Affectio et affectus dans l`Ethique de Spinoza

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Université de Bretagne Occidentale (Brest)
Faculté des Lettres
Département de Philosophie
T.E.R de Master 1 de Philosophie
Affectio et affectus dans l'Ethique
de Spinoza
Présenté par : Nicolas CERTENAIS
Sous la direction de Jean-Christophe BARDOUT, Maître de Conférences
Septembre 2005
Remerciements :
Mes remerciements et ma gratitude vont à l'ensemble de mes professeurs qui ont su me
guider au cours de ces quatre années de formation ainsi qu'à mes camarades de la promotion
avec qui j'ai toujours pu converser avec autant de plaisir que d'intérêt. Je remercie également
mes proches pour leur soutien.
2
"L'examen des termes est le commencement de la sagesse"
(Proverbe grec antique)
3
Introduction :
"Une substance est antérieure de nature à ses affections 1", ainsi commence la toute
première proposition du livre un de l'Ethique. Si la pensée de Spinoza a pu être présentée
comme une pensée panthéiste où le Dieu substance-unique tenait la place centrale, nous
pouvons remarquer que Spinoza débute son oeuvre maîtresse, à savoir l'Ethique, par une mise
en relation de ces deux concepts de substance et d'affection, annonçant d'emblée la solidarité,
la sorte de parité de ces deux notions. En effet, la proposition inaugurale anticipe le premier
axiome de l'Ethique, sorte de dichotomie -à l'inverse d'Aristote, exhaustive2- du sens de
"être" : "Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose", l'être en soi ("ce qui est en soi et est
conçu par soi") devenant synonyme de substance alors que ce qui est en autre chose se trouve
doté d'un nom : mode (affection). Ainsi, cette œuvre construite comme un traité de géométrie
suit bel et bien un ordre, au sens défini par ce qui apparaît à bien des égards comme un des
maîtres à penser de Spinoza, à savoir Descartes : "L'ordre consiste en cela seulement, que les
choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, que les
suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules
choses qui les précédent.3". Spinoza ne fait donc rien sans "ordre", sans qu'une "chose
proposée", une proposition, ne découle d'une autre qui la précède, d'une définition ou encore,
d'un postulat. A ce caractère "principal" (car premier) du concept d'affection, s'ajoute un
autre, central : l'Ethique, écrite en cinq parties, a pour titre du livre troisième (et donc, au sens
littéral, central) De Origine Et Natura Affectuum4, et pour preuve de l'importance de ces
1
L'édition de l'Ethique citée sera, lorsque rien n'est précisé, la traduction de B. Pautrat (la troisième édition) qui
nous a semblée la plus fidèle à l'esprit du texte latin. Le numéro de page donné après les références propres à
l'Ethique renverra à cette traduction. Par commodité, nous désignerons le livre 1 par l'abréviation De Deo, le II,
par De Mente, le III, par De Affectibus, le IV, par De Servitute, le V, par De Libertate.
2
Spinoza fermant la fameuse "énigme de Z trois", selon l'expression de J. Beaufret (Dialogues avec Heidegger,
tome III, "L'énigme de Z, 3"), où Aristote indique l'insuffisance de son discours à déterminer exhaustivement le
sens de "être", l'irréductibilité de l'oÙs …a à l'Øpoke menon
ˆ
:
"Nous avons maintenant donné un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu'elle
est ce qui n'est pas prédicat d'un sujet, mais que c'est d'elle que tout le reste est prédicat. Mais nous ne devons pas
nous borner à ces remarques, qui ne sont pas suffisantes." (Aristote, Métaphysique, Z, 3, 1029a, trad. Tricot p.
242 ). Spinoza clôt ce qu’Aristote avait ouvert par la restriction de tout ce qui est à la substance ou au mode (qui
est mode de la substance, n'ayant pas d'existence autonome possible), comme nous le verrons plus loin. Mais la
terra incognita reste la substance dont nous connaissons que deux attributs parmi une infinité.
3
Descartes, Méditations Métaphysiques, Réponses aux secondes objections, éd. Adam Tannery (désormais citées
A.T) tome IX 1, p.121
4
Ces observations, pouvant paraître fantaisistes, font droit au fait que les auteurs plus anciens étaient beaucoup
plus sensibles à la construction d'un livre que nous autres modernes et Spinoza d'autant plus qu'il était persécuté,
la persécution influant, en ce sens, sur l'art d'écrire.
4
notions, deux des cinq livres de l'Ethique (le troisième et le quatrième) portent dans leur titre
le mot "affect" et se proposent d'analyser ce dernier.
Le problème de la traduction
Pourtant, déjà, une observation s'impose : si nous pouvons, à juste titre, nous
demander si par delà le côté rhétorique de ce caractère principal et central que nous
remarquons –et nos analyses reposent bien évidemment sur un ensemble d'éléments plus
solides que cette triviale mais néanmoins interrogative remarque (l'Ethique semble, dans sa
construction, faire attention à l'ordre dans lequel elle présente les choses)- il y a bien,
conceptuellement, une importance aussi grande de cette notion. Le problème se redouble dès
lors que nous observons que ce n'est pas une notion à laquelle nous avons affaire, mais deux.
En effet, Spinoza emploie d'abord le terme "affectio" ("Substantia prior est natura suis
affectionibus." Ethique, I, 1) mais use du terme "affectus" dans le titre des livres trois et
quatre. Dès lors cette question : la proximité lexicologique des deux termes traduit-elle une
simple identité des deux concepts faisant que Spinoza emploie un vocabulaire flottant (l'un
étant finalement synonyme de l'autre), ou faut-il voir dans cette différence certes ténue, une
distinction stricte, conceptuelle? La question ne fait que se renforcer au fil de la lecture de
l'Ethique : la présence du terme affectus ne se limite pas aux seuls titres des livres trois et
quatre, il n'est pas une simple coquille ou un hapax, les deux termes se retrouve tout au long
de l'œuvre et la jalonne comme pour marquer deux concepts bel et bien distincts. Soyons plus
précis : les deux termes sont présent dans le texte latin, certaines traductions perdant
totalement la proximité lexicale des deux concepts. Ainsi, à titre d'exemple, Saisset traduit la
première proposition de l'Ethique en rendant "affectio" par affection, alors que pour le titre de
la troisième partie, il traduit "affectus" par "passion", ce qui constitue, nous le verrons (tout
"affectus" n'est pas passif), une grave faute d'interprétation. Le problème de la traduction
ayant au moins le mérite de clarifier les choses : que faut-il entendre au juste par affectio et
affectus? Faisant droit à ces questions, il s'agira de montrer la distinction rigoureuse des deux
concepts (notons que Bernard Pautrat, dans sa note préliminaire à la traduction de l'Ethique5,
fait largement mention de ce problème précis comme stimulant pour une large part sa
nouvelle version), de montrer comment l'un ne recouvre pas l'autre, comment l'un (affectus)
suppose l'autre sans s'y réduire et comment ils se complètent dans l'économie de l'Ethique.
