. L’approche souligne quels sont les secteurs touchés par les créations d’entreprise : secteurs d’activités où les femmes sont déjà présentes (services : artisanat, commerces ; agriculture) ou nouveaux secteurs économiques récemment investis (industrie). L’analyse soulignera dans quelle mesure ces dynamiques entrepreneuriales féminines se distinguent de celles des hommes créateurs et chefs d’entreprises. Les activités de ces entrepreneurs femmes s’inscrivent dans un contexte culturel et social où les femmes ont aujourd’hui des rôles et des places fortement distincts de ceux des hommes, et susceptibles d’évolutions. Dans quelle mesure le fait d’être une femme dans un pays comme l’Algérie aboutit au développement de motivations, de stratégies, de pratiques de création et de développement d’entreprise spécifiques ? La pauvreté, le chômage poussent t-ils les femmes à créer leur propre entreprise ? Quel est le poids des logiques sociales et familiales (réseaux de relations, solidarités familiales, place de la femme dans la famille et condition féminine) dans les valeurs et dans les pratiques des chefs d’entreprise femmes ? Comment la femme chef d’entreprise articulet’elle sa position sociale « héritée » de femme avec la nécessité d’une position professionnelle plutôt « dominante » ? Une interrogation forte repose pour nous sur la nature et sur l’intensité nécessaire de la motivation (voire de la « force ») pour une femme à créer une entreprise. Une interrogation se pose sur ses ressources (personnelles, familiales, sociales etc.), dans une société où les femmes n’ont en général pas une place affirmée ni dans le champ professionnel en général ni à certains niveaux de la sphère domestique et privée. Des hypothèses générales sont proposées pour analyser le processus entrepreneurial des femmes chefs d’entreprise et leur participation à l’évolution sociale et économique de la société algérienne. Une première hypothèse concerne le poids spécifique des logiques sociales culturelles et domestiques sur l’entrepreneuriat au féminin. Le statut de la femme et les représentations sociales portées sur la femme en Algérie rendraient la mise en œuvre d’une telle entreprise difficile. De plus, créer une entreprise signifie développer en partie une certaine logique de type individualiste qui casserait avec une logique communautaire largement partagée, et ce d’une manière particulière lorsqu’il s’agit de femmes créatrices d’entreprise. Comment se situent-elles par rapport à leur communauté sociale d’appartenance et par rapport aux traditions sociales ? Comment gèrent-elles à leur niveau et selon leurs conditions l’équation délicate entre les traditions et les évolutions sociales ? Une seconde hypothèse concerne la spécificité de l’entrepreneuriat féminin par rapport à l’entrepreneuriat masculin. Au regard de la nature et de l’importance des liens familiaux et des traditions sociales et religieuses dans l’entrepreneuriat masculin, au regard du sens et de l’organisation de l’entrepreneuriat masculin, il est supposable que les profils et les dynamiques différent chez les femmes entrepreneurs. La typologie construite se distinguerait dans plusieurs dimensions : esprit d’entreprise et modalités de création, motivations initiales, 14 processus et dynamique, difficultés et éléments moteurs, pratiques, sens valeurs et représentations du travail, importance des réseaux sociaux. Dans quelle mesure les types de femmes chefs d’entreprise sont comparables aux types de l’entrepreneuriat masculin ? Une troisième hypothèse concerne la participation des femmes chefs d’entreprise au développement et à l’évolution du travail féminin en Algérie. Les femmes chefs d’entreprise développent-elles à l’égard des autres femmes des pratiques de recrutement et de gestion du personnel femmes valorisées, des représentations sociales du travail des femmes positives. Les thèmes généraux sur lesquels recueillir auprès des femmes les informations nécessaires à la confrontation des hypothèses portent sur les trajectoires socioprofessionnelles, les motivations et les conditions de création de l’entreprise, les secteurs d’activités, l’organisation des activités professionnelles dans l’entreprise, les modalités de gestion du personnel, les représentations du travail et du travail des femmes, les relations entre les activités de travail et la condition féminine en Algérie. .8 Méthodologie de recherche La recherche s’appuiera sur l’enquête de terrain menée au printemps 2003 sur la base de recueils de matériaux qualitatifs (entretiens semi-directifs approfondis, observations d’entreprises gérées par des femmes). Une typologie des femmes chefs d’entreprise, basée sur leurs profils et leurs parcours socioprofessionnels, sur leurs pratiques et leurs stratégies professionnelles est proposée sur la base des entretiens réalisés. La comparaison avec les profils et dynamiques des hommes créateurs et chefs d’entreprise est menée. Soulignons les spécificités et les difficultés rencontrées pour accéder au terrain d’enquête. Nous avons pu observer la contrainte de temps et la durée nécessaire pour obtenir des contacts. En effet il s’agit avant toute chose de l’instauration d’une relation personnelle définie par la