ARML.conclusion._Bier-1

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Association Régionale des missions locales de Basse-Normandie
Journées professionnelles. 23 et 24 mai 2011
QUELQUES REMARQUES EN GUISE DE CONCLUSION
Bernard Bier
sociologue
[email protected]
UN CONTEXTE SPECIFIQUE D’INTERVENTION
L’intervention des professionnels des missions locales s’inscrit dans un double contexte.
D’une société qui intègre à une société où chacun doit trouver sa place
Les sociétés anciennes intégraient : que ce soit les sociétés traditionnelles (au sens des
ethnologues) où les rôles de chacun étaient prescrits, ou la société française rurale avec de
faibles mobilités. Il était facile pour les jeunes de s’y construire dans la préparation d’un statut
adulte clairement identifié (et avec des identités professionnelles fortes).
Les transformations de la société française de la seconde moitié du 19ème siècle changent la
donne : industrialisation, exode rural, naissance d’un prolétariat sans droit…, et l’incertitude
pour beaucoup quant à leur survie quotidienne.
Mais les conquêtes sociales du 20ème siècle vont permettre la mise en place progressive du
droit du travail et d’un système de protection sociale, qui, à l’époque des « trente glorieuses »,
conduiront à la naissance d’un imaginaire collectif qui impacte en partie les représentations
des plus âgés et se heurte à la réalité vécue par les plus jeunes : croyance dans « l’ascenseur
social », sentiment d’un salariat protégé, le CDI comme voie privilégiée…
L’entrée dans la crise des années 70, un contexte économique mondialisé, des choix politiques
vont conduire à un nouveau contexte : « effritement de la société salariale » (R. Castel)1,
développement de la flexibilité du travail, crise de l’accès à l’emploi qui touche tout
particulièrement les jeunes (et les plus fragilisés d’entre eux).
Les modes de socialisation se transforment : à une société qui intégrait l’enfant ou le jeune
(selon le modèle durkheimien2) succède une société où chacun se construit au travers
d’interactions (selon le modèle gofmannien3). Aujourd’hui chacun doit trouver ou construire
sa place, dans une véritable « lutte des places », selon l’expression de Vincent de Gaulejac4.
En outre, le développement de l’individualisme comme valeur, la centration sur le sujet dans
les approches psycho-pédagogiques (cf. la loi d’orientation de juillet 1989 qui met l’élève au
centre du dispositif éducatif), les approches institutionnelles plus individualisées participent
1
Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, 1995, Fayard (1999,
Gallimard « Folio »)..
2
Durkheim E., Education et sociologie, 1993, Quadrige PUF. (1ère édit. 1922).
3
Goffman E., Les rites d’interaction, 1974, Minuit.
4
de Gaulejac V., La lutte des places, 1994, Desclée de Brouwer.
2
aussi d’une logique individualisante. Dans ce contexte, chacun est renvoyé à la responsabilité
de sa réussite, mais aussi de son échec. Nous voyons bien ici les limites du discours de
l’individualisation et de la responsabilisation.
Certes l’approche personnalisée, et permettant à chacun de (re)trouver du pouvoir sur luimême, est indispensable en ce qu’elle permet d’accompagner des parcours singuliers et de
plus en plus diversifiés. Mais peut-être, dans certains cas, serait-il aussi nécessaire de
« déresponsabiliser » les individus pour pouvoir commencer à travailler avec eux, la
culpabilité excessive n’étant pas nécessairement un levier efficace !
Les missions locales : une posture originale face aux publics à insérer
Les politiques publiques d’instruction publique et sanitaires et sociales au 19ème siècle
lorsqu’elles visaient les classes populaires s’inscrivaient dans une triple logique : éducatrice,
« hygiéniste » et de contrôle : Il fallait éduquer et protéger les « classes dangereuses »5. D’où
la mise en place d’une « police des familles » (J. Donzelot)6. On travaillait pour (donc
souvent contre) ces populations. Cette approche était fondamentalement « défectologique ».
L’histoire des missions locales s’inscrit en rupture avec cette tradition. Elles s’adressent certes
à des publics en difficultés d’insertion sociale et professionnelle, faiblement qualifiés ; mais
dans la logique théorisée par Bertrand Schwartz7, elles s’appuient, non pas sur les manques,
mais sur les ressources des individus, qu’elles mobilisent en vue de leur insertion sociale et
professionnelle.
Aujourd’hui, les politiques d’insertion, portées entre autres par les missions locales, les
politiques de jeunesse, les politiques de parentalité…, font toutes appel à un autre modèle
d’intervention : il s’agit de travailler avec les personnes concernées, dans une intervention
individuelle ou collective, s’organisant autour de quelques notions-clés, incontournables, qu’il
importe aussi d’interroger.