5
Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, collection "L'ordre Philosophique", éditions du Seuil, Paris, 1988
5
Plan, enjeux
Notre travail semble dès lors devoir se planifier de la sorte : à partir de ce problème de
traduction et donc de compréhension (toute traduction, qu'elle le sache en l'assumant ou non,
est interprétation), nous nous attacherons d'abord à travailler la distinction, la (voire les)
définition(s) de l'un et de l'autre en montrant les critères de différenciation présentés par
Spinoza lui-même, mais aussi les éventuelles difficultés posées par ces définitions, travail
dont nous nous occuperons en nous pliant à l'ordre d'apparition de ces deux concepts :
l'"affectio" apparaissant dès la toute première proposition, ce sera naturellement d'elle que
nous traiterons d'abord, nous en servant comme d'un fil d'Ariane pour entrer en matière, pour
ensuite employer cette esquisse comme une sorte de contre-épreuve qui, dans certaines
limites, dessinera en creux l'"affectus" dont nous traiterons dans une seconde partie, suivant
toujours l'ordre suivi par Spinoza et en essayant de le démarquer de son concept voisin. Nous
tâcherons donc simplement de lire la "partition" que Spinoza semble opérer sur l'être - affecté
(partition en affection – affects, puis partition des affects en action et passion, primitifs et
composés, puis en "bon" et "mauvais" –joie et tristesse- à l'égard de leur retentissement sur la
puissance d'agir). Ces deux premières étapes effectuées nous permettront de nous mettre
d'accord sur le sens des termes utilisés. Nous atteindrons notre souci de compréhension en
nous attachant finalement, dans une troisième partie, à montrer l'importance qu'occupent ces
deux concepts dans tous les grands problèmes philosophiques traités par Spinoza, travail qui
tâchera de considérer ces deux concepts non plus isolément, mais en portant un regard plus
global sur le rôle qu'ils jouent. Nous montrerons comment la résolution de ces questions se
fait au moyen de ces deux notions (l'ensemble de ces problèmes trouvant, comme nous le
verrons, leur unité autour de la tâche que le titre de l'œuvre annonce d'entrée de jeu : affirmer
une Ethique cohérente et démontrée à partir de fondements solides, plutôt qu'imposer de
manière arbitraire et dogmatique une morale tirée d’on ne sait où, d'opinions obscures ou de
croyances invétérées). Le travail se résumera donc, simplement, à éclairer ces deux notions,
mais de deux manières différentes : d'abord une approche de l'une et de l'autre dans leur
spécificité, puis, en tant qu'appareils conceptuels de l'Ethique, en tant que porteurs (et le
travail consistera à en déterminer, à sa juste valeur, l'importance) de la pensée spinoziste. Il
s'agira donc de cerner ces deux notions, avec entre autres moyens de compréhension, bien
sûr, la lecture et relecture de l'Ethique, mais aussi par la confrontation avec ce qui constitue
pour une large part le paradigme philosophique de l'époque : le cartésianisme, confrontation
6
consistant à montrer le double mouvement de provenance et d'émancipation6 de la pensée
spinoziste à l'égard de la cartésienne. Si cette confrontation avec Descartes n'est pas toujours
très fructueuse lorsque nous la portons directement sur la question des affects (rien -ou très
peu de choses- chez Descartes n'est vraiment thématisé, à proprement parler, sous le nom
d'affects) porte néanmoins ses fruits dès lors que nous observons comment des problèmes
apparemment éloignés de cette question influent pourtant directement sur le point de vue de
Spinoza sur ces derniers. Ainsi, à titre d'exemple, le refus du dualisme cartésien au profit
d'une substance unique (qui était en un sens déjà latente chez Descartes7), amène Spinoza à
utiliser un discours mixte sur l'affection (du corps ou de l'esprit envisagé distinctement, du
corps et de l'esprit envisagées comme deux modes finis d'une même substance infinie) lui
permettant ainsi de concevoir la perception en faisant l'économie de l'action d'une substance
"corporelle" sur une autre "spirituelle" (action d'un corps et passion d'une âme qui avait servi
de modèle épistémologique pour analyser, précisément les Passions de l'âme, devenues quasisynonymes, chez Descartes, de sentiments8). Les problèmes traditionnels relatifs à l'union de
l'âme et du corps (connaissance, liberté et salut) se trouvant, pour le coup, pensés à nouveaux
frais sous l'égide, notamment (il ne faut pas négliger l'importance du concept fondateur de
substance unique qui sous-tend cela, nous y reviendrons), du couple conceptuel "affectioaffectus", leur proximité lexicale en même temps que leur divergence conceptuelle montrant
tout l'enjeu du problème : penser ce qui était auparavant davantage conceptualisé comme le
propre du corps (l'affection) en rapport avec ce qui était antérieurement pensé comme propre à
l'âme, (« sentiments », connaissance, volonté...). Tout l'art de Spinoza étant de distinguer deux
concepts -pourtant impensables l'un sans l'autre- au moyen d'une terminologie indiquant
6
cette confrontation n'est pas l'objet de ce master : il ne s'agit pas de traiter du rapport Spinoza-Descartes
relativement à ce thème de l'affectivité, mais d'utiliser cette confrontation uniquement lorsqu'elle nous permet
d'y voir plus clair.
7
"Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a
besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explication de ce mot,
n'avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose
créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C'est pourquoi on a
raison dans l'École de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c'est-àdire qu'il n'y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui et à
elles : mais parce qu'entre les choses créées quelques-unes sont de telle nature qu'elles ne peuvent exister sans
quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en
nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances " (Principes de la
Philosophie, I, 51 ; A.T IX 2, 47) Spinoza faisant, à cet égard, preuve d'un "cartésianisme outré", selon
l'expression de Leibniz (Théodicée, §393), s'engouffrant dans certaines portes laissées entrebaîllées par
Descartes
8
"...pour Descartes, il en est tout autrement. La passion (équivalant à ce que Spinoza appelle sentiment) est un
état de l'âme causé par le corps. Si donc, en elle, l'âme est passive, c'est parce que, corrélativement, le corps est
actif." (Le Rationalisme de Spinoza, p.283 note 2) Nous pensons qu'il faut nuancer ce propos, par ailleurs exact,
puisqu'il y a bien chez Descartes des "émotions intérieures " où l'âme est à la fois active et passive (cf. Passions
de l'âme, art.147) et que pour Spinoza, tout affect (plutôt que sentiments) n’est pas nécessairement une passion,
comme l’atteste la joie action.