confiance. Cette construction s’est effectuée soit par l’intermédiaire d’un chercheur, soit par le biais d’un intermédiaire entrepreneur qui parfois devait rencontrer de son côté directement la personne connue pour obtenir un nouveau rendez-vous. Ainsi, les dimensions concernant les difficultés de l’organisation et de la gestion du temps (instauration de relations de confiance, enquête de terrain) sont des données capitales dans la réalisation de celle-ci. Données spécifiques à un pays d’Afrique, l’Algérie, où la gestion du temps et la construction des relations interindividuelles (professionnelles, amicales) sont régies par d’autres règles et par d’autres valeurs culturelles que les nôtres (E.T. Hall, 1983) 14. D’autres modalités culturelles peuvent rendre l’accès au terrain difficile (origines socioculturelles du chercheur et nécessité d’appartenance à des réseaux sociaux). L’aspect culturel de non connaissance de certains codes et de non partage d’une histoire nationale commune souligne une réflexion capitale à traiter selon nous sur la distance entre le chercheur et son objet de 14 En ce sens il s’agit d’une démarche socio-anthropologique dans la mesure où la culture étudiée n’est pas celle du chercheur. 15 recherche (distance sociale, implication). Certes, la « distance » peut permettre précisément à la fois une posture d’étonnement et d’objectivité 15. Mais l’éloignement social et culturel peut rendre les contacts difficiles. Le statut de chercheur et son origine étrangère, occidentale et française a un impact sur l’accès au terrain et sur la réalisation des entretiens 16. Ensuite, et comme dans toute recherche, intervient la contrainte de la disponibilité des personnes qui ont des charges multiples, et d’importantes responsabilités. Conclusion L’objectif de cette recherche est de montrer les caractéristiques des situations des femmes créatrices et chefs d’entreprise en Algérie, dans une perspective générale de compréhension du travail des femmes en Algérie et de ses effets. Sont mis en avant les types d’entreprises créées, les profils des femmes entrepreneurs, les influences des logiques familiales et sociales, les représentations du travail et de la place de la femme dans l’entreprise (création, activités salariées). La spécificité de l’entrepreneuriat féminin et ses apports innovateurs professionnels au développement du secteur privé en Algérie sont soulignés. Les éléments de convergences et de divergences entre les hommes et les femmes entrepreneurs sont précisés. Nous apportons des éléments de réponses aux hypothèses proposées et notamment soulignons les transformations apportées par le travail de ces femmes sur leurs identités (personnelles sociales et professionnelles), sur les représentations sociales concernant la femme en Algérie et sur les relations homme-femme. Les femmes salariées et les femmes chefs d’entreprises peuvent permettre la mise en route d’une dynamique professionnelle et sociale questionnant leur place dans la société et l’avenir de celle-ci. Rappelons que la place des femmes dans les sociétés du monde musulman est au cœur de débats concernant les rapports de l’Islam à la démocratie, à la modernité et à la place de ces sociétés au sein des Etats non musulmans. Le statut de la femme est en effet considéré comme un point central et un symptôme des rapports entre l’Islam et l’Occident. Rappelons que le Coran donne aux femmes une place (une liberté et une personnalité, des droits, des types de relations avec les hommes) toute autre que celle que l’histoire, la littérature islamique, les groupes sociaux, le Code de la Famille leur ont réservée par la suite. Ces influences sociales issues d’époques, de milieux et de classes sociales différentes ont fortement construit l’image et la place de la femme dans la culture musulmane. Analyser la condition féminine - à travers la question du travail des femmes - est complexe, et touche les bases du fonctionnement d’une société et des relations entre les sexes. 15 Sans entamer ici un débat d’ordre méthodologique, rappelons l’apport d’E. Durkheim pour qui la légitimité d’une sociologie scientifique est fondée sur une théorie de l’autonomie et de l’extériorité de son objet. Est nécessaire un certain « objectivisme », où le chercheur a une position d’extériorité visà-vis de son objet, coupure épistémologique jugée nécessaire à l’objectivité de l’observation. 16 L’analyse des liens historiques de colonisation et les relations actuelles entre l’Algérie et la France permettent une compréhension des relations entre les deux pays et leurs populations, mais il est difficile d’analyser leur intégration et leur impact lors de relations interpersonnelles et en face-à-face. Il s’agit d’un point de réflexion intégrant dans notre cas précis des dimensions historiques politiques sociologiques et psychologiques. 16 Bibliographie Alter N., L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000. Ardenti R., Vrain P., Cartron D., Relations inter-entreprises, profils des dirigeants et gestion de l’emploi dans les PMI, Rapport à la DARES, Centre d’études de l’emploi, 1998. Balandier Georges, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985. 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