Le «capital social » : vicissitudes d’un concept, quelques commentaires pour faire avancer le débat Commentaire Maurice Lévesque Université d'Ottawa D ’entrée de jeu, le texte du professeur Bibeau suggère les grandes lignes d’un programme ambitieux. Il s’agit, en effet, de tracer la généalogie du concept «capital social», d’évaluer sa portée théorique du point de vue des écoles de sociologie à son origine, de discuter de ses applications méthodologiques, d’identifier les dérives que les discours idéologiques ont fait subir au concept et finalement, d’examiner les usages qu’en ont fait les spécialistes des sciences sociales, politiques et ceux de l’épidémiologie sociale (p. 1). Vaste programme nous en conviendrons, ambitieux également parce qu’on associe dans cette description des dimensions dont l’analyse rigoureuse exige de faire appel à des outils très différents. Il demeure difficile, en effet, d’examiner les démarches méthodologiques utilisées pour « mesurer » un concept, en ayant recours au même appareillage théorique et méthodologique que si nous tentions de faire l’analyse de la « portée théorique » d’un concept. L’une des premières difficultés à laquelle la lectrice ou le lecteur se confronte consiste justement dans cet amalgame entre des dimensions très différentes, tant sur le plan analytique que sur le plan de la « réalité » du concept. Cette approche conduit toutefois à un traitement analytique commun réservant une très large part à l’analyse politique, dans son sens courant mais aussi dans le sens d’une analyse des conséquences politiques de certaines conceptions théoriques, délaissant trop souvent l’indispensable travail épistémologique, lorsqu’il s’agit de traiter de la portée théorique d’un concept. Ce texte présente quelques commentaires et réflexions suite à une lecture intéressée de l’article de Bibeau. Il ne constitue pas une réponse, ni une critique systématique de l’article, car je partage beaucoup des vues et analyses de l’auteur. L’objectif se veut plus modeste et peut se résumer en trois points. D’abord, faire ressortir l’idée que la critique d’un concept ne peut être complète si elle s’ancre de façon trop exclusive dans une analyse de la portée politique de ce dernier et qu’il faut également accorder une grande attention à la nature du concept, ce qu’il entend désigner, pour en effectuer une critique approfondie. Par la suite, apporter une contribution au débat autour du capital social, en mettant l’accent sur l’analyse du concept lui-même et en suggérant de reformuler les termes du débat entre Bourdieu, Coleman et Putnam soulevé par Bibeau. Finalement, aborder la question de l’usage du concept de capital social dans les domaines de la santé publique et de l’épidémiologie sociale. La question de la généalogie Bibeau précise, avec raison, que le concept de « capital social » dont il traite principalement Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 10, n° 2, 2005, pp. 169-177. 170 Commentaire est issu des travaux de Coleman et qu’il est fortement influencé par les approches du rational choice. Il a raison de dire également que c’est par le biais de la reprise du concept par Putnam dans son ouvrage sur l’Italie, publié en 1993, que le concept devient à la mode, qu’il entre dans le domaine des sciences sociales puis qu’il est repris, avec une rapidité étonnante, par les milieux de pratiques et d’interventions qu’ils soient communautaire, institutionnel ou supranational. À notre avis, il néglige toutefois de mentionner avec suffisamment de force la première « dérive » qui s’opère dans ce passage de Coleman à Putnam, dérive réductionniste tant sur le plan théorique que méthodologique. Sous la plume de Putnam, le « capital social » perd, dès l’origine de son utilisation, son ancrage social pour devenir une espèce de «force abstraite» qui contribue à l’efficacité des sociétés. Défini formellement comme une caractéristique des structures sociales, conformément à Coleman, le «capital social», dans les analyses de Putnam, devient dans les faits, une caractéristique quasi culturelle des collectivités. Alors que chez Coleman, le bien «public» que représente le «capital social» constitue une caractéristique des structures sociales pouvant tout aussi bien être « inscrit » dans les acteurs individuels (comme dans son article sur l’influence du «capital social» dans le développement du capital humain, Coleman, 1988) que collectifs, chez Putnam, le «capital social» est «inscrit» dans des «collectivités » qui, d’une part, sont conçues comme des agrégats d’individus 1 et, d’autre part, comme le montrent ses travaux sur