7
judicieusement cette affiliation en même temps que cette différence (affiliation conceptuelle
et proximité orthographique expliquant pour le coup la mésentente de certains traducteurs –
Saisset, Appuhn et même parfois Caillois- qui ont soit conçu cette affiliation comme une
synonymie ou ont mélangé les deux d'une terminologie approximative). Les deux termes
indiquant par leurs noms-mêmes leur similitude et leur différence, nous comprenons mieux la
genèse de ces deux notions, ce pourquoi Spinoza a choisi ces termes et surtout, ce qui rend
possible l'erreur commise par certaines traductions, perdant soit le sens précis des termes, soit
la précieuse proximité orthographique. Le but de ce travail étant relativement modeste :
simplement repérer et expliquer la différence des deux notions afin d'en dégager le sens précis
(et au besoin, de souligner les difficultés, solubles ou insolubles), puis montrer leur rôle dans
le cadre général de l'Ethique, simplement suivre et recenser ce que nous en dit Spinoza (lire la
partition de "l'affectivité" que nous semble être dans une certaine mesure l'Ethique), nous
laisser guider par le fil du texte plutôt que le forcer au gré d'une lecture trop hâtive, tâchant de
retrouver ce dernier lorsqu'il devient moins manifeste. Si les premiers philosophes avaient en
tête ce proverbe grec antique : "l'examen des termes est le commencement de la sagesse",
nous avons cru qu'une meilleure compréhension de Spinoza en passait par l'examen de ces
deux concepts. Le travail qui va suivre tâchera humblement de poursuivre ce but.
8
Première partie : L'affection
9
Introduction
-Comme tout bon exercice de mathématique, l'Ethique commence par définir les
termes qu'elle emploiera pour résoudre un certain nombre de problèmes. Il s'agit, avant de
commencer, de s'entendre sur le sens précis des termes employés, tant les différentes écoles
philosophiques ont connoté différemment tel ou tel concept. Ainsi, en toute logique, Spinoza
commence son propos par des "définitions", mais déjà, si tout "problème" mathématique part
d'une question dont la réponse n'est possible qu'après avoir aperçu le problème (une
problématisation de la question), ou du moins après s'être demandé en quoi la question se
pose et ne va pas de soi, il n'y a ici ni question, ni introduction ou préface qui nous
indiqueraient de quoi "il s'agit". L'Ethique, à la différence des problèmes d'arithmétiques
familiers aux enfants, ne commence pas par une question. Juste un titre, l'Ethique, suivie
d'une page où il est écrit "ETHIQUE démontrée selon l'Ordre Géométrique ET divisée en cinq
Parties dans lesquelles il s'agit,"... puis suit le sommaire des cinq parties. Ainsi, de l'aveu
même de Spinoza, "il s'agit" des choses invoquées par les titres des cinq différentes parties qui
découpent l'"éthique" que l'œuvre a justement pour titre, à savoir partir de Dieu pensé comme
l'unique substance immanente au monde auquel il s'identifie (1er livre) pour aller jusqu'à la
"liberté humaine" (livre cinq), dans l'idée, comme nous l'avons mentionné plus haut, d'un
ordre où il s'agit de partir du principe pour arriver à la conséquence, de Dieu à l'homme et ce,
sans hiatus d'une quelconque transcendance. Il est donc question, en suivant ce que nous dit
Spinoza, de démontrer l'Ethique : formule surprenante tant l'esprit n'est pas habitué à cette
sorte de mathématisation ou plutôt de géométrisation de la "morale" en même temps que
l'ébauche, déjà, d'une généalogie9 de celle-ci. Cette "morale" (s'il nous est permis de nous
exprimer ainsi, car il s'agira moins du bien et du mal que du bon et du mauvais) étant
généralement conçue comme une branche à part entière de la philosophie, rigoureusement
distincte des mathématiques. La démonstration de l’Ethique sera pourtant ce à quoi se livrera
Spinoza en envisageant les objets respectifs des cinq livres comme pensables au moyen d'une
même aune : la raison conduisant la pensée suivant l'ordre géométrique. D'où ce que
Ferdinand Alquié nomme avec justesse le Rationalisme de Spinoza, ou plutôt, nous
permettant d'ajouter ce qui nous semble le sous-entendu de son titre, le rationalisme absolu de
9
Généalogie en ceci que Spinoza explique en divers endroits la formation des concepts de bien et de mal : "La
connaissance du mal est une connaissance inadéquate." (Ethique, IV, 64, p.441) ou encore "Si les hommes
naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et de mal, aussi longtemps qu'ils seraient libres." (id,
IV, 68, p.447)
10
Spinoza, faisant suite à son immanentisme et à son refus des causes finales10 : la raison se voit
accorder un empire absolu, sans restrictions ni frontières, sans un champ d'investigation qui
lui demeurerait interdit par quelque principe transcendant, qu'il soit, à l'instar de la pensée
chrétienne11, Dieu, décrets divins ou causes finales ultimes.
