Introduction :
"Une substance est antérieure de nature à ses affections1", ainsi commence la toute
première proposition du livre un de l'Ethique. Si la pensée de Spinoza a pu être présentée
comme une pensée panthéiste où le Dieu substance-unique tenait la place centrale, nous
pouvons remarquer que Spinoza débute son oeuvre maîtresse, à savoir l'Ethique, par une mise
en relation de ces deux concepts de substance et d'affection, annonçant d'emblée la solidarité,
la sorte de parité de ces deux notions. En effet, la proposition inaugurale anticipe le premier
axiome de l'Ethique, sorte de dichotomie -à l'inverse d'Aristote, exhaustive2- du sens de
"être" : "Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose", l'être en soi ("ce qui est en soi et est
conçu par soi") devenant synonyme de substance alors que ce qui est en autre chose se trouve
doté d'un nom : mode (affection). Ainsi, cette œuvre construite comme un traité de géométrie
suit bel et bien un ordre, au sens défini par ce qui apparaît à bien des égards comme un des
maîtres à penser de Spinoza, à savoir Descartes : "L'ordre consiste en cela seulement, que les
choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, que les
suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules
choses qui les précédent.3". Spinoza ne fait donc rien sans "ordre", sans qu'une "chose
proposée", une proposition, ne découle d'une autre qui la précède, d'une définition ou encore,
d'un postulat. A ce caractère "principal" (car premier) du concept d'affection, s'ajoute un
autre, central : l'Ethique, écrite en cinq parties, a pour titre du livre troisième (et donc, au sens
littéral, central) De Origine Et Natura Affectuum4, et pour preuve de l'importance de ces
1 L'édition de l'Ethique citée sera, lorsque rien n'est précisé, la traduction de B. Pautrat (la troisième édition) qui
nous a semblée la plus fidèle à l'esprit du texte latin. Le numéro de page donné après les références propres à
l'Ethique renverra à cette traduction. Par commodité, nous désignerons le livre 1 par l'abréviation De Deo, le II,
par De Mente, le III, par De Affectibus, le IV, par De Servitute, le V, par De Libertate.
2 Spinoza fermant la fameuse "énigme de Z trois", selon l'expression de J. Beaufret (Dialogues avec Heidegger,
tome III, "L'énigme de Z, 3"), où Aristote indique l'insuffisance de son discours à déterminer exhaustivement le
sens de "être", l'irréductibilité de l'oÙs a… à l'Øpoke menon ˆ:
"Nous avons maintenant donné un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu'elle
est ce qui n'est pas prédicat d'un sujet, mais que c'est d'elle que tout le reste est prédicat. Mais nous ne devons pas
nous borner à ces remarques, qui ne sont pas suffisantes." (Aristote, Métaphysique, Z, 3, 1029a, trad. Tricot p.
242 ). Spinoza clôt ce qu’Aristote avait ouvert par la restriction de tout ce qui est à la substance ou au mode (qui
est mode de la substance, n'ayant pas d'existence autonome possible), comme nous le verrons plus loin. Mais la
terra incognita reste la substance dont nous connaissons que deux attributs parmi une infinité.
3 Descartes, Méditations Métaphysiques, Réponses aux secondes objections, éd. Adam Tannery (désormais citées
A.T) tome IX 1, p.121
4 Ces observations, pouvant paraître fantaisistes, font droit au fait que les auteurs plus anciens étaient beaucoup
plus sensibles à la construction d'un livre que nous autres modernes et Spinoza d'autant plus qu'il était persécuté,
la persécution influant, en ce sens, sur l'art d'écrire.