l’Italie, devient une caractéristique culturelle des collectivités, ce que Bibeau note avec raison. Il importe de souligner que ce passage exclut la « structure sociale » du champ d’observation, les contraintes qu’elle implique, les conflits qui la traversent, etc. Si, chez Coleman, ces dimensions de la structure sociale ne sont pas toujours à l’avant-plan, elles demeurent toujours présentes. Chez Putnam, par contre, elles disparaissent presque entièrement et ce qu’il reste du social, après cette réduction putnamienne, ce sont des collectivités composées d’individus agrégés à la recherche des « bonnes valeurs» «indispensables» à leur fonctionnement. Du point de vue d’une théorie du social, si les conceptions de Coleman basées sur l’idée du rational choice comportent des limites certaines, chez Putnam, c’est à la disparition du social, au sens durkheimmien du terme, à laquelle nous assistons. Il faut également ajouter que cette idée du « capital social » inscrit dans les collectivités a fortement influencé son passage dans le champ de l’épidémiologie sociale et de la santé publique comme le démontrent les premiers travaux de Kawachi sur cette question (1997), nous y reviendrons. Il existe aussi dérive méthodologique parce que, si Coleman établit une série de mises en garde quant à la « mesure » du « capital social » (Coleman, 1988 ; 1990), précisant notamment que le «capital social» ne se mesure pas facilement et suggérant plutôt une qualification de ce dernier en tablant sur des méthodes qualitatives, Putnam, particulièrement dans ses travaux antérieurs à son Bowling Alone de 2000, y va allègrement de mesures du «capital social» à partir d’indicateurs qui amalgament le « capital social » (mesuré par la confiance, la participation civique, etc.) et ses effets supposés, dont la signification apparaît plus que douteuse (ex. la participation électorale) et la comparaison quasi impossible. Bibeau montre avec justesse la distance qui sépare les traditions conceptuelles du «capital social» putnamienne, colemanienne et la pensée de Bourdieu. Bien qu’il s’agisse là d’un débat de peu d’intérêt, nous pouvons affirmer que, d’un point de vue strictement chronologique, Bourdieu introduit et conceptualise explicitement ce concept pour la première fois en sociologie, à tout le moins avant Coleman. Par ailleurs, ce n’est que tardivement que les auteurs américains de cette tradition introduisent Bourdieu dans leurs références. Il faut préciser ici que la barrière de la langue n’explique pas cette absence, puisque généralement l’on cite le texte anglais paru en 1986, donc disponible avant les publications de Coleman sur le «capital social». Si Bibeau a raison de dire que la lecture de ce texte ne permet pas de bien comprendre la complexité de la théorie bourdieusienne, ce qui pourrait expliquer les mésinterprétations que certains auteurs américains en ont faites 2, par contre, contrairement à la lecture proposée par Bibeau, ce texte est, à notre connaissance, le plus achevé et le plus développé que Bourdieu ait produit sur le capital et ses différentes formes 3. Il met en évidence l’une des dimensions centrales de l’approche du capital chez Bourdieu qui, comme Bibeau le rappelle d’ailleurs, consiste à Commentaire 171 établir une relation entre les diverses formes de capital. Pour Bourdieu, en effet, l’une des principales caractéristiques du capital tient dans la capacité de conversion d’une forme dans une autre, par le biais de différents processus sociaux qu’il serait trop long d’énumérer ici 4. Pour notre propos, il importe de souligner que, chez Bourdieu, il ne saurait être question de traiter du « capital social » en vase clos sans faire référence aux autres formes. Il s’agit d’une dimension très importante qui distingue les approches putnamienne et colemanienne de l’approche bourdieusienne. En fait, pour Coleman et Putnam, le «capital social» est considéré comme une variable indépendante, un facteur dans la production du capital économique ou financier, parfois humain. Dans cette logique, intervenir en «développant» le «capital social» devrait produire «mécaniquement » un effet sur les autres formes de capital. Ils se situent loin de la conception sociale de Bourdieu, qui en traite sous l’angle de la conversion d’une forme à une autre, mais ils ouvrent la voie à la logique de l’intervention sociale toujours à la recherche d’un levier sur lequel intervenir pour atteindre divers objectifs. Cette absence de référence aux autres formes de capital chez Putnam résulte également d’une autre distinction. Pour Bourdieu, l’appellation capital social implique que cette