1°) L'affection comme seconde alternative de ce qui est
Cependant, si la Substance est bien "antérieure (prior) de nature à ses affections12 ", il
y a lieu de remarquer avec Charles Ramond qu' "elle ne se présente jamais telle quelle, mais
toujours par l'intermédiaire de ses "affections" : et c'est le sens même de l'immanentisme
spinoziste que de ne pas considérer les "affections" comme des "apparences" ou des "reflets"
ontologiquement dégradés, ou déficients, mais bien comme des "choses singulières, ou
"particulières" exprimant pleinement la nature de la Substance.13 ". C'est ce que nous
pourrions appeler l'univocité relative de l'être : univocité car il n'y a qu'une seule substance
(être c’est être substance), relative car nous n'en connaissons que deux attributs (infinis en
leur genre, ils ne sont pas limités par une chose de même nature) parmi un nombre infini
d'autres (de natures différentes) et relative surtout, en ce que cette unité n'en comporte pas un
mais plusieurs attributs que les modes expriment (être c’est être pensant, être étendu, etc.). Si
les définitions III, IV et V peuvent apparaître comme un cheminement de l'infini au "fini", de
la substance (définition III) au mode (même s'il y a bien des modes infinis), en passant par
l'intermédiaire de l'attribut (définition IV) le "fini" n'est pas séparé de l'infini par une
quelconque création issue d'un être transcendant. Nous mettons "fini" entre guillemets, en
raison du statut de ce dernier qui n'est jamais pour Spinoza qu'une façon de parler, comme
indiqué quelques lignes auparavant dans la définition II : "Est dite (dicitur) finie en son genre,
la chose qui peut être bornée par une autre de même nature."14, étant, comme l'avançaient déjà
10
"Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)" (Ethique, I, 18 p.51) et
"La nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite, et (...) toutes les causes finales ne sont que des fictions
humaines" (Ethique, I, appendice, pp.83-85)
11
"Rm 11 33- O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et
ses voies incompréhensibles ! Rm 11 34- Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en fut jamais
le conseiller ?" (Saint Paul, Epîtres aux Romains, Bible de Jérusalem)
12
Ethique, I, 1, p.19
13
Charles Ramond, Le Vocabulaire de Spinoza, p.13
14
Ethique, I définition 2, p.15
11
les Pensées Métaphysiques, davantage une "distinction de raison15" qu'une distinction réelle,
ou encore, comme dans la célèbre lettre XII à Meyer sur l'infini, résultant d'"une manière
abstraite" de concevoir les choses16. En quoi cette distinction substance – attribut - mode (fûtelle de raison) a-t-elle à voir avec l'affection? Spinoza identifie dans cette cinquième
définition (nous le verrons, ce n'est qu'une première ébauche de sa terminologie) le mode aux
affections de la substance ("Par mode, j'entends les affections de la substance, autrement dit
ce qui est en autre chose. Par quoi il est aussi conçu17 ") donnant ainsi un nom à la sorte de
dichotomie du "sens" d'être présente dans la définition III18, distinction posant les deux
alternatives de ce qui est : 1°) "ce qui est en soi, et se conçoit par soi" et -nous laissant deviner
la seconde que la définition V explicitera- 2°) "ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi
par cette chose." Nous pouvons déjà noter que c'est une définition aussi bien ontologique ("ce
qui est") qu'épistémologique (ce qui "se conçoit" ) de l'affection qui apparaît comme la
seconde alternative de ce qui est, l'attribut n'étant pas autre chose que la substance, car la
constituant19 "Par substance, écrit Spinoza à Simon de Vries <Lettre IX à Simon de Vries>,
j'entends ce qui est en soi et est conçu par soi ; c'est-à-dire ce dont le concept n'implique pas le
concept d'une autre chose. C'est la même chose que j'entends par attribut, à cela près que ce
terme s'emploie du point de vue de l'entendement qui attribue à la substance telle nature
déterminée."20 Notons que Spinoza a le souci d'une description exhaustive de "ce qui est" :
substance et mode sont l'ensemble de tout ce qui est. C'est en ce sens que quelques lignes
après cette définition III, le premier des axiomes coupe court à toute référence à quelque
chose d'"autre" (un Dieu transcendant par exemple) en affirmant : "Tout ce qui est est ou en
soi ou en autre chose", il y a là une clôture du discours sur l'être définitive : avec la substance
et les modes qui l'expriment, nous en avons fini avec le champ du réel (même si l'entendement
ne perçoit de la substance que deux attributs parmi une infinité). Mais précisons tout de suite
ce que nous disions sur le mode : nous parlions d'alternative de ce qui est, voulant dire part là,
non que le mode est autre que la substance, (il n'y a que la substance qui soit) mais qu'il était
15
"...l'Être, en tant qu'il est un être, ne nous affecte pas par lui-même, comme substance; il faut donc l'expliquer
par quelque attribut sans qu'il s'en distingue autrement que par une distinction de Raison." Pensées
Métaphysiques, chap.3, p.344
16
"... il ressort clairement que certaines choses sont infinies par leur nature, et ne peuvent en aucune manière être
conçues comme finies ; que d'autres choses sont infinies par la force de la cause en laquelle elles résident, mais
que toutefois, lorsqu'elles sont conçues d'une manière abstraite, elles peuvent être divisées en parties et
considérées comme finies " Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade p.1101, nous
soulignons.
17
Ethique, I, Définition 5, trad. Caillois. Bernard Pautrat traduit "modus" par "manière".
18
que l'on retrouve dans la lettre IV : "Tout ce qui est donné en effet se conçoit ou par soi, ou par autre chose, et
son concept ou bien implique ou bien n'implique pas le concept d'une autre chose."
19
"Par attribut, j'entends ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence." (Ethique
I, Définition 4, p.15)
20
Sylvain ZAC, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.17, nous soulignons
12
une des deux manières fondamentales d'être (être et se concevoir par soi et être et se
concevoir par autre chose) Comme le souligne Robert Misrahi, il faut avoir conscience du
statut de la terminologie spinoziste, "Substance, attributs, modes infinis et modes finis sont le
système conceptuel qui permet de n’expliquer la Nature que par la Nature (sans mystère ni
transcendance), tout en respectant l’opposition fondamentale entre le fini et l’infini. Mais
c’est sur un plan homogène horizontal et méthodologique (celui de la raison) que ces deux
aspects du réel s’opposent ; ils sont instruments de connaissance et détermination d’une même
nature, et non pas régions ontologiques hétérogènes21 ". Le Dieu spinoziste est un Dieu
hautement distingué, car au fond, pour Spinoza, on ne sort jamais de Dieu, tout ce qui est est
toujours "Dieu en tant que...". D'où la récurrence de cette expression qui jalonne l'Ethique : un
bref examen lexicographique de cette dernière révèle que le mot quatenus est présent
quasiment à toutes les pages du livre, le plus souvent en association avec le mot
"Dieu" ("Deus quatenus..."). Toute l'Ethique pouvant, en ce sens, être lue comme un travail
consistant à distinguer comment toutes choses prennent place en Dieu, les distinctions opérées
permettant de comprendre les choses en ne sortant jamais de la sphère de la substance. Il faut
différencier Dieu en tant que cause (Nature Naturante) qu'en tant qu'effet (Nature Naturée)
avec présent à l'esprit que "... ce qui est causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il est
dépendant de sa cause.22 " mais dans l'idée que cause et effet sont finalement la même chose,
car se tenant sur le même plan (immanence).
Revenons sur ce que nous avons cru être une définition de l'affection : c'est en fait
plus une identification du mode à l'affection qu'une définition en bonne et due forme de cette
dernière. Dès lors, peut-on dire que, suivant la terminologie de Spinoza dans l'Ethique,
l'affection est synonyme de mode et que nous pouvons employer l'un pour l'autre?
