Université de Bretagne Occidentale (Brest) Faculté des Lettres Département de Philosophie T.E.R de Master 1 de Philosophie Affectio et affectus dans l'Ethique de Spinoza Présenté par : Nicolas CERTENAIS Sous la direction de Jean-Christophe BARDOUT, Maître de Conférences Septembre 2005 Remerciements : Mes remerciements et ma gratitude vont à l'ensemble de mes professeurs qui ont su me guider au cours de ces quatre années de formation ainsi qu'à mes camarades de la promotion avec qui j'ai toujours pu converser avec autant de plaisir que d'intérêt. Je remercie également mes proches pour leur soutien. 2 "L'examen des termes est le commencement de la sagesse" (Proverbe grec antique) 3 Introduction : "Une substance est antérieure de nature à ses affections 1", ainsi commence la toute première proposition du livre un de l'Ethique. Si la pensée de Spinoza a pu être présentée comme une pensée panthéiste où le Dieu substance-unique tenait la place centrale, nous pouvons remarquer que Spinoza débute son oeuvre maîtresse, à savoir l'Ethique, par une mise en relation de ces deux concepts de substance et d'affection, annonçant d'emblée la solidarité, la sorte de parité de ces deux notions. En effet, la proposition inaugurale anticipe le premier axiome de l'Ethique, sorte de dichotomie -à l'inverse d'Aristote, exhaustive2- du sens de "être" : "Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose", l'être en soi ("ce qui est en soi et est conçu par soi") devenant synonyme de substance alors que ce qui est en autre chose se trouve doté d'un nom : mode (affection). Ainsi, cette œuvre construite comme un traité de géométrie suit bel et bien un ordre, au sens défini par ce qui apparaît à bien des égards comme un des maîtres à penser de Spinoza, à savoir Descartes : "L'ordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, que les suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précédent.3". Spinoza ne fait donc rien sans "ordre", sans qu'une "chose proposée", une proposition, ne découle d'une autre qui la précède, d'une définition ou encore, d'un postulat. A ce caractère "principal" (car premier) du concept d'affection, s'ajoute un autre, central : l'Ethique, écrite en cinq parties, a pour titre du livre troisième (et donc, au sens littéral, central) De Origine Et Natura Affectuum4, et pour preuve de l'importance de ces 1 L'édition de l'Ethique citée sera, lorsque rien n'est précisé, la traduction de B. Pautrat (la troisième édition) qui nous a semblée la plus fidèle à l'esprit du texte latin. Le numéro de page donné après les références propres à l'Ethique renverra à cette traduction. Par commodité, nous désignerons le livre 1 par l'abréviation De Deo, le II, par De Mente, le III, par De Affectibus, le IV, par De Servitute, le V, par De Libertate. 2 Spinoza fermant la fameuse "énigme de Z trois", selon l'expression de J. Beaufret (Dialogues avec Heidegger, tome III, "L'énigme de Z, 3"), où Aristote indique l'insuffisance de son discours à déterminer exhaustivement le sens de "être", l'irréductibilité de l'oÙs …a à l'Øpoke menon ˆ : "Nous avons maintenant donné un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu'elle est ce qui n'est pas prédicat d'un sujet, mais que c'est d'elle que tout le reste est prédicat. Mais nous ne devons pas nous borner à ces remarques, qui ne sont pas suffisantes." (Aristote, Métaphysique, Z, 3, 1029a, trad. Tricot p. 242 ). Spinoza clôt ce qu’Aristote avait ouvert par la restriction de tout ce qui est à la substance ou au mode (qui est mode de la substance, n'ayant pas d'existence autonome possible), comme nous le verrons plus loin. Mais la terra incognita reste la substance dont nous connaissons que deux attributs parmi une infinité. 3 Descartes, Méditations Métaphysiques, Réponses aux secondes objections, éd. Adam Tannery (désormais citées A.T) tome IX 1, p.121 4 Ces observations, pouvant paraître fantaisistes, font droit au fait que les auteurs plus anciens étaient beaucoup plus sensibles à la construction d'un livre que nous autres modernes et Spinoza d'autant plus qu'il était persécuté, la persécution influant, en ce sens, sur l'art d'écrire. 4 notions, deux des cinq livres de l'Ethique (le troisième et le quatrième) portent dans leur titre le mot "affect" et se proposent d'analyser ce dernier. Le problème de la traduction Pourtant, déjà, une observation s'impose : si nous pouvons, à juste titre, nous demander si par delà le côté rhétorique de ce caractère principal et central que nous remarquons –et nos analyses reposent bien évidemment sur un ensemble d'éléments plus solides que cette triviale mais néanmoins interrogative remarque (l'Ethique semble, dans sa construction, faire attention à l'ordre dans lequel elle présente les choses)- il y a bien, conceptuellement, une importance aussi grande de cette notion. Le problème se redouble dès lors que nous observons que ce n'est pas une notion à laquelle nous avons affaire, mais deux. En effet, Spinoza emploie d'abord le terme "affectio" ("Substantia prior est natura suis affectionibus." Ethique, I, 1) mais use du terme "affectus" dans le titre des livres trois et quatre. Dès lors cette question : la proximité lexicologique des deux termes traduit-elle une simple identité des deux concepts faisant que Spinoza emploie un vocabulaire flottant (l'un étant finalement synonyme de l'autre), ou faut-il voir dans cette différence certes ténue, une distinction stricte, conceptuelle? La question ne fait que se renforcer au fil de la lecture de l'Ethique : la présence du terme affectus ne se limite pas aux seuls titres des livres trois et quatre, il n'est pas une simple coquille ou un hapax, les deux termes se retrouve tout au long de l'œuvre et la jalonne comme pour marquer deux concepts bel et bien distincts. Soyons plus précis : les deux termes sont présent dans le texte latin, certaines traductions perdant totalement la proximité lexicale des deux concepts. Ainsi, à titre d'exemple, Saisset traduit la première proposition de l'Ethique en rendant "affectio" par affection, alors que pour le titre de la troisième partie, il traduit "affectus" par "passion", ce qui constitue, nous le verrons (tout "affectus" n'est pas passif), une grave faute d'interprétation. Le problème de la traduction ayant au moins le mérite de clarifier les choses : que faut-il entendre au juste par affectio et affectus? Faisant droit à ces questions, il s'agira de montrer la distinction rigoureuse des deux concepts (notons que Bernard Pautrat, dans sa note préliminaire à la traduction de l'Ethique5, fait largement mention de ce problème précis comme stimulant pour une large part sa nouvelle version), de montrer comment l'un ne recouvre pas l'autre, comment l'un (affectus) suppose l'autre sans s'y réduire et comment ils se complètent dans l'économie de l'Ethique. 5 Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, collection "L'ordre Philosophique", éditions du Seuil, Paris, 1988 5 Plan, enjeux Notre travail semble dès lors devoir se planifier de la sorte : à partir de ce problème de traduction et donc de compréhension (toute traduction, qu'elle le sache en l'assumant ou non, est interprétation), nous nous attacherons d'abord à travailler la distinction, la (voire les) définition(s) de l'un et de l'autre en montrant les critères de différenciation présentés par Spinoza lui-même, mais aussi les éventuelles difficultés posées par ces définitions, travail dont nous nous occuperons en nous pliant à l'ordre d'apparition de ces deux concepts : l'"affectio" apparaissant dès la toute première proposition, ce sera naturellement d'elle que nous traiterons d'abord, nous en servant comme d'un fil d'Ariane pour entrer en matière, pour ensuite employer cette esquisse comme une sorte de contre-épreuve qui, dans certaines limites, dessinera en creux l'"affectus" dont nous traiterons dans une seconde partie, suivant toujours l'ordre suivi par Spinoza et en essayant de le démarquer de son concept voisin. Nous tâcherons donc simplement de lire la "partition" que Spinoza semble opérer sur l'être - affecté (partition en affection – affects, puis partition des affects en action et passion, primitifs et composés, puis en "bon" et "mauvais" –joie et tristesse- à l'égard de leur retentissement sur la puissance d'agir). Ces deux premières étapes effectuées nous permettront de nous mettre d'accord sur le sens des termes utilisés. Nous atteindrons notre souci de compréhension en nous attachant finalement, dans une troisième partie, à montrer l'importance qu'occupent ces deux concepts dans tous les grands problèmes philosophiques traités par Spinoza, travail qui tâchera de considérer ces deux concepts non plus isolément, mais en portant un regard plus global sur le rôle qu'ils jouent. Nous montrerons comment la résolution de ces questions se fait au moyen de ces deux notions (l'ensemble de ces problèmes trouvant, comme nous le verrons, leur unité autour de la tâche que le titre de l'œuvre annonce d'entrée de jeu : affirmer une Ethique cohérente et démontrée à partir de fondements solides, plutôt qu'imposer de manière arbitraire et dogmatique une morale tirée d’on ne sait où, d'opinions obscures ou de croyances invétérées). Le travail se résumera donc, simplement, à éclairer ces deux notions, mais de deux manières différentes : d'abord une approche de l'une et de l'autre dans leur spécificité, puis, en tant qu'appareils conceptuels de l'Ethique, en tant que porteurs (et le travail consistera à en déterminer, à sa juste valeur, l'importance) de la pensée spinoziste. Il s'agira donc de cerner ces deux notions, avec entre autres moyens de compréhension, bien sûr, la lecture et relecture de l'Ethique, mais aussi par la confrontation avec ce qui constitue pour une large part le paradigme philosophique de l'époque : le cartésianisme, confrontation 6 consistant à montrer le double mouvement de provenance et d'émancipation6 de la pensée spinoziste à l'égard de la cartésienne. Si cette confrontation avec Descartes n'est pas toujours très fructueuse lorsque nous la portons directement sur la question des affects (rien -ou très peu de choses- chez Descartes n'est vraiment thématisé, à proprement parler, sous le nom d'affects) porte néanmoins ses fruits dès lors que nous observons comment des problèmes apparemment éloignés de cette question influent pourtant directement sur le point de vue de Spinoza sur ces derniers. Ainsi, à titre d'exemple, le refus du dualisme cartésien au profit d'une substance unique (qui était en un sens déjà latente chez Descartes7), amène Spinoza à utiliser un discours mixte sur l'affection (du corps ou de l'esprit envisagé distinctement, du corps et de l'esprit envisagées comme deux modes finis d'une même substance infinie) lui permettant ainsi de concevoir la perception en faisant l'économie de l'action d'une substance "corporelle" sur une autre "spirituelle" (action d'un corps et passion d'une âme qui avait servi de modèle épistémologique pour analyser, précisément les Passions de l'âme, devenues quasisynonymes, chez Descartes, de sentiments8). Les problèmes traditionnels relatifs à l'union de l'âme et du corps (connaissance, liberté et salut) se trouvant, pour le coup, pensés à nouveaux frais sous l'égide, notamment (il ne faut pas négliger l'importance du concept fondateur de substance unique qui sous-tend cela, nous y reviendrons), du couple conceptuel "affectioaffectus", leur proximité lexicale en même temps que leur divergence conceptuelle montrant tout l'enjeu du problème : penser ce qui était auparavant davantage conceptualisé comme le propre du corps (l'affection) en rapport avec ce qui était antérieurement pensé comme propre à l'âme, (« sentiments », connaissance, volonté...). Tout l'art de Spinoza étant de distinguer deux concepts -pourtant impensables l'un sans l'autre- au moyen d'une terminologie indiquant 6 cette confrontation n'est pas l'objet de ce master : il ne s'agit pas de traiter du rapport Spinoza-Descartes relativement à ce thème de l'affectivité, mais d'utiliser cette confrontation uniquement lorsqu'elle nous permet d'y voir plus clair. 7 "Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explication de ce mot, n'avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C'est pourquoi on a raison dans l'École de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c'est-àdire qu'il n'y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui et à elles : mais parce qu'entre les choses créées quelques-unes sont de telle nature qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances " (Principes de la Philosophie, I, 51 ; A.T IX 2, 47) Spinoza faisant, à cet égard, preuve d'un "cartésianisme outré", selon l'expression de Leibniz (Théodicée, §393), s'engouffrant dans certaines portes laissées entrebaîllées par Descartes 8 "...pour Descartes, il en est tout autrement. La passion (équivalant à ce que Spinoza appelle sentiment) est un état de l'âme causé par le corps. Si donc, en elle, l'âme est passive, c'est parce que, corrélativement, le corps est actif." (Le Rationalisme de Spinoza, p.283 note 2) Nous pensons qu'il faut nuancer ce propos, par ailleurs exact, puisqu'il y a bien chez Descartes des "émotions intérieures " où l'âme est à la fois active et passive (cf. Passions de l'âme, art.147) et que pour Spinoza, tout affect (plutôt que sentiments) n’est pas nécessairement une passion, comme l’atteste la joie action. 7 judicieusement cette affiliation en même temps que cette différence (affiliation conceptuelle et proximité orthographique expliquant pour le coup la mésentente de certains traducteurs – Saisset, Appuhn et même parfois Caillois- qui ont soit conçu cette affiliation comme une synonymie ou ont mélangé les deux d'une terminologie approximative). Les deux termes indiquant par leurs noms-mêmes leur similitude et leur différence, nous comprenons mieux la genèse de ces deux notions, ce pourquoi Spinoza a choisi ces termes et surtout, ce qui rend possible l'erreur commise par certaines traductions, perdant soit le sens précis des termes, soit la précieuse proximité orthographique. Le but de ce travail étant relativement modeste : simplement repérer et expliquer la différence des deux notions afin d'en dégager le sens précis (et au besoin, de souligner les difficultés, solubles ou insolubles), puis montrer leur rôle dans le cadre général de l'Ethique, simplement suivre et recenser ce que nous en dit Spinoza (lire la partition de "l'affectivité" que nous semble être dans une certaine mesure l'Ethique), nous laisser guider par le fil du texte plutôt que le forcer au gré d'une lecture trop hâtive, tâchant de retrouver ce dernier lorsqu'il devient moins manifeste. Si les premiers philosophes avaient en tête ce proverbe grec antique : "l'examen des termes est le commencement de la sagesse", nous avons cru qu'une meilleure compréhension de Spinoza en passait par l'examen de ces deux concepts. Le travail qui va suivre tâchera humblement de poursuivre ce but. 8 Première partie : L'affection 9 Introduction -Comme tout bon exercice de mathématique, l'Ethique commence par définir les termes qu'elle emploiera pour résoudre un certain nombre de problèmes. Il s'agit, avant de commencer, de s'entendre sur le sens précis des termes employés, tant les différentes écoles philosophiques ont connoté différemment tel ou tel concept. Ainsi, en toute logique, Spinoza commence son propos par des "définitions", mais déjà, si tout "problème" mathématique part d'une question dont la réponse n'est possible qu'après avoir aperçu le problème (une problématisation de la question), ou du moins après s'être demandé en quoi la question se pose et ne va pas de soi, il n'y a ici ni question, ni introduction ou préface qui nous indiqueraient de quoi "il s'agit". L'Ethique, à la différence des problèmes d'arithmétiques familiers aux enfants, ne commence pas par une question. Juste un titre, l'Ethique, suivie d'une page où il est écrit "ETHIQUE démontrée selon l'Ordre Géométrique ET divisée en cinq Parties dans lesquelles il s'agit,"... puis suit le sommaire des cinq parties. Ainsi, de l'aveu même de Spinoza, "il s'agit" des choses invoquées par les titres des cinq différentes parties qui découpent l'"éthique" que l'œuvre a justement pour titre, à savoir partir de Dieu pensé comme l'unique substance immanente au monde auquel il s'identifie (1er livre) pour aller jusqu'à la "liberté humaine" (livre cinq), dans l'idée, comme nous l'avons mentionné plus haut, d'un ordre où il s'agit de partir du principe pour arriver à la conséquence, de Dieu à l'homme et ce, sans hiatus d'une quelconque transcendance. Il est donc question, en suivant ce que nous dit Spinoza, de démontrer l'Ethique : formule surprenante tant l'esprit n'est pas habitué à cette sorte de mathématisation ou plutôt de géométrisation de la "morale" en même temps que l'ébauche, déjà, d'une généalogie9 de celle-ci. Cette "morale" (s'il nous est permis de nous exprimer ainsi, car il s'agira moins du bien et du mal que du bon et du mauvais) étant généralement conçue comme une branche à part entière de la philosophie, rigoureusement distincte des mathématiques. La démonstration de l’Ethique sera pourtant ce à quoi se livrera Spinoza en envisageant les objets respectifs des cinq livres comme pensables au moyen d'une même aune : la raison conduisant la pensée suivant l'ordre géométrique. D'où ce que Ferdinand Alquié nomme avec justesse le Rationalisme de Spinoza, ou plutôt, nous permettant d'ajouter ce qui nous semble le sous-entendu de son titre, le rationalisme absolu de 9 Généalogie en ceci que Spinoza explique en divers endroits la formation des concepts de bien et de mal : "La connaissance du mal est une connaissance inadéquate." (Ethique, IV, 64, p.441) ou encore "Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et de mal, aussi longtemps qu'ils seraient libres." (id, IV, 68, p.447) 10 Spinoza, faisant suite à son immanentisme et à son refus des causes finales10 : la raison se voit accorder un empire absolu, sans restrictions ni frontières, sans un champ d'investigation qui lui demeurerait interdit par quelque principe transcendant, qu'il soit, à l'instar de la pensée chrétienne11, Dieu, décrets divins ou causes finales ultimes. 1°) L'affection comme seconde alternative de ce qui est Cependant, si la Substance est bien "antérieure (prior) de nature à ses affections12 ", il y a lieu de remarquer avec Charles Ramond qu' "elle ne se présente jamais telle quelle, mais toujours par l'intermédiaire de ses "affections" : et c'est le sens même de l'immanentisme spinoziste que de ne pas considérer les "affections" comme des "apparences" ou des "reflets" ontologiquement dégradés, ou déficients, mais bien comme des "choses singulières, ou "particulières" exprimant pleinement la nature de la Substance.13 ". C'est ce que nous pourrions appeler l'univocité relative de l'être : univocité car il n'y a qu'une seule substance (être c’est être substance), relative car nous n'en connaissons que deux attributs (infinis en leur genre, ils ne sont pas limités par une chose de même nature) parmi un nombre infini d'autres (de natures différentes) et relative surtout, en ce que cette unité n'en comporte pas un mais plusieurs attributs que les modes expriment (être c’est être pensant, être étendu, etc.). Si les définitions III, IV et V peuvent apparaître comme un cheminement de l'infini au "fini", de la substance (définition III) au mode (même s'il y a bien des modes infinis), en passant par l'intermédiaire de l'attribut (définition IV) le "fini" n'est pas séparé de l'infini par une quelconque création issue d'un être transcendant. Nous mettons "fini" entre guillemets, en raison du statut de ce dernier qui n'est jamais pour Spinoza qu'une façon de parler, comme indiqué quelques lignes auparavant dans la définition II : "Est dite (dicitur) finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature."14, étant, comme l'avançaient déjà 10 "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)" (Ethique, I, 18 p.51) et "La nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite, et (...) toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines" (Ethique, I, appendice, pp.83-85) 11 "Rm 11 33- O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Rm 11 34- Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en fut jamais le conseiller ?" (Saint Paul, Epîtres aux Romains, Bible de Jérusalem) 12 Ethique, I, 1, p.19 13 Charles Ramond, Le Vocabulaire de Spinoza, p.13 14 Ethique, I définition 2, p.15 11 les Pensées Métaphysiques, davantage une "distinction de raison15" qu'une distinction réelle, ou encore, comme dans la célèbre lettre XII à Meyer sur l'infini, résultant d'"une manière abstraite" de concevoir les choses16. En quoi cette distinction substance – attribut - mode (fûtelle de raison) a-t-elle à voir avec l'affection? Spinoza identifie dans cette cinquième définition (nous le verrons, ce n'est qu'une première ébauche de sa terminologie) le mode aux affections de la substance ("Par mode, j'entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose. Par quoi il est aussi conçu17 ") donnant ainsi un nom à la sorte de dichotomie du "sens" d'être présente dans la définition III18, distinction posant les deux alternatives de ce qui est : 1°) "ce qui est en soi, et se conçoit par soi" et -nous laissant deviner la seconde que la définition V explicitera- 2°) "ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette chose." Nous pouvons déjà noter que c'est une définition aussi bien ontologique ("ce qui est") qu'épistémologique (ce qui "se conçoit" ) de l'affection qui apparaît comme la seconde alternative de ce qui est, l'attribut n'étant pas autre chose que la substance, car la constituant19 "Par substance, écrit Spinoza à Simon de Vries <Lettre IX à Simon de Vries>, j'entends ce qui est en soi et est conçu par soi ; c'est-à-dire ce dont le concept n'implique pas le concept d'une autre chose. C'est la même chose que j'entends par attribut, à cela près que ce terme s'emploie du point de vue de l'entendement qui attribue à la substance telle nature déterminée."20 Notons que Spinoza a le souci d'une description exhaustive de "ce qui est" : substance et mode sont l'ensemble de tout ce qui est. C'est en ce sens que quelques lignes après cette définition III, le premier des axiomes coupe court à toute référence à quelque chose d'"autre" (un Dieu transcendant par exemple) en affirmant : "Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose", il y a là une clôture du discours sur l'être définitive : avec la substance et les modes qui l'expriment, nous en avons fini avec le champ du réel (même si l'entendement ne perçoit de la substance que deux attributs parmi une infinité). Mais précisons tout de suite ce que nous disions sur le mode : nous parlions d'alternative de ce qui est, voulant dire part là, non que le mode est autre que la substance, (il n'y a que la substance qui soit) mais qu'il était 15 "...l'Être, en tant qu'il est un être, ne nous affecte pas par lui-même, comme substance; il faut donc l'expliquer par quelque attribut sans qu'il s'en distingue autrement que par une distinction de Raison." Pensées Métaphysiques, chap.3, p.344 16 "... il ressort clairement que certaines choses sont infinies par leur nature, et ne peuvent en aucune manière être conçues comme finies ; que d'autres choses sont infinies par la force de la cause en laquelle elles résident, mais que toutefois, lorsqu'elles sont conçues d'une manière abstraite, elles peuvent être divisées en parties et considérées comme finies " Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade p.1101, nous soulignons. 17 Ethique, I, Définition 5, trad. Caillois. Bernard Pautrat traduit "modus" par "manière". 18 que l'on retrouve dans la lettre IV : "Tout ce qui est donné en effet se conçoit ou par soi, ou par autre chose, et son concept ou bien implique ou bien n'implique pas le concept d'une autre chose." 19 "Par attribut, j'entends ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence." (Ethique I, Définition 4, p.15) 20 Sylvain ZAC, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.17, nous soulignons 12 une des deux manières fondamentales d'être (être et se concevoir par soi et être et se concevoir par autre chose) Comme le souligne Robert Misrahi, il faut avoir conscience du statut de la terminologie spinoziste, "Substance, attributs, modes infinis et modes finis sont le système conceptuel qui permet de n’expliquer la Nature que par la Nature (sans mystère ni transcendance), tout en respectant l’opposition fondamentale entre le fini et l’infini. Mais c’est sur un plan homogène horizontal et méthodologique (celui de la raison) que ces deux aspects du réel s’opposent ; ils sont instruments de connaissance et détermination d’une même nature, et non pas régions ontologiques hétérogènes21 ". Le Dieu spinoziste est un Dieu hautement distingué, car au fond, pour Spinoza, on ne sort jamais de Dieu, tout ce qui est est toujours "Dieu en tant que...". D'où la récurrence de cette expression qui jalonne l'Ethique : un bref examen lexicographique de cette dernière révèle que le mot quatenus est présent quasiment à toutes les pages du livre, le plus souvent en association avec le mot "Dieu" ("Deus quatenus..."). Toute l'Ethique pouvant, en ce sens, être lue comme un travail consistant à distinguer comment toutes choses prennent place en Dieu, les distinctions opérées permettant de comprendre les choses en ne sortant jamais de la sphère de la substance. Il faut différencier Dieu en tant que cause (Nature Naturante) qu'en tant qu'effet (Nature Naturée) avec présent à l'esprit que "... ce qui est causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il est dépendant de sa cause.22 " mais dans l'idée que cause et effet sont finalement la même chose, car se tenant sur le même plan (immanence). Revenons sur ce que nous avons cru être une définition de l'affection : c'est en fait plus une identification du mode à l'affection qu'une définition en bonne et due forme de cette dernière. Dès lors, peut-on dire que, suivant la terminologie de Spinoza dans l'Ethique, l'affection est synonyme de mode et que nous pouvons employer l'un pour l'autre? 2°) Précisions terminologiques, affection et mode -Le mode ("modus") ou encore la "manière" comme le traduit Pautrat, c'est une des deux "manières" d'être, manière d'être en autre chose, c'est l'affection ou modification (car l'affection est une modification, d'où l'éventuelle traduction par "mode") de la substance. Mais, à son tour, la modification de la substance, n'est-elle pas susceptible, à un second degré, 21 22 Encyclopédia Universalis, article "Spinoza et spinozisme" Ethique, I, 17 scolie, trad. Caillois 13 de modifications? Dans une philosophie qui se prétend si rigoureuse, où tout doit être défini avec ordre, ni aurait-il pas, dès lors, le risque d'une confusion entre deux types de modifications, deux modifications nommées d'un même nom alors qu'elles agissent à des niveaux différents? C'est précisément pour éviter cette confusion que Spinoza préfère le terme modus à celui d'affectio pour désigner les affections ou modifications de la substance à ce premier degré afin de réserver le terme d'"affection" à la modification du mode, évitant ainsi la redondance d'une "modification de la modification" ou encore d'une "affection de l'affection" pour désigner ce qui arrive, les différents états d'un mode. Nous nous approchons ainsi de la terminologie finale de Spinoza, le mode signifiant une modification de la substance et l'affection désignant à un deuxième niveau la modification du mode 23. Les affections de Dieu (ou de la substance) étant en fait ce que Spinoza nomme, par souci de clarté, "modes". La définition 5 du De Deo est sans équivoque : "Per modum intelligo substantiae affectiones sive id quod in alio est, per quod etiam concipitur." "Par mode, j'entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose. Par quoi il est aussi conçu." 24 Et déjà, la célèbre lettre douze était très claire sur ce point : "Quant aux affections de la substance, je les appelle modes et leur définition, en tant qu'elle n'est pas celle de la substance elle-même, ne peut impliquer aucune existence."25 Car l'homme, ce mode fini que nous sommes, ne se trouve pas face au monde à la manière dont deux êtres distincts sont extérieurs l'un à l'autre, il est une partie du monde, une partie de Dieu, de la substance ou de la nature. Dès lors, l'affection ne se pense pas, elle n'est pas la modification de l'être que je suis par la rencontre d'une ou de plusieurs substances qui me seraient étrangères. L'affection, c'est plus précisément la modification de la substance dont je "participe" (au sens très large du terme), c'est l' <auto> affection de la Substance (l'unique) au niveau du ou des mode(s) et comme le résume JeanMarie Vaysse, "les affections sont à la fois des modes de la substance et les modifications de ces modes en tant qu'ils produisent des effets les uns sur les autres selon un régime que l'on peut appeler affectivité et qui implique un certain état dont les degrés de perfection ou affects sont variables.26 ". Si nous avons vu que ce qui est se "réduit" à ce qui est en soi et est conçu par soi (la substance) ET "ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette chose." (le mode), le moins que nous puissions dire est que cette première approche demeure abstraite. En effet, à la différence de son concept voisin (l'affectus) dont l'étude fait l'objet un livre 23 sur le mode et l'affection, voir G. Deleuze Spinoza et le Problème de l'Expression, p.199 trad. Caillois 25 Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade p. 1097 26 "Joie, Mort, Angoisse" in Spinoza et les Affects, p.9 24 14 entier (le troisième) sinon deux (le quatrième) voire plus, l'affectio ne fait pas en tant que telle et à proprement parler, l'objet d'une définition27. 3°) Le problème de la définition -Néanmoins, Spinoza n'arrête pas là son discours sur l'affectio. Ainsi, il précise sa conception de celle-ci dans l'explication de la première des 48 "Définitions des Affects" données vers la fin du livre III28 : "...par affection de l'essence humaine nous entendons n'importe quel état (constitutionem) de cette essence, qu'il soit inné, qu'il se conçoive par le seul attribut de la Pensée, ou par le seul attribut de l'Etendue, ou enfin qu'il se rapporte en même temps à l'un et l'autre de ces attributs." Tentons d'en comprendre le sens en examinant un à un les termes de ce que nous appellerons par commodité une "définition". Tout d'abord, Spinoza ne parle plus de l'affection in abstracto, mais in concreto : il s'agit, en effet, de l'affection de l'essence humaine. Qu'est-ce que l'essence humaine? A la suite de ce que nous avons observé à propos de la "dichotomie de ce qui est" : deux possibilités s'offrent à nous, soit l'homme est substance et est en soi et se conçoit par soi, soit il est mode et "est en autre chose, et se conçoit aussi par cette chose". Quels éléments Spinoza nous donne-t-il pour répondre à cette question? Comment définir, à son tour, l'essence humaine? L'axiome I du De Mente répond sans ambiguïté à cette question : "L'essence de l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire, c'est-à-dire, selon l'ordre de la nature il peut aussi bien se faire que tel ou tel homme existe, ou bien qu'il n'existe pas.". L'homme n'est donc pas substance (il n'y a qu'une seule substance, laquelle s'identifie à Dieu), il n'est pas et ne se conçoit pas en vertu de sa propre puissance d'être : il est un mode, fini. Notons l'emploi de la même formule qui avait servi dans la première définition du De Deo pour qualifier l'aséité positive29 de la substance, "ce dont l'essence enveloppe l'existence (involvit existentiam) " : l'essence de l'homme n'est pas cause de son existence, il n'y a rien en l'homme qui suffise, à lui seul, ni à rendre raison de son existence (se concevoir par soi), ni à le faire exister (être par soi) : "La force par laquelle 27 Nous affirmons cela en suivant la terminologie de Spinoza : il s'agira d'une "explication" de l'affection, mais surtout, en tant que c'est l'affection de l'essence humaine qui est ici expliquée, et non l'affection en général. Nous verrons que ce n'est peut-être pas un hasard si elle n'est pas définie. 28 trad. Pautrat p.305 29 aséité positive car étant "... ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c'est-à-dire, ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'autre chose, d'où il faille le former." (Ethique, I, Définition 3, p.15), la substance est per se d'une manière positive, non pas par l'absence d'une cause mais parce qu' "A la nature d'une substance appartient d'exister" (Ethique, I, 7 p.23), parce que son essence est cause de son existence. 