Aspects sociologiques, volume 12, n
o
1, avril 2005
Légalité et légitimité (d’)après Max Weber
Augustin Simard
Dans les pages de Wirtschaft und Gesellschaft, Max Weber
savance une compréhension singulière du rapport entre légalité
et légitimité qui déchirera profondément sa postérité. Le présent
article se propose de faire retour sur les principales
articulations du texte de Weber. Une telle entreprise permet
d’abord de préciser l’inscription du concept de légitimité légale
dans l’effort réflexif qui anime la sociologie wébérienne du
droit. Mais elle permet aussi de retracer le travail des concepts
wébériens chez ses « fils naturels » - et notamment au sein du
débat qui a opposé, au crépuscule de la république de Weimar,
Carl Schmitt et Otto Kirchheimer.
* * *
Dans un article déjà ancien, Fred Dallmayr (1994 : 49) écrivait que
nous sommes tous les « héritiers calcitrants » (the reluctant heirs) de
Max Weber. Le terme est sans doute un peu fort. Il est vrai que nous
sommes tous, que nous le voulions ou non, plus ou moins débiteurs de
Max Weber. Au-delà du cercle bien délimité des appropriations
explicites, il existe en effet une efficace souterraine de l’œuvre de Weber
qui parcourt l’ensemble des sciences humaines lato sensu. Voudrait-on
s’affranchir d’un « moment Weber » jugé aporétique, que la dette se fera
à nouveau sentir dès qu’il s’agira de manier avec quelque rigueur des
concepts aussi fondamentaux que « rationalité », « capitalisme »,
« contrat-fonction » ou « bureaucratie ». Et nul besoin pour cela d’avoir
affronter au corps à corps la prose aride de Wirtschaft und
Gesellschaft : le vocabulaire de Weber, comme celui de Machiavel, de
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Montesquieu ou de Tocqueville, a acquis, par un jeu très complexe de
médiations et de transferts culturels
1
, une vie autonome.
Voilà qui ne veut pas dire, loin s’en faut, que les concepts wébériens
nous soient devenus transparents. À vrai dire, familiarité et opacité vont
souvent de pair dans les choses de l’esprit. C’est pourquoi un objectif
apparemment modeste – faire retour sur la notion de légitimité tel qu’elle
apparaît chez Weber peut engager, en sous-main, une démarche assez
ambitieuse de relecture (voire de retraduction) des textes wébériens et, de
façon incidente, une contestation des entreprises de connaissance visant
aujourd’hui une sociologie de la domination « à la Weber »
2
. Le présent
exposé ne revendique bien sûr pas pour lui un dessein aussi prométhéen.
Cherchant à préciser la signification et la portée du concept de légitimité,
il aspire seulement à éclairer quelques enjeux théoriques sous-jacents aux
propositions de Max Weber. Dans un premier temps, je voudrais rappeler
l’inscription du problème de la légitimité dans la typologie des formes de
domination élaborée par Weber de même que dans le « projet »
d’ensemble d’Économie et socié. Ensuite, je m’attacherai à l’aspect de
ce problème qui a le plus déchiré les « héritiers » - à savoir : le statut
incertain du mode de légitimité légale-rationnelle - en précisant sa
relation avec le mouvement réflexif de la sociologie du droit wébérienne,
et avec la forme très singulière de « positivisme » qu’elle exprime. Enfin,
j’aimerais montrer que la teneur exacte de ce rapport entre domination
légitime et positivité du droit moderne peut être éclairée par le débat qui
a opposé à la fin de l’année 1932, au crépuscule de la république de
Weimar, un « fils légitime » de Weber - le constitutionnaliste Carl
Schmitt - et son jeune élève Otto Kirchheimer.
1
Le parcours pour le moins sinueux de l’œuvre de Max Weber dans les sciences sociales
fait l’objet d’un ouvrage collectif intitulé The Objectivist Ethic and the Spirit of Science.
One Hundred Years of Max Weber’s “Objectivity” of Knowledge, à paraître en 2005
(University of Toronto Press) sous la direction de Laurence McFalls, Barbara Thériault et
Augustin Simard.