2°) Précisions terminologiques, affection et mode
-Le mode ("modus") ou encore la "manière" comme le traduit Pautrat, c'est une des
deux "manières" d'être, manière d'être en autre chose, c'est l'affection ou modification (car
l'affection est une modification, d'où l'éventuelle traduction par "mode") de la substance.
Mais, à son tour, la modification de la substance, n'est-elle pas susceptible, à un second degré,
21
22
Encyclopédia Universalis, article "Spinoza et spinozisme"
Ethique, I, 17 scolie, trad. Caillois
13
de modifications? Dans une philosophie qui se prétend si rigoureuse, où tout doit être défini
avec ordre, ni aurait-il pas, dès lors, le risque d'une confusion entre deux types de
modifications, deux modifications nommées d'un même nom alors qu'elles agissent à des
niveaux différents? C'est précisément pour éviter cette confusion que Spinoza préfère le terme
modus à celui d'affectio pour désigner les affections ou modifications de la substance à ce
premier degré afin de réserver le terme d'"affection" à la modification du mode, évitant ainsi
la redondance d'une "modification de la modification" ou encore d'une "affection de
l'affection" pour désigner ce qui arrive, les différents états d'un mode. Nous nous approchons
ainsi de la terminologie finale de Spinoza, le mode signifiant une modification de la substance
et l'affection désignant à un deuxième niveau la modification du mode 23. Les affections de
Dieu (ou de la substance) étant en fait ce que Spinoza nomme, par souci de clarté, "modes".
La définition 5 du De Deo est sans équivoque : "Per modum intelligo substantiae affectiones
sive id quod in alio est, per quod etiam concipitur." "Par mode, j'entends les affections de la
substance, autrement dit ce qui est en autre chose. Par quoi il est aussi conçu." 24 Et déjà, la
célèbre lettre douze était très claire sur ce point : "Quant aux affections de la substance, je les
appelle modes et leur définition, en tant qu'elle n'est pas celle de la substance elle-même, ne
peut impliquer aucune existence."25 Car l'homme, ce mode fini que nous sommes, ne se trouve
pas face au monde à la manière dont deux êtres distincts sont extérieurs l'un à l'autre, il est
une partie du monde, une partie de Dieu, de la substance ou de la nature. Dès lors, l'affection
ne se pense pas, elle n'est pas la modification de l'être que je suis par la rencontre d'une ou de
plusieurs substances qui me seraient étrangères. L'affection, c'est plus précisément la
modification de la substance dont je "participe" (au sens très large du terme), c'est l' <auto>
affection de la Substance (l'unique) au niveau du ou des mode(s) et comme le résume JeanMarie Vaysse, "les affections sont à la fois des modes de la substance et les modifications de
ces modes en tant qu'ils produisent des effets les uns sur les autres selon un régime que l'on
peut appeler affectivité et qui implique un certain état dont les degrés de perfection ou affects
sont variables.26 ". Si nous avons vu que ce qui est se "réduit" à ce qui est en soi et est conçu
par soi (la substance) ET "ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette chose." (le
mode), le moins que nous puissions dire est que cette première approche demeure abstraite.
En effet, à la différence de son concept voisin (l'affectus) dont l'étude fait l'objet un livre
23
sur le mode et l'affection, voir G. Deleuze Spinoza et le Problème de l'Expression, p.199
trad. Caillois
25
Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade p. 1097
26
"Joie, Mort, Angoisse" in Spinoza et les Affects, p.9
24
14
entier (le troisième) sinon deux (le quatrième) voire plus, l'affectio ne fait pas en tant que telle
et à proprement parler, l'objet d'une définition27.
3°) Le problème de la définition
-Néanmoins, Spinoza n'arrête pas là son discours sur l'affectio. Ainsi, il précise sa
conception de celle-ci dans l'explication de la première des 48 "Définitions des Affects"
données vers la fin du livre III28 : "...par affection de l'essence humaine nous entendons
n'importe quel état (constitutionem) de cette essence, qu'il soit inné, qu'il se conçoive par le
seul attribut de la Pensée, ou par le seul attribut de l'Etendue, ou enfin qu'il se rapporte en
même temps à l'un et l'autre de ces attributs." Tentons d'en comprendre le sens en examinant
un à un les termes de ce que nous appellerons par commodité une "définition". Tout d'abord,
Spinoza ne parle plus de l'affection in abstracto, mais in concreto : il s'agit, en effet, de
l'affection de l'essence humaine. Qu'est-ce que l'essence humaine? A la suite de ce que nous
avons observé à propos de la "dichotomie de ce qui est" : deux possibilités s'offrent à nous,
soit l'homme est substance et est en soi et se conçoit par soi, soit il est mode et "est en autre
chose, et se conçoit aussi par cette chose". Quels éléments Spinoza nous donne-t-il pour
répondre à cette question? Comment définir, à son tour, l'essence humaine? L'axiome I du De
Mente répond sans ambiguïté à cette question : "L'essence de l'homme n'enveloppe pas
l'existence nécessaire, c'est-à-dire, selon l'ordre de la nature il peut aussi bien se faire que tel
ou tel homme existe, ou bien qu'il n'existe pas.". L'homme n'est donc pas substance (il n'y a
qu'une seule substance, laquelle s'identifie à Dieu), il n'est pas et ne se conçoit pas en vertu de
sa propre puissance d'être : il est un mode, fini. Notons l'emploi de la même formule qui avait
servi dans la première définition du De Deo pour qualifier l'aséité positive29 de la substance,
"ce dont l'essence enveloppe l'existence (involvit existentiam) " : l'essence de l'homme n'est
pas cause de son existence, il n'y a rien en l'homme qui suffise, à lui seul, ni à rendre raison de
son existence (se concevoir par soi), ni à le faire exister (être par soi) : "La force par laquelle
27
Nous affirmons cela en suivant la terminologie de Spinoza : il s'agira d'une "explication" de l'affection, mais
surtout, en tant que c'est l'affection de l'essence humaine qui est ici expliquée, et non l'affection en général. Nous
verrons que ce n'est peut-être pas un hasard si elle n'est pas définie.
28
trad. Pautrat p.305
29
aséité positive car étant "... ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c'est-à-dire, ce dont le concept n'a pas
besoin du concept d'autre chose, d'où il faille le former." (Ethique, I, Définition 3, p.15), la substance est per se
d'une manière positive, non pas par l'absence d'une cause mais parce qu' "A la nature d'une substance appartient
d'exister" (Ethique, I, 7 p.23), parce que son essence est cause de son existence.
