A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -1- Chères étudiantes, Chers étudiants, Chers Collègues, Le Centre de recherches Europé a aujourd’hui l’honneur et le plaisir d’accueillir pour sa journée d’études Lambros Couloubaritsis, que nous avions déjà eu la joie de recevoir lors de notre journée consacrée en mars dernier à François Jullien. Lambros est un penseur de l’unité et de la complexité, mais il est lui-même un penseur unique et complexe — je dirais même plus : unique parce que complexe. De par sa complexité biographique d’abord : Grec expatrié pour un temps en Afrique où il a suivi dans sa jeunesse son père commerçant, il a lui-même pratiqué le monde rude du commerce lorsqu’il est venu s’établir en Belgique au début de sa vingtaine. Pendant plusieurs années, en parallèle à ses études de philosophie, il s’est frayé un rocailleux mais brillant chemin dans le monde du jouet, découvrant là, dans une sorte d’anticipation pratique de ses futurs intérêts théoriques, la complexité d’un monde où sa tâche première fut de se faire accepter comme proche, lui qui venait de loin. Son habileté, sa science des rapports commerciaux qu’il avait apprise aux côtés de son père l’ont rapidement imposé dans cet univers, mais il décida tout de même, dans une sorte de résolution existentielle qui n’avait alors rien d’évident, de quitter le monde du jouet pour le monde du concept, en choisissant, plutôt que la carrière commerciale, la carrière académique qui s’offrait opportunément à lui à l’Université Libre de Bruxelles. La fibre commerciale ne l’a pourtant jamais quitté, puisqu’il a fondé en 1979 et anime encore avec passion la maison d’édition bruxelloise Ousia, dont l’une des vocations est de publier le premier livre de jeunes chercheurs — ce dont d’ailleurs plusieurs enseignants actuels de l’UCL doivent se souvenir avec gratitude. Complexité du matériau intellectuel qu’il affronte alors, abordant tout de suite la pensée grecque dans toute sa complexité, précisément, puisque Couloubaritsis vise Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -2- à mettre au jour systématiquement la multiplicité des voies philosophiques possibles ouvertes dans la Grèce antique, et ce y compris dans la Grèce archaïque, alors qu’elles ont été en quelque sorte écrasées par Platon et sa voie de la simplicité, c'est-à-dire la voie de la connaissance par le simple, si efficace que ses lois régissent encore le monde d’aujourd’hui. Je ne vais pas ici retracer en détail le parcours intellectuel de celui que ses nombreux disciples, ses plusieurs milliers d’étudiants et ses amis appellent affectueusement « Coulou ». Très vite, il s’est imposé comme un spécialiste incontesté de la philosophie ancienne (même si c’est un spécialiste incontesté de thèses contestées), en particulier de la Physique d’Aristote, Aristote avec lequel il avoue parfois être dans une plus grande proximité relationnelle qu’avec sa propre femme — illustrant par là in vivo ce qu’il appelle l’ambivalence de la proximité, dont nous aurons à reparler au cours de cette journée. Mais nous savons tous combien la passion philosophique de Lambros Couloubaritsis l’a emmené bien au-delà d’Aristote, pour en faire l’un des plus grands érudits contemporains de la pensée philosophique, ce dont témoignent notamment les deux histoires de la philosophie qu’il a rédigées à moins de dix ans de distance — son Aux origines de la pensée européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, publié pour la première fois en 1992 et réédité et augmenté à de nombreuses reprises depuis, et sa monumentale Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres publié chez Grasset en 1998, ouvrage de référence dont je crois savoir qu’il est sorti temporairement mais solidement épuisé. De la richesse et de la fécondité de sa pensée, de sa complexité, vous pourrez tous vous rendre compte dans le livre de Mélanges de philosophie et de philologie qui ont été offerts en son honneur en 2008, et publiés aux éditions Vrin et Ousia. Ce livre retrace les principaux thèmes et analyses de la pensée de Couloubaritsis, dont