2
Les travaux de Catherine Colliot-Thélène représentent sans doute le plus bel exemple de
cette imbrication étroite entre le mouvement de « retour au texte » et l’effort pour ébranler
des réceptions « traditionnelles » de la pensée wébérienne. Cf. l’introduction à Colliot-
Thélène (2001).
Légitimité et légalité (d’)après Max Weber
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1. Domination et légitimité selon Max Weber
Bien qu’elle fasse aujourd’hui partie d’un fond de commerce
commun à la sociologie et à la théorie politique, la notion de légitimité
développée par Max Weber possède, à l’origine, un sens très restreint,
marqué de façon indélébile par la singularité du projet wébérien. Les
polémiques nombreuses entourant l’usage fait par Weber de la notion de
légitimité ont contribué à occulter un fait essentiel : Weber ne s’est
jamais intéressé au problème de la légitimité comme tel. N’apparaît en
effet jamais, dans les milliers de pages dÉconomie et société, que la
domination légitime. Et s’il s’agit d’un point sur lequel il faut insister,
c’est parce qu’il est révélateur de l’abandon délibéré, de la part de
Weber, du vocabulaire – trop synthétique, à ses yeux – des théories
classiques du droit de gouverner. Le concept de légitimité apparaît
toujours, chez Weber, dans le cadre étroit d’une sociologie de la
domination (Herrschaftssoziologie), elle-même conçue comme la
description d’une sphère de pratiques spécifiques.
La première apparition de la notion de domination légitime survient à
la toute fin de l’Introduction à l’éthique économique des religions
universelles, lorsque Weber tente de décrire la relation complexe qui
s’établit entre les formes de socialisation religieuse et les différents
« groupements de domination » (Weber, 1996: 268-378). D’entrée de
jeu, si l’on peut dire, les trois types purs de domination gitime prennent
place dans une vaste démarche historico-comparative visant à rendre
compte des interactions multiples entre la rationalisation des conduites
religieuses et le développement des autres sphères d’activité sociale
(économique, juridique, politique, esthétique). En vain chercherait-on,
dans cette démarche, l’embryon d’une « théorie de la légitimité », d’un
modèle explicatif qui poserait la légitimité comme une variable
indépendante à l’intérieur d’une série causale. Premier indice, donc, du
fossé considérable qui sépare les préoccupations théoriques actuelles
3
du
sens du projet wébérien. La légitimité n’est jamais envisagée comme un
élément fonctionnel susceptible de résoudre « l’énigme de l’obéissance »
ou encore de révéler les mécanismes souterrains qui assurent
l’intégration de la « Société » : elle désigne au contraire un phénomène
3
Par exemple, celles de Habermas (1978) ou celles de Luhmann (2001) qui bien
qu’opposées au projet habermassien partagent les mêmes prémisses quant au statut
fonctionnel de la légitimité.
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autonome, dont les effets sont d’ailleurs, pour l’essentiel, internes au
groupe dirigeant lui-même
4
.