HISTOIRE DE MOTS (DE MAUX ?)
En effet, revenir sur les notions qui font le quotidien aujourd’hui des politiques publiques et
des professionnels permet de clarifier les prémisses de notre intervention, d’en lever les
ambiguïtés et, par là-même, d’éviter les « effets pervers », les maux qui pourraient naître
d’interventions inadaptées. Nous en évoquerons trois.
Autonomie
Etymologiquement, autonomie vient du grec autonomos, « qui est régi par ses propres lois ».
Selon le dictionnaire Robert, il s’agit à l’origine d’un terme d’usage philosophique (Kant,
« l’autonomie de la volonté »), qui acquiert une valeur psychologique à partir du 19ème siècle
(« liberté », « indépendance »).
Il s’oppose donc à l’hétéronomie, c’est-à-dire au fait de se voir imposer sa loi de l’extérieur.
On peut légitimement voir dans l’autonomie une figure de l’émancipation.
Cependant ce terme et son usage appellent quelques réflexions de notre part :
5
Chevalier L., Classes laborieuses, classes dangereuses, 1958, Plon.
Donzelot J., La police des familles, 1977, Minuit.
7
Schwartz B., Moderniser sans exclure, 1994, La Découverte.
6
3
- Une certaine doxa philosophique, héritée des Lumières, induit qu’être maître de soi
reviendrait nécessairement à s’inscrire dans la loi commune (la volonté générale, l’intérêt
général). Ce postulat nous semble discutable. Il n’y a d’une part aucune coïncidence
automatique ou nécessaire entre le sujet et le collectif. Et d’autre part cela renvoie à une
« société une », à laquelle on peut préférer une société pluraliste8.
- Se vouloir libéré de toute contrainte, forger sa loi, peut au contraire conduire à être en
rupture avec certaines valeurs sociales ou politiques. Par exemple le truand, l’ultralibéral…
peuvent être considérés comme autonomes. Et l’autonomie peut alors renvoyer au contraire à
une certaine fragmentation sociale.
En aucune façon le recours à la notion d’autonomie n’est suffisant, s’il n’est pas accompagné
par une réflexion sur les valeurs (autrement dit par un recours à l’éthique et au politique).
- Il semble aller de soi que l’éducation comme les politiques d’insertion doivent conduire à
l’autonomie. Mais jusqu’où est-on prêt à accepter cette autonomie, laquelle peut conduire le
sujet s’autonomisant à rejeter notre autorité, les modèles que nous lui proposons… ?
N’est-ce pas d’ailleurs le but de toute éducation (à l’époque moderne !) de conduire le jeune à
se construire un chemin à distance des parents, du maître…, de se faire sujet ?
- N’y a-t-il pas en outre quelque chose de paradoxal dans l’injonction « soit autonome ! »,
adressée au jeune, tout en en lui imposant la voie et les formes d’une conduite. Nous sommes
bien ici dans l’« injonction contradictoire », le double bind, identifié par l’école de Palo Alto
comme générateur de troubles9.
Projet
Ce terme apparaît dans deux champs distincts :
- celui de la technique : l’architecture (au 15ème siècle), puis plus tard le monde industriel.
L’approche est mécaniste, et renvoie souvent à une logique de prototype à reproduire de
manière manufacturée. Il appartient à la culture de l’ingénieur ; on parle d’ailleurs
d’ingénierie de projet.
- celui de la psychosociologie (qui connaît une forte occurrence dans les années 1960) : le
projet repose sur le présupposé de la liberté d’un individu ou d’un groupe, et implique une
intentionnalité tournée vers la réalisation d’un dessein.
Dans son usage politique, le terme apparaît dans les années 1970-80.
Il s’agit aujourd’hui d’une « figure emblématique de la modernité »10, d’un incontournable à
tel point qu’on a pu parler d’« acharnement projectif » 11. Si l’on parle tant de projet pour les
individus, c’est parce qu’il n’y a plus de projet politique global fort (au sens de vision du
monde), que l’avenir est incertain.
Une première précaution est de différencier les deux approches, technique ou psychosociale,
du projet. Ce que Jacques Ardoino introduit par la distinction entre « projet programme » (un
cadre avec échéancier et objectifs précis est construit et doit être respecté - logique mécaniste)
8
de La Boétie E., Le discours de la servitude volontaire, ou le « contr’un », 1976, Payot ; Lefort C., L’invention
démocratique, 1981, Fayard ; Mouffe C., Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, 1994, La
découverte/MAUSS.
9
Bateson G., Vers une écologie de l’esprit, 2008, Seuil Points Essais.
10
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet. 1990, PUF.