15 l'homme persévère dans l'exister est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse infiniment."30. Soyons plus précis et tâchons de voir ce qui constitue l'essence de l'homme, ce qui dans son essence n'autorise pas qu'il soit pensé comme étant par soi et se concevant par soi. Le corollaire de la proposition treize du De Mente nous énonce ce qu'est la constitution de l'essence humaine, en nous affirmant que "...l'homme est constitué d'un Esprit et d'un Corps, et que le Corps humain existe tel que nous le sentons.31". L'Esprit et le Corps de l'homme doivent donc être d'une nature telle qu'ils ne permettent pas que l'homme soit et se conçoive de lui-même. Pour être modes, ils doivent être quelque chose d'essentiellement tributaire de quelque chose d'autre. L'Esprit et le Corps ne peuvent donc pas être substance puisqu'ils constituent l'essence de l'homme et que cette dernière, comme nous venons de le voir, "n'enveloppe pas l'existence nécessaire". Demandons-nous : qu'est-ce que l'Esprit et qu'est-ce que le Corps? Spinoza y répond quelques pages plus loin en affirmant que "Ce qui constitue, en premier lieu, l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière32 (singularis) existant en acte.33 " et le Corps avait été déjà défini, d'entrée de jeu (définition 1 du deuxième livre) comme "...une manière (modum) qui exprime, de manière précise et déterminée, l'essence de Dieu en tant qu'on le considère comme chose étendue." Dieu et substance étant identifiés dès la sixième définition du De Deo34, l'Esprit et le Corps humain apparaissent donc bel et bien comme étant et se concevant par autre chose, comme des affections (des modes) d'une même substance (ou Dieu) tantôt sous l'attribut pensée pour l'Esprit, tantôt sous l'attribut étendue pour le corps (c'est ce que signifie la tournure "...en tant qu'on le considère comme chose étendue"). Attribut et substance étant, rappelons le, la même chose " à cela près que ce terme s'emploie du point de vue de l'entendement qui attribue à la substance telle nature déterminée.35 ". Corps et Esprit sont donc, pour détourner une formule d'Alain "l'envers et l'endroit d'une même étoffe36" car trouvant leur raison d'être dans l'unique substance, et non dans deux substances ontologiquement distinctes : "… la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut. De même aussi une manière de l'étendue ("modus extensionis") et 30 Ethique, IV, 3, p.349 Ethique, II, 13 corollaire, p.117 32 "Les choses particulières (particulares) ne sont rien que des affections des attributs de Dieu, autrement dit des manières (modi) par lesquelles les attributs de Dieu s'expriment de manière précise et déterminée." (Ethique, I, 25 corollaire, p.61) 33 Ethique, II, 11, trad. Caillois 34 "Par Dieu, j'entends un étant absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie." (Ethique I, Définition 6) 35 Sylvain Zac, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.17 36 Préliminaires à la Mythologie, in Les Arts et les Dieux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1958 31 16 l'idée de cette manière sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières"37, et comme le résume Gilles Deleuze, "...notre âme est une affection ou modification de Dieu sous l'attribut pensée, comme notre corps, une affection ou modification de Dieu sous l'attribut étendue."38 La première partie de cette "définition" qui retînt notre attention conforte le choix lexicologique mentionné plus haut : l'affection de l'essence humaine est une affection d'un mode fini que nous sommes, une affection de la substance à un deuxième degré. 4°) Le statisme de l'affection -Commentons la suite de notre définition : l'affection est ainsi identifiée à un "état" (constitutionem) de l'essence humaine. L'homme étant constitué ET d'un Esprit ET d'un Corps (même s'ils ne sont pas "deux" substances différentes), nous comprenons bien vite que cet "état" (l'affection) dont il est ici question, reporte directement cette sorte de "dualité" de l'essence humaine (un terme dont nous expliquerons clairement le sens par la suite, le dissociant totalement du dualisme cartésien) par un "état" du Corps auquel "correspond" un état de l'Esprit. Nous aurons donc, en bonne logique, 1°) une affection de l'essence humaine en tant que Corps (une affection du Corps) et 2°) une affection de l'essence humaine en tant qu'Esprit (une affection de l'Esprit). Nous avons vu que l'attribut n'est pas autre chose que la substance, mais bien plutôt ce qui constitue son essence ("Par attribut, j'entends ce que l'intellect perçoit d'une substance comme constituant son essence."39). Or, pour comprendre l'unité du concept d'affection par delà la double génitivité qui le qualifie (affection du Corps, et affection de l'Esprit.), il faut garder en tête qu'il n'y a, en toute logique, qu'une seule substance40 et que donc, pour Spinoza, si tout ce qui est, à proprement parler ("ce qui est en soi"), est substance, tout ce qui est doit également être expliqué (être conçu par soi ou, dans le cas des modes se concevoir par autre chose qui est précisément la substance) par le moyen seul de ce concept fondateur qu’est la substance. Mais avant d'analyser cela, il faut nous attarder sur l'emploi du terme : "constitutionem" (état). L'affection de l'essence humaine est dite être un état, ce qui suggère une certaine fixité, une stabilité ou au moins, prenant les 37 Ethique, II, 7 scolie, p.105 Spinoza et le Problème de l'Expression, p.130 39 Ethique, I, définition 4, p.15 40 "A part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de substance." (Ethique, I, 14) "Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir." (id, I, 15 ) 38 17 précautions d'usage chez Spinoza, une stabilité dans notre manière de considérer l'homme. Il faudra en effet se demander la nature de cette dénomination : exprime–t-elle un stabilité réelle ou relative à notre façon de penser? Il faudra bien sûr voir en filigrane l'opposition avec quelque chose de similaire à l'affection à ceci près d'un caractère, non plus statique mais dynamique, comme nous le verrons dans notre deuxième partie. Encore une fois, nous pouvons prendre un exemple physique pour illustrer le propos spinoziste : nous avons ici affaire à ce qu'on pourrait appeler, empruntant le terme aux sciences physiques, une statique de l'affection, c'est-à-dire, une manière de considérer l'équilibre d'une essence à un moment donné. Nous y reviendrons plus loin. Dire : un état de l'essence humaine, c'est affirmer du même coup quelle est susceptible de variations, comme dans "le continuel changement41", la variation continue ("continua variatione") dans laquelle nous sommes dits vivre, même s'il devient dès lors problématique de concilier cet héraclitéïsme avec des états, des étapes dans cette variation. Quel est donc cet état? Nous avons vu que l'homme, par sa condition de mode fini, n'est et ne se conçoit pas par lui-même. Or, "Le Corps Humain est composé ("componitur") d'un très grand nombre d'individus (de nature diverse), dont chacun est très composé."42 et "....a, pour se conserver, besoin d'un très grand nombre d'autres corps, qui pour ainsi dire le régénèrent continuellement."43. Le Corps Humain est donc composition ("componitur"), il est davantage une structure (et c'est cette notion de structure, ce certain "rapport" qui reviendra quand il s'agira d'expliquer l'individualité) dans laquelle de nombreux corps prennent successivement place qu'une entité close sur elle-même, sans porte ni fenêtre d'entrée, n'affichant qu'un seul et même état. La nutrition illustre bien ce fait : je suis dans la nécessité de me régénérer en organisant la rencontre de mon corps avec d'autres "convenant" (de rencontre favorable, ne détruisant pas ma constitution, mon rapport général des –nombreuses- parties de mon corps, au tout) avec le mien, mais je ne suis plus tout à fait le même avant et après l'ingestion d'un repas, je me trouve "rempli" d'autres corps et de ce fait, affecté, modifié par suite de leur action. Ainsi, je suis plus gros, plus maigre, etc. Ou encore, plus simplement, au niveau de la perception : si ma main tient ou touche un objet, celle-ci en épouse la forme et subit une modification (affection) de son état : la main se saisissant d'un objet se courbe en affectant ainsi mon corps de la forme d'un autre et si nous prenons l'exemple d'un ballon, ce n'est qu'autant que la main épouse la forme d'une sphère (elle devient elle-même sphérique) qu'elle est susceptible de la percevoir en tant que telle. C'est exactement en ce sens que la proposition seize du livre deux dira : "L'idée d'une 41 Ethique, V, 39 scolie, p.535 Ethique, II, postulat, p.129 43 Ethique, II, postulat 4, p.131 42 18 quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du corps humain, et en même temps la nature du corps extérieur" et à son deuxième corollaire de compléter : "...les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l'état de notre corps que la nature des corps extérieurs (...)". Nous voyons par-là que je me sens sentant l'objet plus que je sens directement l'objet, la présence à l’objet suppose la présence à soi, ils ne sujet et objet ne s’opposent plus diamétralement. L'existence de différents "états" de l'essence humaine nous semble dès lors bien établie, la vie de tous les jours nous en fournissant de nombreux exemples. L'affection est donc un état, davantage à penser sous le modèle de l'instant que sur celui de la durée que suppose a priori la variation (nulle chose ne pouvant différer d'elle-même ou varier, dans le même temps et suivant le même rapport). Sur une ligne exprimant la variation continue, l'affection serait comme un point, comme un instant sur une montre dont la trotteuse illustrerait l'illusion métaphysique d'un temps qui s'"arrête", bondissant à chaque seconde, d'instant en instant, dans une ponctualité sans nulle épaisseur que l'esprit se figure. Une dernière précision complète la définition : "qu'il se conçoive par le seul attribut de la Pensée, ou par le seul attribut de l'Etendue, ou enfin qu'il se rapporte en même temps à l'un et à l'autre." L'état que représente, ou plutôt qu'est l'affection peut se concevoir de trois façons : par le "seul attribut de la Pensée", par "le seul attribut de l'étendue", ou en tant "qu'il se rapporte en même temps à l'un et à l'autre". Notons d'abord, encore une fois, l'emploi et la tournure passive d'un verbe relatif à la connaissance et non à l'être (concipiatur), indiquant que la propos marque une distinction de raison. Ainsi, si l'attribut n'est autre que la substance, au sens où Spinoza peut le définir comme "ce que l'intellect perçoit d'une substance comme constituant son essence"(Ethique, I, définition 4, p.15. Voir note44 ), l'affection du corps, de l'esprit, du corps et de l'esprit sont en fait une seule et même chose considérée sous des angles de vues différents. Il convient ici de nous arrêter quelque peu et d'expliquer cette unité de l'affection malgré ce triple discours (affection : du corps, de l'esprit, du corps et de l'esprit). Si ces trois expressions portent sur une seule et même affection de l'essence humaine, c'est en raison de la conception du Corps et de l'Esprit que se fait Spinoza. Si Corps et Esprit humain sont les équivalents modaux des attributs Etendue et Pensée (c'est-à-dire des modifications, ou affections de la substance envisagée comme étendue et comme pensante) il y a lieu de nous 44 ce qui ne veut pas dire que l'intellect n'atteint la substance qu'à partir d'œillères, ou d'un point de vue qui ne vaut que pour nous : si nous n'en connaissons que deux (Pensée et Etendue) les attributs que nous savons être de la substance, n'en sont pas moins attributs de la substance en soi et non pas pour nous, le spinozisme n'est ni un platonisme ni un phénoménisme "...les attributs ne sont pas des "propriétés" qui seraient finalement distinctes de l'essence même de la Substance, celle-ci restant au fond inaccessible. Spinoza a dépassé cette théologie négative de l'inaccessible." (Misrahi, Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, p.48) 19 demander comment Spinoza rend compte du fait que "L'ordre et l'enchaînement des idées et le même que l'ordre et l'enchaînement des choses."45 tout en affirmant plus loin qu'il n'y a précisément pas d'"enchaînement" entre le corps et l'esprit que "Ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au repos, ou à quelque chose d'autre (s'il en est)46 ". Nous sommes en présence d'un ordre identique entre deux "séries" (la pensée et l'étendue), d’une identité de deux suites qui n'en sont pas moins autonomes, indépendantes. Il s'agit de penser l'exacte similitude entre les affections corporelles et les idées de ces affections sans rapport causal. Notons au passage que le terme seul d'affection peut aussi bien vouloir dire idée d'une affection corporelle (car l'idée-affection –l'affection du mode pensant- doit aller de pair avec l'affection du mode étendu), même s'il faut entendre le génitif sans se représenter une liaison causale et ce sera là toute la difficulté : l'idée d'une affection corporelle ne provient pas d'un corps comme un effet résulte d'une cause. Il ne faut pas penser cette similitude de l'ordre sur le modèle d'une interaction où corps et esprit seraient tour à tour cause de ce qui se passe dans l'un et dans l'autre. C'est dire que le mode de la Pensée qu'est l'Esprit et qui n'est déjà pas cause de soi, l'est encore moins d'un mode de l'Etendue. En effet, l'Etendue relevant d'un attribut différent de celui de la pensée il est exclu que l'un influe réellement sur l'autre, comme l'explique plus en détail la démonstration de la précédente proposition (Ethique, III, 2) : "Tous les modes de penser ont pour cause Dieu en tant qu'il est chose pensante, et non en tant qu'il s'explique par un autre attribut (…); donc ce qui détermine l'esprit à penser est un mode du Penser et non de l'étendue, c'est-à-dire (…) n'est pas un corps. (…) D'autre part, le mouvement et le repos d'un corps doivent avoir leur origine dans un autre corps, qui a été déterminé aussi au mouvement ou au repos par un autre, et absolument parlant, tout ce qui survient dans un corps a dû avoir son origine en Dieu, en tant qu'on le considère comme affecté d'un mode de l'Etendue, et non d'un mode du Penser (…), c'est-à-dire que cela ne peut avoir son origine dans l'esprit, qui (…) est un mode du penser.47". Ce qui détermine le corps à se mouvoir ne peut donc être autre chose qu'un autre corps de la même façon que ce qui détermine l'esprit à penser ne peut-être autre chose qu'une idée. Une juste image de ce qu'on a appelé un "parallélisme48" serait deux 45 Ethique, II, 7. "...la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut. De même aussi une manière (modus) de l'étendue et l'idée de cette manière sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières" (Ethique, II, 7, scolie, p.105) 46 Ethique, III, 2 trad. Caillois 47 traduction Caillois 48 Même si Spinoza n'emploie jamais cette expression que l'on trouve chez Leibniz "...j'ay etabli un parallelisme parfait entre ce qui passe dans l'ame et entre ce qui arrive dans la matiere, ayant monstré, que l'ame avec ses fonctions est quelque chose de distinct de la matiere, mais que cependant elle est tousjours accompagnée des organes de la matiere, et qu'aussi les fonctions de l'ame sont tousjours accompagnées des fonctions des organes, qui leur doivent repondre, et que cela est reciproque et le sera tousjours." (Considérations sur la doctrine d'un 20 "droites", certes parallèles, mais pas absolument, les droites convergeant en un foyer originel unique, celui de la substance. Le parallélisme n'est donc pas strictement parallèle et se recoupe en un point : Dieu, l'unique substance, source de tout ce qui peut être49. Il y a de ce fait une unité radicale des attributs qui tout infinis qu'ils soient s'enracinent pourtant dans une unique substance, Dieu étant pôle d'unification. On peut dire que l'unité du corps et de l'esprit ne résulte pas d'une réduction ou d'une identification de l'un à l'autre, mais d'une expression de deux attributs d'une même substance50, ils maintiennent leur hétérogénéité, leur différence, mais relativement à une même substance. Ainsi, les attributs ne se recoupent pas, ils sont comme deux droites parallèles évoluant dans le même sens et direction, et surtout, au même rythme, faisant ainsi qu'à chaque affection corporelle correspond, simultanément, une idée de cette affection, quoique cette dernière ne soit pas causée par le corps. Le problème auquel le spinozisme devra faire face sera donc de rendre compte de cette correspondance entre affection du corps et affection de l'esprit (idée de cette affection) en faisant l'économie d'une liaison causale. Ce sera chose faite avec, comme nous allons le voir, la mise en place du concept d'expression. 5°) Causalité et expression Nous avons parlé à plusieurs reprises "d'expression" sans en expliciter le sens. Tentons une explication. Les attributs sont, comme l'explique Charles Ramond, des "... expressions distinctes d'une seule et même substance. (...) autant d'expressions, sur des plans qui ne se recoupent jamais, d'une seule et même réalité, c'est-à-dire d'un seul et même "ordre", ou d'un seul et même enchaînement des causes"51, reprenant le terme d'"expression" employé par Spinoza pour qualifier le rapport bien spécifique entre substance, attributs et modes, mais envisagés dans des séries différentes : si telle idée que j'ai est belle est bien causée par la substance sous l'attribut Pensée, on ne peut pas en dire autant et utiliser le concept de "cause" à propos du rapport qui relie ladite pensée avec la substance sous l'attribut Etendue. Si le esprit universel Unique–1702-, §12, édition Gerhardt, tome VI, 533) 49 Par exemple : "Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir." (Ethique, I, 15 p. 37) ou encore "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)" (id, I, 18 p. 51) 50 voir sur ce point le livre de Chantal Jaquet, L'unité du corps et de l'esprit, Affects, actions et passions chez Spinoza, p.138 51 Le Vocabulaire de Spinoza, p.18 21 concept de cause peut légitimement s'appliquer entre l'attribut Etendue et un corps (un mode de l'Etendue), le concept d'expression prend le relais pour, précisément, "exprimer" cette similitude d'ordre entre idées et choses en même temps que l'absence de causalité réciproque qui les caractérise dans ce qui est pourtant leur rapport. L'expression traduit un rapport réglé entre deux choses qui, toutes réglées ensemble qu'elles soient, n'en sont pas pour autant causées l'une par l'autre. Cette idée est bien résumée dans ces lignes de Deleuze que nous nous contenterons de rapporter : "...le rapport d'expression déborde le rapport de causalité : il vaut pour des choses indépendantes ou des séries autonomes, qui n'en ont pas moins l'une avec l'autre une correspondance déterminée, constante et réglée." (...) "...la théorie de Spinoza : modèle "paralléliste", il implique l'égalité de deux choses qui en expriment une même troisième, et l'identité de cette troisième telle qu'elle est exprimée dans les deux autres."52 Précisons le sens qu'il faut prêter au parallélisme : il "... ne consiste pas seulement à nier tout rapport de causalité réelle entre l'esprit et le corps, mais interdit toute éminence de l'un sur l'autre53." La pensée n'a aucune dignité supérieure à l'étendue, la pensée ne dicte pas sa loi au corps et le corps n'impose pas sa force à l'esprit : chaque attribut exprimant pleinement et de manière identique une même substance, il n'y a aucune prééminence de l'un sur l'autre : comme l'affirmait déjà le premier livre de l'Ethique54 "... chacun exprime une essence éternelle et infinie". Le corps n'est donc pas moins "divin" que l'esprit, il exprime tout autant la substance. Encore une fois, ce qui vaut pour le supérieur vaut pour l'inférieur, ce parallélisme des attributs se retrouvent dans les modes, ou plus précisément dans ce qui leur arrive (les affections), faisant de l'âme un "automate spirituel", selon l'expression judicieuse du Traité de la Réforme de l'Entendement55, qui associe mécanisme et pensée en indiquant à la fois les rouages d'une pensée régie par une causalité stricte et en spécifiant ce mécanisme d’une spiritualité qui le démarque du plan de l'étendue où il s'applique d'habitude, en rappelant ainsi que si l'ordre de la pensée et l'ordre des choses sont le même, pensée et étendue ne peuvent pas pour autant entretenir un rapport quelconque de causalité 56. La pensée, toute soumise à des mécanismes qu'elle est, n'en possède pas moins son propre engrenage (il n'y a pas de rouages reliant corps et esprit), qui ne communique pas par une causalité réelle 52 Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.97 Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, p.28 54 Ethique, I, 10, scolie, p.29 55 "Nous avons montré cependant que l’idée vraie est simple, ou composée d’idées simples, telle l’idée faisant connaître comment et pourquoi une chose existe ou a eu lieu; nous avons montré aussi qu’il en découle dans l’âme des effets objectifs proportionnés à l’essence formelle de son objet; cela revient à ce qu’ont dit les anciens que la vraie science procède de la cause aux effets; à cela près cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu, comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel. " (T.R.E, trad Appuhn p.46) 56 sur ce point, voir les analyses de Deleuze dans Spinoza et le Problème de l'Expression, p.101 53 22 (nous l'avons vu, c'est le rapport d'expression qui qualifie cette similitude) avec l'ordre des choses <étendues>. Si Spinoza traite des idées comme des choses, (les deux ordres étant identiques), la pensée n'en est pas moins autonome car soumise à ses propres lois (certes aux mêmes lois que la Nature toute entière, mais envisagée comme pensante), à Elle-Même, à une même et unique puissance de Penser, c'est-à-dire à l'attribut Pensée. Si Aristote a montré qu'il faut remonter à un premier principe concernant le mouvement, Spinoza opère la même démarche en remontant à l'unique puissance de penser –sorte de "premier moteur" de la pensée- qui suit de la nécessité de la nature divine. Le principe de causalité s'étend donc, à l'instar de Descartes, aussi aux idées, et ce d'une façon absolument rigoureuse, même si ce n'est pas le concept de cause qui qualifie le rapport pourtant existant entre pensée et étendue. L'unité des affections du corps et de l'esprit, si elle n'est pas relative à l'union, au sens cartésien, d'un corps et d'une âme conçus comme deux substances ontologiquement distinctes, se trouve ramenée à l'identité de la substance57. La divergence, modale, du corps et de l'esprit se trouve ramenée à l'unité, ou plutôt à l'identité, dès lors que l'on se place au point de vue de la substance (unique). Spinoza ne se trouve donc plus face au problème de la mystérieuse58 union des substances laissé par Descartes, ou encore face à l’énigmatique ".. ; estroite cousture de l'esprit et du corps s'entre - communiquants leurs fortunes." dont parlait Montaigne59 car il n'y a plus deux mais une seule substance qui se distingue en attributs puis en modes qui en découlent, le concept d'expression permettant de rendre compte de cette dualité des affections, du corps ET de l'esprit, sans causalité du corps sur l'esprit ni de l'esprit sur le corps, sans prééminence de l'un sur l'autre. Union, chez Spinoza, signifiant l'identité ("idem") des affections du corps et de l'esprit : "Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum." (Ethique, II, 7) Il faut donc souligner cette autre conséquence de l'immanence de la causalité divine affirmée dès le premier livre "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)60 ". Il y a au niveau des modes, non seulement une identité d'ordre et de connexion des idées et des choses, mais encore, du point de vue de la substance, une identité d'être. Les modes d'attributs différents ont finalement le même être car étant et se concevant par la même substance et comme le 57 cf Sylvain Zac, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, pp.97-98 pour Descartes, en effet, la connaissance de l'union de l'âme au corps se fait par une de nos trois "Notions primitives" : " pour l'âme et le corps ensemble, nous n'avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu'a l'âme de mouvoir le corps, et le corps d'agir sur l'âme, en causant ses sentiments et ses passions." (Lettre à Elisabeth, 21 mai 1643, A.T III, 665) "concevoir l'union qui est entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule. "(à Elisabeth, 28 juin 1643, A.T III, 692) "...l'union que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher; à savoir qu'il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée..." (à Elisabeth, 28 juin 1643, A.T III, 694) 59 Essais, I, 21 "De la force de l'imagination" G.F tome I p.150 60 Ethique, I, 18, p.51 58 23 souligne Deleuze, les modes, tous distincts qu'ils restent, "...se distinguent seulement par l'attribut dont elles enveloppent le concept. Les modes exprimant des attributs différents (pour l'homme l'étendue et la pensée) sont une seule et même modification qui diffère seulement par l'attribut. Par cette identité d'être ou unité ontologique, Spinoza refuse l'intervention d'un Dieu transcendant qui mettrait en accord chaque terme d'une série avec un terme de l'autre ou, même, qui accorderait les séries l'une sur l'autre en fonction de leurs principes inégaux." 61 Mais levons encore une confusion possible : si nous avons parlé dans un vocabulaire qui, s'il s'applique bien à Spinoza est quasiment leibnizien (expression, parallélisme...), à la différence de Leibniz, qui lui aussi refuse l'influence physique de l'âme sur le corps (un "commerce des substances") comme d'ailleurs l'hypothèse de causes occasionnelles, pour Spinoza, il ne s’agit pas d’une monade fermée sur elle-même qui "exprime" (en un autre sens62) le tout, mais la substance (l'unique) qui s'exprime successivement en attributs puis en modes, ces derniers n'étant pas pensés comme fermés sur eux-mêmes63 mais bien susceptibles de rencontrer d'autres modes et d'en être ainsi affectés. Le Dieu de Spinoza n'est donc pas un Deus ex machina, (et extra natura) réglant d'une causalité idéale (occasionnelle ou transcendante –création-) les évènements de l'extérieur sans y prendre part, mais se comprend bien plus comme "causeur" immanent, comme le Deus absconditus dont parle Isaïe64, qui se cache dans (et pas derrière) la nature entière qui l'exprime, la formule Deus sive Natura désignant précisément cette immanence naturelle de Dieu. 6°) L'affection comme un type d'idée 61 Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.96 cf "Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu'il y a un rapport constant et reglé entre ce qui se peut dire de l'une et de l'autre." (Leibniz, Lettre à Arnauld, Gerhardt, II, 112) 63 "Il s'ensuit aussi, en quoy consiste le commerce des substances, et particulierement l'union de l'ame et du corps. Ce commerce ne se fait pas suivant l'hypothese ordinaire de l'influence physique de l'une sur l'autre, car tout estat present d'une substance luy arrive spontainement et n'est qu'une suite de son estat precedent. Il ne se fait pas aussi suivant l'hypothese des causes occasionelles, comme si Dieu s'en mloit autrement pour l'ordinaire, qu'en conservant chaque substance dans son train, et comme si Dieu à l'occasion de ce qui se passe dans le corps excitoit des pensees dans l'ame, qui changeassent le cours qu'elle auroit prise d'elle même sans cela; mais il se fait suivant l'hypothese de la concomitance, qui me paroist demonstrative. C'est à dire chaque substance exprime toute la suite de l'univers selon la vue ou rapport qui luy est propre, d'où il arrive qu'elles s'accordent parfaitement; et lorsqu'on dit que l'une agit sur l'autre, c'est que l'expression distincte de celle qui pâtit se diminue, et s'augmente dans celle qui agit, conformement à la suite des pensées que sa notion enveloppe. " (Remarques..., Gerhardt, II, 47) 64 Isaïe 45:15- "vere tu es Deus absconditus Deus Israhel salvator" "En vérité tu es un dieu qui se cache, Dieu d'Israël, sauveur. (Bible de Jérusalem) 62 24 Si nous avons vu qu'il y a une uni-dualité (unité car corps et esprit sont, sous un angle de vue supérieur, une seule et même chose, dualité car elle fait l'objet d'un double discours, en tant que l'on parle du corps ou de l'esprit) de l'affection (du corps et de l'esprit, l'affection corporelle exprimant celle de l'esprit et vice versa), il y a lieu de nous attarder un peu sur la question de savoir si on peut identifier le concept d'affection (de l'esprit) à celui d'idée. Il faut d'abord noter que, si le corps humain est constitué d'un très grand nombre de parties qui sont parfois affectées simultanément, l'esprit n'en a pas pour autant conscience : l'exemple quotidien de l'inattention, le fait d'être "dans la lune" atteste de cette réflexion. Lorsque je suis distrait, je n'ai pas conscience de ce que dit la personne qui me parle, je ne l'"écoute" pas (il me semble même parfois qu'elle n'a pas parlé) et pourtant, physiquement, mon tympan a vibré et mon corps a, de l'avis général, subi une modification (il a été affecté). Cet exemple, si fréquent, pose à première vue tout le problème : comment si, en vertu du parallélisme, à chaque affection corporelle correspond une idée de cette affection puis-je ne pas entendre alors même que physiquement, mon ouïe perçoit pourtant un son ? Comment, si "Tout ce qui arrive dans l'objet de l'idée constituant l'Esprit humain doit être perçu par l'Esprit humain, autrement dit, il y en aura nécessairement une idée dans l'Esprit : C'est-à-dire, si l'objet de l'idée constituant l'Esprit humain est un corps, il ne pourra rien arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l'Esprit."65 Il semble de prime abord que nous nous trouvions face à une contradiction : il est évident que je n'ai pas conscience de tous les changements de mon corps : je n'ai pas conscience de la bile que sécrète mon foie lors de ma digestion, et pourtant je digère tous les jours et mon corps est affecté sans que corresponde, en apparence, l'idée de cette affection... Comment, dès lors, sortir du problème posé par cette simple constatation empirique? Peut-on alors parler d'idée d'affection non-perçue? Mais alors, selon la phrase d'Alain, "Qu'est-ce qu'une idée à laquelle on ne pense point?" La seule sortie de l'aporie consiste peut-être à poser, avant l'heure freudienne, l'existence d'une partie inconsciente de la pensée, d'une pensée qui dépasse la conscience qu'on en a. Pensée ne veut dès lors plus dire conscience, la connaissance n'est pas plus dans l'esprit que dans le corps, elle est dans l'esprit en tant qu'il est conscient de ce qu'il pense, et même plus, dans ce degré de connaissance véritable qu'est la connaissance par idées adéquates. Il faut ici préciser le sens d' "être perçu par l'Esprit humain" et d'ailleurs Spinoza le fait lui-même, immédiatement : "autrement dit, il y en aura nécessairement une idée dans l'Esprit". Mais, avouons-le franchement, il nous faut ici faire une hypothèse de lecture pour sauver les phénomènes. La tournure : "Etre perçu par 65 Ethique, II, 12, p.115 25 l'Esprit" userait du terme percipere dans le sens faible d'"être dans", "avoir" ou "recevoir" (un peu comme dans l'expression "percevoir un impôt"), exprimant plus l'idée d'une contenance qu'une perception consciente (le terme prêterait alors à confusion, Spinoza n'ayant pas immédiatement, comme dans le cas de l'affectio et du modus, précisé aussi fortement sa terminologie), comme il se peut que nos clefs soient dans notre poche sans que, nécessairement, nous nous en apercevions. Cette hypothèse sur le sens de percevoir se trouve appuyée si nous prêtons oreille à ce que nous dit Spinoza -qui semblait finalement tout à fait conscient de ce problème- dans la troisième définition du livre deux et dans son explication où il distingue très clairement "perception" et "concept", le premier indiquant que "l'Esprit pâtit d'un objet", le second exprimant "une action de l'Esprit" : "Par idée, j'entends un concept de l'Esprit, que l'Esprit forme pour ce qu'il est une chose pensante" (Ethique, II, définition 3, p.93) et "Je dis concept plutôt que perception, parce que le nom de perception semble indiquer que l''Esprit pâtit d'un objet. Alors que concept semble exprimer une action de l'esprit" (id. explication, pp.93-95) Notre hypothèse est donc appuyée. Nous aurions quelque chose comme la distinction leibnizienne entre l'aperception (une perception dont nous nous apercevons) qui diffèrerait de la perception, pas nécessairement consciente66. Cette idée étant par ailleurs corroborée par la proposition quatre du De Libertate, "Il n'est pas d'affection du Corps dont nous ne puissions former un concept clair et distinct." : Spinoza parle d'une potentialité (possumus) que nous aurions à former des concepts clairs et distincts, ce qui souligne que nous ne connaissons pas directement, par concepts clairs et distincts, l'affection du corps. Spinoza n'aurait pas utilisé ce verbe "pouvoir" si l'idée d'une affection corporelle était d'emblée et mécaniquement déjà clairement et distinctement connue par l'esprit : l'idée correspondant nécessairement à "l'objet de l'idée constituant l'esprit humain" (c'est-à-dire le corps) n'est donc pas nécessairement consciente. Il y a en conséquence, comme nous l'avons souligné, un écart entre activité psychique (ou idée d'une affection) et connaissance claire et distincte, ou conscience (nous verrons plus loin ce qu'il faut entendre par conscience). 