15
l'homme persévère dans l'exister est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse
infiniment."30. Soyons plus précis et tâchons de voir ce qui constitue l'essence de l'homme, ce
qui dans son essence n'autorise pas qu'il soit pensé comme étant par soi et se concevant par
soi. Le corollaire de la proposition treize du De Mente nous énonce ce qu'est la constitution de
l'essence humaine, en nous affirmant que "...l'homme est constitué d'un Esprit et d'un Corps,
et que le Corps humain existe tel que nous le sentons.31". L'Esprit et le Corps de l'homme
doivent donc être d'une nature telle qu'ils ne permettent pas que l'homme soit et se conçoive
de lui-même. Pour être modes, ils doivent être quelque chose d'essentiellement tributaire de
quelque chose d'autre. L'Esprit et le Corps ne peuvent donc pas être substance puisqu'ils
constituent l'essence de l'homme et que cette dernière, comme nous venons de le voir,
"n'enveloppe pas l'existence nécessaire". Demandons-nous : qu'est-ce que l'Esprit et qu'est-ce
que le Corps? Spinoza y répond quelques pages plus loin en affirmant que "Ce qui constitue,
en premier lieu, l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose
singulière32 (singularis) existant en acte.33 " et le Corps avait été déjà défini, d'entrée de jeu
(définition 1 du deuxième livre) comme "...une manière (modum) qui exprime, de manière
précise et déterminée, l'essence de Dieu en tant qu'on le considère comme chose étendue."
Dieu et substance étant identifiés dès la sixième définition du De Deo34, l'Esprit et le Corps
humain apparaissent donc bel et bien comme étant et se concevant par autre chose, comme
des affections (des modes) d'une même substance (ou Dieu) tantôt sous l'attribut pensée pour
l'Esprit, tantôt sous l'attribut étendue pour le corps (c'est ce que signifie la tournure "...en tant
qu'on le considère comme chose étendue"). Attribut et substance étant, rappelons le, la même
chose " à cela près que ce terme s'emploie du point de vue de l'entendement qui attribue à la
substance telle nature déterminée.35 ". Corps et Esprit sont donc, pour détourner une formule
d'Alain "l'envers et l'endroit d'une même étoffe36" car trouvant leur raison d'être dans l'unique
substance, et non dans deux substances ontologiquement distinctes : "… la substance pensante
et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l'un,
tantôt sous l'autre attribut. De même aussi une manière de l'étendue ("modus extensionis") et
30
Ethique, IV, 3, p.349
Ethique, II, 13 corollaire, p.117
32
"Les choses particulières (particulares) ne sont rien que des affections des attributs de Dieu, autrement dit des
manières (modi) par lesquelles les attributs de Dieu s'expriment de manière précise et déterminée." (Ethique, I,
25 corollaire, p.61)
33
Ethique, II, 11, trad. Caillois
34
"Par Dieu, j'entends un étant absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs,
dont chacun exprime une essence éternelle et infinie." (Ethique I, Définition 6)
35
Sylvain Zac, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.17
36
Préliminaires à la Mythologie, in Les Arts et les Dieux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1958
31
16
l'idée de cette manière sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières"37, et
comme le résume Gilles Deleuze, "...notre âme est une affection ou modification de Dieu sous
l'attribut pensée, comme notre corps, une affection ou modification de Dieu sous l'attribut
étendue."38 La première partie de cette "définition" qui retînt notre attention conforte le choix
lexicologique mentionné plus haut : l'affection de l'essence humaine est une affection d'un
mode fini que nous sommes, une affection de la substance à un deuxième degré.
4°) Le statisme de l'affection
-Commentons la suite de notre définition : l'affection est ainsi identifiée à un
"état" (constitutionem) de l'essence humaine. L'homme étant constitué ET d'un Esprit ET d'un
Corps (même s'ils ne sont pas "deux" substances différentes), nous comprenons bien vite que
cet "état" (l'affection) dont il est ici question, reporte directement cette sorte de "dualité" de
l'essence humaine (un terme dont nous expliquerons clairement le sens par la suite, le
dissociant totalement du dualisme cartésien) par un "état" du Corps auquel "correspond" un
état de l'Esprit. Nous aurons donc, en bonne logique, 1°) une affection de l'essence humaine
en tant que Corps (une affection du Corps) et 2°) une affection de l'essence humaine en tant
qu'Esprit (une affection de l'Esprit). Nous avons vu que l'attribut n'est pas autre chose que la
substance, mais bien plutôt ce qui constitue son essence ("Par attribut, j'entends ce que
l'intellect perçoit d'une substance comme constituant son essence."39). Or, pour comprendre
l'unité du concept d'affection par delà la double génitivité qui le qualifie (affection du Corps,
et affection de l'Esprit.), il faut garder en tête qu'il n'y a, en toute logique, qu'une seule
substance40 et que donc, pour Spinoza, si tout ce qui est, à proprement parler ("ce qui est en
soi"), est substance, tout ce qui est doit également être expliqué (être conçu par soi ou, dans le
cas des modes se concevoir par autre chose qui est précisément la substance) par le moyen
seul de ce concept fondateur qu’est la substance. Mais avant d'analyser cela, il faut nous
attarder sur l'emploi du terme : "constitutionem" (état). L'affection de l'essence humaine est
dite être un état, ce qui suggère une certaine fixité, une stabilité ou au moins, prenant les
37
Ethique, II, 7 scolie, p.105
Spinoza et le Problème de l'Expression, p.130
39
Ethique, I, définition 4, p.15
40
"A part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de substance." (Ethique, I, 14) "Tout ce qui est est en Dieu, et
rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir." (id, I, 15 )
38
17
précautions d'usage chez Spinoza, une stabilité dans notre manière de considérer l'homme. Il
faudra en effet se demander la nature de cette dénomination : exprime–t-elle un stabilité réelle
ou relative à notre façon de penser? Il faudra bien sûr voir en filigrane l'opposition avec
quelque chose de similaire à l'affection à ceci près d'un caractère, non plus statique mais
dynamique, comme nous le verrons dans notre deuxième partie. Encore une fois, nous
pouvons prendre un exemple physique pour illustrer le propos spinoziste : nous avons ici
affaire à ce qu'on pourrait appeler, empruntant le terme aux sciences physiques, une statique
de l'affection, c'est-à-dire, une manière de considérer l'équilibre d'une essence à un moment
donné. Nous y reviendrons plus loin. Dire : un état de l'essence humaine, c'est affirmer du
même coup quelle est susceptible de variations, comme dans "le continuel changement41", la
variation continue ("continua variatione") dans laquelle nous sommes dits vivre, même s'il
devient dès lors problématique de concilier cet héraclitéïsme avec des états, des étapes dans
cette variation. Quel est donc cet état? Nous avons vu que l'homme, par sa condition de mode
fini, n'est et ne se conçoit pas par lui-même. Or,
"Le Corps Humain est composé
("componitur") d'un très grand nombre d'individus (de nature diverse), dont chacun est très
composé."42 et "....a, pour se conserver, besoin d'un très grand nombre d'autres corps, qui pour
ainsi dire le régénèrent continuellement."43. Le Corps Humain est donc composition
("componitur"), il est davantage une structure (et c'est cette notion de structure, ce certain
"rapport" qui reviendra quand il s'agira d'expliquer l'individualité) dans laquelle de nombreux
corps prennent successivement place qu'une entité close sur elle-même, sans porte ni fenêtre
d'entrée, n'affichant qu'un seul et même état. La nutrition illustre bien ce fait : je suis dans la
nécessité de me régénérer en organisant
la rencontre de mon corps avec d'autres
"convenant" (de rencontre favorable, ne détruisant pas ma constitution, mon rapport général
des –nombreuses- parties de mon corps, au tout) avec le mien, mais je ne suis plus tout à fait
le même avant et après l'ingestion d'un repas, je me trouve "rempli" d'autres corps et de ce
fait, affecté, modifié par suite de leur action. Ainsi, je suis plus gros, plus maigre, etc. Ou
encore, plus simplement, au niveau de la perception : si ma main tient ou touche un objet,
celle-ci en épouse la forme et subit une modification (affection) de son état : la main se
saisissant d'un objet se courbe en affectant ainsi mon corps de la forme d'un autre et si nous
prenons l'exemple d'un ballon, ce n'est qu'autant que la main épouse la forme d'une sphère
(elle devient elle-même sphérique) qu'elle est susceptible de la percevoir en tant que telle.