11
idem.
4
et « projet visée » (les objectifs sont définis, mais la mise en œuvre se fait dans une adaptation
permanente - logique du processus)12. La première approche appelle le contrôle et met
l’accent sur l’efficacité et l’efficience, la seconde privilégie l’évaluation, et interroge d’abord
la pertinence (sans exclure bien sûr l’efficacité) .
Une seconde distinction heuristique nous est proposée par le même Ardoino, entre
« trajectoire » et « parcours » ou « cheminement »13. La trajectoire s’inscrit dans une
conception « balistique » du devenir, là où le parcours ou le cheminement prend plus en
compte des itinéraires parfois erratiques, faits d’avancées et de reculs, de bifurcations,
d’interaction - c’est-à-dire qu’elle renvoie à la dynamique du vivant.
Aborder le suivi des jeunes en voie d’insertion (et au-delà, toute démarche éducative) dans
une approche autre que le projet-visée et le parcours nous conduit inéluctablement à
l’inefficacité, voire à être contre-productifs.
Accompagnement
Ce terme est d’usage récent dans le champ psychopédagogique. Il émerge récemment dans le
champ des politiques publiques (les premières occurrences dans les textes officiels datent du
milieu des années 1990)14.
Revenons sur son étymologie
Accompagner : de l’ancien français compain (12ème s.) ; signifie prendre pour compagnon,
puis se joindre à quelqu’un. En musique (15ème s.) : jouer un instrument en même temps.
Dérivé accompagnement (13ème s.) : au départ terme de droit féodal : contrat d’association.
Devient archaïque à propos des personnes au 16ème s., mais reste à propos des choses (de
manière imagée) : un accompagnement de légume, un accompagnement musical (partie qui
accompagne la partie principale).
Si l’on s’en tient à cette étymologie, il s’agit d’une relation interpersonnelle, toute entière
tournée autour du sujet accompagné, l’accompagnateur jouant le rôle de catalyseur, d’
« accoucheur ». Il est celui qui fait un bout de chemin avec, voire celui qui partage le pain.
Dans une certaine acception, il implique la réciprocité, je me nourris avec l’autre, mieux :
nous nous nourrissons l’un de l’autre.
Or de fait, ce terme est dans la réalité plus polysémique : il est utilisé dans des champs
hétérogènes et dans des acceptions parfois antagonistes : on accompagne les jeunes (dans
l’école ou hors l’école), les adultes victimes de « plans sociaux », les « demandeurs
d’emplois », les professionnels « en difficulté », les mourants, ceux qui ont obtenu le droit
d’asile pour qu’ils s’intègrent et les déboutés du droit d’asile vers la frontière…
Quelques remarques provisoirement conclusives
12
Ardoino J., Education et politique, Anthropos, 1999 ; « Finalement, il n'est jamais de pédagogie sans projet »,
dans Education Permanente, n° 87, mars 1987.
13
Ardoino J. « L’élaboration des identités personnelle, professionnelle et sociale et l’avènement d’une
conscience citoyenne en fonction des jeux complexes des processus d’altération » (mai-juin 1998 in
http://jacques.ardoino.perso.sfr.fr/pdf/porto.pdf ).
14
Paul M., L’accompagnement, une posture professionnelle spécifique, 2004, L’Harmattan.
5
Ces termes peuvent renvoyer au modèle de l’individu-citoyen, du sujet qui se construit au
travers de solidarités plurielles, qui échappe à toute dépendance asservissante ou aliénante,
qui s’émancipe par l’action individuelle ou collective.
Mais ils appartiennent aussi au discours dominant du modèle néo-libéral et de l’idéologie
managériale (l’autonomie, la mobilité, le projet, le réseau), voire à un modèle autoritaire, où
chacun doit être soumis et adaptable aux seules lois du marché, qui renvoie à chacun la
responsabilité de ce qui lui arrive, de son succès ou de ses échecs (la « responsabilisation »,
l’« employabilité »), dans une logique concurrentielle…15. D’où une clarification nécessaire.
.
Peut-être pourrait-on pour définir ce qui est visé dans l’accompagnement des jeunes en
insertion sociale et professionnelle mobiliser un autre mot, qui connaît un certain succès dans
la philosophie politique aujourd’hui, l’empowerment, qui renvoie à une prise de pouvoir
conjointe (indissociable) sur soi et sur le monde.
Et renvoyer au dialogue d’Alice et du chat dans Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll
« Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre… ».
« Cela dépend en partie du lieu où vous voulez vous rendre », répondit le Chat.