je retiens notamment, parmi les axes majeurs : Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -3- sa théorisation du mythe : Couloubaritsis a toujours mis en évidence le potentiel cognitif des mythes, contre l’idée reçue que la philosophie s’est en quelque sorte arrachée au mythe pour devenir discours rationnel ; lui montre au contraire que loin de passer du muthos ou logos, on passe au contraire d’un logos à un autre logos, avec une autre manière d’appréhender le réel, dans le sillage, au fond du Lévi-Strauss de La Pensée sauvage, qui s’accorderait parfaitement avec cette thèse de la teneur cognitive du mythe ; - son approche métaphysique, qui est à la fois une thèse historique et une thèse philosophique, selon laquelle la métaphysique ne se réduit pas à une ontologie, à une science de l’être, à laquelle on la réduit depuis saint Thomas, mais doit plutôt être envisagée comme une science de l’un ou hénologie, selon un terme qu’il a lui-même introduit en philosophie, sur le modèle du mot « ontologie » (dont il rappelle lui-même qu’il est fort tardif, puisqu’il n’a été introduit comme tel qu’en 1613). L’hénologie s’occupe donc, selon l’une de ses formules favorites, des « multiples pratiques de l’Un et du Multiple », c'est-à-dire de la manière dont une pluralité est appréhendée sous la figure de l’unité, l’Être n’étant que l’une des formes que peut prendre l’Un. Par exemple, l’énumération catalogique telle qu’on la voit à l’œuvre dans les mythes anciens ou aujourd’hui dans les bottins de téléphone est une manière d’organiser ou d’unifier la pluralité. Il y a beaucoup de manières d’unifier la pluralité (on sait cela en Belgique !), et ce sont notamment ces formes que peut prendre la relation entre l’un et le multiple qui constitue l’un des fils conducteurs de son Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, - où il montre comment, dans la profusion des expériences philosophiques possibles, comme je l’ai déjà mentionné, seules certaines d’entre elles ont été promues et valorisées, celles qui prenaient la voie de la simplicité -, mais son hénologie constitue aussi le fil rouge le plus constant de sa propre pensée, et notamment de son anthropologie, de sa conception de l’homme, ce qui peut sembler de prime abord assez déroutant. Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -4- C’est ce point que j’aimerais aborder rapidement dans cette introduction à notre journée d’aujourd’hui. Car on peut légitimement se demander quel est le rapport entre le livre sur la proximité, conçue dans son rapport avec la souffrance, — et qui implique donc une anthropologie de l’homme souffrant (sans connotation doloriste toutefois) —, et l’hénologie comme étude des multiples pratiques de l’Un et du Multiple. En d’autres termes, quel est le rapport entre une métaphysique de l’hénologie, si importante dans la lecture que fait Couloubaritsis de l’histoire de la philosophie, et son projet de « métaphysique concrète » prenant appui sur la souffrance tel qu’il s’énonce dans le livre sur la proximité ? Je cite Couloubaritsis : « A la place d’une métaphysique spéculative, trop éloignée de l’entendement commun, je propose ici une métaphysique concrète, plus proche de l’homme. Cette forme de métaphysique peut s’appuyer sur la souffrance en tant qu’expérience par contact et immédiate, en tant qu’épreuve concrète et intime que chacun d’entre nous vit intensément. La souffrance est en effet une épreuve qui, se tenant à l’opposé de toute fiction, impose sa consistance par elle-même. A la fois familière et quotidienne, elle est comprise par chaque être humain comme souffrance proche, même si chacun l’éprouve d’une façon singulière en fonction du type de pression qui s’impose à lui et selon son histoire singulière depuis sa naissance » (PS 61). L’idée qui se dessine ici, c’est celle d’une métaphysique reposant sur une réalité radicalement non représentationnelle, c'est-à-dire sur une épreuve du vécu absolument présente à soi, et qui n’a besoin n i de représentation, ni d’aucune médiation pour être. C’est en cela qu’elle est concrète. C’est en