C'est exactement en ce sens que la proposition seize du livre deux dira : "L'idée d'une
41
Ethique, V, 39 scolie, p.535
Ethique, II, postulat, p.129
43
Ethique, II, postulat 4, p.131
42
18
quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper
la nature du corps humain, et en même temps la nature du corps extérieur" et à son deuxième
corollaire de compléter : "...les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l'état
de notre corps que la nature des corps extérieurs (...)". Nous voyons par-là que je me sens
sentant l'objet plus que je sens directement l'objet, la présence à l’objet suppose la présence à
soi, ils ne sujet et objet ne s’opposent plus diamétralement. L'existence de différents "états" de
l'essence humaine nous semble dès lors bien établie, la vie de tous les jours nous en
fournissant de nombreux exemples. L'affection est donc un état, davantage à penser sous le
modèle de l'instant que sur celui de la durée que suppose a priori la variation (nulle chose ne
pouvant différer d'elle-même ou varier, dans le même temps et suivant le même rapport). Sur
une ligne exprimant la variation continue, l'affection serait comme un point, comme un instant
sur une montre dont la trotteuse illustrerait l'illusion métaphysique d'un temps qui s'"arrête",
bondissant à chaque seconde, d'instant en instant, dans une ponctualité sans nulle épaisseur
que l'esprit se figure.
Une dernière précision complète la définition : "qu'il se conçoive par le seul attribut de
la Pensée, ou par le seul attribut de l'Etendue, ou enfin qu'il se rapporte en même temps à l'un
et à l'autre." L'état que représente, ou plutôt qu'est l'affection peut se concevoir de trois
façons : par le "seul attribut de la Pensée", par "le seul attribut de l'étendue", ou en tant "qu'il
se rapporte en même temps à l'un et à l'autre". Notons d'abord, encore une fois, l'emploi et la
tournure passive d'un verbe relatif à la connaissance et non à l'être (concipiatur), indiquant
que la propos marque une distinction de raison. Ainsi, si l'attribut n'est autre que la substance,
au sens où Spinoza peut le définir comme "ce que l'intellect perçoit d'une substance comme
constituant son essence"(Ethique, I, définition 4, p.15. Voir note44 ), l'affection du corps, de
l'esprit, du corps et de l'esprit sont en fait une seule et même chose considérée sous des angles
de vues différents. Il convient ici de nous arrêter quelque peu et d'expliquer cette unité de
l'affection malgré ce triple discours (affection : du corps, de l'esprit, du corps et de l'esprit). Si
ces trois expressions portent sur une seule et même affection de l'essence humaine, c'est en
raison de la conception du Corps et de l'Esprit que se fait Spinoza. Si Corps et Esprit humain
sont les équivalents modaux des attributs Etendue et Pensée (c'est-à-dire des modifications, ou
affections de la substance envisagée comme étendue et comme pensante) il y a lieu de nous
44
ce qui ne veut pas dire que l'intellect n'atteint la substance qu'à partir d'œillères, ou d'un point de vue qui ne
vaut que pour nous : si nous n'en connaissons que deux (Pensée et Etendue) les attributs que nous savons être de
la substance, n'en sont pas moins attributs de la substance en soi et non pas pour nous, le spinozisme n'est ni un
platonisme ni un phénoménisme "...les attributs ne sont pas des "propriétés" qui seraient finalement distinctes de
l'essence même de la Substance, celle-ci restant au fond inaccessible. Spinoza a dépassé cette théologie négative
de l'inaccessible." (Misrahi, Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, p.48)
19
demander comment Spinoza rend compte du fait que "L'ordre et l'enchaînement des idées et le
même que l'ordre et l'enchaînement des choses."45 tout en affirmant plus loin qu'il n'y a
précisément pas d'"enchaînement" entre le corps et l'esprit
que "Ni le corps ne peut
déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au repos,
ou à quelque chose d'autre (s'il en est)46 ". Nous sommes en présence d'un ordre identique
entre deux "séries" (la pensée et l'étendue), d’une identité de deux suites qui n'en sont pas
moins autonomes, indépendantes. Il s'agit de penser l'exacte similitude entre les affections
corporelles et les idées de ces affections sans rapport causal. Notons au passage que le terme
seul d'affection peut aussi bien vouloir dire idée d'une affection corporelle (car l'idée-affection
–l'affection du mode pensant- doit aller de pair avec l'affection du mode étendu), même s'il
faut entendre le génitif sans se représenter une liaison causale et ce sera là toute la difficulté :
l'idée d'une affection corporelle ne provient pas d'un corps comme un effet résulte d'une
cause. Il ne faut pas penser cette similitude de l'ordre sur le modèle d'une interaction où corps
et esprit seraient tour à tour cause de ce qui se passe dans l'un et dans l'autre. C'est dire que le
mode de la Pensée qu'est l'Esprit et qui n'est déjà pas cause de soi, l'est encore moins d'un
mode de l'Etendue. En effet, l'Etendue relevant d'un attribut différent de celui de la pensée il
est exclu que l'un influe réellement sur l'autre, comme l'explique plus en détail la
démonstration de la précédente proposition (Ethique, III, 2) : "Tous les modes de penser ont
pour cause Dieu en tant qu'il est chose pensante, et non en tant qu'il s'explique par un autre
attribut (…); donc ce qui détermine l'esprit à penser est un mode du Penser et non de
l'étendue, c'est-à-dire (…) n'est pas un corps. (…) D'autre part, le mouvement et le repos d'un
corps doivent avoir leur origine dans un autre corps, qui a été déterminé aussi au mouvement
ou au repos par un autre, et absolument parlant, tout ce qui survient dans un corps a dû avoir