ressource fonctionne comme du capital, au même titre que les autres formes de capital qu’il propose, qu’il soit économique, culturel ou symbolique. Chez Putnam, comme chez Coleman et leurs disciples, dans l’expression capital social, le capital se réduit à un mot qui désigne une ressource « disponible » et « utile » ; l’usage de ce mot ne semble être qu’une métaphore sans grande importance puisqu’elle n’est que rarement discutée, sinon jamais 5. Sur ce point, nous suggérons que si les promoteurs du «capital social» putnamien/colemanien n’ont pas établi de lien explicite entre «capital social» et les autres formes de capital, ce n’est ni par oubli, ni par choix politiques, mais plutôt parce que leur capital social n’est en rien une forme de capital, et que dès l’origine, il n’a pas été porteur de ce sens. Bibeau fait référence au passage et, de façon implicite, au rôle des réseaux sociaux dans la question du « capital social ». Il faut d’abord mentionner que chez Boudieu la question des réseaux sociaux occupe une place centrale dans sa conception du « capital social ». Rappelons que sa définition du « capital social » repose, entre autres, sur la notion de réseau social : « la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance..., etc. (Bourdieu, 1986). De façon récente, les analystes putnamiens et Putnam lui-même ont également introduit la notion de réseau social dans leur conception du «capital social» mais en la présentant de la même façon que leurs approches antérieures, c’est-àdire en mettant moins l’accent sur la dynamique de construction du «capital social» ou la dynamique des réseaux sociaux que sur les fonctions attribuées à ces derniers. Sont ainsi apparues des notions telles que le « bridging » qui indique que le « capital social » ou les réseaux sociaux jettent des ponts entre les communautés ou encore le « bonding » qui, au contraire, contribue à un enfermement. Toutes ces notions abordent les réseaux sociaux comme s’il n’existait qu’un réseau social qui produit du bridging ou du bonding. Or, la longue tradition d’analyse des réseaux sociaux montre que leur dynamique ne saurait être comprise à partir de ces notions réductrices. Les réseaux sociaux n’ont pas de fonctions spécifiques, chacun possède une dynamique qui lui est propre et qui peut conduire à créer des ponts entre des groupes sociaux dans certaines circonstances et à un enfermement dans d’autres situations, selon l’état de ces dynamiques, la nature des acteurs et des échanges impliqués. Ceci conduit à une lacune importante du texte de Bibeau. Ce dernier évacue complètement les travaux issus de l’analyse de réseaux de sa présentation de la généalogie du concept de «capital social». Des deux côtés de l’Atlantique, il existe une quantité significative de travaux qui conçoivent le « capital social » sous l’angle réticulaire et qui font référence ou s’inspirent sur le plan théorique, soit des travaux de Bourdieu, soit de l’analyse structurale classique, approche qui comporte de nombreuses lacunes sur le plan conceptuel, mais qui possède l’avantage, contrairement au rational choice par exemple, de ne pas masquer les dynamiques sociales 6. Ces analyses réticulaires considèrent en effet que la source et l’origine du « capital social » se trouvent dans les réseaux sociaux comme structure sociale porteuse des échanges. Elle 172 Commentaire établit une distinction entre le « capital social » et ses effets, élément presque constamment omis chez les putnamiens / colemaniens, tout en considérant que les réseaux sociaux ne remplissent pas de fonction particulière de type bridging... Si la version américaine du capital social réticulaire s’éloigne des conceptions bourdieusiennes, notamment en laissant très peu de place à la notion de conflits, et rejoint parfois des positions proches du rational choice lorsqu’il s’agit d’expliquer le comportement des acteurs, sa version européenne inclut généralement des dimensions qui font place aux dynamiques sociales et aux conflits, bien que ce ne soit pas toujours dans les termes bourdieusiens. De plus, comme chez Bourdieu, bien que les conceptions divergent également sur ce point, la structure sociale n’est pas considérée dans ces approches comme une réalité abstraite, ce genre de marché social régi par « une main invisible » que l’on retrouve chez Putnam, mais bel et bien comme une structure concrète qui organise et résulte des interactions sociales. Considérant l’importance de la structure sociale, nous nous éloignons également de cette idée messianique du contrôle par les communautés des ressources qui leur sont disponibles et dont