ce sens je pense qu’il faut comprendre que cette épreuve du vécu, telle qu’incarnée dans la souffrance, s’oppose à toute fiction. Traditionnellement, la fiction est ce qui s’oppose à la réalité, mais Couloubaritsis oppose ici la fiction non à la réalité, mais à la souffrance. Non que la souffrance ne soit pas réelle, bien sûr, mais c’est plutôt, me semble-t-il, que la réalité, telle qu’on l’entend communément est, comme la fiction, de l’ordre de la représentation ; l’opposition commune entre la réalité et la fiction apparaît dès lors comme inessentielle. Ce qui est essentiel au contraire, c’est Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -5- cette réalité originaire qui est en deçà de toute représentation, c'est-à-dire la souffrance vécue, dont il dit ici avec profondeur qu’elle impose sa consistance par elle-même, ce qui veut précisément dire qu’elle s’impose avant et indépendamment de toute représentation. La métaphysique concrète, c’est donc celle qui part de l’épreuve du vécu en tant qu’elle est vécue dans l’immédiateté de son vécu, sans qu’elle ait encore besoin d’une représentation pour être. La souffrance est donc la proximité même, la proximité de la proximité, en quelque sorte. Mais alors, je répète la question : quel est le rapport entre cette souffrance non représentationnelle, non inférentielle, et l’hénologie, qui au contraire vise à unifier le réel sous des schèmes représentationnels ? La réponse, je crois, est de nature anthropologique, et elle procède de la vision de l’homme dans son rapport au monde telle que la développe Couloubaritsis. Au risque d’être scolaire, j’aimerais rappeler ici quelques éléments centraux de cette anthropologie de l’homme souffrant – qui est identiquement une anthropologie de l’homme complexe - qui se construit dans le livre qui nous occupe. Ceci permettra d’ouvrir sur la thématique politique, voire cosmopolitique qui structure notre journée. Couloubaritsis a une vision topologique des rapports de l’homme aux mondes, puisqu’il divise le monde en monde proximal – le monde de tout ce qui nous est proche – et monde distal – le monde de tout ce qui nous est lointain. Le proche et le lointain sont en quelque sorte sa grammaire élémentaire de l’humain. Mais grammaire élémentaire ne veut pas dire grammaire simple : car pour évidents qu’ils paraissent, le proche et le lointain se révèlent immédiatement complexes, dès que l’on prend en compte d’une part l’ambivalence de la proximité, et d’autre part son antinomie. L’ambivalence de la proximité, c’est que la proximité se dit au moins en deux sens fort distincts : la proximité spatio-temporelle d’une part, qui est la proximité de ce qui nous entoure, cette table, nous-mêmes qui sommes ici réunis. Mais il y a aussi la proximité relationnelle, qui non seulement ne recoupe pas la proximité Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -6- spatio-temporelle, mais se dit tout à fait indépendamment d’elle : c’est ainsi que Couloubaritsis peut se sentir plus proche d’Aristote que, disons, de son voisin qui est là en chair et en os. La proximité se dit donc en deux sens, c’est son ambivalence. Mais c’est son antinomie, l’antinomie de la proximité, qui nous mène au cœur de la complexité. Son antinomie, c’est que ce qui se révèle le plus proche se révèle aussi comme ce qui est le plus complexe, ce qui est le plus difficile à connaître, et donc en ce sens le plus distal. Le proximal se révèle comme distal, c’est là l’antinomie de la proximité. L’exemple évident est ici la figure de l’inconscient, qui est en nous à la fois le plus proche et le plus lointain, qui est en nous un autre que nous. Un autre exemple est celui de la matière, telle qu’on l’étudie au CERN à Genève en ce moment même, matière qui nous est évidemment le plus proche mais pour l’étude de laquelle il a fallu construire la machine la plus complexe de toute l’histoire de l’humanité. Les pages du livre que j’ai préférées sont toutefois celles consacrées au visage, à notre visage qui nous identifie immédiatement, bien plus que le cogito, mais que nous-mêmes ne pouvons connaître