66 "Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer: Un grand bruit étourdissant, comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petites murmures de personnes particulieres, qu'on ne remarqueroit pas à part, mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne sentiroit point le tout." Leibniz, Considerations sur la doctrine d'un Esprit Universel Unique, édition Gerhardt, t.VI, p.534. 26 7°) Affection et conscience, la thématique de l'inconscient : Il y aurait donc l'idée d'un psychisme, d'une activité de l'esprit qui se déroule sans que ce dernier en ait conscience, une conception de la vie de l'esprit qui, tout régi par une succession d'idées qu'il est, n'en connaîtrait pas pour autant les tenants et aboutissants, l'idée de perceptions non-aperçues, Spinoza affirmant par-là une différence entre pensée et conscience, comme il y a une différence entre sentir son corps et sentir ce que peut le corps : "quid corpus possit, nemo hucusque determinavit", "ce que peut le Corps, personne jusqu'à présent ne la déterminé67". S'il y a bien un inconnu du corps, il n'y en a pas moins un inconscient de la pensée qui lui fait suite, un psychisme qui ne se réduit pas à ce dont nous avons conscience, et comme le souligne Deleuze, "il n'y a pas moins de choses dans l'esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance68". Il y a encore de l'idée au delà de ce dont nous avons conscience, il n'y a pas seulement une différence entre corps et esprit, il y a aussi une différence entre ce dont j'ai conscience et toutes les idées qui constituent mon esprit et, comme remarque encore Gilles Deleuze, "...le modèle du corps, selon Spinoza, n'implique aucune dévalorisation de la pensée par rapport à l'étendue, mais, ce qui est beaucoup plus important, une dévalorisation de la conscience par rapport à la pensée : une découverte de l'inconscient, et d'un inconscient de la pensée, non moins profond que l'inconnu du corps."69 Nous voyons donc que s'il y a bien une correspondance entre affection du corps et idée de cette affection "dans" l'esprit (même si ce dernier n'est pas une substance "dans" laquelle s'opèreraient des processus mentaux), il faut faire correspondre ce que le corps a d'inconnu (nous l'avons vu, le corps subit nombre de modifications dont nous avons conscience) avec ce que l'esprit a d'inconscient. En conséquence, la conscience ne recouvre pas l'intégralité du "psychisme", l'inconnu du corps, en vertu du parallélisme, fait place à un inconscient de la pensée et si à toute affection corporelle il y a bien l'idée de cette affection qui lui correspond, cette idée n'en est pas pour autant consciente, d'où toute la thématique du "corps inconnu" que l'on retrouve dans l'Ethique et qui n'est que la contre-épreuve, le corrélat de cette idée que toute pensée n'est pas, en termes plus modernes, consciente. Remarquons encore que, de même qu'il y a une idée du corps, il y a une idée de l'esprit (ce qui est un peu surprenant car l'esprit se définissait comme 67 Ethique, III, 2 scolie Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, p.29, nous soulignons. 69 ibid 68 27 l'idée d'un corps existant en acte). Que faut-il comprendre par-là? Si le corps et l'esprit se tiennent sur des plans différents (car relevant de deux attributs), il faut distinguer l'esprit et l'idée de l'esprit en ce que l' "idée de l'Esprit, c'est-à-dire l'idée de l'idée <puisque l'Esprit n'est rien d'autre que l'idée d'un corps existant en acte>, n'est rien d'autre que la forme de l'idée, en tant qu'on considère celle-ci comme une manière de penser, sans relation à l'objet ; car dès que quelqu'un sait quelque chose, il sait par-là même qu'il le sait, et en même temps il sait qu'il sait ce qu'il sait, et ainsi à l'infini." (Ethique, II, 21 scolie) L'Esprit "a" cette propriété qu'il peut adopter le même rapport avec lui-même qu'avec le corps, c'est-à-dire une sorte de dédoublement. Nous pouvons dire que l'esprit, c'est l'idée en tant qu'elle se rapporte au corps alors que la conscience, c'est l'esprit en tant qu'il se rapporte à lui-même, c'est-à-dire l'idée qui prend l'idée pour objet. Mieux, quand nous disons "l'esprit a cette propriété", nous affirmons en fait que c'est l'idée elle-même qui a cette propriété, l'esprit n'étant rien d'autre qu'une idée, la conscience (c'est-à-dire l'idée de l'esprit) n'étant pour sa part, ni intentionnelle, ni substance, conscience signifiant, contre tout subjectivisme, une propriété non de l'esprit, mais de l'idée elle-même (évitant ainsi une hypostase de l'Esprit) laquelle a ce pouvoir de se dédoubler en idée d'un objet et en même temps d'elle-même. La conscience est donc une propriété réfléchissante de l'idée. Nous dirions donc, à plus juste titre que la conscience "est" cette propriété d'un possible rapport de l'idée avec elle-même. C'est Dieu (sous l'attribut Pensée) plus que l'homme qui "crée" la conscience. Nous voyons de ce fait qu'il y a, à défaut d'une intentionnalité, une génitivité objective de l'esprit où la conscience de quelque chose indique une provenance : la conscience provient non du sujet (pour s'exprimer de manière cartésienne), mais de l'idée de ce dont elle est conscience, la conscience n'étant pas une donnée subjective mais une propriété de l'idée, cette dernière étant à penser comme génitrice de sa prise de conscience. D'où la mention de Spinoza qui précède : "L'idée, dis-je, de l'Esprit et l'Esprit lui-même se trouvent suivre en Dieu avec la même nécessité de la même puissance de penser" (Ethique, II, 21 scolie), elle est réflexion de l'idée dans l'esprit plus que réflexion de l'esprit sur l'idée. On pourrait dire en paraphrasant légèrement Schelling (qui se prétendait, à notre avis faussement, spinoziste70) qu'il n'y a pas, à charge contre le subjectivisme, une conscience que nous posséderions mais davantage une pensée qui nous a71 . Il n'y a donc dans 70 dans une lettre à Hegel du 4 février 1795 : "Je suis entre temps devenu spinoziste!" Schelling, Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, (S.W VII) "Le je pense, je suis, depuis Descartes, est l'erreur fondamentale en toute connaissance ; la pensée n'est pas ma pensée, l'être n'est pas mon être, car rien n'est que de Dieu et du tout." (n°44) "La raison n'est pas une faculté, un instrument, elle ne s'utilise pas ; d'une façon générale, il n'y a pas une raison que nous posséderions, mais seulement une raison qui nous possède <-eine Vernunft, die uns hat>." (n°46)" ou encore "La raison n'a pas l'idée de Dieu, Mais est cette idée, et rien d'autre." (id n°48 SW VII 149) 71 28 la nature entière, en tout et pour tout, qu'une seule "puissance de penser" : Dieu en tant qu'il est un être pensant, et toutes les autres pensées ne font qu'exprimer cette unique puissance. Nous le voyons, l'affection et l'idée de cette affection vont toujours de pair, même si nous n'en avons pas toujours conscience. Nous voyons donc se profiler deux caractéristiques principales de la conscience : 1°) propriété de l'idée, elle est réflexion de celle-ci dans l'Esprit (qui est, du reste lui aussi constitué par une idée), ou selon l'image des Pensées Métaphysiques, des "histoires de la nature dans l'esprit"72 : l'Esprit est par là même désubstantialisé, il n'est plus pensé sous le modèle d'une res, fût-elle, comme chez Descartes, cogitans. 2°) Dérivation : on ne peut savoir la vérité sans savoir qu'on la sait : "Qui a une idée vraie, en même temps sait qu'il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose." 73 La vérité "se ipsam patefacit" (Traité de la Réforme de l'Entendement, §44), elle se révèle d'elle-même à partir de l'idée et sans l'intervention d'un esprit d'où surgirait le vrai : "de même que la lumière manifeste à la fois elle-même et les ténèbres, de même la vérité est norme d'elle-même et du faux."74 : c'est l'idée qui est claire et distincte et non l'esprit, c'est d'elle que vient la lumière. La vérité n'est pas le produit d'une comparaison que ferait l'esprit entre l'idée d'une chose et la chose elle-même, car lorsque je parle, par exemple de l'or véritable, c'est précisément d'une certaine idée de ce qu'est l'or vrai que je puis discerner le vrai or du faux75 . "Pour savoir si une idée est vraie, il n'est donc pas nécessaire de regarder autre chose qu'elle. Il y a certainement dans les idées quelque chose de réel par quoi les idées vraies se distinguent des fausses. Il y a certainement une manière de penser qui, par elle-même, est vraie. Ce n'est pas de l'objet qu'il faut rapprocher l'idée pour savoir si l'idée est vraie, c'est d'un type de l'idée vraie, d'une manière vraie de penser. D'où l'on voit que la vérité d'une idée est dans la façon dont cette idée est idée (...)76 " Si nous avons vu comment l'affection était essentiellement statique, représentant, ou plutôt exprimant, un état du Corps ou de l'Esprit (qui sont, du reste, une seule et même "chose"), il y a lieu de nous demander quel est le statut de cette affection, et tout particulièrement de nous enquérir de la compatibilité de ce que nous avons affirmé en suivant 72 "Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit." (Pensées Métaphysiques, chap.6 p.352) 73 Ethique, II, 43, p.171 74 Ethique II, 43 scolie,, p.173 75 voir les Pensées Métaphysiques éd. G-F, I, chap.6 p.352. "Lorsque Spinoza affirme que, pour s'assurer de la vérité, aucune référence à un objet extérieur n'est nécessaire, il veut dire que la vérité est une qualité de l'idée et du jugement qu'elle véhicule et non de la chose qui s'y rapporte. C'est l'idée qui est vraie et non la chose. Ce n'est que par métaphore que nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui même, ce qui est ou ce qui n'est pas lui" (Sylvain Zac, L'idée de vie dans la Philosophie de Spinoza, p.143) 76 Alain, Spinoza, chap. 1 "La méthode Réflexive" 29 la pensée de Spinoza, et l'affirmation spinoziste selon laquelle nous vivons dans un "continuel changement" (Ethique, V, 39 scolie) : jusqu'où va cette variation pour qu'un "état" de notre essence soit possible? L'affection n'est-elle alors plus qu'un être, une distinction de raison, comme un instant, abstrait, arrêté par l'imagination sur la ligne continue de notre changement? Autant d'incertitudes qui nous poussent à examiner encore ce que nous en dit Spinoza : comment concilie-t-il cette apparente contradiction entre état et transitivité? L'affection n'estelle qu'une façon, abstraite, de considérer un état de notre essence ? 8°) Le postulat d'"affections" n'augmentant ni ne diminuant la puissance d'agir comme rendant possible l'affection. (A un même degré de puissance peut correspondre différentes modifications du même corps) Il y a lieu de dissiper ce qui nous semble être une équivoque concernant le terme "état" ("constitutionem") qui est ici moins à entendre au sens, quantitatif, où l'on parle de l'"état d'une batterie" (pour indiquer la puissance qui lui reste) qu'au sens qualitatif, d'une disposition de différentes parties. L'état de l'essence humaine dont il était question dans la définition (la première des 48 "Définitions des Affects" données fin du livre III) que nous avons longuement commenté plus haut est donc à entendre comme une simple disposition de différentes parties et sans rapport (du moins dans le cadre précis de cette analyse) avec notre puissance d'agir. Si nous jugeons bon de nous prémunir de cette confusion qui peut sembler difficile à faire, c'est pour mieux comprendre la distinction qu'il faut opérer entre disposition (état, constitutio) et degré de puissance. Le propos de Spinoza étant, nous semble-t-il, que l'"état" de l'essence humaine dont il est ici question est plus à penser comme un agencement de diverses parties que comme un degré de puissance (comme l'état d'une batterie), une intensité. Spinoza nous invite à distinguer modification d'une structure et variation de sa puissance d'agir, la première n'impliquant pas nécessairement la deuxième, en affirmant que mon corps peut être disposé de différentes façons sans que, pour autant, ma puissance d'agir ne varie : je peux lever mon petit doigt sans que cette dernière ne décroisse ou n'augmente (en fait, nous ne sommes pas si tranchés sur la question et pensons qu'il y a, au moins, un problème qui est soulevé par ce point et qui ouvre une discussion possible, mais nous le verrons plus loin). De cette idée de modifications sans variation de la puissance d'agir nous 30 semble suivre le postulat 1 du livre III : "Le Corps humain peut être affecté de bien des manières qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres qui ne rendent sa puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite" . Cependant, une fois ce postulat affirmé (et sa nature même de postulat –une proposition que l'on demande d'accepter sans démonstrationindique bien qu'il ne va pas de soi), comment le concilier avec la "variation continue" dans laquelle nous sommes dits vivre ? Mais d'abord, qu'est ce qui varie? Spinoza dit bien que nous vivons dans une variation continue, mais une variation de quoi? On pourrait supposer que 1°) c'est la puissance d'agir qui varie ou, autre possibilité, 2°) notre "composition", notre état, c'est-à-dire nos affections ou finalement, tertium quid, un peu des deux.. Nous avons vu que, suivant le postulat que nous venons de citer, l'agencement des parties dans le tout peut varier sans induire nécessairement un changement dans la puissance d'agir : je peux être affecté de la vue d'un carré puis d'un rond sans que ma puissance d'agir ne varie77. C'est dire qu'à un degré de puissance déterminé correspondent plusieurs états possibles. Mais dès lors, ne nous trouvons-nous pas face au problème suivant : comment l'identité (quelque chose qui reste le même à travers le changement) peut-elle être pensée alors que nous vivons dans une variation continue? Il nous semble que, pour Spinoza, l'affection se pense sous l'égide de l'instant, lequel n'est jamais qu'une abstraction de l'esprit qui "coupe", qui suspend le vol, non du temps (qui est déjà une façon, abstraite, de mesurer la durée) mais de la durée. Il nous paraît profitable d'examiner la conception spinoziste de la temporalité afin de comprendre le statut de l'instant (nous avons conscience du glissement opéré entre état et instant, mais nous tâcherons de le légitimer par la suite, car il ne semble pas que Spinoza identifie explicitement "état" et "instant") dans lequel s'inscrit l'affection. Tentons, afin d'y voir plus clair, de rassembler les quelques textes où il est question de temps ou de durée. Ainsi, les Pensées Métaphysiques affirmaient que "... le temps n'est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode de penser, ou, comme nous l'avons dit déjà, un être de Raison; c'est un mode de penser servant à l'explication de la durée." (Pensées Métaphysiques, chap.4, p.350) "Car le temps est la mesure de la durée ou plutôt il n'est rien qu'un mode de penser. Il ne présuppose donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants. Quant 77 ce point de vue qui est celui de Spinoza et que pour cette raison nous exposons, nous semble pourtant contestable : toute affection n'implique t-elle pas, si imperceptible soit-elle, une influence, fût-elle infinitésimale sur ma puissance d'agir? Même en suivant notre exemple, pourtant neutre, du cercle et du carré, nombre de personnes pourraient arguer de telle ou telle propriété plus harmonieuse d'une forme ronde apportant davantage de bien-être qu'une forme carrée, cette idée légitimant plus ou moins l'architecture. De même, l'influence d'affections inconscientes a bien été mise en évidence par Freud. Nous ne faisons ici qu'exprimer le point de vue Spinoziste, même si cette remarque rend bien compte du fait que Spinoza donne le statut de "postulat" à cette conception. Mais ce point plaide, à notre sens, en la faveur d'une affection à concevoir comme un être de raison, même si de l'aveu de Spinoza –III, postulat 1, il est clair que l'affection, en tant qu'elle ne fait pas varier notre puissance d'agir, n'est pas pensée comme un être de raison. 31 à la durée, elle cesse où les choses créées cessent d'être et commence où les choses créées commencent d'être" (...) "La durée suppose donc avant elle ou au moins implique les choses créées." (id, partie II, chap. X, p.378) Tentons maintenant d'éclairer la différence qu'il faut entendre entre ces deux concepts pourtant proches que sont durée et temps. "Pour déterminer la durée maintenant nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé et cette comparaison s'appelle le temps." (Pensées Métaphysiques, chap.4, p.349-350), dans l'idée que cette comparaison est le résultat d'une manière de penser, le fruit de l'imagination et que les différents "instants" considérés sont plus fonctionnels que réels, ils traduisent une manière qu'à l'esprit de se rapporter aux choses plus qu'un état réel de la chose : "...le mesure, le temps et le nombre ne sont que des manières de penser, ou plutôt d'imaginer" (Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade pp. 1098) et Spinoza ajoute, "Si l'on divise la durée en parties, "il devient impossible de comprendre comment une heure, par exemple, peut passer." "Pour qu'elle passe en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d'abord, puis la moitié du reste ; si l'on prend ainsi à l'infini la moitié du reste, on ne pourra jamais parvenir à la fin de l'heure. C'est pourquoi nombreux sont ceux qui, n'ayant pas l'habitude de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la durée est composée d'instants, tombant ainsi en Scylla pour avoir voulu éviter Charybde78 ". Spinoza nous donne ainsi peut-être la clé pour ne pas tomber de Charybde en Scylla : nous n'arrivions pas, en effet à concilier la variation continue dans laquelle nous étions dit vivre avec ce statisme, cet immobilisme qui semble caractériser l'affection. La qualification de l'affection comme un "état" de l'essence humaine, de par la stabilité qu'elle semblait inclure présentait toutes les caractéristiques de l'instantanéité. La seule façon de s'en sortir étant de notre point de vue comme celui de Deleuze79 d'identifier affection avec instantanéité, avec toutes les précautions que la notion d'instant nécessite de prendre : avoir à l'esprit que ce n'est qu'une distinction de raison et non une réelle. Nous avons conscience des difficultés soulevées par ce problème qui nous semble propre à la doctrine. Ainsi, l'affection de la vue d'un cercle : mon affection n'est stable que relativement, lorsque je dis : « je vois toujours la même chose », c'est abstraction faite de certains paramètres (physiquement, ce n'est plus tout à fait la même chose que je vois, psychologiquement, des pensées différentes me traversent l'esprit à mesure que je regarde le cercle, etc.) Ainsi, l'instant dont "la répétition 78 Spinoza Lettre XII à Meyer, citée in L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.163 Nous-nous référons au cours professé à l'université de Vincennes du 20/01/1981, dont nous ne connaissons pas, outre une version électronique, d'édition écrite. 79 32 n'est donc possible que dans l'abstrait80" est fruit de notre manière abstraite de "mesurer" ce dont l'essence est d'être vécu, à savoir la durée. Ce n'est qu'une fois la durée "transformée" en temps et sectionnée en instants que l'esprit peut se rapporter, abstraitement, à l'affection en arrêtant la variation de notre corps à tel état déterminé (déterminé à tel instant). L'affection est donc doublement relative : relative parce qu'elle correspond à un état de l'essence humaine à tel instant, et relative, dans sont statut : l'instant n'étant qu'une distinction de raison, qu'une manière "temporelle" d'appréhender et de se rapporter à la durée. Cependant, nous admettons la difficulté du problème qui n'est peut être pas à trancher comme nous l'avons fait en suivant l'éclairage de Gilles Deleuze. Dans le contexte de V, 39, scolie, la variation continue apparaît plus comme une variation de la puissance d'agir, (même si rien de vraiment explicite ne l'atteste, nous soulignons le fait que Spinoza parle juste après avec un vocabulaire proche de celui de la puissance d'agir. Une façon de concilier la variation continue (entendu comme variation de puissance) aurait pu être la suivante (nous rejetons cependant cette interprétation en vertu de la lecture que nous avons adoptée. Nous-nous contentons de la mentionner afin d'offrir à la réflexion du lecteur une autre vision des choses, cette dernière interprétation ayant toutefois l'avantage d'être compatible avec une conception de l'affection comme "réelle" –et non comme relative à une façon de penser- conception qui était peut être celle de Spinoza –III, postulat 1- . Mais, rappelons le, nous pensons qu'il n'y a d'affection (état) que par et pour un esprit se rapportant, abstraitement à l'état instantané du corps. Nous pensons que c'est là un flottement du spinozisme). Il nous faut d'abord observer que je peux avoir plusieurs affections en même temps et remarquer que s'il y en a nécessairement une qui soit cause de cette variation (par exemple si je suis affecté d'une punaise sur laquelle je marche avec douleur) il peut très bien y en avoir une ou plusieurs autres simultanées qui n'influent, qui n'augmentent ni ne diminuent ma puissance d'agir (par exemple, même si c'est discutable, la vue d'un cercle). Je serais alors bel et bien dans une variation (ma puissance d'agir a diminué) tout en ayant une affection qui n'augmente ni n'aide ma puissance d'agir (et qui n'est donc pas un affect). Il faut dès lors remarquer que variation continue ne signifie pas pour autant variation totale, et c'est même ce maintient d'un quelque chose qui permet de parler de variation (au 80 Nous empruntons la formule, qui illustre bien notre propos à Bergson : "La répétition n'est donc possible que dans l'abstrait : ce qui se répète, c'est tel ou tel aspect que nos sens et surtout notre intelligence ont détaché de la réalité, précisément parce que notre action, sur laquelle tout l'effort de notre intelligence est tendu, ne se peut mouvoir que parmi des répétitions. Ainsi, concentrée sur ce qui se répète, uniquement préoccupée de souder le même au même, l'intelligence se détourne de la vision du temps. Elle répugne au fluent et solidifie tout ce qu'elle touche. Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons, parce que la vie déborde l'intelligence. " (L'Evolution Créatrice, Chap. I "l'évolution de la vie. – Mécanisme et finalité.", nous soulignons) 33 sens où l'on parle en musique d'une variation sur un thème, où le thème reste malgré tout toujours reconnaissable) : quand tout change, rien ne change81. Il nous faut bien avouer l'extrême délicatesse de ces questions relatives au statut de l'affection et l'approximation des réponses successives d'une question qui aurait pu se formuler de la sorte : "faut-il considérer l'affection –et plus particulièrement son statisme- comme un être de raison ou faut-il la considérer comme réelle?". Résumons, par souci de clarté, ce que nous croyons être l'essentiel concernant l'affection. L'affection ne doit, pour être telle, 1°) ni augmenter ni diminuer la puissance d'agir (ce cas est postulé et donc accordé par Spinoza) 2°) elle est un état de l'essence humaine supposant une certaine fixité, que ce soit abstraitement le « temps » d'un instant ou que l'on admette que cette fixité soit susceptible de durer (il nous a semblé problématique de l'admettre). 3°) Cet "état" peut se concevoir aussi bien comme celui de l'essence humaine prise dans sa totalité, mais peut tout aussi bien désigner l'état de l'une de ses parties, permettant ainsi de concilier la variation continue avec le maintient, le statisme de certaines parties. Nous dirons, en dernière analyse et pour ne pas embrouiller davantage ce sujet que la nature de l'affection est au moins problématique, comme en témoigne le statut de postulat82 que Spinoza donne, en trahissant l'ambiguïté de sa conception, comme rendant possible l'affection. Par ces exemples que nous venons d'évoquer, nous voyons du même coup qu'il y a certaines affections, bien particulières, qui ne répondent pas à ce caractère que nous avons dégagé en le nommant le statisme de l'affection, cette propriété qui est d'être un état et donc, d'une certaine stabilité. Il convient d'ailleurs de noter que le postulat inaugural de la troisième partie introduit en invitant à analyser cette deuxième alternative de l’affectabilité, dichotomie entre être affecté de manière telle que la puissance d'agir augmente ou diminue ET être affecté de sorte que cette dernière ne varie pas. "Le Corps humain peut être affecté de bien des manières 1°) qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres 2°) qui ne rendent sa puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite." Ayant étudié dans cette première partie la seconde alternative (car c'est elle que l'Ethique commence à étudier), il nous faut maintenant nous atteler à poursuivre la tâche que nous nous sommes fixée, c'est –à- dire examiner la première modalité (l’affect) de ce que nous nommons, à défaut de terme approprié existant, l'affectabilité. 81 cf Pascal "Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe." (Pensées, édition Brunschvicg, 382) 82 Ethique, III, postulat 1, p.203 34 35 Deuxième Partie : L'affect. Introduction : Si l'étude de l'affection ne fait pas explicitement l'objet d'un livre, il n'en va pas de même pour l'affect dont le nom figure dans les titres de deux livres. Ainsi, le livre trois traitera "De l'Origine et de la Nature des Affects" et le quatrième "De la Servitude Humaine, autrement dit, des forces des affects." Il y aurait ainsi, par le plan même de l'Ethique, un privilège accordé dans le traitement de ces derniers. Nous tenterons donc de comprendre ce 36 qui distingue l'affect de la simple affection et tâcherons d'en cerner les spécificités en observant comment l'affect fait lui-même l'objet de certaines distinctions. 1°) La variation de la puissance d'agir comme critère de démarcation à l’égard de l'affection L'affectabilité, le pouvoir d'être affecté, semble donc se caractériser par une double possibilité : ou bien l'affection du mode que je suis n'implique qu'un changement d'état sans engager une variation de ma puissance d'agir ou, seconde alternative, mon changement d'état diminue ou augmente ma puissance d'agir. Ce lien entre la variation de la potentia agendi du corps et de l'esprit et la nature de l'affect apparaît dès la troisième définition du livre trois, livre central exclusivement réservé à l'affect dont il tire par ailleurs son nom : "Per affectum intelligo corporis affectiones quibus ipsius corporis agendi potentia augetur vel minuitur, juvatur vel coercetur et simul harum affectionum ideas. Si itaque alicujus harum affectionum adæquata possimus esse causa, tum per affectum actionem intelligo, alias passionem" Ce qui nous semble devoir se traduire de la sorte : "Par Affect, j'entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d'une de ces affections, alors par Affect j'entends une action ; autrement, une passion."83 De cette définition nous voyons que l'affect est fondamentalement une affection, c'est-à-dire une modification de l'être que je suis, mais, à la différence de la "simple" affection, cette première inclut l'idée d'un changement, non plus seulement de l'agencement des parties dans le tout composé que je suis, mais également une modification (dont le nom plus précis est variation) en plus ou en moins de ma puissance d'agir. Si le terme "modification" pouvait à juste titre être pris pour synonyme d'affection, la "variation" sert à désigner la modification de la puissance d'agir. Avec l'affect, ce n'est plus seulement mon état (qualitatif), au sens d'une simple réorganisation des parties dans le tout, qui change, c'est mon état, au sens quantitatif, qui varie, et nous pourrions presque dire que c'est mon "état de santé" qui change. C'est donc d'abord et encore une fois pour des raisons de clarté et de distinction que Spinoza emploie deux termes différents pour nommer ces deux modifications, animé par le même souci d'éviter 83 Ethique, III, définition 3, p.203 37 la confusion entre deux changements pourtant proches, car nous comprenons qu'il y a maintenant, au moins, trois modifications de la substance : la modification en tant que mode, la modification du mode (l'affection) sans effet sur sa potentia agendi, et l'affection du mode (affect) en tant que faisant varier, en plus ou en moins, la puissance d'agir de ce dernier. L'affection est un changement uniquement qualitatif là où l'affect enveloppe en plus un changement de quantité (une quantité de puissance, une intensité). En ce sens, nous pourrions dire que Spinoza est le philosophe de la modification, tant on la rencontre à différents niveaux et tant elle fait l'objet de nombreuses distinctions. Mais évitons ici toute confusion en précisant clairement le statut de ces distinctions qui font suite à toutes ces modifications : si nous avons vu que l'attribut n'était pas, ontologiquement, autre chose que la substance, l'affection et toutes ses sous catégories ne sont pas non plus autre chose, comme l'indiquaient déjà très clairement les Pensées Métaphysiques : "...les affections de l'Être sont certains attributs sous lesquels nous connaissons l'essence ou l'existence de chaque être, de laquelle cependant il ne se distingue que par une distinction de Raison84". L'idée à garder en vue étant que la substance, que "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens) 85 " et que "Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir.86" Que nous parlions de la substance, de Dieu, d'attributs, de modes, d'affections ou d'affects, nous parlons en fait toujours de la même "chose" (la seule qui soit), la substance, Dieu c'est à dire la Nature ("Deus sive Natura87 "). Les distinctions n'étant là que pour y voir plus clair, Spinoza ne manque pas de rappeler la différence entre distinction réelle et de raison. Le concept de potentia agendi sert donc de critère discriminatoire entre affectus et affectio, c'est lui "... qui permet de délimiter la nature et la sphère d'extension de l'affect" 88 en tant que l'affect se définit précisément comme cette affection bien particulière qui a une incidence sur ma puissance d'agir, en l'augmentant ou la diminuant. Il y aura donc deux grands types d'affects suivant que cette puissance augmente ou diminue, ainsi que deux autres sous-catégories, comme nous le verrons plus loin. 84 Pensées Métaphysiques, chap.3, p.345 Ethique, I, 18, p.51 86 Ethique, I, 15, p.37, nous soulignons. 