LES COMPETENCES DES PROFESSIONNELS
Agir auprès des jeunes en insertion sociale et professionnelle, dans un univers en mutation
permanente et accélérée, appelle de mobiliser un certain nombre de compétences chez les
professionnels. D’autant que les professionnels sont eux-mêmes souvent soumis à la même
injonction contradictoire que ceux qu’ils accompagnent, au double bind évoqué supra,
sachant que les parcours des jeunes sont complexes, qu’il leur faut du temps pour se
construire donc pour l’accompagnement, dans un contexte où les injonctions administratives
jouent de plus en plus dans le registre de l’efficacité, de l’efficience, et des logiques de
placement dans l’emploi à court terme, provoquant par retour un certain épuisement, un burn
out de ces professionnels16.
Par delà ce qui est bien connu des professionnels des missions locales (et sur lequel l’auteur
de ces lignes n’a aucune compétence), il nous semble, à la lumière des échanges de ces deux
jours, que quelques points méritent d’être soulignés.
Des compétences techniques
- Comprendre les transformations qui touchent le public jeune, ses pratiques et sociabilités,
son environnement social, mais aussi les nouveaux cadres politico-administratifs de l’action
publique.
- Formaliser et mutualiser les pratiques.
- S’inscrire dans des projets de structure ou de territoire - seule manière de dépasser
l’empilement des dispositifs et des actions, de donner du sens et de la cohérence à
l’intervention.
15
16
Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, 2000, Gallimard.
de Gaulejac V., Travail. Les raisons de la colère, 2011, Le Seuil.
6
- Sortir de l’isolement pour s’inscrire dans un travail collectif, tant au sein de la structure de
travail que dans des partenariats sur les territoires de projet..
- Se former et développer l’évaluation.
A distinguer des formes de contrôle à laquelle certains voudraient réduire l’évaluation. Celleci n’est pas normative mais compréhensive : au-delà de l’analyse des résultats (efficacité et
efficience), elle porte sur le sens, la valeur, mesure la pertinence des actions, leurs effets et
leurs impacts. Elle est un outil d’intelligibilité des processus et de pilotage de l’action
publique.
Des compétences éthiques
- Sortir du regard déficitaire sur les jeunes et leur famille et développer un regard bienveillant.
(cf. la définition d’Avishaï Margalit d’une « société décente » : « une société où les
institutions ne sont plus humiliantes » 17).
- Reconnaître l’autre comme sujet (individuel et collectif) de parole et d’action, et créer le
cadre pour ce faire.
- Travailler sur soi, sur ses propres représentations (sur le travail, l’argent, la citoyenneté, le
mode de vie idéal…). Ce décentrement est une condition nécessaire (mais pas suffisante) pour
reconnaître l’autre comme sujet autonome, égal en droit et en dignité.
- Construire la confiance dans la relation, et accepter d’être dépossédé, de voir la personne
accompagnée sortir des voies que nous lui proposons
Des compétences politiques
- La question de l’autre, n’est pas seulement une question morale, mais aussi une question et
un enjeu anthropologique et politique. Qu’est-ce qu’une société ? quelle cité voulons-nous ?
Regarder les autres comme des « alter ego » implique qu’ils soient aussi vus et traités comme
des « alter égaux ».
- Agir en sorte que notre intervention, personnalisée, n’individualise pas, n’isole pas, mais
remette le sujet dans du collectif ou s’appuie sur les collectifs dans le(s)quel(s) il s’inscrit
déjà.
- S’inscrire délibérément dans un projet de territoire en agissant en partenariat avec
l’ensemble des acteurs concernés, en incluant bien sûr les bénéficiaires, tous porteurs de
savoirs et d’expertises.
On retrouve ici la logique du développement territorial, celle du « territoire apprenant »18, qui
valorise les savoirs de l’ensemble de la population, s’appuie sur les ressources de chacun et de
tous, en conjuguant l’économique, le social, le culturel, l’éducatif…
17
Margalit A., La société décente, 1999, Climats.
Bier B., « Des villes éducatrices ou l’utopie du ‘territoire apprenant’ », Informations sociales, n° 161, 2010/5,
http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-5-page-118.htm
18
7
- Pour que les jeunes soient des citoyens, il faut aussi que les professionnels (ceux des
missions locales, comme l’ensemble des intervenants en direction de l’enfance et de la
jeunesse) soient aussi des citoyens : à la fois qu’ils s’autorisent à l’être, et qu’ils soient
reconnus et traités comme tels au sein de leurs structures et de la société.
En guise de conclusion
Force est de constater que nous retrouvons là les termes mêmes de la charte des missions
locales de 1990 : « Construire ensemble une place pour tous les jeunes ». Et que l’enjeu est de
se la ré-approprier, et de la faire (re)vivre, non dans une quelconque nostalgie, mais dans un
regard résolument prospectif.
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