est issu des travaux de Coleman et qu’il est
fortement influencé par les approches du rational
choice. Il a raison de dire également que c’est par
le biais de la reprise du concept par Putnam
dans son ouvrage sur l’Italie, publié en 1993,
que le concept devient à la mode, qu’il entre
dans le domaine des sciences sociales puis qu’il
est repris, avec une rapidité étonnante, par
les milieux de pratiques et d’interventions qu’ils
soient communautaire, institutionnel ou supra-
national.
À notre avis, il néglige toutefois de men-
tionner avec suffisamment de force la première
«dérive » qui s’opère dans ce passage de
Coleman à Putnam, dérive réductionniste tant
sur le plan théorique que méthodologique. Sous
la plume de Putnam, le «capital social» perd,
dès l’origine de son utilisation, son ancrage
social pour devenir une espèce de «force abstraite»
qui contribue à l’efficacité des sociétés. Défini
formellement comme une caractéristique des struc-
tures sociales, conformément à Coleman, le «capital
social», dans les analyses de Putnam, devient dans
les faits, une caractéristique quasi culturelle
des collectivités. Alors que chez Coleman, le bien
«public» que représente le «capital social» constitue
une caractéristique des structures sociales pouvant
tout aussi bien être «inscrit» dans les acteurs
individuels (comme dans son article sur l’influence
du «capital social» dans le développement du capital
humain, Coleman, 1988) que collectifs, chez Putnam,
le «capital social» est «inscrit» dans des «collec-
tivités» qui, d’une part, sont conçues comme des
agrégats d’individus1et, d’autre part, comme le
montrent ses travaux sur l’Italie, devient
une caractéristique culturelle des collectivités,
ce que Bibeau note avec raison. Il importe
de souligner que ce passage exclut la «structure
sociale» du champ d’observation, les contraintes
qu’elle implique, les conflits qui la traversent,
etc. Si, chez Coleman, ces dimensions de la struc-
ture sociale ne sont pas toujours à l’avant-plan,
elles demeurent toujours présentes. Chez Putnam,
par contre, elles disparaissent presque entièrement
et ce qu’il reste du social, après cette réduction
putnamienne, ce sont des collectivités composées
d’individus agrégés à la recherche des «bonnes
valeurs» «indispensables» à leur fonctionnement.
Du point de vue d’une théorie du social, si
les conceptions de Coleman basées sur l’idée du
rational choice comportent des limites certaines,
chez Putnam, c’est à la disparition du social, au
sens durkheimmien du terme, à laquelle nous
assistons. Il faut également ajouter que cette idée
du «capital social» inscrit dans les collectivités
a fortement influencé son passage dans le champ
de l’épidémiologie sociale et de la santé publique
comme le démontrent les premiers travaux
de Kawachi sur cette question (1997), nous y
reviendrons. Il existe aussi dérive méthodologique
parce que, si Coleman établit une série de mises
en garde quant à la «mesure» du «capital social»
(Coleman, 1988; 1990), précisant notamment
que le «capital social» ne se mesure pas facilement
et suggérant plutôt une qualification de ce dernier
en tablant sur des méthodes qualitatives, Putnam,
particulièrement dans ses travaux antérieurs
à son Bowling Alone de 2000, y va allègrement
de mesures du «capital social» à partir d’indicateurs
qui amalgament le «capital social» (mesuré par
la confiance, la participation civique, etc.) et
ses effets supposés, dont la signification
apparaît plus que douteuse (ex. la participation
électorale) et la comparaison quasi impossible.
Bibeau montre avec justesse la distance
qui sépare les traditions conceptuelles du «capital
social» putnamienne, colemanienne et la pensée
de Bourdieu. Bien qu’il s’agisse là d’un débat
de peu d’intérêt, nous pouvons affirmer que,
d’un point de vue strictement chronologique,
Bourdieu introduit et conceptualise explicitement
ce concept pour la première fois en sociologie,
à tout le moins avant Coleman. Par ailleurs,
ce n’est que tardivement que les auteurs américains
de cette tradition introduisent Bourdieu dans
leurs références. Il faut préciser ici que la barrière
de la langue n’explique pas cette absence,
puisque généralement l’on cite le texte anglais
paru en 1986, donc disponible avant les publica-
tions de Coleman sur le «capital social». Si Bibeau
a raison de dire que la lecture de ce texte ne
permet pas de bien comprendre la complexité
de la théorie bourdieusienne, ce qui pourrait
expliquer les mésinterprétations que certains
auteurs américains en ont faites2, par contre,
contrairement à la lecture proposée par Bibeau,
ce texte est, à notre connaissance, le plus achevé
et le plus développé que Bourdieu ait produit
sur le capital et ses différentes formes3. Il met
en évidence l’une des dimensions centrales
de l’approche du capital chez Bourdieu qui,
comme Bibeau le rappelle d’ailleurs, consiste à
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