87 Ethique, IV, préface 88 Chantal Jaquet, L'unité du corps et de l'Esprit, p.90 85 38 2°) Que le "passage" que désigne tout affect n'est pas le fait d'une subjectivité où l'esprit comparerait deux affections. Il nous faut maintenant nous heurter au très épineux problème de savoir comment l'affect s'éprouve comme tel, ce qui revient à nous demander comment s'articulent affectivité et temporalité car la variation de la puissance d'agir n'est possible qu'à travers différents moments du temps : je ne peux éprouver de variation dans un même instant et ce n'est qu'à la faveur de deux moments distincts que je suis susceptible de varier, car je ne puis être le même et autre en même temps et sous le même rapport89. Si nous avions parlé d'un statisme de l'affection, il faut bien reconnaître un dynamisme, une transitivité de l'affect qui lui est corrélatif. C'est même ce caractère qui défini l'affect, cette variation de notre puissance d'agir et qui fait que par l'affect, par la joie ou la tristesse, je sais si ma puissance d'agir augmente ou diminue en faisant, comme nous allons le voir, l'économie de procédés intellectuels, à l'instar d'une comparaison entre deux instants. Si Spinoza construit sa philosophie sans penser l’homme comme une substance et surtout, en se gardant de ne pas hypostasier l'activité mentale -la succession d'idées qui traverse en constituant l'esprit humain- en une substance pensante, comment penser l'affect qui présuppose cette variation de la puissance d'agir et donc, du même coup le maintien d'un quelque chose susceptible de dire "ça a varié" ? Dès lors que l'on fluidifie l'esprit humain de la sorte, que reste-t-il pour rendre possible ce vécu de la transition qui qualifie essentiellement l'affect? Comment penser ce passage d'une puissance à l'autre sans ce "trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera", ce "pont jeté entre le passé et l'avenir" qu'est, en reprenant les analyses bergsoniennes, la conscience?90 Pouvons-nous, en dépit de cette sorte de déréalisation de l'esprit (l'esprit a bel et bien une réalité mais non comme une res, étant pensé davantage comme activité que comme substantialité), le penser comme une comparaison de l'esprit entre deux "états" ? Excluons donc d'emblée la possibilité d'une substance pensante humaine qui "se tiendrait dessous" (à la manière de l'Øpoke menon ˆ aristotélicien) différents 89 ""Il est impossible que le même attribut (p.121) appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport", sans préjudice d'autres déterminations qui pourraient être ajoutées, afin de parer à des difficultés logiques. –Tel est donc le plus certain de tous les principes" (Aristote, Métaphysique, G2, 1005b15-25, trad. Tricot pp.121-122) 90 Energie Spirituelle, chap. I "La conscience et la vie" : "Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir." 39 "accidents", ou, dans la terminologie spinoziste, différentes "affections" et qui comparerait les différents états se donnant ainsi les moyens d'éprouver la variation de sa puissance d'agir : la conception spinoziste de l'esprit, en tant que ce dernier n'est pas substance mais mode ne le permet pas. La comparaison ne peut pas se faire suivant ce modèle d'un esprit qui serait à l'image d'un barrage retenant dans son enceinte les états passés, comme une "boîte" où viendrait s'entasser des souvenirs de mes différentes affections. La mémoire n'est pas réactivation d'une affection qui se trouverait en "stock" dans notre esprit, elle n'est que l'attention portée à notre corps qui a gardé trace d'une affection passée (et à proprement parler, notre corps ne "garde" pas de trace, il est cette trace). Comment éprouvons-nous donc l'augmentation et la diminution de notre puissance d'agir? Comment pouvons nous être joyeux ou tristes s'il n'y a pas quelque référence à un état plus ou moins joyeux? C'est précisément pour penser cette variation en faisant l'économie du modèle cartésien (qui réifie l'esprit, qui pense avec "certitude" l'esprit sur le modèle de la chose, celui de la "res cogitans91 ") de la substance dans laquelle se déroule des "accidents" que Spinoza prend soin de distinguer affect et affection. Si l'épreuve de la joie et de la tristesse ne s'était faite que sur la base de deux états du corps (l'un exprimant plus de perfection ou de puissance que l'autre) que l'esprit se serait contenté de comparer pour éprouver de la joie ou de la tristesse, il n'y aurait pas eu besoin de faire intervenir ce concept traduisant un être-affecté spécifique qu'est l'affect. L'affect n'est pas le fruit d'une activité, d'une comparaison de l'esprit. Ce n'est pas l'esprit qui, comparant deux états du corps, éprouverait plus ou moins de joie, c'est l'augmentation de la puissance du corps et de l'esprit qui se traduit par un affect : il n'y a ici nulle comparaison, c'est l'affect ou plutôt "l'idée qui constitue la forme de l'affect" qui "affirme" une "force d'exister" (existendi vim) "plus grande ou moindre qu'auparavant92 " ou, ce qui est équivalent "plus ou moins de réalité qu'auparavant93 ". L'affect, s'il implique bien deux affections (deux modifications de mon corps et de mon esprit, car pour qu'il y ait augmentation ou diminution, il faut, au minimum, deux points de référence, une affection A et une autre B auquel le phénomène, l'épreuve du passage ne saurait se réduire. Si nous avons vu que l'affection se pensait comme l'état instantané de mon corps (ce que nous avons appelé le statisme de l'affection) et de mon esprit, j'aurai beau rapprocher autant que je veux deux affections, si proches soient-elles, il me 91 "la seule chose que je ne puisse séparer de moi, que je sais avec certitude être moi et que je puis maintenant affirmer sans crainte d'erreur, c'est que je suis une chose qui pense" (Descartes, Recherche de la Vérité, A.T X, 521 ou encore "Mais qu'est-ce donc que je suis? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est-àdire une chose qui doute, qui conçoit qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent." Méditations Métaphysiques, seconde méditation, A.T IX 1, 22 92 Ethique, III, "définition générale des affects", p.331 93 ibid 40 manquera toujours le phénomène du passage de l'une à l'autre. Si l'affection désigne un état de l'essence humaine à un instant donné (cf supra, la première des 48 "Définitions des Affects" de la fin du livre trois que nous avons commentée), chaque instant, chaque état implique un passage par lequel on y arrive et un autre par lequel on en sort. La transition par laquelle on passe d'une affection à une autre, si elle est bien enveloppée par ces affections, ne s'y réduit pas, il y a une spécificité du passage de l'un à l'autre, quelque chose de plus. Le passage, s'il suppose bien deux états ou deux affections, implique quelque chose de plus pour être éprouvé, sans quoi les deux affections, en tant que différentes l'une de l'autre, ne pourraient pas apparaître en tant que telles. Le passage n'est pas un calcul ou une comparaison, il s'éprouve, et c'est cela l'affect. Il y a en conséquence une sorte de lien entre affect et durée puisque l'épreuve d'un passage en lequel consiste tout affect ne se vit que dans la durée, laquelle ne saurait être découpée en instant. L'affect est donc inscrit dans la durée comme la durée ne saurait être exempte d'affect : le vécu de ma persévérance dans l'être se fait toujours à travers un affect. Nous voyons par-là que l'affect ne résulte pas d'une action subjective, d'une rétention ou d'une comparaison par l'esprit de deux affections mais réside bien plutôt dans le vécu d'une transition, dans une manière d'être affecté bien spécifique qui consiste à éprouver la variation de notre puissance d'agir (cette transition vécue n'étant pas nécessairement consciente). Spinoza est d'ailleurs on ne peut plus clair sur ce point, affirmant explicitement ce que nous venons de remarquer : "Je n'entends pas que l'esprit compare la présente constitution du corps avec une passée, mais que l'idée qui constitue la forme de l'affect affirme du corps quelque chose qui enveloppe à la vérité plus ou moins de réalité qu'auparavant." (Ethique, III déf. générale des affects) Nous le voyons, c'est une façon non plus subjective de penser l'affectivité (et peut-être aussi la durée) mais davantage objective : l'affect désigne la manière dont le monde (sans qu'il soit pour autant vraiment extérieur) m'affecte en me faisant éprouver de la joie ou de la tristesse, c'est-à-dire, au moyen seul de ce qui m'affecte, de me faire éprouver une constante transition entre les diverses affections de mon corps. Nous pouvons même nous demander si ce n'est pas l'affect qui est premier et réel, si l'affection n'est pas un simple "arrêt" de notre variation continue, une abstraction relative à un instant donné, ou plutôt que l'esprit se donne car dans notre vécu, il n'est jamais donné : nous n'éprouvons jamais une affection dans une indifférence totale et nous sommes toujours ou joyeux ou 41 tristes94. Venant de voir comment l'affect désignait le vécu d'une transition, tentons d'en discerner les différents types. 3°) L'augmentation et la diminution de la puissance d'agir comme départage entre deux types d'affects (joie et tristesse) Si la variation de la puissance d'agir sert de pierre de touche pour différencier, à l'intérieur des affections au sens le plus large (modifications du mode que je suis), affection et affect, cette variation donne lieu à une seconde distinction, mais cette fois, à l'intérieur de l'affect. Alors que l'affection n'était qu'un changement des qualités d'un individu (un changement "qualitatif") l'affect sert à désigner la modification ou l'affection d'un mode en tant que la "quantité" de sa puissance d'agir varie. Ce sera maintenant la polarité de cette variation de la puissance qui, selon qu'elle augmente ou diminue, sera le critère de différenciation entre deux types d'affects. L'augmentation de la puissance d'agir prendra pour nom joie et sa diminution, tristesse : "La joie est un affect par lequel la puissance d'agir du corps se trouve augmentée ou aidée et la Tristesse, au contraire, est un affect par lequel la puissance d'agir du corps est diminuée ou contrariée.95" ou encore, "La joie est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande 96 " et "La tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre97 ". Notons que la démonstration de III, 37 explicite ce qu'il faut entendre par puissance d'agir : la puissance d'agir consiste à effectuer son essence, à persévérer dans l'être (conatus). "Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur" "Chaque chose, autant qu'il est en elle (quantum in se est), s'efforce de persévérer dans son être."98, "L'effort (conatus) par lequel chaque chose s'efforce de 94 voir la lettre de Descartes à Régius de janvier 1642 (A.T III, 493) qui peut être traduite de la sorte : "Si un ange était uni au corps humain, il n'aurait pas les sentiments tels que nous, mais il percevrait seulement les mouvements causés par les objets extérieurs, et par-là il serait différent d'un véritable homme". Lettre que M. Terestchenko commente ainsi : "L'ange n'éprouve pas le sentiment pathologique de la douleur, car il voit toute chose dans la lumière de l'entendement. L'animal ne le sent pas davantage, tout en lui n'est que machinerie, ressort et rouage. L'expérience de la douleur atteste que nous ne sommes ni un esprit seulement ni un corps seulement, mais un être à la fois corps et âme." (...) "Nous éprouvons, en elle et en elle, l'union indivisible de l'âme et du corps, la totalité psychophysiologique qui constitue notre réalité substantielle." (...) "...dans ce souffrir se révèle notre être véritable" (M. Terestchenko,"Le pur souffrir de l'âme : rationalité et affectivité chez Descartes" in Les Etudes Philosophiques, novembre 2004, P.U.F p.447) 95 Ethique, IV, 41, démonstration, p.407 96 id, III, définition 2 des affects, p.307 97 id, III, définition 3 des affects, p.307 98 id, III, 6, p.217, nous soulignons 42 persévérer dans son être n'est rien à part l'essence actuelle de cette chose."99 L'énoncé de ce principe comme valable pour toutes "choses", y compris l'homme, suit la volonté spinoziste de ne pas faire de l'homme un « empire dans un empire ». Nous retrouvons là le Spinoza "physicien" (à notre avis beaucoup plus que géomètre) et ce dans l'énoncé même du conatus qui reprend mot pour mot la formulation du principe d'inertie tel qu'il se trouve exprimé dans les Principes de la Philosophie de Descartes : "Prima lex naturae : quod unaquaeque res, quantum in se est, semper in suo statu perseveret ; sicque quod semel movetur, semper moveri pergat."100 Cette similitude et surtout l'extension de cette loi au-delà de la sphère du mouvement dans laquelle Descartes l'avait circonscrite (si celle-ci est bien, e » zon point de vue, la première de la nature, notre psychisme semble, en un sens, s'y soustraire) font de cette loi le credo du spinozisme. La loi de la nature vaut aussi pour la nature humaine, l'effort pour persévérer dans l'être, est en fait la loi centrale de la nature tout court, humaine comme physique, ou plutôt physique donc humaine, l'être humain n'étant pas un "empire dans un empire" et le principe d'inertie apparaissanr alors comme une simple conséquence du, plus général, conatus, en tant qu'on le rapporte aux corps étendus. Lorsque je suis joyeux, je suis capable de faire plus de choses, ma motivation me permet d'être plus entreprenant alors que si je suis triste, cette dernière sera faible et mes forces seront comme désactivées. Pour Spinoza, nous pourrions dire, qu'il y a une "inertie de l'affectivité" que lorsque je suis dans une lancée ou dynamique joyeuse (pour connoter de mouvement notre vie affective), je le demeure aussi longtemps qu'aucun affect ne vient la contrarier ("coercere"). Ne nous y trompons pas, si Spinoza définit l'affect en rapport avec la puissance d'agir, il est bel est bien conçu comme une force et lorsqu'il viendra à expliquer le processus de suppression ou plutôt de libération d'un affect passif, ce sera également en terme de force. La proximité de sa conception des affect avec la loi d'inertie étant si grande que l'on pourrait fort bien remplacer le terme "affectus" par celui de "mouvement", ce qui nous redonnerait cette loi universelle du mouvement qu'est le principe d'inertie : "Affectus nec coerceri nec tolli potest nisi per affectum contrarium et fortiorem affectu coercendo." "Un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier." (Ethique, IV, 7, p. 353) : un mouvement ne peut être contrarié ni supprimé que par un mouvement contraire et plus fort que le mouvement à contrarier (ce qui est une formulation possible du principe d'inertie). Nous retrouvons bien là le Spinoza physicien des affects que nous avons évoqué précédemment, qui désire traiter "... de la nature des Affects et de leurs forces, et de la 99 id, III, 7, p.217 Principes de la philosophie, II, 37, nous soulignons 100 43 puissance de l'Esprit sur eux (...)" en considérant "... les actions et appétits humains comme s'il était question de lignes, de plans ou de corps101 " et si cela explique en partie l'omniprésence du champ lexical de la force, de l'effort (pour persévérer dans l'être) l'affect se pense lui aussi sous l'égide de concept essentiel du spinozisme qu'est la force, dans l'optique d'une nature visée comme un "champ de force", où toutes choses sont engagées dans un étroit rapport de force universel auquel les affects sont eux aussi soumis. Si Descartes parlait d'une "mathesis universalis" comme d'une manière universelle (et donc unique) d'appréhender le monde, Spinoza semble faire de la force le rapport reliant toutes choses. Joie-"mentale" et joie-"corporelle", le caractère corporel de l'affect ("Nostri corporis affectus" ) Nous venons de voir que "La joie est un affect par lequel la puissance d'agir du corps se trouve augmentée ou aidée102 " et que cela revient à dire que "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection.103 ". Cependant, la joie qui est d'habitude pensée comme un "sentiment" et donc comme le propre d'une âme ou d'un esprit, est ici référée et définie par le corps. Il nous faut préciser cette conception qui conditionne le choix de traduire "affectus" par "affect" plutôt que par "sentiment". Il y a une équivoque du concept de joie qui peut se rapporter aussi bien à l'esprit qu'au corps. En effet, comme nous l'avons vu, en vertu du parallélisme, ce qui est augmentation de la puissance d'agir de l'Esprit est augmentation de celle du corps, l'Esprit ne faisant qu'exprimer ce qui se passe dans le Corps ou, pour dire les choses autrement et montrer qu'il n'y a ni prédominance du Corps sur l'Esprit ni de l'Esprit sur le Corps, que le Corps ne fait qu'exprimer ce qui se passe dans l'Esprit. Dès lors, force nous est de reconnaître l'existence d'un affect corporel, ce qui conforte le rejet du terme "sentiment" (le vocable étant beaucoup trop connoté psychologiquement ou moralement) pour traduire "affectus" et qui explique nombre d'expressions d'une joie ou d'une tristesse corporelle que l'on trouve dans l'Ethique. L'idée d'un affect corporel et surtout la présence textuelle de la tournure se trouvent, en effet, au moins quatre fois dans l'œuvre 104. 101 Ethique, III, introduction, p.201 Ethique, IV, 41, démonstration, p.407, nous soulignons 103 Ethique, III, définition 2 des affects 104 Sur ce point, voir C. Jaquet, L'Unité du corps et de l'Esprit..., pp.117-118, notre analyse suit le point de vue développé par cette dernière. 102 44 Tout d'abord, livre deux, proposition 17 : 1°) "Si le Corps humain est affecté d'une manière qui enveloppe la nature d'un corps extérieur, l'Esprit humain contemplera ce même corps comme existant en acte, ou comme étant en sa présence, jusqu'à ce que le Corps soit affecté d'un affect <"donec corpus afficiatur affectu"> qui exclue l'existence, ou la présence, de ce corps." Ensuite, livre trois, démonstration de la proposition quatorze : 2°) "...les imaginations de l'Esprit indiquent plus les affects de notre Corps <"nostri corporis affectus"> que la nature des corps extérieurs.", puis, 3°) démonstration de III, 18 "...l'image de la chose, considérée en soi seule, est la même, qu'on la rapporte qu temps futur ou bien passé, ou au présent, c'est-àdire, l'état du Corps, ou affect <"constitutio seu affectus">, est le même (...)" et 4°) scolie 1 : "...le Corps n'est affecté d'aucun affect <"corpus nullo affectu afficitur"> (...)" Il ne s'agit donc pas d'un hapax ou d'une coquille, l'affect corporel a bel est bien une réalité conceptuelle et pas seulement textuelle. De plus, comme le souligne Chantal Jaquet, le scolie de la proposition II, du livre central nous laissait déjà deviner son existence, comme "... l'ordre des actions et des passions de notre Corps va par nature de pair (simul) avec l'ordre des actions et des passions de notre Esprit" il faut remarquer le fait "... qu'elles soient rapportées au corps ou à l'esprit, les actions et les passions par définitions sont des affects.105 " Si nous avons vu dans notre première partie que toute affection n'était pas nécessairement consciente (et ce même si à toute affection corporelle correspond, avec les conséquences que nous avons tirées, une idée de cette affection), il faut admettre de même que l'affect déborde le champ de la conscience et que tout affect n'est pas conscient. Deux conclusions sont à tirer de cet enseignement : d'abord, cela nous apprend à relativiser le discours spinoziste sur les affects et il faut toujours avoir à l'esprit que Spinoza peut nous parler d'affect en pensant plus ou moins au corps ou à l'esprit, en l'envisageant plus d'un côté ou d'un autre. En ce sens, le corollaire de la proposition quatre du De Libertate qui affirme que "... l'affect est l'idée d'une affection du Corps" est à comprendre de la même façon que ce que nous avions dit concernant l'affectio, à savoir que si à toute affection corporelle correspond une idée de cette affection, toute idée n'est pas consciente -mais en revanche toute idée à la potentialité de le devenir- ("Il n'est pas d'affection du Corps dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct106 " et "... il n'y a pas d'affect dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct. 107"). Il faut donc se garder de voir dans cette proposition une éventuelle définition de l'affect par la conscience, ou encore, que l'affect soit le "côté" conscient d'une affection inconsciente car corporelle. A ce caractère également corporel de l'affect (il y a affect de l'Esprit ET du Corps) 105 C. Jaquet, L'Unité du corps et de l'Esprit.. , p.118 Ethique, V, 4, p.489 107 ibid, corollaire pp.489-491 106 45 répondra comme souvent une distinction terminologique comme pour ne pas s'y tromper : "De plus, l'affect de Joie, quand il se rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, je l'appelle Chatouillement <"Titillationem> ou Allégresse <"Hilaritatem"> ; et l'affect de Tristesse, Douleur ou Mélancolie <"Melancholiam">." (III, 11 scolie). Si nous avons vu qu'il y a une joie corporelle qui correspond nécessairement à une joie mentale, il en est bien entendu de même en ce qui concerne la tristesse, la pensée de Spinoza pouvant à cet égard être justement nommée par ce qui s'appellera, dans une postérité toute spinoziste, un "psychosomatisme", tant la manière dont l'esprit est pensé va de pair avec le corps. 4°) Qu'il y a une quadruple partition de l'affect à l'égard de la variation de la puissance d'agir : Augmentation, diminution, aide et "entrave". L'affect, c'est l'affection en tant qu'elle fait varier ma puissance d'agir en l'augmentant ou la diminuant. Pourtant, Spinoza accompagne assez souvent l'emploi de ces termes de deux autres sous-catégories d'affects (sous-catégories car s'inscrivant respectivement sous l'augmentation et la diminution comme deux variantes spécifiques) : ceux qui aident (juvare) l'augmentation de la puissance d'agir, sans être directement responsables de cet accroissement, et ceux qui contrarient ("coercere") la puissance d'agir en étant indirectement cause de sa diminution. La partition de l'affect à l'égard de la variation de la puissance d'agir se fait donc selon quatre mesures : augmentation, aide, diminution, entrave. Que faut-il entendre par là? Quel est l'intérêt de sous-distinguer de la sorte augmentation et diminution de la puissance d'agir? Spinoza nous livre des éléments de réponse dès les propositions 14 à 16 du De Affectibus en prenant exemple des cas où a°) nous sommes affectés de deux corps en même temps suscitant deux affects différents (Ethique III, 14 et démonstration) et celui ou b°) nous sommes affectés "par deux corps à la fois108 " d'un affect et d'une affection (III, 15 démonstration), l'un augmentant ou diminuant notre puissance d'agir (et donc un affect) et l'autre sans influence sur notre puissance d'agir (une simple affection). Spinoza demande (implicitement) : et si par la suite on présente le même corps (qui avait été rencontré avec une source de joie ou de tristesse que constituait l'affect qui l'accompagnait) seul, sans l'autre corps qui avait suscité un affect, que se passe-t-il? Spinoza répond : "Si l'Esprit a une fois été 108 Ethique, III, 14 démonstration, p.227 46 affecté par deux affects à la fois, lorsque plus tard l'un des deux l'affectera, l'autre l'affectera aussi109 " et que "De cela seul que nous imaginions qu'une chose a une ressemblance avec un objet qui affecte habituellement l'Esprit de Joie ou bien de Tristesse, et même si ce en quoi la chose ressemble à l'objet n'est pas la cause efficiente de ces affects, pourtant nous aimerons cette chose ou bien nous l'aurons en haine." Spinoza nous livre donc les conditions de possibilité des observations que fera plus tard Pavlov : il y a une loi d'association propre au fonctionnement des idées et qui unit n'importe quels affections et affects dès lors qu'ils nous ont affecté simultanément, faisant que l'affection (qui en tant que telle, prise isolément, n'est pas cause de variation de la puissance d'agir) engendre, par voie d'association avec un affect qui lui est lié par expérience, une variation de la puissance d'agir sans qu'elle en soit pour autant, directement, cause efficiente. Inversement, tel affect nous fera penser à telle affection qui s'est trouvée associée à ce dernier. Ce pouvoir d'augmentation ou de diminution par association de la puissance d'agir, Spinoza le nomme "aide" ou "entrave" (coercere) Notons que la langue française rend bien ce phénomène, lorsque l'on parle de "contrariété" : être contrarié, c'est être indirectement triste, c'est lorsque quelque chose nous tracasse sans que nous sachions au juste pourquoi, ni même parfois ce qu'est cette chose. Ce que nous pourrions appeler la "contrainte" ou "entrave" (coercere) et l'"aide" (juvare) servant de compléments terminologiques pour désigner la propriété de certaines affections d'engendrer une augmentation ou diminution de la puissance d'agir sans en être la cause immédiate : l'affection étant liée par association à tel ou tel affect, elle ne fait que "rappeler" un affect qui, lui seul, est cause de tristesse ou de joie. On retrouve ici le principe essentiel de la mémoire qui est celui qu'une affection ou un affect évoque, comme par magnétisme110, celle ou celui qui lui a été contemporain. S'il m'arrive de manger une fraise et d'y prendre en même temps du plaisir, la vue seule d'une fraise suffira par la suite (alors même que l'affection-vue de la fraise ne me donna pas la première fois une satisfaction directe) à évoquer irrésistiblement le plaisir gustatif de l'affection qui se produit lorsque je la mangea. Au fond, ce n'est pas la vue de la fraise qui est en elle-même et pour elle-même plaisante : si nous y réfléchissons bien, ce n'est qu'autant qu'elle fait signe, par voie d'association, vers le plaisir de la déguster que sa vue est source de joie et nous sommes en droit de nous demander s'il n'en va pas de même pour tout, y compris pour l'art qui serait moins, que le spectateur le sache ou non, une contemplation désintéressée qu'une jouissance par association. Si l'ingestion d'une fraise augmente sans conteste ma puissance d'agir par la joie qu'elle m'apporte, la vue de la fraise ne 109 Ethique, III, 14, p.227 cette idée d'un magnétisme, ou plutôt d'un transfert de la "charge" affective trouvera une postérité chez Freud. cf infra, note 115 110 47 fait que l'aider car elle l'augmente de façon médiate. Tout ce qui, par un moyen ou par un autre, évoquera un plaisir passé deviendra donc l'objet de mon désir et inversement, tout ce qui se rattachera à une peine passée sera à l'avenir objet d'aversion111 . La nature "associative" de l'affect Ainsi, "N'importe quelle chose peut être par accident cause de Joie, de Tristesse ou de Désir112 " pour autant qu'elle nous a un jour affecté en même temps qu'une chose agréable ou pénible (qui aura suscité un affect de joie ou de tristesse). Spinoza nous donne la clé de ce "je ne sais quoi" qui suscite souvent l'amour113 et dont les effets sont souvent effroyables, cette propriété associative de l'affection qui avait déjà été remarquablement rapportée par Descartes dans sa fameuse lettre à Chanut du six juin 1647 : "Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se (p.57) doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus."114 Nous pourrions dire qu'il y a un pouvoir de l'affect qui réside en cette capacité de transmettre joie ou tristesse à tout ce qui l'entoure, et que c'est en 111 Spinoza emploie ce terme ("aversatur") dans le corollaire de la proposition 13 du De Affectibus Ethique, III, 15, p.227 113 "Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." (Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, 162) 114 Descartes, lettre à Chanut du 6 juin 1647, A.T V, 57-58, nous soulignons 112 48 cela que consiste l'association, en une sorte de transfert de la charge affective d'une représentation vers une autre. La lettre de Descartes illustre bien le propos de Spinoza. L'exemple, qui évoque un défaut, montre tout le pouvoir de l'affect qui est capable de susciter par voie d'association l'attirance d'un strabisme d'ordinaire repoussant et donc théoriquement incompatible avec l'attrait que suppose l'amour. Par ailleurs, Descartes anticipe ce que dira Spinoza, à savoir que la passion succombe à la connaissance de sa cause : " Depuis (...) que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému." Notons d'autre part, pour montrer la postérité féconde de la conception spinoziste de l'affectivité, que le principe de ce que Freud115 appellera "refoulement" se trouve ici déjà mis à jour : "Quand l'Esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d'agir du Corps, il s'efforce, autant qu'il peut de se souvenir de choses qui en excluent l'existence." (Ethique, III, 13) "De là suit que l'Esprit a de l'aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du Corps." (corollaire de supra) : en vertu de l'effort pour persévérer dans son être (conatus) qui nous constitue, nous rejetons tout ce qui, directement ou par voie d'association ("aide ou contrarie") diminue notre puissance d'agir. Se trouve donc ouverte la possibilité que certains objets nous causent, contre toute attente, de la tristesse ou de la joie : ainsi, une chose aussi anodine que la vue d'une horloge dont l'aiguille est proche de tel chiffre peut me procurer (par association) de la joie si je suis accoutumé à manger à telle heure, mais par-là même, ma vie peut-être remplie de moments tristes (une tristesse par association) sans que je sache pourquoi : je n'ai pas directement à l'esprit toutes les affections qui étaient présentes lors d'affects tristes, d'autant que spontanément, l'esprit à tendance à les refouler, il tâche de penser à autre chose (cf supra "… que l'Esprit a de l'aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du Corps.") sans pourtant pouvoir les exclure totalement de son activité. S'il répugne à imaginer ce qui diminue sa puissance d'agir, il n'en demeure pas moins que ces objets liés, par association, à quelque peine jadis éprouvée, continuent à faire que nous nous attristions et nous pourrions dire, dans un esprit que ne désapprouverait Freud, que nos souvenirs oubliés ne nous oublient pas. La possibilité de pâtir "par association" résulte donc de deux tendances opposées de l'esprit humain qui malgré leur opposition, cohabitent : d'une part il tend, par association, à faire que certaines affections présentes lors de tels ou tels affects évoquent de la 115 Freud pour qui l'affect a, selon ses dires, comme le pouvoir d'une charge électrique, capable d'investir d'énergie des représentations (il y a des représentations "chargées" d'affect). Certaines représentations "chargées" d'affects négatifs, nuisant à la joie de vivre, etc. sont donc écartées ou refoulées dans ce que Freud appelle les "Neuropsychoses de défense", nous ne sommes donc pas très loin de cette "aide" et "contrariance" dont parle Spinoza. Ici, les affections éprouvées simultanément aux affects se "chargeraient" de tristesse ou de joie et prendraient donc le statut d'affect par association . Nous citons Freud car ce n'est qu'avec la psychanalyse que le mot fait sa véritable entrée dans la langue. Sur l'affect dans la psychanalyse, voir L'apport freudien. Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, et spécialement l'article "Affect" pp.13 à 18 49 joie ou de la peine, mais d'autre part, mouvement opposé qu'il faut bien noter, l'esprit a tendance à occulter la source de chagrin, faisant qu'il souffre d'autant plus qu'il ignore les causes de sa tristesse (et même, allons plus loin, il souffre parce qu'ignorant les causes qui le déterminent à agir, la tristesse étant précisément causée par l'ignorance). L'association nous offre ainsi une pensée de l'humeur qui réussit à rendre compte de cette énigmatique variation de notre "état" d'esprit (et du corps) qui se présente dans la vie de tous les jours. La mauvaise humeur étant alors reconduite à une mauvaise connaissance de nos affects. Nous voyons par là que toute association n'est pas consciente et que, de ce fait, l'esprit peut pâtir de causes qu'il ne connaît pas, ouvrant ainsi le problème de la passion comme allant de pair avec celui de la méconnaissance des causes des affects. C'est donc la relation qu'entretiennent passions et affects qu'il nous faut maintenant examiner. 