Le terme de « domination » - Herrschaft - s’oppose d’abord
directement à celui de Macht, entendu d’une façon très générale comme
« la chance de faire triompher, au sein d’une relation, sa propre volonté,
[...] peu importe sur quoi repose cette chance ». Il s’agit là, ajoute
aussitôt Weber, d’un terme « sociologiquement amorphe » (Weber,
1992 : 8 ; Weber, 1995 : 95)
5
car il ne suffit pas à caractériser une
formation sociale distincte, mais tend plutôt à se dissoudre dans une
multitude de relations interpersonnelles (d’ordres économique, familial,
sportif, mondain, etc.). Une telle approche conduirait certes à une
impressionnante « casuistique » des formes de pouvoir, mais elle ne
permettrait guère de rendre compte de la structure asymétrique qui
constitue le fondement du rapport de domination. Pour Weber, en effet,
ce qui définit en propre la domination, c’est « la chance, pour des
commandements (Befehl) spécifiques, de trouver obéissance (Gehorsam)
de la part d’un groupe déterminé d’individus » (Weber, 1992 : 122;
Weber, 1995 : 285). En introduisant ainsi le couple conceptuel pouvoir
de commandement/devoir d’obéissance (Befehlsgewalt /
Gehorsamspflicht), la sociologie de la domination tente de cerner un
objet autonome, une « probabilité concrète de conformité du
comportement d’un individu à celui d’un autre » (Bouretz, 1996 : 252),
irréductible aux conséquences d’avantages structurels ou à des « effets de
champ ». De fait, dans un passage particulièrement dense du chapitre X
de la seconde partie d’Économie et société, Weber s’efforce de ressaisir
les développements esquissés précédemment en précisant davantage les
rapports entre le mode de gulation des pratiques économiques et la
domination. Certes, admet Weber, il existe bien des formes
d’ « étaiement mutuel » et de « recouvrement partiel » (Colliot-Thélène,
4
Cf. Rodney Barker (1990 : 122). Pour une approche qui s’inspire de Weber et en retire des
intuitions tout à fait fécondes, on se reportera aux travaux récents de Barker (2001). À
l’inverse, pour une approche aux antipodes de celle de Weber, cf. Jean-Marc Coicaud,
(1997 : 23-24) qui écrit que « la légitimité a pour fonction de répondre au besoin
d’intégration sociale propre à l’identid’une société. […] La réalité concrète de la vie au
sein de la communauté doit correspondre, dans des proportions crédibles, aux principes
fondateurs énoncés ».
5
Toutes nos références vont à cette édition d’Économie et société. Nous donnons aussi la
localisation des passages dans la traduction française lorsque ceux-ci ont fait l’objet d’une
traduction.
Légitimité et légalité (d’)après Max Weber
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1992 : 207), et il est parfois approprié de parler d’une « domination par
constellation d’intérêts, en particulier dans une situation de monopole »
(Herrschaft kraft Interessenkonstellation, inbesondere kraft
monopolitischen Lage) (Weber, 1922 : 605). Mais décisif est ici le fait
que le sens concret visé par chacun des individus participant à la relation
est rigoureusement symétrique : la maximisation de l’intérêt individuel.
La rupture de l’équilibre, à la faveur de laquelle survient l’inégalité,
intervient à une étape postérieure et demeure parfaitement intelligible
dans le modèle idéal-typique du libre marché. La « domination par
autorité » (Herrschaft kraft Autorität) suppose au contraire une
différenciation irréversible du sens visé par les agents : d’une part, la
revendication d’un devoir inconditionnel d’obéissance ; de l’autre,
l’acceptation du contenu de l’ordre comme maxime de sa propre conduite
(Weber, 1922 : 604). Le pouvoir du père de famille ou celui du
monarque, « qui en appellent au pur et simple devoir d’obéir »
(Weber,
1922 : 604), sont à ranger, selon Weber, à l’enseigne de cette
« domination par autorité ».
Weber fait intervenir le concept de légitimité afin d’appréhender cette
composante asymétrique jusqu’alors désignée par le nom énigmatique
d’Autorität. « Envisagée comme revendication de la part de ceux qui
prétendent à l’autorité, la légitimité est donc partiellement détachée des
motifs sur lesquels [l’activité sociale] peut habituellement s’appuyer. Elle
apparaît alors comme une sorte de supplément, une disposition qui
s’ajoute à celles qui orientent la conduite des acteurs » (Bouretz, 1996:
253). Cette caractérisation entraîne deux corollaires. Premièrement, si la
légitimité est bel et bien de l’ordre de la « croyance », il faut pourtant se
garder de la réduire à un étalon abstrait ou idéel, à une représentation
(Vorstellung). Il s’agit plutôt, pour Weber, d’un dispositif concret qui
simultanément stabilise les attentes des participants et accroît leur
indétermination.
A) Stabilisation, d’une part, puisqu’une forme donnée de légitimité
délimite un spectre de commandements possibles et des modes
d’obéissance stéréotypés. Cela permet à Weber d’exclure définitivement
de son analyse une notion aussi conditionnelle que « consentement »,
pour lui préférer celle plus univoque de « docilité »
6
.
6
Il est d’ailleurs tout à fait significatif que Winckelmann ait choisi d’accoler le sous-titre
énigmatique de « Die nichtlegitime Herrschaft » au chapitre dÉconomie et société portant
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