Bibeau fait une critique très juste. Finalement, elles fournissent un appareillage méthodologique structuré et relativement puissant ; dimensions que les travaux de Bourdieu ignorent d’ailleurs presque totalement. Une grande partie du texte de Bibeau utilise en filigrane l’approche du «capital social» de Bourdieu comme univers de référence, n’y formulant que très peu de critiques. Si, comme Bibeau, nous partageons davantage les conceptions de Bourdieu que celles de Putnam, il nous apparaît toutefois important de ne pas passer sous silence les lacunes de Bourdieu concernant le «capital social». L’hyperpolitisation du concept constitue une de ces lacunes. De façon implicite chez Bourdieu, à tout le moins dans les textes qui traitent directement du «capital social», ce dernier est affaire de dominants et correspond à un instrument de domination. Cette interprétation est très présente dans les textes français qui discutent du concept de « capital social » et dont les critiques apportées aux travaux putnamiens accordent une importance très grande, voire exclusive, au fait qu’elles n’inscrivent pas le «capital social » dans des rapports de classe, des rapports politiques, etc. 7 Que cette critique soit fondée ou non (et nous tendons à croire qu’elle l’est) ne suffit pas à invalider le concept putnamien. Nous pouvons tout autant formuler la même critique quant à la démarche de Bibeau dont la préoccupation d’analyse politique, toute légitime qu’elle soit, tend à faire croire qu’elle se suffit à elle-même pour atteindre l’objectif d’interroger la portée théorique du concept de « capital social » putnamien / colemanien. Pour ce faire, il ne suffit pas de se limiter à examiner la généalogie du concept, il faut également s’intéresser au contenu du concept, à la signification qu’on lui donne, à sa valeur proprement théorique. Et sur ce plan, l’espace est large pour montrer que le « capital social » putnamien représente davantage une notion fourre-tout, un « remède miracle » pour reprendre l’expression de Portes (1998), qu’un concept qui peut conduire à une meilleure compréhension des dynamiques sociales et qui apporte une « valeur ajoutée » par rapport à d’autres concepts existants ou à d’autres notions de l’intervention sociale comme l’empowerment, entre autres. «Social capital» et «capital social» Bibeau suggère que les auteurs américains n’ont pas intégré Bourdieu dans leur conception du «capital social», à cause d’une lecture incomplète de ses travaux ou par une incapacité à intégrer la conception bourdieusienne en raison d’un trop grand décalage entre cette théorie et les approches du rational choice ou communautarianne sur lesquelles reposent en partie le «capital social» tant colemanien que putnamien. Ces deux explications nous apparaissent fondées, quoique insuffisantes. Dans certains textes français, on a pris le parti de ne pas traduire « social capital » par «capital social» et de conserver l’expression anglaise pour établir une distinction entre l’approche putnamienne et l’approche bourdieusienne 8. Mais s’agit-il bien de deux approches de la même réalité ? La question consiste à savoir s’il s’agit d’approches différentes de la même réalité ou tout simplement de réalités différentes. Le corollaire renvoie à Commentaire 173 se poser la question de la faisabilité «de l’intégration de Bourdieu » dans les approches putnamiennes du «capital social» ou vice-versa. Il nous semble de plus en plus qu’il serait vain de chercher une intégration théorique du concept de «capital social». Nous croyons plutôt être en présence d’un phénomène d’utilisation de la même expression, des mêmes mots, pour désigner des réalités sociales étrangères l’une à l’autre (dans la mesure, évidemment, où deux « réalités sociales » peuvent être étrangères l’une de l’autre). Bourdieu et les utilisateurs du concept de «capital social» dans le cadre des analyses réticulaires traitent de la « même » réalité : la valeur qu’il peut y avoir à participer à des réseaux sociaux aux caractéristiques particulières qui, en permettant d’accéder à différentes ressources et éventuellement de les contrôler, constituent en eux-mêmes une ressource qui possède les caractéristiques du capital. Nous pouvons toutefois parler ici de deux approches : Bourdieu qui inscrit la dynamique réticulaire dans le cadre d’une conception globale de la société, en faisant appel, comme le souligne Bibeau, à des concepts tels que champs, habitus, etc..., et qui attribue une large place aux conflits et à la domination dans les processus de circulation des ressources; les analystes des réseaux qui ne constituent pas