5°) L'action et la passion comme départage de deux types d'affects -Passion s'oppose bien sûr à action laquelle est, d'un point de vue spinoziste, strictement synonyme de connaissance. L'action au sens où l'entend Spinoza n'est pas l'action entendue au sens vulgaire de se mouvoir ou d'engendrer quelque effet, au sens généralement admis en philosophie où elle désigne, comme le résume clairement Kant "...le rapport du sujet de la causalité à l'effet116" étant le fondement "de toute transformation des phénomènes"117. Pour Spinoza, l'action est moins transformation que compréhension et pour compléter la définition kantienne, l'action désigne la saisie, la compréhension du rapport du sujet de la causalité à l'effet. Une action, à proprement parler, ne peut être que connue, et c'est même cette connaissance qui la définie. Pas d'action sans connaissance : la seule action de l'esprit valable consiste à connaître et non dans la mystérieuse "action" d'une volonté sur tels ou tels désirs. Comprendre ne s'oppose plus à agir, au sens ou nous opposons d'une façon toute moderne théorie et pratique, mais toute action véritable est compréhension et Schelling aura peut-être une réminiscence spinoziste lorsqu'il dira tout à fait à propos que "Le véritable fait est quelque chose d'intérieur"118. Spinoza est d'ailleurs très clair sur ce point. "Notre esprit est en partie actif, mais en partie passif, savoir : dans la mesure où il a des idées adéquates, il est nécessairement actif, et dans la mesure où il a des idées inadéquates, il est nécessairement 116 Kant, Critique de la Raison Pure, Analytique des Principes II.3.3b,III,177, édition Folio essais p.243 id p.243-244 118 Schelling System der Weltalter, éd. S. Peetz, Klostermann (Francfort, 1990), leçon XX, p.86 117 50 passif." (Ethique, III proposition 1) "D'où suit que l'esprit est soumis à d'autant plus de passions qu'il a plus d'idées inadéquates, et, au contraire, qu'il est d'autant plus actif qu'il a plus d'idées adéquates." (corollaire de supra) L'action et la passion ne sont donc plus pensées, à l'instar de Descartes (qui commence son traité des passions par cette thèse), comme l'action d'un corps sur un esprit (qui alors pâtit) ou inversement d'un esprit sur un corps (qui, à son tour, pâtit)119, comme autant d'aléas d'une âme en combat contre un corps, tel "un pilote en son navire"120, luttant contre le vent des passions. Agir n'est pas installer, selon la formule de la préface du livre trois, un "empire dans une empire" mais comprendre l'ordre des choses. Pour Spinoza, en vertu du parallélisme, ce qui est action dans le corps et aussi action dans l'esprit et ainsi pour la passion. L'opposition du corps et de l'esprit, en vertu de leur unité, n'est donc plus ce qui sert à déterminer action et passion corrélativement à l'un et à l'autre. Alors que chez Descartes la volonté jouait un rôle décisif dans la victoire de l'âme sur ses passions (même si, comme l'affirmaient déjà ces mêmes Passions de l'Ame, "...la force de l'âme ne suffit pas sans la connaissance de la vérité.121") c'est ici la connaissance seule, et donc l'intellect qui assure le passage de passion à action. "Voluntas et intellectus unum et idem sunt122 ", la volonté n'est pas une faculté différente de celle de concevoir, faculté ayant le pouvoir d'affirmer ou de nier librement ce que lui présente l'entendement car, nous l'avons vu, l'idée est auto-affirmation d'elle-même, contenant en elle une portée volitive (ce n'est pas la volonté qui "veut" des idées neutres que l'entendement se contenterait de lui présenter par sa conception, la volonté se détermine à partir de la seule idée, ne présupposant pas une quelconque faculté distincte de celle de comprendre). Ce qui sert de critère de différenciation entre action et passion, c'est la connaissance (en tant que c'est ma conception des choses, qui fait que je juge telle meilleure123 que l'autre et que je la veux). Précisons ce point : Spinoza ne 119 "ce qui est passion au regard d'un sujet est toujours action à quelque autre égard." (...) "...je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive. En sorte que, bien que l'agent et le patient soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas d'être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter." (Passions de l'âme, 1ère partie, art. 1 A.T XI, 327) "Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu'il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ; en sorte qu'il n'y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d'examiner la différence qui est entre l'âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous." (id, art. 2). Nous soulignons. 120 Descartes, Méditations Métaphysiques, 6e Méd. A.T, IX1, p.64 121 Passions de l'Ame, I, art. 49 122 Ethique, II, corollaire de la proposition 49 123 jugée meilleure à l'aune du désir : je la juge telle car je la désire davantage, c'est parce que je la désire que je la juge bonne : si le Court Traité affirmait que "...le Désir dépend de l'idée [qu'on a] des choses (...)" (II, 17, §3 p.127) la formulation de l'Ethique complète cette conception du rapport désir / jugement : "Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons 51 nie pas que je "veuille" telle ou telle chose, il ne nie pas la volonté, au contraire, tout son propos est de montrer que l'homme est essentiellement désir. L'affirmation selon laquelle la volonté et l'entendement sont une seule et même chose indique plutôt que la raison est raison désirante et que le désir, dans son plus parfait achèvement, est désir réfléchi, comme le fait que toute idée conçue porte en elle une volonté. La volonté voit son statut précisé, elle n'est plus une instance124, comme un juge extérieur à l'idée qui dirait "oui" ou "non" (l'affirmation et la négation étant le plus souvent conçue comme l'action propre de cette dernière125) Il n'y a plus d'opposition tranchée entre l'âme et ses désirs où l'homme voyant son âme embarquée dans un attelage ailé tiré par deux chevaux, l'un fougueux nommé "désir" et l'autre obéissant nommé raison126. D'où peut-être le titre de Gilles Deleuze : Spinoza, Philosophie Pratique, Spinoza présentant une philosophie essentiellement comme pratique, remontant en amont de la distinction entre "théorie et pratique" : la conception déterminant la "volonté", la philosophie n’est pas qu'un moyen de "se faire" des idées que la volonté suivrait (ou non) par la suite : la philosophie a d'emblée et essentiellement une portée pratique, elle engage directement une volition, et non pas après un tri sur le volet de critères issus dont ne sait où, d'une volonté absolue qui se révèle dès lors sans prises ni assises. La conception (philosophie) porte en elle des conséquences pratiques, la conception investit, prédispose la volition. L'entendement est ainsi une force essentiellement anti-passionnelle, la compréhension n'est plus un état contemplatif, la douce quiétude des anges, mais un acte, et même LE seul acte, il devient le seul antidote de la passion (ce qui n'implique bien évidemment pas que la compréhension soit exempte de joie puisque "passion" est ici sans aucune connotation de plaisir). La passion succombe à sa connaissance et l'entendement prend le pas sur la volonté dans ce qui n'est plus tout à fait un combat de la raison sur les passions, mais davantage une conversion des passions en actions par l'intellect : "Un affect qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte127 ". Comme le souligne Chantal Jaquet "La différence entre action et passion repose en effet sur la nature adéquate ou qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou par désir." (III, 9 scolie, trad. Caillois) 124 déjà la Lettre II, à Oldenburg affirmait "Qu'entre la volonté d'une part et telle ou telle volition de l'autre, il y a le même rapport qu'entre la blancheur et tel ou tel blanc, ou entre l'humanité et tel ou tel homme ; si bien que l'impossibilité est la même de concevoir la volonté comme cause d'une volition déterminée et l'humanité comme la cause de Pierre ou de Paul." (in Oeuvres, t.IV, éd. G-F, p.124) 125 Descartes disait à son propos qu' "...elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne." Descartes, Méditation 4, A.T IX 1, 46 126 cf le mythe de l'attelage ailé dans le Phèdre de Platon, ( 246 a-249 b) 127 Ethique, V, 3 p.489 52 inadéquate de la cause qui produit l'affection"128, et la première proposition du livre des affects (le trois) répondra directement au premier article des Passions de l'Âme en définissant l'action et la passion non pas relativement au corps et à l'âme, mais absolument : l'homme n'est plus scindé entre corps et âme, l'homme, n'est plus passif à l'égard de son âme qui subit le corps qui est actif quand elle pâtit, il est actif ou passif selon que son esprit (qui n'est autre que "l'idée du corps existant en acte." (III, 3 démonstration, p.213) "a des idées adéquates" ou "a des idées inadéquates" (III, 1 p. 205). C'est donc le degré de connaissance de l'affection, ou plutôt son genre qui discrimine action et passion, et plus précisément la vraie connaissance (du deuxième genre –celle qui procède d'idées adéquates- ou troisième –celle qui comprend toutes les essences comme intérieures les unes aux autres- genre), et pas celle par ouï-dire (premier genre). Plus je connais et moins je pâtis : telle est du moins la conception que l'on trouve dans l'Ethique et qui nous semble moins prendre le contre-pied d'une thèse du Court Traité qu'elle ne la complète : "Le connaître est une pure passion, c'est-à-dire une perception dans l'âme de l'essence et de l'existence des choses ; de sorte que ce n'est pas nous qui affirmons ou nions jamais quelque chose d'une chose, mais c'est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d'elle-même." (Court Traité, ch.VI, p.149). La connaissance, si elle est plus affirmation de la chose en nous qu'un jugement de nous sur la chose (l'idée se sait en moi, Dieu sous l'attribut pensant s'exprime dans le mode que je suis) se pense désormais comme activité, et même comme la seule activité réelle, comme ces lignes précédemment citées du Court Traité l'attestent : "...ce n'est pas nous qui affirmons ou nions jamais quelque chose d'une chose, mais c'est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d'elle-même". Ce n'est certes pas l'action d'un sujet qui opèrerait sur ses représentations, mais l'action comme compréhension. Spinoza opère déjà une "désubjectivisation" du modèle sur lequel Descartes avait pensé l'homme. Action devient presque l'antonyme d'illusion. J'agis lorsque je comprends pleinement les causes de ma tristesse ou de ma joie. Cette connaissance, en vertu du principe, déjà promulgué par Aristote, qui réside en l'affirmation que connaître vraiment consiste à connaître par les causes ("nous ne connaissons pas le vrai sans connaître la cause."129) s'appellera "connaissance adéquate" ("La connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'enveloppe."130 ), c'est-à-dire celle qui comprend la cause adéquate de tel ou tel effet : "J'appelle cause adéquate celle dont l'effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle. Et j'appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont 128 L'unité du corps et de l'esprit, p.84 Aristote, Métaphysique, a 1, 993b20 130 Ethique, I, axiome 4, p.17 129 53 l'effet ne peut se comprendre par elle seule131 ". Il n' y a donc plus d'interactions entre corps et esprit où l'un pâtissait de ce que l'autre agissait, les passions et actions de l'esprit sont les même que celles du corps. Nous comprenons mieux pourquoi les trois premières définitions du De Affectibus, pourtant consacrées à l'origine et à la nature des affects, commencent par définir ce que sont "causes adéquates et inadéquates", avant même de définir l'affect (définition 3) et ce qu'est "être actif et être passif" (définition 2). Remarquons encore une fois que Spinoza est fidèle à l'ordre : ce qui est le plus important pour la compréhension est ce qui est présenté en premier. Cette définition propédeutique sert en fait de fondement pour définir activité et la passivité et comme le souligne Chantal Jaquet "Les passions ne dépendent donc pas du corps, mais des idées inadéquates, tandis que les actions naissent des idées adéquates. Expliquer la passion, ce n'est pas comprendre l'action du corps, mais c'est comprendre la formation d'idées inadéquates.132" Cet ordre suivi par Spinoza est le signe que ce qui est important pour comprendre action et passion, c'est de connaître ce qu'est une cause adéquate et inadéquate, car ce sont ces dernières qui les définissent. En ce sens, nous pouvons dire que chez Spinoza, le champ épistémologique empiète sur le champ affectif, ou plutôt les deux ne font qu'un, Spinoza hébraïsant le latin en disant de deux mots -"amor Dei intellectualis"- ce que l'hébreu disait avec plus de concision en un et comme le Traité Théologico-Politique nous le rappelle, "le mot jadah signifie les deux" (T.T.P, IV, p.95) : amour et connaissance. Si l'aspiration fondamentale du savoir est éthique, savoir et éthique ne sont pas comme deux disciplines différentes, l'éthique, la voie à suivre, c'est de savoir, ce qui explique en partie la forme, de moins en moins inattendue, de ce qui s'appelle précisément l'Ethique, un traité de "morale" qui prend pour canon un traité de géométrie, science et morale fusionnant. Cette conception bien spécifique de l'action permet au spinozisme d'échapper aux critiques consistant à voire dans l'incapacité de l'homme à installer "un empire dans un empire" le synonyme d'un fatalisme, d'une absence totale de liberté. L'objection ne vaut et ne tient que pour autant que l'on entende par action son sens traditionnel de transformation, Spinoza affirmant justement qu'il y a une liberté humaine par-delà un déterminisme strict (liberté consistant non plus en une transformation, mais en une compréhension), et comme l'a bien remarqué Alain, "Cela veut dire seulement que l'homme n'a point de puissance sur les événements, et qu'il doit d'abord les accepter et comprendre que dans l'ordre du fait aucun salut, aucune délivrance, aucun progrès n'est possible. Ce n'est point en modifiant les événements de sa vie que l'homme se sauvera et se libérera, c'est en les appréciant à leur juste 131 132 Ethique, III définition 1, p.203 L'unité du corps et de l'esprit, p.36 54 valeur, en comprenant que sa vie véritable est autre part, au-dessus des événements qui passent, dans l'éternel.133 " 6°) Comment action et passion ne recouvre pas totalement augmentation et la diminution de la puissance d'agir (dualité de la joie). Joie-passion, joieaction Toute action ne peut qu'augmenter la puissance d'agir et donc être une joie, mais toute passion n'implique pas de diminution de la puissance d'agir, ce qui ouvre la possibilité d'une joie-passion. Nous avons vu que l'affect faisait l'objet d'une quadruple partition entre ce qui aide ou augmente, contrarie ou diminue la puissance d'agir et que, d'autre part, l'action et la passion, c'est à dire la connaissance adéquate ou inadéquate des causes de mes affects, servaient également de critère de différenciation (nous pourrions même aller plus loin et dire que plus qu'un critère, la connaissance détermine en partie la nature de l'affect). Il faut maintenant nous demander quels liens entretiennent augmentation et diminution de notre puissance d'agir d'une part, et action et passion de l'autre, nous demander si les uns vont de pair avec les autres et si l'action est nécessairement joyeuse et enfin, si toute passion est inévitablement triste, ou s'il en va autrement. Nous le verrons, notre propos montrera une sorte de dualité de la joie qui se scinde en joie-action et joie-passion, d'une passion qui, toute passion qu'elle est, n'en augmente pas moins notre puissance d'agir. Mais d'abord, clarifions encore ce qu'est notre puissance d'agir : nous avons vu (Ethique, III, 37 démonstration) que la puissance d'action de l'homme n'était autre que "l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être", ce qui contribuait à soutenir cet effort. Précisons : la puissance de l'homme, n'est en fait rien d'autre que sa raison, ce qui permet à l'homme de "se réaliser" de la manière la plus épanouie, c'est de la cultiver, de telle sorte que puissance d'action devient alors synonyme de puissance de comprendre. En effet, que pourrait l'homme, cet être le moins bien vêtu des animaux, sans sa raison? Un homme sans aucune intelligence ne pourrait pas même exister, ne pouvant se nourrir et effectuer tout ce qui est nécessaire pour persévérer dans l'être. L'action n'est pas seulement la suite "physique" d'une décision "morale" ou "psychique", l'action se joue déjà et 133 Alain, Spinoza, Chap.2 "De Dieu et de l'âme" 55 même surtout (pour ne pas dire totalement) au niveau des idées, il y a une identification d'agir et de comprendre. Le chapitre III de l'appendice du livre IV est sans ambiguïté : "Nos actions, c'est-à-dire les Désirs qui se définissent par la puissance de l'homme, autrement dit par la raison, sont toujours bons, alors que les autres Désirs peuvent être bons aussi bien que mauvais134". Cette identification de la puissance d'agir et de la puissance de connaître signifie que le désir culmine dans la raison comme la raison ne "sert" (mais l'exercice de l'intellect, comme chez Aristote chez qui l'actualisation de la puissance de comprendre se fait dans le plaisir, est déjà source de joie) qu'à assouvir le désir le plus essentiel. Le désir le plus profond est désir raisonnant comme la raison la plus forte est raison désirante. Pour Spinoza, la joie est donc le signe incontestable du passage à une puissance supérieure comme la tristesse celui menant à une inférieure et ce, quand bien même nous n'avons pas conscience de sa cause véritable. Ils "... sont, à parler (p.4) exactement, des avertissements de Dieu, desquels nous pouvons conclure, avec une entière certitude, que nous passons à une perfection moindre ou à une perfection plus grande"135. Il y a lieu cependant de prendre garde à une équivoque possible : si la joie est signe que notre puissance d'agir augmente, il faut toutefois se préserver de ne pas confondre cet "agir" dont la puissance augmente avec une "action" au sens spinoziste. Augmenter sa puissance d'agir n'est donc pas nécessairement agir. C'est du moins ce que Spinoza nous suggère, en mentionnant cette dualité de la joie dont nous parlions : "Outre la Joie et le Désir qui sont des passions, il y a d'autres affects de Joie et de Désir, qui se rapportent à nous en tant que nous agissons" (Ethique, III, 58, p.299). Nous-nous trouvons face à l'équivoque suivante : toute joie augmente notre puissance d'agir, mais toute joie n'est pas action. Précisons. a°) La joie passion Nous avons vu que l'action est synonyme de connaissance et la passion de méconnaissance. La joie passion est cet affect que nous éprouvons sans savoir pourquoi (et tout savoir authentique est d'ailleurs savoir pourquoi, non au sens de la cause finale, pour-quoi ou presque "pour qui" tant les "fictions humaines136 " de l'anthropomorphisme sont grandes, mais 134 Ethique, p.457, ou encore III, 59 démonstration, p.301 : "... l'Esprit, en tant qu'il est triste, sa puissance de comprendre, c'est-à-dire d'agir se trouve diminuée ou bien contrariée" 135 Alain, "Valeur Morale de la Joie d'après Spinoza", pp. 4-5 136 Ethique, I, Appendice 56 au sens de la seule cause valable qui soit, par la cause efficiente.) : il se peut par exemple que, habitué à sentir toujours le même parfum sur telle personne bien-aimée, j'éprouve du plaisir ou de la gaîté lorsque je fleure cette senteur sur une autre personne, sans pour autant identifier la "source" de ce plaisir. Telle personne suscitera mon attirance étant reliée, par voie d'association "odorante", à une autre personne qui m'affecte de joie. Prenons un exemple plus littéraire. Nous avons tous présent à l'esprit la fameuse madeleine de Proust -toujours commentée en mettant l'accent sur la réminiscence ou la sorte de synesthésie que cet exemple constitue- et qui illustre parfaitement ce qu'est la joie passion : "D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait –elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que (44) dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif".137 L'analyse proustienne nous désigne le cas typique d'une joie passion qui, toute "puissante" qu'elle est, n'empêche que l'esprit voit sa joie "éveillée, mais ne la connaît pas". En effet, outre que l'analyse regroupe, ne serait-ce que par son champ lexical ("joie", "puissante", "éveillée, mais ne la connaît pas"), nombre de thèmes relatifs aux affects, cet exemple nous montre comment nous pouvons être affectés d'une joie forte sans pourtant en connaître la cause. Il nous faut donc noter cette caractéristique de certains affects de joie, où la passion est susceptible d'accroître notre puissance d'agir. La joie-passion se pense donc sous la tutelle d'une méconnaissance –partielle ou totale- de la cause de ma joie. Cependant, il y a lieu de remarquer que la réciproque n'est pas vraie. En effet, alors que je peux être "aveuglément" joyeux ou triste, alors que, comme l'observe Chamfort, nous pouvons être "... heureux ou malheureux par une foule de choses qui ne paraissent pas, qu'on ne dit point et qu'on ne peut dire" (Maximes et Pensées) la passion pouvant être aussi bien joyeuse que triste, il n'en va pas de même pour l'action qui ne peut pas, par "définition", être triste. Tel est le sens de la dernière proposition du livre III "Parmi tous les affects qui se rapportent à l'Esprit en tant qu'il agit, il n'en est point qui ne se rapportent à la Joie ou bien au Désir.138 " Si toute joie n'est pas nécessairement active, toute 137 138 Proust, Du Côté de chez Swann, chap. I, Pléiade t.1 p.44, nous soulignons Ethique, III, 59, p.301 57 action est nécessairement joyeuse, et ce, exhaustivement ("tous les affects"). b°) La joie action Si toute joie n'est pas action, nous avons vu que la réciproque est fausse et qu'il faut dire que toute action est joie. Dès lors, qu'en est-il de la joie-action, qu'elle est sa nature et ses caractéristiques? Nous avons vu qu'action était synonyme de connaissance. La joie action sera par conséquent une affection (une modification de l'être que je suis) qui augmente ma puissance d'agir (elle est donc, plus exactement, un affect) dont je saisis par une idée adéquate la cause. Ce sera une joie maîtrisée, c'est-à-dire qui connaît ce qui est vraiment la cause de cette augmentation de ma puissance d'agir, une joie capable d'être réitérée car ayant clairement identifié ses causes et non confusément (de manière inadéquate) comme c'était le cas avec la joie-passion. Si spontanément, nous cherchons ce qui est directement source de joie : "La Joie, directement, n'est pas mauvaise, mais bonne ; et la Tristesse est, au contraire, directement mauvaise139 " la connaissance authentique doit, à l'inverse, dépasser cette tendance à l'immédiateté car ce qui s'avère immédiatement une joie peut se révéler par la suite cause de tristesse et le fait qu'une joie soit toujours directement bonne n'empêche pas qu'elle devienne par la suite, indirectement mauvaise. La joie immédiate étant susceptible d'un tel revirement, il nous faut donc déterminer quels affects de joie sont suffisamment en notre pouvoir pour ne pas nous faire subir ces fâcheuses conséquences et contribuer finalement à ce que nous devenions plus tristes que joyeux. Il y a donc l'idée d'une joie d'autant plus puissante que maîtrisée car au fait de ce qui la cause. Je suis joyeusement actif lorsque je connais de manière adéquate la cause de cette joie, la connaissance servant, comme nous l'avions indiqué, de critère de distinction entre action et passion. La joie-action apparaît donc comme la culmination de ce que je peux espérer : connaître ce qui est bon pour moi, c'est-à-dire ce qui me cause de la joie, en comprendre les causes d'une manière telle que je sois susceptible d'alimenter mon désir en recherchant par la suite ces mêmes causes : l'idéal d'une vie passionnée n'est pas le sommet de ce que je peux espérer car trop soumise aux aléas de mes rencontres. Certes, nombre d'hommes "passionnés" éprouvent beaucoup de joie, mais cette dernière reste tributaire de la fortune et de ses caprices tant que les causes de cette joie ne sont pas identifiées. "Si la raison est la boussole, les passions sont les vents" (Alexander Pope) 139 Ethique, IV, 41, p.407 58 Pour Spinoza, il n'en va pas tout à fait ainsi : les vents les plus propices ne sont pas les passions (car aléatoires) mais les affects actifs, c'est-à-dire qui découle de la connaissance de la cause adéquate de mes affections et la boussole n'est pas la raison : l'intellect humain n'accède pas à la connaissance du bien et du mal sans l'entremise des affects de joie et de tristesse, Spinoza investit la raison d’affect. Nous pourrions dire que la raison dépassionne la joie, mais de manière telle que lui donne plus de force qu'elle n'en ôte. L'affectivité ne rime donc plus nécessairement avec passivité car il y a des affects actifs, à l'instar de cette joieaction. Notons que Descartes déjà avait admis la possibilité d'une affectivité active, deux émotions étant alors possibles : "des émotions intérieures qui ne sont excitées en l'âme que par l'âme même, en quoi elles diffèrent de ces passions, qui dépendent toujours de quelque mouvement des esprits " (Passions de l'âme, II, 147), et les émotions passives qui sont causées par le corps. Spinoza reprendra les termes employés par Descartes en identifiant l'"animi commotionem" à l'affect : "... une émotion de l'âme, autrement dit un affect (...)" ("...animi commotionem, seu affectum" Ethique, V, 2) avec cependant comme différence que pour Descartes, tous les sentiments sont des "passions de l'âme" (car même dans l'émotion intérieure ou c'est l'âme qui cause cette dernière, il faut distinguer en elle une partie active et une autre passive, l'âme en tant qu'agente et l'âme en tant que patiente), et comme l'observe Ferdinand Alquié, "Au contraire, Spinoza distingue avec soin les termes affectus et passio, et, des sentiments "qui sont des passions", sépare ceux "qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs <Ethique, III, 58>"140 " 7°) Le problème des définitions : Toutefois, si nous pouvons nous accorder sur le fait que ce qui démarque l'affection de l'affect en constituant son essence est bien la variation de notre puissance d'agir, il y a lieu de relever une sorte de discours mixte concernant les affects. En effet, le livre sur la nature et l'origine des affects ne comporte pas moins de trois séries de définitions qui peuvent déconcerter le lecteur : d'abord les traditionnelles définitions de début de livre, puis –première singularité- les "Définitions des Affects" et enfin, la "Définition Générale des Affects". Il y aurait donc des définitions, des définitions d'affects et une définition générale de ceux-ci. 140 Ferdinand Alquié, Le Rationalisme de Spinoza, pp.304-305 59 Tentons de voir quelles différences présentent ces trois séries.141 Spinoza présente des définitions visiblement différentes. En effet, au début de la troisième partie, les affects sont définis142 comme "... affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections" en distinguant, comme nous l'avons vu, deux espèces que sont action et passion ("Si donc nous pouvons être cause adéquate d'une de ces affections, alors par Affect j'entends une action ; autrement, une passion"143). C'est ensuite une seconde série de définitions, placée beaucoup plus loin que la première, qui porte sur les différents affects en en précisant les modalités et nous est présentée comme "Définitions des affects". Enfin, une troisième qui nous semble se démarquer de la première apparaît plus brièvement que la précédente à la toute fin du livre, sous le titre "Définition générale des Affects". C'est entre cette définition générale et la première définition qu'il nous semble y avoir des différences susceptibles d'être ici expliquées : "L'affect, qu'on dit une Passion de l'âme, est une idée confuse, par laquelle l'Esprit affirme une force d'exister de son Corps, plus grande ou moindre qu'auparavant, et dont la présence détermine l'esprit lui-même à penser à ceci plutôt qu'à cela." (Définition générale des sentiments, p.331). Notons d'abord une restriction par rapport à la première définition : en effet, elle n'évoque que les passions et ne mentionne pas même les actions. Ensuite, seconde différence, l'affect n'est plus visé en tant que "corporel", mais confiné sous son unique aspect "mental" : il est "une idée confuse, par laquelle l'esprit affirme une force d'exister de son corps ou d'une partie de son corps, plus grande ou moindre qu'auparavant.". Quel sens prêter à ces différences? Faut–il voir dans l'Ethique une oeuvre dont la construction serait tellement hasardeuse que plusieurs thèses contradictoires s'y succèderaient? Nous pensons, comme nous allons le voir qu'il n'en est rien. Premièrement, tentons d'interpréter le fait que Spinoza ne parle dans cette définition générale que d'affects passifs alors même, comme nous venons de le montrer, qu'il y a des affects actifs (un des deux types de joies) et que les deux dernières propositions du livre trois (propositions 58 et 59) réaffirment la possibilité d'affects actifs ("Outre la Joie et le Désir qui sont des passions, il y a d'autres affects de Joie et de Désir, qui se rapportent à nous en tant que nous agissons"), ces derniers étant rapportés par Spinoza à la "force d'âme" (Fortitudo), se divisant en fermeté (Animositatem) et Générosité (Generositatem) désignant respectivement "...le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison" et "...le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée 141 Dans ce constat, nous nous inspirons très largement, des analyses de C. Jaquet dans son livre L'Unité du Corps et de l'Esprit..." et particulièrement des pages 72 à 78) 142 Ethique, III, Définition 3, p.203 143 ibid 60 de la raison, s'efforce d'aider tous les autres hommes, et de se les lier d'amitié. 144", étant le pôle, sans connotations morales, "égoïste" et "altruiste" du conatus. Il faut nous demander pourquoi ces affects actifs, dont l'existence est pourtant bien établie, sont exclus de la définition "générale" : comment une définition qui se veut générale, et donc susceptible de subsumer sous elle tous les affects, peut-elle à ce point négliger cette grande catégorie d'affect? La clé du problème réside en partie dans ce qu'il faut entendre par "generalis". L'examen du terme révèle une ambiguïté : général peut en effet s'entendre au sens large d'universel, de "valant pour tous", mais il peut tout aussi bien s'entendre, au sens aristotélicien de "genre". Il y a contradiction si on prête à "général" le sens d'"universel" car, excluant les affects actifs, la définition ne peut bien entendu pas valoir universellement. Si nous pouvons nous permettre une critique à l'égard de Spinoza, nous pensons qu'il aurait dû préférer le terme "générique" à celui de "général", le premier indiquant le traitement d'un genre "spécifique" (et donc une restriction) l'autre entraînant la confusion d'une prétention à l'universalité. Il nous faut donc préciser le statut de ce texte final en prenant pour indice le texte qui le précède immédiatement (la quarante-huitième et dernière des "définitions des Affects") où Spinoza précise son projet : "Si maintenant nous voulons prêter attention à ces trois affects primitifs, et à ce que nous avons dit plus haut de la nature de l'Esprit, nous pourrons définir les affects, en tant qu'ils se rapportent seulement à l'Esprit, de la manière que voici145 ". Il ne s'agit pas de décrire les affects sous tous leurs aspects (ce qui prendrait du temps et ne participerait pas au but poursuivi que nous allons exposer) mais uniquement en tant qu'ils se rapportent à l'esprit ("quatenus ad solam mentem referentur") expliquant ainsi pourquoi la dimension corporelle de l'affect se trouve estompée. La définition "générique" nous parle donc du rapport affectif entre l'esprit et ses passions, au sein d'un projet précis qui est explicitement donné dans le scolie de la proposition 56 : "...pour notre dessein, qui est de déterminer les forces des affects et le pouvoir de l'Esprit sur eux, il nous suffit d'avoir une définition générale de chacun des affects. Il nous suffit, dis-je, de comprendre les propriétés communes des affects et de l'Esprit pour pouvoir déterminer de quelle nature et de quelle force est la puissance de l'Esprit dans la maîtrise et la contention des affects146 ". Le contexte de la définition générique est donc restrictif ("il nous suffit") où il s'agit d'une recherche de la puissance de l'esprit susceptible de contrarier ("coercendis") les affects passifs, ou du moins de les "activer", c'est-à-dire transformer leur ignorance passive en une connaissance active. Les titres des livres quatre et cinq vont d'ailleurs tout à fait en ce sens et prolongent cette étape 144 III, 59 scolie, p.301 Ethique, III, Définitions des Affects, 48, explication, p.331 146 id, III, 56 scolie, p.297 145 61 propédeutique où il s'agit d'examiner afin de les connaître les passions dans le but de prendre la mesure de leur force pour que, par la suite seulement, nous puissions mesurer ("determinare") "la puissance de l'entendement ou la liberté humaine" (qui est le titre du livre cinq). La force de l'entendement sur celle des passion étant un des buts proposés de ce qui s'appelle précisément l'Ethique, il apparaît normal que, dans un premier temps, ce soit sur l'aspect mental et sur le côté passif que l'accent soit porté. La valeur de ce texte étant propédeutique, l'ensemble des thèses développées ne constituent qu'un moyen, et non une fin : on ne peut déterminer la force le l'entendement sur les passions sans avoir auparavant déterminé la force de ces dernières sur eux. Pour que comparaison il y ait, une connaissance des deux termes et requise : d'abord mesurer la force des passions sur l'entendement (sur la raison) pour ensuite la comparer à celle de l'entendement sur celles-ci. Le terme "générique" est donc à préférer en tant que Spinoza traite ici d'un genre d'affects que sont les passions, la difficulté que nous avons mentionnée n'étant en fait qu'un faux problème, relatif au projet amorcé à la fin du livre trois qui est de déterminer le pouvoir de l'esprit sur ses passions. 