que par la médiation de miroirs ou de reproductions, ce qui fait que nous avons une plus grande proximité avec le visage des autres qu’avec le nôtre. Il y a là un véritable mystère de la proximité, qui n’est plus la proximité absolue de la souffrance, mais la proximité pour ainsi dire médiée de la connaissance de soi, qui ne peut se faire que par l’intermédiaire d’un autre, que ce soit un miroir, une photographie, ou encore plus prosaïquement la lumière qui simplement le rend visible à la vue. S’engage là une puissante critique du cogito, qui identifie abusivement proximité et connaissance de soi. Quoi qu’il en soit, l’ambivalence de la proximité, puis son antinomie, mettent en évidence la complexité de la proximité, la complexité du monde proximal, qui vient s’ajouter à la complexité inépuisable du monde distal : « Notre visage requiert un miroir pour être connu, l’Univers fait appel à des miroirs géants pour dévoiler ses secrets » (PS 661). Proche ou lointain, le monde est un monde qui Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -7- nous échappe. C’est pourquoi nous devons le configurer. « Configuration » est un des termes-clés de l’anthropologie de Couloubaritsis, parce que la configuration, toute configuration est la clé de l’accès au monde et à son intelligibilité. Rappelons-nous la teneur cognitive du mythe : muthos comme logos étaient une manière d’exposer l’intelligibilité du monde : ils le configuraient. Ainsi en va-t-il pour chacun d’entre nous, ce qui par ailleurs trouve appui dans la théorie d’Edelman sur le fonctionnement du cerveau. Je cite un passage parmi mille autres possibles : « Face à la complexité irréductible et en quelque sorte infinie du réel, l’être humain est contraint à (dé)limiter ses exigences et à se contenter d’incisions et de découpes dans le réel qu’il aborde, quel qu’il soit. Cela signifie qu’il doit utiliser inéluctablement des configurations. Bref, face au monde distal de la complexité et de l’inconnu, l’homme ne peut que recourir à des configurations successives et variées pour accéder au monde » (SP 94). La configuration est donc ce qui nous donne accès au monde, par une nécessaire opération de réduction de la complexité, en quelque sorte. Et cette opération est hénologique par essence, pourrait-on dire ; car simplifier le monde pour y accéder et le comprendre, c’est lui donner une forme une pour rendre sa multiplicité intelligible. Mais le réel déborde de toutes parts ces configurations, et fait pression sur l’être humain, engendrant ses multiples souffrances. Cette articulation de la proximité et de la souffrance est au cœur même du livre qui nous occupe, puisqu’elle lui donne son titre. La nécessaire hénologie, qui par ses configurations rapproche le distal en proximal, mais au prix d’une oblitération de la complexité, engendre aussi une souffrance de par l’inadéquation au réel que ces configurations veulent saisir. C’est sans doute pourquoi la souffrance est fondamentalement irréductible, permanente, mais c’est aussi parce qu’elle est souffrance, précisément, qu’elle cherche continument à s’abolir. Réduire les souffrances devient alors une évidence politique, que ce soit par exemple sous la figure attentionnée du care qui a à sa manière promu une politique de la proximité pour les plus vulnérables, ou sous la figure planétaire d’une auto-régulation de Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc A L L O C U T I O N C O U L O U B A R I T S I S -8- l’homme par l’homme, et non de l’homme par l’économie. Il faut prendre la souffrance comme mesure, scande Couloubaritsis, car « l’enjeu principal de l’humanité est la souffrance humaine » (PS 742), une souffrance à laquelle la recherche de proximité dans un monde qui nous éloigne des autres et de nousmêmes permettrait de porter remède. C’est en ce sens que nous lui avons demandé d’intervenir aujourd’hui sur le thème d’une possible cosmopolitique de la proximité. Mon Cher Coulou, complexe Coulou, je te donne la parole. Dernière impression le 15/12/2010 23:21:00/home/pldp/Dropbox/Université/Europé/Allocution Couloubaritsis.doc