une école unifiée et dont certains membres mettent souvent l’accent exclusivement sur l’analyse de la structure réticulaire (ce qui évacue dans une large mesure l’importance des rapports entre les agents), alors que d’autres concentrent leurs efforts sur l’analyse des dynamiques sociales à l’oeuvre au sein des réseaux sociaux. Nous sommes en présence ici de conceptions théoriques (et politiques) distinctes mais se rapportant à un objet similaire. Il nous semble que l’examen du « social capital » putnamien montre que l’objet diffère. Si ce courant est également diversifié, il repose, croyons-nous, sur un postulat commun, à savoir que le «capital social» constitue une caractéristique des structures sociales. Le concept renvoie en fait à des normes, des traits culturels (ex. les travaux sur l’Italie de Putnam que Bibeau qualifie très justement d’une analyse culturaliste relativement simpliste), à la confiance réciproque, à cette idée que le «capital social» représente « la capacité et la volonté de coopérer inhérentes à un tissu social» (Côté, 2002). Dès lors, il paraît peu étonnant que le «capital social» devienne très apparenté à d’autres notions telle que la cohésion sociale. Dans cette version, il existerait des structures sociales plus propices au développement de ces normes, croyances et traits culturels, qui constitueraient des terreaux propices sur lesquels le «capital social» pourrait croître. Dans ce cadre conceptuel, l’expression capital ne représente rien d’autre qu’un procédé métaphorique sans portée heuristique significative. L’examen minutieux et approfondi des concepts de «capital social» laisse entrevoir peu de parenté entre ces deux approches qui s’opposent tant sur le plan des lieux de production du «capital social» et des dynamiques sociales impliquées que sur le plan de la « réalité » désignée. Nous pensons qu’il est temps d’abandonner l’analyse de ces deux concepts comme formant un tout et de reconnaître que leur principale parenté, et peut-être la seule, se limite au fait qu’ils sont désignés par les mêmes mots. Le « capital social » une dérive communautarianne Nous partageons la lecture de Bibeau quant à l’inscription du «capital social» putnamien dans une idéologie libérale. Chez Putnam et la plupart de ses émules, la vision qui se dégage en est une dans laquelle le «capital social» est important, qu’il est en danger dans plusieurs pays, que sa reconstitution exige une mobilisation communautaire, etc.. Quels sont les dangers qui guettent le «capital social»? Tout ce qui menace « la communauté ». Nous retrouvons donc indistinctement les États autoritaires (ceux d’Europe de l’Est à l’époque de l’Union soviétique), les interventions des États sociaux-démocrates de même que celles des États libéraux, le développement technologique qui isole les individus en les empêchant de tisser des liens communautaires, hier la télévision, demain, sans doute, l’Internet. Cette vision ultralibérale, nostalgique comme le souligne Bibeau, participe en effet à cette utopie communautaire bien présente aux États-Unis, comme au Québec, d’ailleurs. 174 Commentaire Sur le plan théorique toutefois, et c’est ici que le texte de Bibeau présente certaines lacunes, il ne semble pas exister de très grande parenté entre les théories communautarian américaines et les approches du «capital social» putnamien. Ainsi, Etzioni, l’un des papes du mouvement communautarian américain, se montre plutôt critique face aux analyses de Putnam, notamment en relevant l’évidence qui a échappé à Putnam, à savoir que la transformation des façons d’entrer en relations n’implique en rien un affaiblissement obligé des liens sociaux (Etzioni, 2001). Sur le plan théorique, l’une des distinctions fondamentales entre ces deux courants tient, nous semble-t-il, dans le fait que les approches communautariannes reposent sur une conception concrète des communautés, c’est-à-dire que les communautés se forment à partir des interactions réelles qui s’y effectuent et qui les constituent, condition essentielle (mais non suffisante) pour que la communauté agisse comme un acteur. Putnam considère la communauté, à notre sens, telle une construction abstraite qui repose moins sur des interactions concrètes que sur un partage de valeurs, réduit le plus souvent à l’idée de la confiance réciproque. Si les projets politiques apparaissent similaires, les divergences demeurent bien présentes sur le plan théorique. Ici encore, Bibeau accorde trop d’importance aux conséquences politiques des deux projets et aux similarités qui s’en dégagent, masquant ainsi les différences bien réelles sur le plan