8°) Affects et identité. Ayant examiné les deux modalités de l'être-affecté (affection et affect), affection signifiant finalement, comme nous l'avons vu, modification, cette dernière ne peut être complètement cernée sans évoquer son corrélat nécessaire, à savoir une certaine "référence", un quelque chose qui est modifié. Pas de pensée de la modification sans une méditation sur l'identité. Nous ne pouvons donc conclure ce chapitre sans nous demander comment se pense l'identité de ce mode que nous sommes. Nous avons vu que l'homme ne pouvait pas avoir le statut de substance et devait être appelé mode, car étant et se pensant par autre chose, comme une modification de cette chose (substance). Ainsi, nous avons vu qu'il n'était pas vraiment une "autre" chose que la substance, qu'il était plus une partie de Dieu (substance, nature), qu'une créature dont la substance diffèrerait de son créateur : si Spinoza distingue bien la substance -c'est-à-dire Dieu- en Nature naturante (Dieu en tant que cause libre) : "par Nature Naturante, il nous faut entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi, autrement dit tels attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire (par le 62 coroll. 1 Prop. 14 et le Coroll. 2 Prop. 17) Dieu considéré en tant que comme cause libre147 " et en Nature naturée (Dieu en tant qu'effet : "Par naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu, c'est-à-dire de toutes les manières des attributs (attributorum modos), en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et qui sans Dieu ne peuvent ni être ni se concevoir 148 "). Ces deux natures ne diffèrent pas plus que la cause diffère de son effet : en conséquence de la conception de Dieu comme "causa sui" il est à la fois cause et effet, dans l'idée que "... ce qui est causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il est dépendant de sa cause149 ". L'homme n'est pas autre chose que la substance, il est la même chose mais envisagée différemment. Ainsi, nous ne pouvons pas parler de l'affection (affection ou affect) et donc, de modifications, sans parler de ce qui en constitue la trame de fond, de ce dont la modification reste tributaire comme ce dont elle est la modification. La conception spinoziste de l'identité ou plutôt, pour reprendre les termes exacts dans lesquels ce problème s'énonce, de l'"individualité" repose sur "un certain rapport précis"150. La réponse que Spinoza donne à la question : qu'est-ce qui permet d'assurer la permanence d'un individu en dépit de sa "variation continue", malgré ses perpétuelles modifications (affections) ? est donnée dans une définition isolée des premières qui étaient présentées au début du livre deux : "Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu'ils s'appuient les uns sur les autres ou bien, s'ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu'ils se communiquent les uns aux autres leurs mouvement selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu'ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous par cette union entre corps" (Ethique, II, définition, p.125). Notons que c'est une définition spatiale et cinétique de l'individu : ce n'est pas en vertu d'un principe d'unité intérieur à l'être (une sorte de cause finale tendant à l'unité) que l'ensemble des corps nous constituant fait de nous un individu, c'est en vertu d'un principe d'agrégation, et donc "extérieur", de contrainte réciproque. Ce sera donc une sorte d'équilibre entre ce couple relatif repos - mouvement qui servira à penser notre individualité qui se conçoit comme un système de contraintes réciproques et nous pouvons dire que si deux individus ne se distinguent pas du point de vue de la substance, l'union (la manière dont les différents corps sont en relation) fait la différence : ce n'est que par ce rapport que je me distingue (et non suivant l'angle de la substance) des 147 Ethique, I, 29 scolie, p.67 ibid 149 Ethique, I, 17 scolie 150 Ethique, II, définition, p.125 148 63 autres corps. : "Les corps se distinguent entre eux sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance." (Ethique, II, lemme I, p. 119) Cette sorte d'économie d'un concept de substance individuelle pour penser l'individualité (cette économie est néanmoins relative car s'il n'y a pas de substance individuelle, il n'y a pas d'individu sans substance) est d'ailleurs soulignée par le lemme IV "Si d'un corps, autrement dit d'un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu'en même temps d'autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l'Individu gardera sa nature d'avant, sans changement de forme.151 " La régénération du corps lors de la nutrition (le remplacement de certaines de ses parties par d'autres) se fait donc sans préjudice pour l'identité, ou plutôt, suivant la terminologie spinoziste, de l'individualité : je reste en ce sens le même quant bien même d'autres corps prennent place en moi. La "définition" de l'individualité permettant ainsi, sans aucune connotation hégélienne, une sorte d'identité à soimême en mouvement où, bien que les différentes parties de mon corps soient affectées et donc modifiées, l'individu garde comme nous venons de le voir (lemme IV) "sa nature d'avant, sans changement de forme", et ce tout en faisant également l'économie de l'intervention d'une conscience qui se porterait garante, par une sorte de synthèse générale de l'existence, de l'identité de celle-ci. S'il y a bien un certain rapport qui constitue mon individualité, je n'en ai pas pour autant pleinement conscience : je ne connais pas de manière adéquate ce rapport entre différents corps qui me constituent, comme le caractère approximatif de l'expression spinoziste l'indique : "un certain nombre de corps". Notons encore une fois que si la question de l'individu fait l'objet d'un traitement relativement important (essentiellement de l'axiome I au postulat VI du livre II) cette dernière pourrait fort bien être une question de point de vue, Spinoza appelant "corps" ce qu'à un autre niveau il avait appelé "individu" (l'emploi du terme "dicemus" lors de la définition nous invite à y voir une distinction de raison) : "...la nature toute entière est un seul Individu, dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières (modis) sans que change l'Individu tout entier152 ", la seule vraie différence entre un corps et un individu étant peut-être que si un corps peut bien être simple, un individu ne peut jamais l'être, il est toujours composition de plusieurs corps. Si le corps peut être un, l'individualité, pour être telle, pour qu'elle permette de se distinguer de telle autre chose doit être composition car rien, à l'échelle d'un corps simple ne permet de l'"individualiser". 151 152 Ethique, II, lemme IV, p.125 Ethique, II, scolie du lemme 7, p.129 64 65 Troisième partie : Le rôle du couple affection-affect dans le traitement des grands problèmes philosophiques abordés dans l'Ethique. Introduction : Dans ces deux premières parties, nous avons vu comment l'affect différait de l'affection tout en la supposant. Ainsi, nous avons pu comprendre plus clairement en quoi ils consistaient et comment ils se complétaient. Si l'examen individuel du sens des concepts d'affection et d'affect nous a déjà éclairé quelque peu sur la conception que Spinoza se fait de la perception (l'affection) et sur la théorie des passions (l'affect), il nous reste à examiner leur portée dans le traitement des grandes questions envisagées par Spinoza, leur rôle dans l'économie de l'Ethique en montrant comment elles contribuent au propos central de l'œuvre (que nous supposons et qu'il faudra, s'il en est, examiner), permettant pour l'occasion de rendre raison du fait déjà souligné que l'Ethique consacre explicitement au moins deux cinquièmes de sa réflexion (livres trois et quatre) aux affects. Si nous les avons définis et expliqués isolément, nous tenterons à présent d'en cerner la portée, c'est-à-dire de les 66 comprendre en tant que portant le reste de l'édifice qu'est l'Ethique. Dès lors, il nous faut revenir sur le "problème" de cette œuvre écrite comme un traité de géométrie en nous posant cette question simple : en vue de quoi est écrite l'Ethique? Quelle est son aspiration fondamentale et qu'est ce qui a animé son auteur, un homme du XVIIème siècle, lors de son écriture? Il nous faut considérer les choses humainement et ne pas oublier le désir humain qui se cache derrière une telle entreprise (surtout chez Spinoza chez qui le désir est le maître mot), et voir, suivant le conseil de Nietzsche, "... s'éclairer l'histoire secrète des philosophes et la psychologie de leurs grands noms"153. L'incipit du Traité de la Réforme de l'Entendement, nous livre cette aspiration qui semble être au cœur de la recherche spinoziste : "L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est à proportion du mouvement qu’elle excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine." Remarquons déjà que l'aspiration est classique, comme dans l'eudémonisme antique, le "but", c'est le bonheur. Plus particulièrement, c'est la joie qui est recherchée, un bien ayant pour "fruit une éternité de joie", dont l'âme serait "affectée" : nous verrons que le bien n'est d'ailleurs définissable que par cette dernière. Nous retombons alors sur nos pas en nous apercevant que c'est bel et bien, du moins en apparence, après un affect que court le spinozisme, à savoir la joie. Il faudra cependant nous demander si cette joie recherchée est bien la même que celle analysée comme un affect en observant qu'il est peut être difficile d'allier l'essentielle transitivité de l'affect (la joie comme passage à une perfection supérieure) avec cette "éternité de joie continue et souveraine" qui pourrait, peutêtre, différer de la première par sa "stabilité". Pour Kant comme pour Spinoza, "la grande affaire, c'est toujours la morale"154 dont la question principale se résumerait, à la différence de Kant, à la suivante : "Que dois-je faire pour être le plus joyeux?", la question ayant une connotation eschatologique, si bien que la question du spinozisme est finalement celle du salut dans la joie ("une éternité de joie"). La définition de l'homme comme désir ("Le Désir est l'essence même de l'homme"155 ) rend possible une nouvelle éthique basée non plus sur la condamnation du désir, mais comme sa poursuite raisonnable : le principe de l'agir suivra l'aspiration fondamentale de l'homme qui est de persévérer du mieux qu'il peut dans son être, 153 Nietzsche, Ecce Homo, Préface, §3 Kant, Leçons de Métaphysique 155 Ethique, III, définitions des affects, 1 154 67 et comme le souligne Robert Misrahi, "...par le Désir, l'homme est le fondement de ses valeurs156 ", conférant ainsi à la joie, comme nous le verrons, une valeur morale. Nous avons employé le verbe "devoir" pour formuler notre question, nous aurions pu tout aussi bien employer le verbe "pouvoir", le "devoir" se subordonnant au pouvoir, et plus précisément à l'augmentation de ma puissance d'agir. Nous verrons comment le couple étudié prend place dans cette problématique fondatrice (la quête de joie) en tâchant d'analyser ce que nous croyons pouvoir appeler l'équation spinoziste et montrerons le rôle joué par nos deux concepts dans le cheminement de l'Ethique vers ce but et qui opère cette sorte d'identification que nous avons choisie d'exposer de cette manière, qui nous a semblée la plus claire et la plus susceptible d'être comprise d'un seul regard : sagesse = puissance = activité (liberté au sens spinoziste) = réalité = perfection=béatitude157 = "part" immortelle ignorance = impuissance = passivité (servitude au sens spinoziste)158 "part" mortelle Cette équation (car comme dans une équation, il s'agit de poser l'égalité de plusieurs termes) résume en quelque sorte le discours "éthique" de Spinoza, tout en montrant son unité à travers la problématique du salut quelle prend pour but et qu’il nous faudra interroger. Nous avons donc choisi d'entreprendre la résolution de cette équation pour mieux comprendre le rôle tenu par ces deux notions que sont l'affection et l’affect. Nous expliquerons bien sûr ce qu'il faut entendre par cette "équation" (pour prendre un vocabulaire mathématique, suivant l'esprit spinoziste) en assignant à l'affectivité la part lui revenant de droit, ce qui reviendra à examiner la place tenue par cette dernière dans les grandes questions de toute philosophie, à savoir celles relatives à la connaissance, à la liberté (et donc la "moralité"), à la béatitude et à l'immortalité (le salut), même si comme nous le verrons, ces concepts ne peuvent pas être dits, à proprement parler, strictement synonymes (si la sagesse se confond avec la "puissance" de comprendre, les deux termes ne sont pas interchangeables). Toutes ces notions sont néanmoins pensées les unes au moyen des autres, dans un enchevêtrement, une imbrication des unes dans les autres. C'est du rôle tenu par le couple affectio-affectus dans cette pensée tournée vers le salut dans la joie qu'il nous faut à présent examiner. 156 Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, p.96 Par exemple "Affectus qui passio est, desinit esse passio simulatque ejus claram et distinctam formamus ideam." (Ethique, V, 3) et "Plus chaque chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et inversement, plus elle agit, plus elle est parfaite." (id, V, 40, p.537) et "Or la puissance de l'esprit se définit par la seule connaissance, et son impuissance ou passion, par la seule privation de connaissance, c'est-à-dire qu'elle s'estime à cela qui fait qu'on dit les idées inadéquates ; d'où suit que pâtit le plus l'Esprit dont les idées inadéquates constituent la plus grande part." (V, 20 scolie, p.511, nous soulignons) "Nous comprenons par là clairement en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes." (V, 36, Scolie p.531) 158 "L'impuissance humaine à maîtriser et à contrarier les affects, je l'appelle Servitude." (Ethique, IV, préface, p. 335) et "Par réalité et perfection, j'entends la même chose." (II, Définition 6, p.95) 157 68 1°) Le salut dans la joie comme but proposé de l'Ethique : Si nous avons vu que l'incipit du Traité de la Réforme de l'Entendement commençait par témoigner de l'aspiration centrale de Spinoza comme visant à "une éternité de joie continue et souveraine", à une félicité éternelle, l'Ethique suit, elle aussi, ce but en précisant les étapes qui permettent d'y aboutir, cette dernière pouvant être lue comme un cheminement consistant à aller "De Dieu" (livre un) à la "Liberté Humaine" (livre cinq) en montrant comment cette dernière trouve une place en dépit de cette omniprésence du Dieu-nature spinoziste et d'un déterminisme rigoureux. L'aspiration à la joie étant le point de départ et le savoir étant devenu source de joie, c'est naturellement de lui dont il sera longuement question. Le propos de l'Ethique se subordonne, comme nous l'avons vu, à ce souci existentiel d'une libre joie, d'une joie active d'un homme qui veut par nature atteindre le maximum de ce qu'il est susceptible d'obtenir. Ce souci d'une joie ferme et assurée fait donc place à celle d'une joieconnaissance dont la maîtrise se trouve assurée par l'identification de ses plus grandes sources : la plus grande et la plus constante source de joie sera de connaître Dieu, c'est-à-dire la Nature. Ce n'est donc qu'en tant que moyen (moyen d'une joie-active) que la connaissance sera poursuivie ou plutôt, parce que la connaissance est la joie la plus profonde, en tant que l'une et l'autre sont identiques. Le savoir doit nous mener vers un seul but : l'atteinte du bien suprême ou ce qui est strictement synonyme, la réalisation de notre perfection. La joie sera dite active lorsque étant heureux, j'y suis pour quelque chose, j'en suis en quelque façon la cause en ayant identifié ce qui me procure cette joie, la seule puissance en main de l'homme étant sa compréhension, c'est-à-dire la possibilité de découvrir la cause adéquate de chacune de mes affections. Le credo spinoziste n'est donc, à l'instar de Saint-augustin ni de croire pour comprendre ou de comprendre pour croire, mais de comprendre pour être joyeux. Il n'y a plus ici de connaissance désintéressée, de connaître pour connaître ou plutôt, ce n'est qu'autant que la connaissance est porteuse d'affectivité (et plus particulièrement de joie) que l'homme désire connaître et pour paraphraser Aristote159, le suprême connaissable meut comme objet, comme source d'une joie continue. En conséquence, c'est de l'essence affective de la connaissance qu'il faut dès à présent nous enquérir. 159 Métaphysique, L7, 1072b0-5 "la cause finale meut comme l'objet de l'amour." ("kine æ ‹j rw ™menon ") 69 2°) Affectivité et connaissance : a°) L'affection comme essentielle à la connaissance -La connaissance n'est plus l'apanage d'un sage désincarné, froid et sans ardeur, mais va essentiellement de pair avec une certaine joie : il y a un caractère affectif de la connaissance. Tentons d'approfondir ce caractère et de montrer en quoi consiste ce lien essentiel. Nous avons vu que l'esprit humain ne pouvait penser sans l'entremise d'affections, qu'il était tributaire de quelque chose qui se présente à lui pour connaître : "Nous sommes dans une telle situation que nous recueillons seulement "ce qui arrive" à notre corps, "ce qui arrive" à notre âme, c'est-à-dire l'effet d'un corps sur le nôtre, l'effet d'une idée sur la nôtre 160". L'âme n'a plus ce pouvoir automoteur de "créer" des idées, elle n'est pas une forteresse, à l'instar de l'ego cogito, qui pourrait se couper du monde afin de réfléchir sur celui-ci, la forteresse close par Descartes est ouverte, l'esprit ne s'isole pas du monde pour en faire réflexion, il ne fait que "recevoir" les affections de ce qui se présente au corps, ou plutôt (l'emploi du verbe recevoir pouvant évoquer une réification) exprime l'état de ce dernier qui est lui-même modifié. Le propos spinoziste étant, nous semble t-il, que sans affection, la connaissance n'est rien et qu'elle n'est pas même possible, comme l'indique ces lignes de l'Ethique : "L'idée d'une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du Corps humain, et en même temps la nature du corps extérieur." (Ethique, II, 16 , p.133), "...les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l'état de notre corps que la nature des corps extérieurs (...)" (id, corollaire 2) et surtout "L'Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même, et ne sait qu'il existe, qu'à travers les idées des affections dont le corps est affecté." (id, II, 19, p.139) Tous les processus psychiques, relatifs ou non à la connaissance, seront ainsi pensés par le secours du concept d'affection. Ainsi, la mémoire : déjà le Traité de la Réforme de l'Entendement tentait de la définir au moyen de l'affection, en faisant l'économie d'une action de l'esprit : "La mémoire s'affermit aussi sans le concours de l'entendement, à savoir par la force avec laquelle l'imagination ou le sens, que l'on appelle commun, sont affectés par une chose corporelle 160 Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, p.30 70 singulière" (§82) "Que sera donc la mémoire? Rien d'autre que la sensation des impressions du cerveau, accompagnée de la pensée de la durée déterminée de la sensation ; ce que nous montre aussi la réminiscence" (§83), l'apprentissage du langage se fera également par ce biais, l'homme entendant le mot "pomme" "... tombera aussitôt dans la pensée d'un fruit qui n'a aucune ressemblance avec ce son articulé, rien de commun avec lui sinon que le Corps de cet homme a souvent été affecté par les deux161 " et ce en vertu du principe de base en lequel consiste la mémoire : "Si le Corps humain a été une fois affecté par deux ou plusieurs corps à la fois quand ensuite l'Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres. 162 " La contemporanéité de plusieurs affections dans le passé et la réapparition de l'une d'elle dans le présent est donc ce qui permet la réactivation d'une affection par une autre, processus en lequel consiste la réminiscence ou mémoire, et c'est moins par la force de notre mémoire que nous retenons certaines affections que par la force de nos affections et leur fréquence qui détermine notre capacité à nous en souvenir. Nous voyons ainsi l'importance du concept d'affection dans la conception de la connaissance que se fait Spinoza : la clé de celle-ci repose sur cette double facette de l'affection, à la fois corporelle et spirituelle qui fait qu'à chaque affection corporelle correspond une affection mentale, les deux s'exprimant mutuellement, l'ordre et la connexion des choses étant le même que l'ordre et la connexion des idées. On peut dire que la garantie spinoziste de la connaissance repose sur ce qui a été appelé parallélisme et sur cette identité de l'ordre des idées et de l'ordre des choses. Mais, si l'affection rend bien compte de la possibilité qui nous est laissée de connaître les corps et la nature en général, quelle place tient alors le concept d'affect? Quel lien entre ce qui est du ressort de l'affectif et ce qui est de l'ordre de l'épistémologique? Si la connaissance joue bel et bien un rôle dans la conception de l'affect (c'est la connaissance qui sert à départager affects actifs et affects passifs), à l'inverse, l'affect joue t-il un rôle dans l'ordre de la connaissance? b°) La quête de la connaissance comme une quête de joie. Connaître et être joyeux : une connaissance joyeusement intéressée Quelle place et quelle importance a l'affect concernant la connaissance? Nous avons vu que la perspective de l'Ethique était celle du souci d'une existence la plus joyeuse possible. 161 162 Ethique II, 18, scolie, p.139 Ethique, II, 18 p.137 71 Dès lors, l'Ethique apparaît comme la conséquence d'un souci existentiel de joie. La connaissance, en tant que source de joie, se subordonne donc elle aussi à ce que nous pourrions appeler une exigence naturelle de joie. Cependant, la philosophie ne doit pas arrêter là son questionnement : la quête de la connaissance, le ressort même de toute la philosophie, doit-elle aussi rendre raison de sa cause : pourquoi est-ce que je désire connaître? Quelle est la cause, le mobile de cette poursuite? La formulation de la question nous livre déjà un élément de réponse : c'est précisément pour mieux assouvir mon désir, l'effort pour persévérer dans mon être que je suis, que je cherche à connaître. C'est en tant qu'être dont l'essence est de désirer que la quête de connaissance constitue mon horizon le plus ultime et le plus essentiel, et le connaître n'est pas sans rapport avec une sorte de volonté de puissance : je cherche à connaître toujours en tant que cela peut m'apporter quelque chose, qu’en tant que connaissant les autres corps et les causes qui déterminent mes "actions" (au sens large, ce qui, d'un point de vue spinoziste peut aussi et surtout s'entendre comme une passion) je deviens par-là même susceptible d'organiser la rencontre avec les corps les plus favorables à mon développement (tout ce qui, d'une façon général augmente ma puissance d'agir). Si Spinoza rejette de sa philosophie toute notion de finalité ou de causes finales, il n'en demeure pas moins que les hommes poursuivent bel et bien un but, qu'ils sont tous, irrésistiblement et avec toute l'ardeur d'une cause finale comme attirés par une "joie continue et souveraine". Rappelons la célèbre étymologie du mot hébreu "jadah" que Spinoza donne dans le Traité Théologico-Politique : il signifie à la fois connaître et aimer, l'amour étant un affect (actif, une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure), la solidarité de l'affectif et de l'épistémologique étant finalement affirmée dans l'Ethique sous forme de deux mots latins que l'hébreu avait dit avec plus de concision en un : amor (Dei) intellectualis. L'amour naît donc de la connaissance, mais non d'une connaissance tronquée ou imparfaite : "L'amour intellectuel de Dieu qui naît du troisième genre de connaissance est éternel." (Ethique, V, 33, p.525) et déjà le Traité de la Réforme de l'Entendement affirmait que "... l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit l'âme d'une joie pure" (§10). Alors que le deuxième genre de connaissance procède par idées adéquates, nous pourrions nous demander à quel besoin supplémentaire (l'idée adéquate, c'està-dire "... l'idée comme exprimant sa cause163 ", est déjà synonyme de vérité Spinoza, la vraie connaissance étant, comme nous l'avons vu, connaître par les causes) l'ajout d'une connaissance du troisième genre répond, d'autant qu'elles sont souvent regroupées pour être dites toutes deux "vraies" : "La connaissance du premier genre est l'unique cause de fausseté, 163 Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.119 72 et celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie164 ". Dès lors, que choisir, les deux étant également vraies? Il nous faut par conséquent examiner plus ce que Spinoza nous dit de ce troisième genre afin que nous puissions mieux en cerner les spécificités. Le troisième genre de connaissance est encore appelé "science intuitive" et il est dit qu'elle "... progresse à partir de l'idée adéquate de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l'essence des choses (...)165". Nous voyons que la connaissance du troisième genre n'est pas une autre façon de connaître que la deuxième qui se passerait, par exemple, de toute perception "sensible" au profit d'un mode d'appréhension supérieure que serait une intuition intellectuelle (et la terminologie même de Spinoza peut, il est vrai, nous y faire penser) capable de saisir "directement" de la vérité. Il y a juste, comme l'évoque le texte que nous venons de citer, l'idée d'une progression, d'un mouvement de récapitulation des idées qui sont ramenées les unes aux autres dans une unité qui n'apparaît pas nécessairement, spontanément, dans l'expérience. Le "progrès" par rapport au deuxième genre de connaissance, c'est que par le troisième genre j'épouse "la perspective de Dieu même166" en comprenant l'intériorité des essences les unes aux autres, comment toutes les choses sont comme reliées. Les comprendre par le troisième genre de connaissance, c’est prendre connaissance de leur cause immanente unique : Dieu ou la Nature, c'est comprendre que tout est un, découvrir le lien interne, le trait d'union de toute chose qu'est Dieu. Plus précisément, connaître par le troisième genre de connaissance c'est, en ce qui concerne l'affection, "... faire que toutes les affections du corps – autrement dit les images des choses- soient rapportées à l'idée de Dieu167 ", ramener une diversité à l'unité, la chose étant rendue réalisable par cette possibilité salutaire qu'à l'esprit, par son action, de "former un concept clair et distinct168" de n'importe quelle affection (il n'en est aucune qui ne soit susceptible d'être conçue clairement et distinctement) et ainsi de faire "qu'elles se rapportent toutes à l'idée de Dieu169", Dieu étant, rappelons le, la cause immanente de toutes choses et la connaissance adéquate étant la connaissance de la cause d'un effet qu'elle enveloppe, connaître une affection sera donc connaître DIEU comme sa cause. Nous retrouvons là ce que nous avons appelé à la suite d'Alquié le rationalisme absolu de Spinoza qui fait, en un sens, encore une fois plus droit à Descartes que Descartes lui-même : "Il n'y a aucune chose existante de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause pourquoi elle 164 Ethique, II, 41, p.169 Ethique, V, 25 démonstration, p.517 166 Ethique, introduction de R. Caillois, p.36 167 Ethique, V, 14, trad. Caillois 168 Ethique¸ V, 14 démonstration, p.505 169 ibid 165 73 existe170" : tout est susceptible d'être rationalisé, y compris les affects : "...les lois et règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d'une forme dans une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par suite il ne doit y avoir également qu'une seule et même façon de comprendre la nature des choses, quelles qu'elles soient, à savoir, par les lois et règles universelles de la nature. Et donc les Affects de haine, de colère, d'envie, etc., considérés en soi, suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers ; et partant, ils reconnaissent des causes précises, par lesquelles ils se comprennent, et ont des propriétés précises, aussi digne de notre connaissance que les propriétés de n'importe quelle autre chose qui nous charme par sa seule contemplation.171 ". La connaissance ne se voit donc pas privée d'investir le champ affectif dont l'irrationalité prétendue en refuserait l'accès : le panlogisme spinoziste s'étend non seulement aux idées, mais également aux affects. Ces derniers relèvent donc d'une logique rigoureuse s'inscrivant et s'identifiant à celle des lois générales de la nature et ne se voient donc pas relégués à un quelconque irrationalisme, le caractère novateur du spinozisme étant d'élaborer un point de vue rationnel sur les affects permettant par-là même une connaissance adéquate de ces derniers. Au fond, nous pouvons dire que si l'homme désire comprendre c'est parce que "Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous donne du plaisir, et cela s'accompagne de l'idée de Dieu comme cause172 ". C'est parce que nous tentons toujours par nature d'augmenter notre puissance d'agir (dont la joie est le signe certain) et parce que la connaissance du troisième genre est ce qui est le plus à même d'y contribuer que nous cherchons à connaître : "... et plus nous comprenons les choses de cette façon, plus nous comprenons Dieu ; et par suite la suprême vertu de l'esprit, c'est-à-dire la puissance ou la nature de l'esprit, autrement dit son suprême effort, c'est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance173 " : il y a donc un parallélisme, une évolution régie par un rapport de correspondance, entre comprendre les choses et augmenter sa puissance. Tel est le sens du parallélisme sur lequel est construite cette phrase où comprendre Dieu, la "suprême vertu" de l'esprit", est pensée comme identique à son "suprême effort", identification entre connaissance et puissance que nous avions déjà soulignée, Spinoza croisant souvent le vocabulaire épistémologique avec celui de la force : (cf. V, 31 scolie, "Plus donc chacun est fort dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de soi et de Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait et bienheureux") 170 Méditations Métaphysiques, Secondes Réponses A.T IX 1, 127 Ethique, III, préface, p.201 172 Ethique, V, 32, p.525 173 Ethique, V, démonstration de 25 171 74 3°) Affectivité et "moralité", la valeur morale de l'affect Pourtant, si les affects traduisent la variation en plus ou en moins de ma puissance d'agir, nous ne pouvons manquer de nous demander, surtout lorsque nous lisons une œuvre appelée l'Ethique, si l'augmentation de ma puissance d'agir (c'est-à-dire la joie) est le but absolu à poursuivre, si augmenter sa puissance peut se faire à n'importe quel prix (comme diminuer, voire supprimer celle des autres) et surtout, nous demander quels sont les rapports entretenus entre affectivité et moralité, la question pouvant être la suivante : est-il moral de se fixer la joie pour but? Nous touchons là un point majeur du propos de Spinoza où il s'agit de trouver une aune pour une moralité jusqu'ici dogmatique : non plus poser des valeurs susceptibles de conduire à une certaine joie, mais poser directement la joie comme valeur. Qu'est-ce que le bien et le mal pour Spinoza? Déjà le Court Traité fournissait une réponse pour le moins inattendue : "...il n'y a dans la Nature ni bien ni mal." (C.T, II, 4 §5 p.96). La question que nous venons de poser n'aurait donc pas lieu d'être : il n'y aurait pas à définir bien et mal pour la seule raison qu'ils n'existent pas. Cependant, Spinoza ne met pas pour autant toutes choses, toutes les actions sur un même plan et l'Ethique n'est pas un manifeste de l'indifférence : il s'agit simplement de récuser l'idée de valeurs absolues, transcendantes au monde et qui fourniraient un critère d'appréciation ou de dépréciation de ce qui s'y passe. Si, comme nous l'avons vu, Dieu est la cause immanente et non transitive de toute chose, et si rien sans lui ne peut ni être ni être conçu174, les "valeurs" morales n'échappent pas à cette règle : il n'y a pas de transcendance, fût-elle réduite à un système de valeurs. Le Court Traité contenait déjà une réflexion sur ces deux concepts moraux : "...le bien et le mal appartiennentils aux Etres de Raison ou aux Etres Réels? Mais, considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations, il est hors de doute qu'il faut les ranger parmi les Etres de Raison ; car jamais on ne dit qu'une chose est bonne sinon par rapport à quelque autre qui n'est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu'une autre ; ainsi on ne dit qu'un homme est mauvais que par rapport à un [autre] qui est meilleur ; ou encore qu'une pomme est mauvaise que par rapport à une autre qui est bonne ou meilleure 175 ". C'est, par conséquent, d'abord en vertu de la relativité de ces concepts que Spinoza prend ses distances par rapport à la morale 174 175 Ethique, I, 18 et I, 15 Court Traité, I, 10, §2 75 "traditionnelle". Le Court Traité énonce donc un point de vue relativiste qui sera par la suite développé dans l'Ethique : "...par bien, j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen d'approcher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Et par mal, ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous reproduisions ce même modèle. Ensuite, nous dirons les hommes plus parfaits ou plus imparfaits en tant qu'ils s'approchent plus ou moins de ce même modèle.176 " mais soyons clair sur ce point, si nous disons relatif, cela, du moins, ne veut pas dire arbitraire, il ne s'agit pas d'affirmer que nous agissons bien dès lors que chacun agit selon ses propres critères, suivant un modèle que l'on pourrait indifféremment choisir. Relatif ne veut pas dire absolument arbitraire. Il nous faut alors préciser le contenu de ce concept de bien et l'auteur s'en explique explicitement à l'occasion d'une scolie du livre III : "Par bien, j'entends ici tout genre de joie, et, de plus, tout ce qui conduit à la joie, et principalement ce qui satisfait un désir, quel qu'il soit ; par mal, tout genre de tristesse, et principalement ce qui frustre un désir.177" L'aune qui préserve le bien d'un relativisme arbitraire, le fondement des valeurs humaines est donc le désir (au singulier, et non les désirs), défini comme l'effort pour persévérer dans son être : "Le désir est l'essence même de l'homme, c'est-à-dire l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être178 ". Tout ce qui contribue à ce qu'une chose perpétue son effort pour persévérer dans son être lui est bonne. Le bon est donc défini en rapport à la puissance : lorsque je comprends, je fais une bonne action, je deviens plus puissant comme ma joie me l'indique. Le bon se traduit donc par la connaissance, par l'action, et enfin par l'augmentation de la puissance (joie), ce que nous pouvons résumer de la sorte : j'agis bien lorsque par l'action de l'intellect je comprends de manière adéquate, compréhension qui ne peut pas manquer d'augmenter ma puissance d'agir et me faire éprouver de la joie. Il nous faut cependant faire face à une difficulté, et la question que nous avons posée concernant un étalon du bien et du mal pourrait se poser dans ces termes : est-ce parce que je désire une chose que je la juge bonne ou est-ce l'inverse parce que juge une chose bonne que je la désire? Déjà, le Court Traité semblait conscient de ce problème, même s’il nous semble moins éclairant et moins définitif que l'Ethique. On y lit en effet : "Le Désir, avons-nous dit, est l'inclination qu'à l'âme pour quelque chose qu'elle choisit comme bon ; d'où suit qu'avant que notre désir tende extérieurement vers quelque objet, une décision a dû déjà être prise en nous, prononçant que cet objet est bon ; cette affirmation donc, ou, pris en général, le pouvoir d'affirmer et de nier, est appelé Volonté. Il s'agit de voir maintenant si cette affirmation a lieu 176 Ethique, IV. préface, p.341 Ethique, III, 39 scolie, trad. Caillois 178 Ethique, IV, 18, pp.367-369 177 76 par notre libre volonté ou par nécessité, c'est-à-dire si nous pouvons affirmer ou nier quelque chose d'une chose sans y être contraints par aucune cause extérieure179 ". Spinoza ne tardera pas à répondre que "...le Désir dépend de l'idée [qu'on a] des choses (...)" (id, II, 17, §3 p. 127), suggérant par là qu'il y aurait un primat de l'intellect qui déterminerait le penchant du Désir. Nous disons "penchant" car il y a une certaine indétermination du Désir : il est strictement défini comme "l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être" : Spinoza nous parle en effet d'un effort de persévérance (notons la redondance "effort" "efforce", il faut rendre compte du fait que Spinoza aurait fort bien pu écrire simplement que le désir est l'effort de l'homme pour persévérer dans son être, le double effort soulignant peutêtre la difficulté à persévérer dans l'être), et que cet effort peut fort bien errer et se méprendre sur les moyens à employer pour atteindre une telle fin, errance qui peut même aller à sa perte, à l'image d'un fruit lancé contre un mur qui peut, suite à son propre effort, se détruire : la redondance de la formulation "effort par lequel l'homme s'efforce" illustre bien cette idée d'une nécessaire orientation éclairée de l'effort, d'où l'idée du connaître comme pouvoir, l'idée d'une raison – gouvernail du désir ou plutôt d'un désir raisonné en même temps qu'une raison désirante. Spinoza semble nous dire qu'il faut s'efforcer de bien orienter ses forces. Le propos étant, nous semble-t-il, que le Désir a une intensité ET une polarité (et c'est cela que Spinoza nomme affect : la variation, la direction que prend cet effort : l'affect étant la variation de notre désir), qu'il est susceptible de varier en plus ou en moins, intensité dont les différents degrés formaient ce que Spinoza avait appelé la variation de la puissance d'agir, où la joie était le signe certain d'une augmentation (et ce qu'elle soit action ou passion) et la tristesse (toujours passive) d'une diminution. La subtilité étant peut être que je ne désire pas nécessairement ce qui est "bon" pour moi, même si j'agis toujours en vue de ce que je crois être bon pour moi. L'exemple du tabagisme illustre bien ce propos, nul ne contestera l'existence de fumeurs tiraillés entre le plaisir immédiat de fumer et l'envie de se maintenir pour la suite en bonne santé, ce dont Spinoza semble avoir pleinement conscience lorsqu'il écrit : "Le désir qui naît de la connaissance du bien et du mal, en tant que cette connaissance regarde le futur, est plus facile à contrarier où à éteindre qu'un Désir pour les choses qui sont présentement agréables.180 " : ce n'est que relativement à l'avenir (fumer ne tue qu'à retardement), et encore de manière contingente (les fumeurs ne meurent pas tous de cancers) que fumer est un mal. Spinoza intègre ces éléments que nous venons de mentionner et complète sa description dans la proposition qui suit en affirmant que "Un Désir qui naît de la 179 180 Court Traité, II, 16 §§2-3, p.122 Ethique, IV, 16, p.365 77 vraie connaissance vraie du bien et du mal, en tant qu'elle a trait à des choses contingentes, est encore beaucoup plus facile à contrarier qu'un Désir pour les choses qui sont présentes.181 " L'auteur de l'Ethique ne fait ici qu'observer la nature humaine : l'homme est un bien mauvais économe à long terme et un plaisir moindre, s'il est immédiat, l'emporte sur un autre, quoique supérieur, dès lors que ce dernier est éloigné dans le temps. Il n'y a donc pas que l'espace qui modifie la vision des choses, le temps l'altère tout autant. L'homme voit gros de près (présent) et petit de loin (avenir) : l'éloignement temporel diminue la force d'un bien futur là où l'immédiateté d'un bien, pourtant moindre, l'amplifie. Ces considérations nous montrent que je puis persévérer dans mon être, continuer à exister, mais aller de moins en moins bien, que ce soit à cause d'une maladie ou de mon état mental (tristesse). Pire, je peux aller de moi-même à ma perte en ne dirigeant pas l'ensemble de mes forces dans la bonne direction. D'où l'idée de "raisonner" ce désir en passant de la dÒxa à l'™pist»mh , en tentant de remplacer l'opinion concernant ce qui est bon pour moi par la connaissance de ce qui l'est vraiment. L'intensité du Désir et donc l'état de mon essence sont donc déterminés par mon "état", ou plutôt ma dynamique affective (l'affect désignant moins un état qu'un passage) : "Et donc un Désir qui naît de la Joie se trouve aidé ou bien augmenté par l'affect même de Joie ; et, un Désir qui, au contraire, naît de la Tristesse se trouve diminué ou bien contrarié par l'affect même de tristesse182 ". Le bien et le mal seront donc définis à la mesure de ce qui contribue à effectuer mon Désir ou au contraire, à l'entraver ou le diminuer (se traduisant respectivement par l'affect de joie ou de tristesse) et se verront par-là même assurés de ce fondement qui les assimile en quelque sorte à l'utile. Cette identification sera même l'objet de la toute première définition du livre IV : "Par bien, j'entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile." Il faut donc remarquer que si Spinoza pouvait dire "... il n'y a dans la Nature ni bien ni mal183" (ces deux concepts entendus au sens classique d'un bien et d'un mal absolu) le dogmatisme de ces concepts ressort dès lors que l'on observe qu'ils ne disposent d'aucune pierre de touche empirique. Spinoza n'aurait pas désapprouvé Nietzsche lorsqu'il affirmait que "Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire : par delà le bon et le mauvais184 ". Toutes choses, en tant précisément qu'elles ne sont pas toutes bonnes (ou mauvaises) à l'égard de ma persévérance dans l'être, ne sont pas baignées dans l'indifférence. Le jugement "une chose est bonne" s'il ne peut être valable pour tous les modes et donc absolument (car ce qui est bon pour moi -par exemple l'ingestion d'un repas- et mauvais du point de vue de 181 id, IV, 17, p.367 Ethique, IV, 18 démonstration, p.369 183 Court Traité, II, 4 §5 p.96 184 Nietzsche, Généalogie de la Morale, 1ère dissertation §17 182 78 l'animal qui aura servi de repas) se trouve désormais pourvu d'un critère, d'un étalon clairement défini : le Désir. Ce dernier est donc, en un sens, la mesure de toutes choses. Plus précisément, il ne s'agit pas d'affirmer que satisfaire n'importe quel désir est bon, mais plutôt que ce qui l'est vraiment est ce qui est le plus à même de satisfaire, d'augmenter ma puissance d'agir. "Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou par désir.185 " C'est ce que nous pourrions appeler la connaissance affective du bon et du mauvais : "La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de Joie ou de Tristesse, en tant que nous en sommes conscients." (Ethique, IV, 8, p.355) : les affects révèlent encore leur importance capitale car c'est d'eux que nous tirons connaissance du bon et du mauvais. Cependant, il ne s'agit pas d'affirmer que tout ce que je désire est bon par cela seul que je le désire : je ne puis dire que voler autrui soit bon du seul fait que je désire ses biens : il nous faut donc développer cette idée d'une corrélation entre bon et désir. Pour se faire, tentons de développer cette idée du a°) bon comme ce qui nous est utile et de b°) cette idée de relativité. a°) Le bon et l'utile, le mauvais et le nuisible Peut être dit "bon" ce qui m'arrive et qui contribue à accomplir ma nature humaine. Le bien, c'est donc ce qui est bon pour moi. Or, qu'est ce qui est bon pour moi? Qu'est-ce qui concourt à la réalisation de cette nature humaine ? Suivre un tel point de vue, identifier le bien à ce qui est bon pour moi (le Désir et l'affect de joie ayant une valeur morale) n'est-il pas sans risque pour le bien d'autrui, ce qui est bon pour moi ne peut-il être mauvais pour autrui? Ne sommes nous pas en présence d'une morale de l'égoïsme? Tentons de développer ce rapport bon - utile. Spinoza évoque186 l'exemple d'une pomme empoisonnée : ce n'est qu'autant que son ingestion, c'est-à-dire l'affection (ou modification) qu'elle occasionne sur la composition187 de corps que je suis (c'est-à-dire sur mon individu), décompose ce rapport caractéristique de mon essence qu'elle sera dite mauvaise. En effet, nous avons vu que ce qui 185 186 Ethique, III, 9, scolie, trad. Caillois Sur l'interprétation de l'interdiction divine dont fait l'objet Adam, cf Ethique, IV, 68 scolie et T.T.P chapitre IV 79 constituait notre individualité était un certain rapport entre divers corps qui changent, se renouvelant au fil du temps. Ainsi, à l'exemple de la nutrition, différents "corps" prennent successivement place en moi. Il me faut donc constamment organiser la "rencontre" (les termes "occursus" ou "occurrere" reviennent sept fois dans l'Ethique) entre d'autres corps et l'individu que je suis dans l'idée qu'il y a de bonnes et des mauvaises rencontres et que c'est même précisément dans cette relation, c'est-à-dire comme nous le développerons, dans une relativité que consiste bon et mauvais. Comme le dit simplement Deleuze, "... le mal c'est une mauvaise rencontre. Rencontrer un corps qui se mélange mal avec le vôtre. Se mélanger mal ça veut dire se mélanger dans des conditions telles que un de vos rapports subordonnés ou que votre rapport constituant est, ou bien menacé ou compromis, ou bien même détruit. 188 " Le mal tel que l'entend Spinoza, c'est donc la diminution de ma puissance d'agir ou, ce qui revient au même, la décomposition du rapport constitutif de mon individualité. Nous pouvons donc dire qu'un corps est bon pour nous, lorsqu'il entre en composition avec notre individu au bénéfice de ce dernier, de toute ou d'une partie de sa puissance, comme par exemple un aliment. A l'inverse, un poison sera mauvais par cela qu'il décompose le rapport constitutif de notre individu. Plus précisément, il se composera bel et bien avec notre individu, mais suivant d'autres rapports qui ne répondent plus à notre essence : dans le cas d'une maladie, ce sera le rapport d'un virus ou de bactéries qui l'emportera sur le mien, ces derniers augmentant leur puissance en proportion de mon déclin. Or, le signe incontestable, le moyen de connaître le bon et le mauvais est, aux dires de Spinoza, moins intellectuel qu'affectif : "La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de Joie ou de Tristesse, en tant que nous en sommes conscients.189 " Examinons maintenant le second point : ce qui est bon pour autrui est-il bon pour moi? Ma joie est-elle absolument compatible avec celle d'autrui ou doit-elle être aménagée? Pour que la joie d'autrui soit compatible avec la mienne, il faut que la joie des autres se communique ou du moins n'entrave pas celle qui m'est propre. La réponse à la question "que sont le bien et le mal?" est directement donnée par l'auteur et est on ne peut plus claire : il y a une stricte identification du bien à la joie (et de "tout ce qui y conduit") et du mal à la tristesse. Or, pour Spinoza, il semble bien que je ne puis être joyeux en rendant d'autres hommes malheureux : "Il est avant tout utile aux hommes de nouer des relations, et de 187 Nous suivons la lecture de Deleuze qui emploie à de nombreuses reprises ce terme, cf Spinoza et le Problème de l'Expression : " On retiendra donc du mal la définition suivante : c'est la destruction, la décomposition du rapport qui caractérise un mode. Dès lors, le mal ne peut se dire que du point de vue particulier d'un mode existant : il n'y a pas de Bien ni de Mal dans la Nature en général, mais il y a du bon et du mauvais, de (225) l'utile et du nuisible pour chaque mode existant." (pp.225-226) 188 Deleuze, Cours à l'université de Vincennes, 24/01/1978 189 Ethique IV, 8, p.255 80 s'enchaîner de ces liens par lesquels ils fassent d'eux tous un seul, plus apte, et, absolument parlant, de faire ce qui contribue à affermir les amitiés.190 " et nous avons vu que Spinoza définissait le "bon" comme "ce que nous savons avec certitude nous être utile.191 " Il y a donc une utilité et donc une joie relative au bien-être de mon prochain qui laisse ouverte la possibilité d'une générosité qui, quoique orientée vers l'utilité personnelle qui découle du bien être de mes prochains, tend "à la seule utilité d'autrui" (travailler au bien être d'autrui contribue au mien). Les actions (qui sont toutes sources de joies) seront mêmes départagées en fonction de cette orientation, qu'elles soient actions tournées vers soi ou vers autrui : "…par Fermeté, j'entends le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par Générosité, j'entends le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s'efforce d'aider tous les autres hommes, et de se les lier d'amitié. Et, donc, les actions qui visent seulement l'utilité de l'agent, je les rapporte à la Fermeté, et celles qui visent également l'utilité d'autrui, à la Générosité192 ". Notons, que Spinoza emploie le terme "seulement" ("solum") comme pour exclure cette idée d'une utilité partagée. Nous pensons cependant, le chapitre XII, de l'appendice du livre quatre à l'appui, qu'il y a bel et bien une utilité réciproque, et donc une joie commune, faisant que ma joie et celle de l'autre ne peuvent être séparées. L'homme est donc moins, selon la formule de Hobbes "un loup pour l'homme" qu'un joyeux adjuvant. Il n'y a en conséquence pas de contradiction entre ma joie et celle des autres car il n'est pas possible d'éprouver de joie authentique (active) sans concourir généreusement à celle d'autrui. Si nous avons vu que la compréhension adéquate était source de joie, nous ne pouvons pas, si nous comprenons bien les choses, ne pas voir comme il est bon ou utile pour nous de concourir au bien ou à la joie d'autrui, le bonheur des uns faisant le bonheur des autres. Nous confortons, à l'issue de cette analyse, l'idée d'une définition affective du bien et du mal, l'affect ayant comme nous venons de le voir, une portée éminemment morale et, en un sens, toute l' "éthique" de Spinoza pourrait finalement tenir en peu de mots : "bene agere, & laetari193 " où le "et" aurait moins une valeur complétive qu'explicative : il ne s'agit pas de prendre pour but de bien agir ET si possible, en plus, d'être joyeux, il s'agit de bien agir, c'est-à-dire d'être joyeux, la bonne action étant définie par la joie (et donc par un affect). Spinoza affirme ici ce qu'Alain appellera, dans le titre judicieux d'un article sur l'auteur de l'Ethique, une "valeur morale de la joie". Si nous avons dégagé cette valeur morale de l'affect, tentons à présent de clarifier le point de vue de l'auteur concernant 190 Ethique, IV, chap.XII de l'appendice, p.463 Ethique, IV définition 1, p.343 192 Ethique, III, 59, p.301 193 id, IV, 73, scolie, p.454 191 81 l'éventuelle relativité du bon et du mauvais. b°) La relativité du bon et du mauvais Le point de départ de notre réflexion est bien illustré par ces deux extraits des Pensées Métaphysiques : "Une chose considérée isolément n'est dite ni bonne ni mauvaise, mais seulement dans sa relation à une autre, à qui elle est utile ou nuisible pour l'acquisition de ce qu'elle aime. Et ainsi chaque chose peut être dite bonne et mauvaise à divers égards et dans le même temps194 " et, même page, un peu plus loin : "Dieu à la vérité est dit souverainement bon parce qu'il est utile à tous; il conserve en effet par son concours l'être de chacun, qui est pour chacun la chose la plus aimée. De chose mauvaise absolument il ne peut y en avoir aucune, ainsi qu'il est évident de soi.195 " Notre propos sera de remarquer que pour Spinoza, ce sont moins les concepts de bon et de mauvais qui sont relatifs, que leur application aux choses : bon et mauvais conservent en effet un contenu positif, ils signifient, du point de vue de l'individu augmentation et diminution de sa puissance d'agir. Ainsi, s'il faut bien noter que Spinoza est restrictif en disant de Dieu qu'il "est dit souverainement bon", plus qu'il est souverainement bon, remarquons que lorsque nous envisageons des choses (ou des modes), elles peuvent toujours être dites bonnes ou mauvaises, mais d'une manière seulement relative : ce qui est bon du point de vue de l'une et mauvais du point de vue de l'autre : l'ingestion de bactéries est mauvaise de mon point de vue mais bonne du leur et si la maladie vient à bout de moi les bactéries auront gagné tout ce que mon corps avait de puissance, m'enlevant la totalité de mes forces. Pourtant, Dieu est dit "souverainement bon". Identifié à la nature, il est en effet utile, et donc bon pour tous (nous verrons plus précisément pourquoi plus loin). C'est en conséquence moins le bon que les choses qui sont relatives il n'y a pas de choses ou créatures "élues" dont la valeur l'emporterait sur d'autres : si, lorsqu'il s'applique aux choses, le concept de bon ne peut s'autoriser que d'un statut relatif, Dieu, en tant qu'il est "utile à tous" est dit bon, à l'égard à toutes choses. A première vue, nous pouvons donc parler d'une relativité, d'une restriction du concept de bon : ce n'est que du point des choses que le bon est relatif, Dieu pouvant être dit absolument bon en tant qu'il est ce par quoi les choses sont et se conçoivent. Cependant le mal disparaissant 194 195 Pensées Métaphysiques, chap.6, p.353 ibid 82 dès lors que l'on s'élève au point de vue de l'"individu total" (Nature), il semble que le bien disparaisse également avec lui (c'est pourquoi Dieu est dit bon, mais n'est pas dit bon), à moins d'identifier le bien à l'être et de ne plus voir dans le mal l'inévitable négatif du bien, sans lequel il n'apparaîtrait pas. Nous devons donc nuancer ce que nous venons d'affirmer car le bien comme le mal n'ont pas de sens dans l'absolu, ou ce qui est équivalent, du point de vue de l'unique substance, c'est-à-dire de Dieu, car les corps se composent toujours et ce qui est décomposition (c'est-à-dire mauvais du point du vue du mode ainsi décomposé) à un égard et recomposition de l'autre. Comme l'affirmait déjà une lettre à Henri Oldenburg "... je n'attribue à la nature ni beauté, ni difformité, ni ordre, ni confusion. Ce n'est, en effet, que du point de vue de l'imagination qu'on peut dire des choses qu'elles sont belles ou laides, ordonnées ou chaotiques196." L'Ethique reprendra ce point de vue à sa façon en considérant la nature comme un individu : "...la nature toute entière est un seul Individu, dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières (modis) sans que change l'Individu tout entier.197", bien et mal disparaissent dès lors que nous considérons la Nature comme un tout, c'est-à-dire comme un complexe de corps et de mouvement régi suivant un certain rapport (individu), et si, comme nous l'avons vu, la définition du bon et du mauvais se fait par l'affect de joie et de tristesse, il faut noter que cette définition est individuelle car elle n'a de sens que du point de vue d'un individu qui, par ses différentes rencontres avec d'autres, peut évoluer en "bien" ou en "mal" (augmenter ou diminuer sa puissance d'agir). La Nature étant considérée comme un individu unique (auquel rien n'étant extérieur, rien ne peut arriver), bien et mal n'ont plus, de son point de vue, de sens. Si nous pouvions encore assigner un contenu positif au bien et au mal en les identifiant à une composition ou une décomposition (augmentant ou diminuant la puissance d'agir de mon individu), il n'y a pas, sous cet angle, de décomposition qui ne soit en même temps de recomposition, le mal comme le bien s'évanouissant dès lors que l'on se place suivant la perspective de la vie, non plus des modes périssables, mais de la substance, par définition impérissable. Ce n'est qu'à partir d'une connaissance partielle car tributaire d'une partie qu'elle ne sait dépasser (ce que Spinoza nomme idée inadéquate) qu'une telle décomposition apparaît : l'idée adéquate, saisit, pour sa part, de deux corps leur notion commune, c'est-à-dire ce qui est commun à eux deux, la part de l'un qui peut se retrouver dans l'autre et la connaissance de Dieu délivre de cette vision partielle d’où résulte le mal, et comme le remarque Deleuze, "Chaque fois qu'une idée est adéquate, elle saisit précisément deux corps au moins, le mien et un autre, sous l'aspect d'après lequel ils composent leurs 196 Spinoza, Lettre 32 à Henri Oldenburg, 20 novembre 1665, Pléiade p.1179 Ethique, II, scolie du lemme 7, p.129 197 83 rapports ("notion commune"). Au contraire, il n'y a pas d'idée adéquate de corps qui disconviennent, pas d'idée adéquate d'un corps qui disconvient avec le mien, en tant qu'il disconvient. C'est en ce sens que le mal, ou plutôt le mauvais, n'existe que dans l'idée inadéquate et dans les affections de tristesse qui en découlent (haine, colère, etc.)198 " Notre examen des rapports entretenus entre connaissance et affectivité d'une part et moralité et affectivité de l’autre nous a conduit à reconnaître l'importance de l'affect relativement à de nombreuses questions : la joie est apparue comme le moteur stimulant la quête de la connaissance et comme le résultat de l'idée adéquate (toute connaissance adéquate est joyeuse) et d'autre part, la valeur morale de la joie s’est révélée être ce qui donne un repère, une boussole à l'action humaine, action qui se pense essentiellement comme connaissance. Nous avons donc déjà établi un premier rapport que nous avons mentionné dans notre "équation", rapport entre connaissance et "moralité", en tant que l'affect de joie révélait à la fois la connaissance adéquate et la bonne action. Le lien essentiel entre moralité et affectivité réside en ceci que la connaissance du bon et du mauvais n'est pas autre chose qu'une manifestation de l'affectivité : la raison pure n'accède pas à la connaissance du bien et du mal et l'affect (actif) de joie est le signe certain de ce qui est bon pour moi, comme du reste ce qui est bon pour les autres, rien n'étant plus utile à un homme qu'un autre homme, la tristesse de l'autre ne peut être cause d'une augmentation de ma puissance d'agir et donc de ma joie. Au fond, bien agir pour Spinoza, c'est tout simplement bien connaître, dans l'idée que connaître ne peut manquer de procurer de la joie, laquelle est le signe que ce que je fais est bon pour moi. Nous avons donc montré le lien entre action, bien, joie et puissance : j'agis lorsque j'exerce ma puissance la plus grande qui est de comprendre ce qui ne peut aller sans joie. Il nous faut à présent poursuivre l'élucidation de l'identité avancée dans notre équation en éclairant le rapport entre ce dont nous venons de traiter et ce qui fait l'objet de l'étude au livre cinq en faisant suite à deux livres explicitement consacrés aux affects, à savoir la puissance de l'entendement ou la liberté. Comment s'articulent liberté et affectivité? 4°) Affectivité et liberté, la liberté ne pouvant être que joyeuse. 198 Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, pp.52-53 84 "Le principe de Spinoza est que jamais la liberté n'est propriété de la volonté199 " Gilles Deleuze Nous avons vu que la liberté spinoziste se pensait moins comme une action (affirmation ou négation) de la volonté que comme une action de l'entendement, c'est-à-dire une compréhension, dans l'idée que "La volonté et l'entendement sont une seule et même chose200 " avec primat de l'entendement sur la volonté (la conception ayant, comme nous l'avons remarqué une portée volitive et pratique). L'Ethique brise le lien traditionnellement tissé entre liberté et volonté, affirmant que "La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire.201". La liberté n'est donc pas une propriété de la volonté si nous comprenons celle-ci comme une faculté autonome et distincte de l'entendement, et si nous pouvons parler d'un esprit libre, ce n'est qu'en vertu de son entendement dont la compréhension des choses est synonyme de liberté. "Je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité" (Lettre 58 à Schuller). Etre libre n'est donc pas installer un empire dans un empire au moyen d'une volonté non soumise au principe de causalité mais consiste bien plutôt à comprendre la nécessité pour mieux s'y conformer, pour mieux l'habiter. La différence entre la contrainte et la nécessité étant moins substantielle que fonctionnelle, elles sont, en quelque sorte, la même chose et ne diffèrent que relativement à notre manière de nous y rapporter. Le décret de l'esprit dont il est ici question (décret qui ne résulte pas d'une volonté conçue comme une instance législatrice séparée de l'acte d'entendre) s'appelant, considéré sous l'attribut étendue, détermination, les deux termes faisant encore une fois suite au parallélisme corps – esprit (étendue et pensée) : Spinoza précise ce qui pourrait être source de confusion, "…le décret de l'esprit, aussi bien que l'appétit et la détermination du corps, vont ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret (Decretum) quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et s'explique par lui, et que nous nommons Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Etendue et se déduit des lois du mouvement et du repos202 " La contrainte, toute extérieure, c'est une nécessité restée incomprise est donc subie. Subir, c'est ignorer. La libre nécessité consiste alors à comprendre l'enchaînement des causes et des effets dans l'optique de sortir de l'aveuglement en lequel consiste l'état de contrainte où je ne connais pas les causes réelles qui 199 Spinoza Philosophie Pratique, p.113 Ethique, II, 49 corollaire , trad. Caillois 201 Ethique, I, 32 trad. Caillois 202 Ethique, III, 2, scolie 200 85 me poussent à agir. Il y a ici déjà quelque chose de la différence entre un motif et un mobile et si la liberté n'est pas une propriété de la volonté (qui n'est pas une "faculté" distincte de celle d'entendre) elle est néanmoins celle d'un esprit connaissant de manière adéquate l'ordre des choses. "Je déclare l'homme entièrement libre dans la mesure où il est conduit par la raison, parce que, dans cette mesure, il est déterminé à agir par des causes qui sont adéquatement intelligibles à partir de sa seule nature, même s'il est déterminé par elles à agir nécessairement203 " Si nous avons clairement mis en évidence le lien entre connaissance et liberté (la libre nécessité étant synonyme de nécessité comprise), quel rôle jouent les affects dans le processus de libération? Si la liberté se pense comme une vie libérée du joug de la passion, c'est-à-dire de l'ignorance, son rapport à l'affectivité ressort à la seule observation que toute passion, qu'elle soit une passion triste ou joyeuse est d'abord et avant tout un affect. Le lien entre liberté et affectivité est donc plus qu'établi : la liberté en tant qu'elle se pense comme une sortie de la passivité, en tant que la passion est ce à quoi se heurte d'abord l'homme servile a un rapport essentiel à l'affectivité. Nous avons vu que ce à quoi la liberté permettait d'échapper se nommait chez Spinoza "servitude", laquelle est directement définie en rapport avec l'affect ("Humanam impotentiam in moderandis et coercendis affectibus servitutem voco.204") : la servitude c'est de méconnaître la cause de ses affects, c'est de les subir, d'être en proie à la passion. Si nous pouvons identifier ce à quoi s'oppose la liberté, c'est-à-dire la servitude, avec les affects passifs nous pouvons nous demander si, à l'inverse, on ne peut identifier la liberté aux affects actifs, et plus précisément à la joie active comme à ce à partir de quoi elle se constitue. "Un affect qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte205 " : la passion succombe à sa connaissance claire et distincte. La liberté n'est pas le triomphe de la volonté sur l'affectivité, mais la culmination d'un désir raisonné, compris, l'homme n'étant libre que lorsqu'il connaît ce qu'il peut désirer de plus haut, il s'agit donc, en suivant à la lettre la terminologie spinoziste, non pas de faire preuve de volonté en dominant ses passions, mais bien plutôt, de prendre conscience de son appétit, c'est-à-dire de transmuer l'appétit aveugle (l'appétit étant l'effort pour persévérer dans notre être en tant qu'il est référé au corps ET à l'esprit), en désir conscient, de comprendre ce qui répond le plus efficacement à l'effort pour persévérer dans l'être en lequel réside le désir : "...entre l'appétit et le désir, il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on 203 Traité Politique, ch. II, §11 id, IV, préface 205 Ethique, V, 3, p.489 204 86 peut le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit206" Pour donner une formulation inverse, l'appétit, c'est le désir en sa forme inférieure, dépourvu de conscience, le "désir" appréhendant de manière confuse son objet, c'est l'effort pour persévérer dans son être "opiniâtre", qui ne cerne pas encore le meilleur chemin pour y parvenir. Le désir "actif" apparaît donc comme la quête de ce qui est la plus apte à soutenir voire à augmenter ma puissance d'agir, un désir raisonné au fait de ce qui le pousse à désirer, ayant identifié ce qui est le plus à même de contribuer au conatus. L'homme n'étant libre que lorsqu'il a conscience de ce qu'il peut désirer de plus haut à savoir connaître Dieu, en tant que cette connaissance est elle-même la plus grande source de joie : "De ce troisième genre de connaissance naît la plus haute satisfaction d'Esprit qu'il puisse y avoir207 ", troisième genre de connaissance qui "... procède à partir de l'idée adéquate de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l'essence des choses ; et plus nous comprenons les choses de cette manière, plus nous comprenons Dieu, et partant la suprême vertu de l'Esprit, c'est-à-dire puissance ou nature de l'Esprit, autrement dit son suprême effort, c'est de comprendre les choses par le troisième genre connaissance208 ". Si nous avons vu que la connaissance adéquate de la cause de nos affects était ce que permettait d'assurer le passage de la passivité à l'activité (la connaissance comme action) tentons de mieux cerner le rôle tenu par l'affect de joie dans le processus de libération. La puissance du vrai réfugiée dans l'affect Nous avons vu que la raison était pensée comme une puissance libératrice faisant que la liberté ne se résume pas à l'ignorance des causes qui nous déterminent à agir. Cependant, il y a lieu de revenir sur la manière dont la connaissance dépassionne les affects. En effet, deux choses hétérogènes ne peuvent agir l'une sur l'autre si elles n'ont pas quelque chose de commun. Il faut donc ou reconnaître un terrain commun entre ce qui est de l'ordre de la connaissance et ce qui est de l'ordre affectif, ou renoncer à admettre une efficience de l'un sur l'autre. La proposition XIV du livre quatre nous semble, à cet égard, dire quelque chose de décisif : "La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun 206 Ethique, III, 9 scolie, p.221 Ethique, V, 27, p.519 208 Ethique, V, 25 démonstration, p.517 207 87 affect, mais seulement en tant qu'on la considère comme un affect. 