théorique entre ces deux courants. « Capital social » putnamien, épidémiologie sociale et santé publique Sur la question de l’insertion du concept de «capital social» dans l’épidémiologie sociale et la santé publique telle que le décrit Bibeau, nous nous limiterons à seulement quelques aspects. D’abord, l’épidémiologie sociale constitue un domaine où foisonnent les emprunts, souvent imprudents et réducteurs, aux sciences sociales. Bibeau a raison de mentionner dans la conclusion de son texte que les débats théoriques et les préoccupations épistémologiques demeurent très peu valorisés et pratiquement exclus de cet univers. Il s’ensuit, comme nous l’avons déjà suggéré dans une version antérieure de ce texte, que l’usage des concepts sociologiques en épidémiologie sociale résulte trop souvent en une désolante transformation d’un concept en mot. Bibeau ajoute que ces concepts restent isolés des théories d’où ils sont issus, ce qui permet à des auteurs comme Kawachi de citer, l’une à la suite de l’autre, les définitions du «capital social» de Putnam, Coleman et Bourdieu, sans en tirer aucune leçon, que ce soit sur le plan conceptuel ou méthodologique. L’appel de Bibeau à une plus grande rigueur conceptuelle de la part de l’épidémiologie sociale paraît louable, bien qu’à notre avis les mécanismes à l’origine de ce problème soient tels que les probabilités d’une transformation semblent plutôt minces. Nous appuierons ce constat en ayant recours, ici encore, à Bourdieu. L’épidémiologie sociale a réussi à développer une emprise telle sur le champ des aspects sociaux de la santé qu’elle se trouve à l’abri de la plupart des critiques d’ordre conceptuel dans la mesure où elle exerce un contrôle quasi absolu sur la définition légitime du champ. Cette situation exclut en grande partie les sciences sociales des débats qui ont lieu à l’intérieur du champ de la santé et les définitions légitimes des concepts correspondent à celles produites par la discipline hégémonique que représente l’épidémiologie sociale. Bien que Bibeau n’y accorde pas une place prépondérante, nous terminerons par quelques mots sur la question de l’usage du concept de «capital social» putnamien dans le cadre de la santé publique. Nous pouvons affirmer que, du point de vue de la santé publique, la notion de «capital social» comporte un intérêt dans la mesure où elle peut exprimer une façon d’intervenir sur la santé publique, et ce, pour les tenants de cette approche, de façon positive. L’idée de «capital social» a été reprise, nous semblet-il, parce que dans sa version putnamienne et kawachienne, elle se présente comme possédant une dimension « collective ». Fassin (2000) le rappelle, le « collectif » est le point de référence obligé de la santé publique. La prise de conscience des limites de l’intervention individualisée a poussé la santé publique vers des interventions auprès des collectivités. Commentaire 175 Le plus souvent toutefois, l’intervention auprès des collectivités renvoie en réalité à des actions auprès de populations définies, au mieux, sur la base d’un découpage territorial effectué à partir de critères administratifs, au pire, par le fait d’un partage commun d’un même facteur de risques (pratique de consommation de drogues, âge pour les jeunes mères, etc.). Dans cette logique interventionniste, si le «capital social» est «associé» à la santé, il devient alors une cible d’interventions et doit donc être développé... Cet utilitarisme n’est pas spécifique à l’idée de «capital social». Il se retrouve également à l’oeuvre dans l’usage d’autres notions invoquées pour légitimer ou structurer les interventions telles qu’empowerment, capacity building, community building, asset-based community development, etc. En fait, l’idée du développement du «capital social» ne fait qu’ajouter une autre dénomination à une série de stratégies déjà pratiquées en santé publique et qui partagent généralement les mêmes cibles : tisser des liens sociaux; former des communautés; optimiser l’usage des ressources disponibles, etc. De ce point de vue, nous ne pouvons souscrire à l’idée de «danger» que Bibeau associe quelquefois dans son article au concept de «capital social». S’il y a danger, il nous semble difficile de parler d’un danger nouveau. Les approches communautariannes, l’impossibilité habituelle mais heureusement non systématique, de concevoir les interventions sociales sous l’aspect de transformations structurelles restent anciennes. Elles existaient bien avant la mode actuelle entourant le «capital social» putnamien, que nous percevons d’ailleurs déjà sur son déclin ; elles existeront probablement, lorsqu’un nouveu pseudo-concept aura remplacé le «capital social» putnamien.