209 " C'est sur cette expression "en tant que" qu'il nous faut mettre l'accent. Comme nous l'avions déjà remarqué, l'affectif et l'épistémologique se croisent, le premier étant conditionné par le second. S'il est bien vrai que c'est par la connaissance que l'homme se libère du joug de la servitude, il ressort plus précisément que pour libérer l'homme de ses passions, il s'agit moins de produire des raisonnements que d'engendrer des affects plus puissants que ces passions (affects passifs), production rendue possible par la connaissance adéquate. C'est donc bien la connaissance adéquate qui libère, mais indirectement, en tant qu'elle génère une joie active : ce n'est qu'autant que la vérité a une charge affective qu'elle a une force et qu'elle peut venir concurrencer certains affects, la force de la vérité étant en fait celle de l'affect qu'elle induit, à tel point qu'on pourrait dire que la puissance <du vrai ou > du bien s'est réfugiée dans la nature de l'affect. Il y a donc bien une importance capitale de l'affect sur cette question de la liberté : non seulement le but de la liberté est de se défaire de certains affects (les passions tristes et, dans une moindre mesure les joyeuses) mais cela ne peut se faire, en même temps, que par un affect. Ce dernier a donc une double importance à l'égard de la liberté : il est, en détournant une expression de Jankélévitch, "l'organe - obstacle 210", ce contre quoi la liberté lutte (la servitude des affects passifs) en même temps que ce à partir de quoi elle se constitue. Plus encore, toute liberté se pensant comme une "activité", nous pouvons identifier liberté et joie active, cette identité entre être libre et être actif, signifiant identité entre liberté et connaissance, comme nous l'avions avancé schématiquement sous la forme d'une équation. 5°) Affectivité et béatitude, le problème de la transitivité de l'affect et de la continuité de la béatitude. Nous venons de souligner l'omniprésence de l'affect pour penser connaissance, moralité et liberté, la joie active traduisant à la fois le vrai, le bon et le libre. Avançons-nous encore d'un pas en suivant les indications de Spinoza : "Nous comprenons par-là clairement en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes. 211 " L'identité entre 209 Ethique, IV, 14, p.363 Vladimir Jankélévitch, La Mort, le chapitre deux de la première partie à cette expression pour titre. 211 Ethique, V, 36, Scolie p.531 210 88 Béatitude et Liberté est donc affirmée en ce qu’elles consistent toutes les deux dans "l'amour constant et éternel envers Dieu" et donc dans un affect puisque l'amour est défini comme l'affect de joie accompagné de l'idée de sa cause extérieure : "L'amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure.212 " L'équation que nous avons évoquée plus haut est donc légitimée si nous ajoutons que pour Spinoza, amour et connaissance fusionnent, sont nécessairement liés : "Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce genre de connaissance naît une Joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme cause, c'est-à-dire un Amour de Dieu, non pas en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant que nous comprenons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle Amour intellectuel de Dieu213". Il y a un lien entre la connaissance de "tous les évènements" comme "reflets" de Dieu et la "satisfaction la plus haute de mon esprit" : "Je ne cesse de me persuader toujours davantage que tous les évènements reflètent la puissance de l'Etre souverainement parfait et son vouloir immuable ; c'est à cette conviction, que je dois ma satisfaction la plus haute et la tranquillité de mon esprit214 ". Spinoza nous dit ici quelque chose d'important sur la béatitude : plus je connais adéquatement Dieu, plus je m'élève au point de vue total de la nature où, rien ne lui étant extérieur, rien ne peut la détruire, plus je comprends que, ne faisant qu'un avec cette substance éternelle, "je" suis moi aussi éternel. Certes ce n'est pas une éternité "individuelle", celle d'un sujet - substance ou d'une âme qui se détacherait de son tombeau corporel lors d'une délivrance offerte par la mort, mais une libération produite par la connaissance adéquate du mode que je suis, en me pensant précisément comme une modification de l'être éternel qu'est Dieu (c'est-à-dire la Nature). Au fond, s'il faut préciser le sens qu'il faut prêter à intuitif dans l'expression "connaissance intuitive", nous pouvons dire qu'intuitif signifie "intérieur". La connaissance de Dieu est intuitive parce qu'avec elle, nous nous situons à l'intérieur de la nature divine : le point de vue est celui de la substance qui subsume en elle tout ce qui est. Cette compréhension de l'appartenance à la substance éternelle délivre de la hantise de la mort : seul mon individu (c'est-à-dire un certain rapport de mouvements entre plusieurs corps) périt, les corps ne périssent jamais et plus j’agis (c'est-à-dire plus je suis puissant car exerçant ma puissance de penser), plus je suis joyeusement actif. Dans le troisième genre de connaissance, comprenant intuitivement le rattachement de toutes choses en Dieu, je fais en même temps l'expérience de 212 Ethique, III définition 6 des Affects, p.309 Ethique, V, 32 corollaire, p.525 214 Spinoza, Lettre XXI à Blyenbergh, Pléiade p.1146 213 89 l'éternité en me pensant comme un mode de Dieu, comme une manière d'être de Dieu. En ce sens, nous pourrions dire que l'expérience de mon éternité va de pair avec celle de l’éternité Dieu que j'exprime : de la compréhension de l'immanence de Dieu suit l'expérience de l'éternité ou plutôt, de l'immanence d'un Dieu éternel suit l'éternité de ce qui émane de lui. Connaître par le troisième genre de connaissance, rattacher toutes choses à Dieu en tant que cause immanente totale, c'est faire du même coup l'expérience de l'éternité : rapportant mon essence à celle de Dieu qui est éternelle, je me comprends moi-même comme éternel. Nous comprenons de là que s' "Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous un certain aspect de l'éternité215 " plus je cultiverai ma raison, plus je serai à même d'en faire l'expérience en me rattachant à la substance, car au fond, comme l'a souligné Gilles Deleuze, "la béatitude c'est en même temps l'expérience de l'éternité216". Je ferai d'autant plus l'expérience de l'éternité que j'apercevrai, raison aidant, comment Dieu est cause de tout ce qui est et qui peut être, moi y compris : sentir son éternité, c'est former une idée adéquate de son propre corps, le penser comme Dieu le pense, de toute éternité. Le troisième genre de connaissance nous permet donc de former de nous-mêmes une idée telle qu'elle est en Dieu et de ce fait, nous permet de parvenir à la béatitude. Il y a donc en conséquence une solidarité de la béatitude, de la connaissance et de l'amour intellectuel de Dieu qui se trouve explicitement énoncée à la fin du livre quatre : "…la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or parfaire l'intellect n'est également rien d'autre que comprendre Dieu, et les attributs de Dieu, ainsi que les attributs et actions de Dieu, qui suivent de la nécessité de sa nature. Et donc, la fin ultime de l'homme que mène la raison, c'est-à-dire son plus haut Désir, par lequel il s'emploie à maîtriser tous les autres, c'est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même, ainsi que toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence217 ". Parfaire l'entendement, c'est donc œuvrer pour sa béatitude, Spinoza prenant le contre-pied de ce mot de l'Ecclésiaste : "Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin; plus de savoir, plus de douleur 218 " et qui addit scientiam addat et laborem, en affirmant que qui augmente sa science, augmente sa joie. Il nous faut cependant mettre au clair la terminologie spinoziste. En effet, si nous avons vu que l'amour se définissait une "... joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure219 ", comment Dieu, a qui rien n'est extérieur, pourrait-il aimer ou être aimé? 215 Ethique, II, 44 Corollaire 2 p.177 Cours à l'Université de Vincennes, 20/01/81 217 Ethique IV, chapitre IV de l'appendice, p.459 218 Bible de Jérusalem, Ecclésiaste, 1, 18 219 Ethique, III définition 6 des affects p.309 216 90 a°) Amour de Dieu et amour intellectuel de Dieu Il y aurait un amour bien spécifique de Dieu qui, bien que cause intérieure (immanente) de tout ce qui est serait néanmoins susceptible d'amour, mais d'un amour intellectuel. Tel serait le sens de cet ajout pour le moins inattendu du terme "intellectualis" : "Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce genre de connaissance naît une Joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme cause, c'est-àdire un Amour de Dieu, non pas en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant que nous comprenons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle amour intellectuel de Dieu.220 " L'amour "connaissant" de Dieu peut être dit intellectuel en tant qu'il est appréhendé comme éternel (il ressort donc de la raison qui considère les choses sous l'aspect de l'éternité). L'opposition en filigrane de ce corollaire étant bien sûr entre l'imagination et le présent d'une part et la raison et l'éternité de l'autre : la nature de la raison étant de concevoir les choses "sub specie aeternitatis221", l'amour raisonnant (intellectuel) de Dieu différant du simple amour par son caractère éternel. L'amour de Dieu se rapportant à ce dernier par l'entremise de l'image (amour de l'image, idolâtrie), en tant que nous imaginons sa présence, tandis que l'amor Dei intellectualis affecte l'esprit, en tant que nous comprenons que Dieu est éternel, il repose sur la conception adéquate de son éternité, non sur l'image mais sur le concept (amour du concept, du vrai, philosophie222 ). D'où la proposition suivant immédiatement et qui complète cet aspect que nous avons souligné : "L'amour intellectuel de Dieu qui naît du troisième genre de connaissance est éternel.223 " Notons que nous venons de trouver ce "... bien dont la découverte et la possession" ont "pour fruit une éternité de joie continue et souveraine" dont il était question au tout début du Traité de la Réforme de l'Entendement car comme disait ce même traité, et dans un esprit que l'Ethique approfondira, "... l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit l'âme d'une joie pure 224 ". Si le spinozisme d'alors n'était pas encore totalement constitué, il avait déjà son aspiration fondamentale : une "joie" éternelle (nous reviendrons sur cette expression pour montrer qu'elle est en un sens impropre à décrire la finalité de l'entreprise spinoziste). Dans l'Ethique, ce sera plus 220 Ethique, V, 32 corollaire, p.525 "de natura rationis est sub specie aeternitatis concipere" Ethique, V, 29 démonstration 222 voir Platon et sa conception du naturel philosophe qui réside dans "...l"amour de l'être et de la vérité" (République, livre VII, 501d, Pléiade p.1087) 223 Ethique, V, 33, p.525 224 Traité de la Réforme de l'Entendement §10 221 91 précisément d'une joie accompagnée de l'idée d'une cause -c'est-à-dire un amour- dont il sera question. L'amour de Dieu (ou béatitude) est intellectuel en cela qu'il naît de l'activité la plus haute de la raison : le troisième genre de connaissance, qui est moins une méthode différente du deuxième (qui procède par idées adéquates) que son aboutissement par l'adoption du point de vue de la substance, une connaissance des lois qui régissent mon appartenance au monde et qui m'associe aux autres modes de la nature, connaissance "qui épouse la perspective de Dieu même225" en pensant mon lien avec Dieu. Lorsque mon pouvoir d'être affecté se trouve rempli d'affects actifs (de joie), je me comprends de manière adéquate, c'est-à-dire en tant qu'exprimant ma cause : Dieu. Ce serait donc le caractère rationnel autant qu'éternel (éternel parce que rationnel, ce que la raison aperçoit, elle le voit sous l'espèce de l'éternité) qui distinguerait l'amour de Dieu de l'"amor Dei intellectualis", amour non soumis aux contingences temporelles car éternel. Au fond, dans l'amour intellectuel de Dieu, lorsque l'esprit aime Dieu, c'est en fait, "Dieu <qui> s'aime lui-même d'un Amour intellectuel infini226" et inversement, qui aime Dieu s'aime en partie lui-même : comprenant que je suis moi-même une "part" de Dieu (et plus la "part227 " de moi-même que je comprends de manière adéquate comme celle de Dieu, plus je suis joyeux). L'amour qui anime l'esprit humain envers Dieu est en fait l'amour que Dieu se porte à lui-même : de même que nous avions vu que "… l'Esprit humain est une partie de l'intellect infini de Dieu 228 " l'amour que porte cet esprit à Dieu est partie de cet amour que Dieu se porte à lui-même. Encore une fois, nous pourrions dire que c'est l'amour de Dieu qui aime en moi. De nouveau, l'ambivalence du génitif est pleinement exploitée, il s'agit d'un génitif objectif en même temps que subjectif : l'amour de Dieu désigne à la fois que Dieu est l'objet de l'amour en question, mais aussi qu'il est le "sujet" (la substance) duquel provient cet amour, comme l'atteste clairement ces lignes : "L'amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est l'Amour même de Dieu, dont Dieu s'aime luimême, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'Esprit humain, considéré sous l'aspect de l'éternité, c'est-à-dire, l'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est une partie de l'Amour infini dont Dieu s'aime lui-même. 229 " La mise au jour de l'identité de la connaissance du troisième genre et de l'amour intellectuel de Dieu étant peut-être la meilleure réponse –éventuellement restée incomprise- que Spinoza ait donnée à son excommunication : celui qui aime le plus Dieu est plus proche du scientifique occupé à comprendre l'univers par l'entremise d'une lunette astronomique (qui contemple le ciel une 225 Ethique, introduction de R. Caillois, p.36 Ethique, V, 35, p.529 227 Nous employons le terme "part" en suivant la terminologie spinoziste présente en de nombreux endroits 228 Ethique, II, 11 corollaire, p.113 229 Ethique, V, 36, p.529 226 92 nuit d'été contemple du même coup Dieu) que du fanatique qui prêche sans relâche, ne cherchant sa vérité que dans le Livre, dans l'idée très augustinienne 230 que ceux se qui se croient au dedans de l'église sont en fait au dehors et, qu'inversement, ceux que l'on croit dehors sont en fait dedans. b°) La "stabilité" de l'amour intellectuel de Dieu et la transitivité de l'affect Avec le troisième genre de connaissance, la différence Dieu – homme - monde est en un sens atténuée puisque Dieu est identifié à la nature (Deus sive Natura) et que l'homme se pense comme un mode de Dieu, comme une manière d'être de ce dernier. Le troisième genre de connaissance est donc une connaissance synoptique par excellence : voir tout sous l'angle de l'unique substance. Suivant ce point de vue, l'homme n'est pas pensé comme un être différent de Dieu, mais comme un mode qui l'exprime : envisagé comme corps, il est "... un mode qui exprime d'une façon définie et déterminée, l'essence de Dieu en tant qu'elle est considérée comme chose étendue231 ", en tant qu'esprit, il sera "… une partie de l'entendement infini de Dieu232 ". Nous avons vu que connaître par le troisième genre de connaissance était synonyme de béatitude. Cependant, aux dires mêmes de Spinoza,"... si la Joie consiste dans le passage à une plus grande perfection, la béatitude, à coup sûr, doit consister en ce que l'Esprit est doté de la perfection même233 ". Or, nous avons vu que ce qui qualifiait l'affect était une transitivité, un "passage" d'une certaine perfection à une autre, qu'elle soit inférieure ou supérieure. Ce dont il est question dans la Béatitude ne peut donc, à juste titre, prendre le nom de joie, la béatitude désignant, comme nous venons de le voir, "la perfection même". Il y a lieu, en conséquence, d'observer les précisions terminologiques que Spinoza met en place afin de faire droit à ces remarques. Notons d'abord que lorsque Spinoza parle de la béatitude, il n'en parle jamais en termes de "joie" mais lui préfère par exemple l'expression "satisfaction de l'âme" <animi acquiescentia> : 230 cette opposition du dehors et du dedans se retrouve abondamment chez Saint Augustin, notamment dans la Cité de Dieu. 231 Ethique, II, définition 1, trad. Caillois 232 Ethique, II, 11 corollaire, trad. Caillois 233 Ethique, V, 33 scolie, p.527 93 "… la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu234 ". La proposition 32 du De Libertate nous livre encore un indice : "Quicquid intelligimus tertio cognitionis genere, eo delectamur et quidem concomitante idea Dei tanquam causa." : ce qui nous semble devoir se traduire comme ceci : "Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous donne du plaisir, et cela s'accompagne de l'idée de Dieu comme cause235 ", et non comme Caillois qui traduit "delectamur" par "procure de la joie". Certes, Spinoza identifie béatitude est amour intellectuel de Dieu et, comme nous l'avons vu, l'amour est avant tout un affect en tant qu'il est défini comme une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, mais l’ajout du terme intellectuel singularise cet amour de l’amour commun et surtout, le concept d'affect trouve ici ses limites car il désigne une transitivité là où la béatitude est une perfection atteinte. L'affect ne convient donc pas à penser la continuité, la stabilité intrinsèque à la béatitude, comme l'indique l'intervention de ce complément terminologique qu'est l'animi acquiescentia. Si la joie est par définition passagère, la satisfaction en diffère en ce qu'elle est continuelle. L'expression du début du Traité de la Réforme de l'Entendement "une éternité de joie continue et souveraine" est donc antithétique : la transitivité de l'affect de joie impliquant la durée, une joie ne peut être, à proprement parler, éternelle car ce serait mettre dans l'éternité quelque chose qui varie, du changement dans ce dont l'essence est de ne pas changer. Spinoza est donc conséquent lorsqu'il différencie le bien dont il s'agit dans la béatitude et le bien en lequel réside la joie. Cette insuffisance du concept de joie était d'ailleurs sous entendue lorsque, qualifiant la satisfaction de l'âme résultante de l'amour de Dieu, il employait l'expression : "...c'est une Joie, s'il m'est encore permis d'user de ce vocable 236 " Nous rectifions ce que nous avancions plus haut lorsque nous affirmions que c'est après un affect que court le spinozisme, la béatitude n'est finalement pas pensée sous l'égide de l'affect et l'Ethique, dans sa visée ultime, est moins une éthique de la joie (passagère) que celle de la satisfaction. Nous dirons donc que l'amour intellectuel de Dieu préserve son éternité en étant davantage une satisfaction (et non une joie, même si les concepts sont finalement assez voisins) avec l'idée de Dieu comme cause non plus extérieure ou transitive mais immanente. Ce sont là, nous semble-t-il, les différences entre "amour" et "amour intellectuel de Dieu" 234 Ethique, IV, appendice, chapitre IV, p.459 Ethique, V, 32, p.525, nous soulignons 236 "Nous comprenons par là clairement en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes. (...) Car, cet amour se rapporte à Dieu ou bien à l'Esprit, c'est à bon droit qu'on peut l'appeler Satisfaction de l'âme (Animi acquiescientiam), laquelle en vérité ne se distingue pas de la gloire (...) Car, en tant qu'il se rapporte à Dieu (par la Prop.35 de cette p.), c'est une Joie, s'il m'est encore permis d'user de ce vocable, qu'accompagne l'idée de soi, et de même aussi en tant qu'il se rapporte à l'Esprit (par la Prop. 27 de cette p.)" (Ethique, V, 36, Scolie p.531) 235 94 d'une part et entre "joie" et "satisfaction" de l'autre, même si le problème est peut être plus compliqué que ce que nous en avons dit. Le rôle conceptuel de l'affect s'arrête donc aux portes de la béatitude et passe le relais à la "satisfaction intérieure" pour exprimer ce bien en lequel réside la béatitude que la joie passagère ne pouvait traduire. Telle est du moins l'évolution de la terminologie que nous avons constatée. Conclusion : La lecture de l'Ethique que nous avons entreprise en portant l'attention sur ce que nous avons appelé une partition, un départage de l'être – affecté, nous a permis de mieux cerner la portée de ces deux concepts d'affectio et d'affectus, importance que les titres de deux des cinq livres de l'Ethique laissaient présager. L'affection et l'affect nous sont ainsi apparus moins comme deux choses totalement différentes l'une de l'autre que comme deux modalités (l'affect étant l'affection en tant qu'elle augmente ou diminue la puissance d'agir) de ce que, faute de nom déjà existant, nous pourrions appeler sans connotation sentimentale exclusive, l'affectivité. L'examen individuel de ces deux notions que nous avons d'abord entrepris nous a révélé, quoiqu'en dise Spinoza (ce dernier étant clair : "Le Corps humain peut être affecté de bien des manières qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres qui ne rendent sa puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite", affirmation dont la nature même de "Postulat" avait éveillé en nous la conscience d'une difficulté) une sorte d'incertitude sur le statut de l'affection, difficulté que nous nous sommes contentés de souligner et qui explique peut–être le flottement néanmoins tout à fait critiquable de nombre de traductions. Nous avons pu par la suite nous rendre compte de l'importance –justifiant le fait qu'au moins deux livres ainsi que ce mémoire y soient consacrés- du rôle joué par l'affect concernant les grandes questions abordées dans l'Ethique, l'affect de joie traduisant à la fois le bon, le vrai, et le libre. L'issue de notre recherche nous ayant montré les limites du concept d'affect (de joie), l'éternité de "joie" en laquelle consiste la béatitude nous est apparue comme incompatible avec la transitivité de l'affect, nous avons pu voir comment Spinoza la pensait davantage comme "animi acquiescentia", comme une "satisfaction" plutôt que comme une joie. L'affect s'est alors révélé comme ayant une imbrication avec des problèmes en apparence différents, 95 lesquels se sont révélés finalement proches. Si le rôle du concept de substance est fondamental dans le spinozisme, l'affectivité s'est révélée être comme le prisme où différentes questions se trouvent reflétées en un seul point. Une suite logique de ce travail serait d'examiner la postérité de la conception spinoziste des affects et de montrer comment s'opère déjà chez Spinoza une désubjectivisation de l'homme que Descartes venait tout juste de penser en termes de subjectivité. Bibliographie : I. Oeuvres de SPINOZA : 1°) SPINOZA, Ethique, trad. R.Caillois, collection folio essais, Gallimard, 1954 2°) SPINOZA, Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, collection "L'ordre Philosophique", éditions du Seuil, Paris, 1988 3°) SPINOZA, Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, troisième édition (traduction revue), collection "Essais", Editions du Seuil, Paris, 1999. La version latine de l'Ethique sera celle établie par Carl Gebhardt en 1925 et qui figure dans cette traduction bilingue. 4°) SPINOZA , Les Principes de la Philosophie de Descartes (publiés en 1663) 5°) SPINOZA , Pensées métaphysiques, Œuvres I, tr. C. Appuhn, GF (publiées en 1663) 6°) SPINOZA , Traité de la Réforme de l'Entendement, trad. A. Koyré, Vrin, Paris, 1994 7°) SPINOZA , Court Traité, in Oeuvres Complètes, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954 8°) SPINOZA , Correspondance, in Oeuvres Complètes, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954 9°) SPINOZA , Traité Théologico-politique, éd. GF, trad. C. Appuhn, 1965 II. Commentaires : 1°) ALAIN, Spinoza, Gallimard, Paris, 1965 2°) ALQUIE, Ferdinand, Le Rationalisme de Spinoza, P.U.F "Epiméthée", Paris, 1981 3°) BRUGERE F. et MOREAU P-F (sous la direction de) Spinoza et les affects, Presses de l'Université de Paris - Sorbonne, 1998 96 4°) DELBOS, Victor, Le Spinozisme, Vrin, Paris, 1968 5°) DELEUZE, Gilles Cours à l'Université de Vincennes. 6°) DELEUZE, Gilles Spinoza Philosophie Pratique, Les Editions de Minuit, Paris, 1981 7°) DELEUZE, Gilles Spinoza et le Problème de l'Expression, Les Editions de Minuit, Paris, 1968 8°) FRAISSE, Jean-Claude, L'Oeuvre de Spinoza, Vrin, Paris, 1978 9°) GUEROULT Martial, Spinoza Dieu (Ethique, 1), Aubier-Montaigne, Paris, 1968 en particulier Appendice n°10, "La réfutation spinoziste de la conception cartésienne des corps." 10°) GUEROULT Martial, Spinoza De L'âme (Ethique, 2), Aubier-Montaigne, Paris, 1974 11°) JAQUET, Chantal L'unité du corps et de l'esprit, Affects, actions et passions chez Spinoza, PUF, Quadrige, Paris, 2004 12°) MARION, Jean-Luc Questions Cartésiennes, PUF "Philosophie d'Aujourd'hui, Paris 1991 : chap. VI "L'EGO altère-t-il autrui? " 13°) MISRAHI Robert, Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Le Plessis-Robinson, 1998 RAMOND Charles, Le Vocabulaire de Spinoza, Ellipses, Paris, 1999 14°) WICTOR, Fabien, Le contentement sur le chemin de la Liberté. L'évolution de l'affect d'acquiescentia dans l'Ethique de Spinoza (T.E.R de maîtrise) 15°) ZAC, Sylvain, L'Idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, PUF, Paris, 1963 III. Articles : 1°) ALAIN, « Valeur morale de la joie d’après Spinoza » in Revue de Métaphysique et de Morale, VIIe année, 1899, pp. 759-764. 2°) BOYER Alain, "Supprimer le doute. La réécriture spinoziste du cartésianisme" in Les Etudes Philosophiques, novembre 2004"Descartes-Spinoza" , P.U.F pp.485-507 3°) KAPLAN, Francis, "Réflexions sur la définition de Dieu chez Spinoza" in Les Etudes Philosophiques, juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.341-351 4°) LAGNEAU, Jules "Quelques notes sur Spinoza", in Célèbres leçons et fragments, P.U.F, Paris, 1964 97 5°) LEVERT, Paule, "La croyance en la liberté chez Spinoza" in Les Etudes Philosophiques, juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.351-357 6°) MATHERON, Alexandre, "Remarques sur l'immortalité de l'âme chez Spinoza", in Les Etudes Philosophiques, juillet-septembre n°3 1972, P.U.F pp.369-379 7°) MUGNIER-POLLET, Lucien, "Esquisse d'une axiologie de Spinoza" in Les Etudes Philosophiques, juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.385-399 8°) TERESTCHENKO, Michel, "Le pur souffrir de l'âme : rationalité et affectivité chez Descartes" in Les Etudes Philosophiques, novembre 2004"Descartes-Spinoza" , P.U.F pp. 441-461 Dictionnaires, encyclopédies consultés : Encyclopédia Universalis, et particulièrement les articles : "Spinoza et Spinozisme" Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, et arts et des métiers, 17 vol., Paris, 1751-1772 article "Spinoza" Dictionnaire étymologique de la langue française, J. PICOCHE, Robert, Paris, 1994 Le Robert pour tous, Paris, 1994 L'apport freudien. Elements pour une encyclopédie de la psychanalyse, Dictionnaire Bordas, sous la direction de Pierre KAUFMANN, édition Bordas / VUEF, 2003 en particulier l'article "Affect" DESCARTES : L'édition de référence est, sauf indication contraire, l'édition Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1897-1913 Discours de la méthode Méditations Métaphysiques, suivies des objections réponses Principes de la philosophie Correspondance Passions de l'âme 98 RODIS-LEWIS, Geneviève, Descartes, textes et débats, livre de poche, Paris, 1984 Autres Ouvrages cités : ALAIN, Préliminaires à la Mythologie, in Les Arts et les Dieux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1958 ARISTOTE, Métaphysique, tomes I & II, traduction J. TRICOT, Vrin, Paris, 1991 BERGSON, Henri, L'Energie Spirituelle, édition P.U.F Quadrige, Paris, 1996 BERGSON, Henri, L'Evolution Créatrice, édition P.U.F, Paris, 1984 Bible de Jérusalem JANKELEVITCH, Vladimir, La Mort, édition Flammarion, Paris, 1966 LEIBNIZ, Die philosophischen Schriften, édition C.l Gerhardt, Berlin, 1875-1890 MONTAIGNE, Essais¸ édition Garnier-Flammarion NIETZSCHE, Ecce Homo, trad. A. Vialatte, Gallimard, Paris, 1942 NIETZSCHE, Généalogie de la Morale, trad. I. Hildenbrand et J. Garien, Gallimard, Paris, 1971 PASCAL, Pensées, in Oeuvres Complètes, édition Brunchvicg, Boutroux et Gazier, coll. Les Grands Ecrivains de la France, 14 vol., Paris, 1904-1914 PLATON, Oeuvres Complètes, trad. L.Robin, 2 vol. , Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1940-1942 PROUST, Du Côté de chez Swann, in A la Recherche du Temps Perdu, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1987 SCHELLING, Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature in "Œuvres Métaphysiques", édition Gallimard, la pagination est donnée dans l'édition intégrale allemande S.W 99 Table des matières : Remerciements p.1 Introduction p.3 Première partie : L'affection (affectio) p.8 1°) L'affection comme seconde alternative de ce qui est (mode) p.10 2°) Précisions terminologiques, affection et mode : p.12 3°) Le problème de la définition p.14 4°) Le statisme de l'affection p.16 5°) Causalité et expression p.20 6°) L'affection comme un type d'idée p.24 7°) Affection et conscience, la thématique de l’inconscient p.26 8°) Le postulat (III, postulat 1) de modifications (affections) n'augmentant ni ne diminuant la puissance d'agir comme rendant possible l'affection p.29 100 Deuxième partie : L'affect (affectus) p.35 1°) Le dynamisme de l'affect : la variation de la puissance d'agir comme critère de démarcation à l’égard de l'affection p.36 2°) Que le "passage" que désigne tout affect n'est pas le fait d'une subjectivité où l'esprit comparerait deux affections p.38 3°) L'augmentation et la diminution de la puissance d'agir comme départage entre deux types d'affects (joie et tristesse) p.41 Joie-"mentale" et joie-"corporelle", le caractère corporel de l'affect ("Nostri corporis affectus" ) p.44 4°) La quadruple partition de l'affect à l'égard de la variation de la puissance d'agir : Augmentation, diminution, aide et "entrave" La nature "associative" de l'affect 5°) L'action et la passion comme départage de deux types d'affects p.45 p.47 p.49 6°) Comment action et passion ne recouvrent pas totalement augmentation et la diminution de la puissance d'agir (dualité de la joie). Joie-passion, joie-action p.54 a°) La joie-passion p.56 b°) La joie-action p.57 7°) Le problème des définitions p.59 8°) Affects et identité. p.62 101 Troisième partie : Le rôle du couple affection-affect dans le traitement des grands problèmes philosophiques abordés dans l'Ethique. p.65 1°) Le salut dans la joie comme but proposé de l'Ethique p.68 2°) Affectivité et connaissance : p.69 a°) L'affection comme essentielle à la connaissance p.69 b°) La quête de la connaissance comme une quête de joie. Connaître et être joyeux : une connaissance joyeusement intéressée. p.72 3°) Affectivité et "moralité", la valeur morale de la joie p.74 a°) Le bon et l'utile, le mauvais et le nuisible p.79 b°) La relativité du bon et du mauvais p.81 4°) Affectivité et liberté La puissance du vrai réfugiée dans l'affect 5°) Affectivité et béatitude a°) Amour de Dieu et amour intellectuel de Dieu p.84 p.87 p.88 p.90 b°) La "stabilité" de l'amour intellectuel de Dieu et la transitivité de l'affect p.93 102 Conclusion p.95 Bibliographie p.96 103