❏ 176 Commentaire Notes 1 – Ce qui se révèle immédiatement dès qu’on examine la façon dont Putnam mesure le capital social. 2–Il est remarquable de constater la multiplicité des interprétations que les auteurs américains ont faites de ce texte. Ainsi, dans leurs écrits, le capital social de Bourdieu est successivement d’ordre individuel ou collectif, similaire au concept tel qu’utilisé par Coleman ou par Putnam, etc. Les auteurs américains qui ont utilisé Bourdieu sérieusement (en faisant plus que le mentionner au passage) semblent l’avoir fait dans le cadre de débats américains entourant le capital social, débats souvent centrés sur la question de savoir s’il faut faire la mesure du capital social au niveau «collectif» ou «individuel», ou encore de savoir à quel « niveau » le capital social exerce une influence. En se limitant trop fréquemment à ce débat stérile, les textes américains n’ont presque jamais abordé la question de fond de la nature du capital social. 3–Notons au passage que ce texte ne constitue pas la traduction du court article « Le capital social, notes provisoires », paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1980, mais plutôt la traduction anglaise d’un texte paru initialement en allemand en 1983 « Okonomisches Kapital, kulturelles Kapital, soziales Kapital (trad. Reinhard Kreckel), dans Reinhard Kreckel Soziale Ungleichheiten, Göttingen : Vlg. Otto Schwartz, p. 183-198. 4–Notons toutefois que, contrairement au capital culturel pour lequel Bourdieu a réalisé une analyse très détaillée et éclairante des diverses modalités de conversion entre ses différentes formes et vers le capital financier ou économique, on ne retrouve pas, chez Bourdieu, d’analyse similaire concernant les mécanismes par lesquels le capital social peut être converti. 5–Sur cette question de l’usage métaphorique de l’expression «capital» en sociologie et dans les sciences sociales, consulter l’article éclairant de Baron et Hannan (1994). 6–Du coté européen et souvent près de Bourdieu, on retrouve des auteurs tels que Degenne, Forsé, DeGraaf, Flap, et bien d’autres; du coté américain et des praticiens de l’analyse structurale classique, des auteurs comme Lin, Burt, Cook, etc.. 7–Voir, entre autres, les textes de Méda, 2002 et Ponthieux, 2003. 8–Entre autres, dans Leclerc et al. 2000 et Ponthieux, 2003. Notons que, bien que cette stratégie relève d’une intention louable, et probablement aussi de considérations pratiques puisqu’elle permet de faire l’économie de toujours préciser le sens des mots utilisés, elle a le défaut de renvoyer tous les textes rédigés en anglais à une vision putnamienne ou colemanienne du «social capital», ce qui n’est pas exact. Commentaire 177 Références Baron, J.N., et Hannan, M.T. (1994). The impact of economics on contemporary sociology. Journal of Economic Literature, 32 : 1111-1146. Coleman, James S. (1988). Social capital in the creation of human capital. American Journal of Sociology, 94 : s95-s120. Coleman, James S. (1990). Foundation of social theory. Cambridge : Harvard University Press. Méda, Dominique (2002). Le capital social : un point de vue critique. Économie Politique, n° 14, avril. Portes, Alejandro (1998). Social Capital : Its origins and applications in modern sociology. Annual Review of Sociology, 24 : 1-24. Putnam, Robert D. (1995). Bowling alone America's declining social capital. Journal of Democracy, 6 : 65-78. Côté, Louis (2002). Le capital social dans les régions québécoises. Recherches sociographiques, 43 : 353-368. Putnam, Robert D. (2000). Bowling Alone, The Collapse and Revival of American Community. New York : Simon & Schuster. Etzioni, Amitai (2001). Is bowling together sociologically lite ? Contemporary Sociology, 30 : 223-227. Ponthieux, Sophie (2003). Que faire du capital social ? Paris : INSEE. Fassin, Didier (2000). Comment faire de la santé publique avec des mots ? Une rhétorique à l'œuvre. Ruptures, 7(1) : 58-78. Kawachi, Ichiro et al. (1997). Social capital, income inequality, and mortality. American Journal of Public Health, 87 : 1491-1498. Leclerc, Annette et al. (éditeurs) (2000). Connaître et comprendre les inégalités. Paris : La Découverte/Inserm. Biographie Maurice Lévesque est professeur au département de sociologie de l'Université d'Ottawa et chercheur affilié l’Institut de recherche sur la santé des populations de la même université. Ses intérêts de recherche se concentrent principalement dans les champs de la sociologie de la santé, des politiques publiques et de l'analyse structurale.