son origine en Dieu, en tant qu'on le considère comme affecté d'un mode de l'Etendue, et non
d'un mode du Penser (…), c'est-à-dire que cela ne peut avoir son origine dans l'esprit, qui (…)
est un mode du penser.47". Ce qui détermine le corps à se mouvoir ne peut donc être autre
chose qu'un autre corps de la même façon que ce qui détermine l'esprit à penser ne peut-être
autre chose qu'une idée. Une juste image de ce qu'on a appelé un "parallélisme48" serait deux
45
Ethique, II, 7. "...la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se
comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut. De même aussi une manière (modus) de l'étendue et l'idée
de cette manière sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières" (Ethique, II, 7, scolie, p.105)
46
Ethique, III, 2 trad. Caillois
47
traduction Caillois
48
Même si Spinoza n'emploie jamais cette expression que l'on trouve chez Leibniz "...j'ay etabli un parallelisme
parfait entre ce qui passe dans l'ame et entre ce qui arrive dans la matiere, ayant monstré, que l'ame avec ses
fonctions est quelque chose de distinct de la matiere, mais que cependant elle est tousjours accompagnée des
organes de la matiere, et qu'aussi les fonctions de l'ame sont tousjours accompagnées des fonctions des organes,
qui leur doivent repondre, et que cela est reciproque et le sera tousjours." (Considérations sur la doctrine d'un
20
"droites", certes parallèles, mais pas absolument, les droites convergeant en un foyer originel
unique, celui de la substance. Le parallélisme n'est donc pas strictement parallèle et se
recoupe en un point : Dieu, l'unique substance, source de tout ce qui peut être49. Il y a de ce
fait une unité radicale des attributs qui tout infinis qu'ils soient s'enracinent pourtant dans une
unique substance, Dieu étant pôle d'unification. On peut dire que l'unité du corps et de l'esprit
ne résulte pas d'une réduction ou d'une identification de l'un à l'autre, mais d'une expression
de deux attributs d'une même substance50, ils maintiennent leur hétérogénéité, leur différence,
mais relativement à une même substance. Ainsi, les attributs ne se recoupent pas, ils sont
comme deux droites parallèles évoluant dans le même sens et direction, et surtout, au même
rythme, faisant ainsi qu'à chaque affection corporelle correspond, simultanément, une idée de
cette affection, quoique cette dernière ne soit pas causée par le corps. Le problème auquel le
spinozisme devra faire face sera donc de rendre compte de cette correspondance entre
affection du corps et affection de l'esprit (idée de cette affection) en faisant l'économie d'une
liaison causale. Ce sera chose faite avec, comme nous allons le voir, la mise en place du
concept d'expression.
5°) Causalité et expression
Nous avons parlé à plusieurs reprises "d'expression" sans en expliciter le sens. Tentons
une explication. Les attributs sont, comme l'explique Charles Ramond, des "... expressions
distinctes d'une seule et même substance. (...) autant d'expressions, sur des plans qui ne se
recoupent jamais, d'une seule et même réalité, c'est-à-dire d'un seul et même "ordre", ou d'un
seul et même enchaînement des causes"51, reprenant le terme d'"expression" employé par
Spinoza pour qualifier le rapport bien spécifique entre substance, attributs et modes, mais
envisagés dans des séries différentes : si telle idée que j'ai est belle est bien causée par la
substance sous l'attribut Pensée, on ne peut pas en dire autant et utiliser le concept de "cause"
à propos du rapport qui relie ladite pensée avec la substance sous l'attribut Etendue. Si le
esprit universel Unique–1702-, §12, édition Gerhardt, tome VI, 533)
49
Par exemple : "Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir." (Ethique, I, 15 p.
37) ou encore "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)" (id, I, 18 p.
51)
50
voir sur ce point le livre de Chantal Jaquet, L'unité du corps et de l'esprit, Affects, actions et passions chez
Spinoza, p.138
51
Le Vocabulaire de Spinoza, p.18
21
concept de cause peut légitimement s'appliquer entre l'attribut Etendue et un corps (un mode
de l'Etendue), le concept d'expression prend le relais pour, précisément, "exprimer" cette
similitude d'ordre entre idées et choses en même temps que l'absence de causalité réciproque
qui les caractérise dans ce qui est pourtant leur rapport. L'expression traduit un rapport réglé
entre deux choses qui, toutes réglées ensemble qu'elles soient, n'en sont pas pour autant
causées l'une par l'autre. Cette idée est bien résumée dans ces lignes de Deleuze que nous
nous contenterons de rapporter : "...le rapport d'expression déborde le rapport de causalité : il
vaut pour des choses indépendantes ou des séries autonomes, qui n'en ont pas moins l'une
avec l'autre une correspondance déterminée, constante et réglée." (...) "...la théorie de
Spinoza : modèle "paralléliste", il implique l'égalité de deux choses qui en expriment une
même troisième, et l'identité de cette troisième telle qu'elle est exprimée dans les deux
autres."52 Précisons le sens qu'il faut prêter au parallélisme : il "... ne consiste pas seulement à
nier tout rapport de causalité réelle entre l'esprit et le corps, mais interdit toute éminence de
l'un sur l'autre53." La pensée n'a aucune dignité supérieure à l'étendue, la pensée ne dicte pas
sa loi au corps et le corps n'impose pas sa force à l'esprit : chaque attribut exprimant
pleinement et de manière identique une même substance, il n'y a aucune prééminence de l'un
sur l'autre : comme l'affirmait déjà le premier livre de l'Ethique54 "... chacun exprime une
essence éternelle et infinie". Le corps n'est donc pas moins "divin" que l'esprit, il exprime
tout autant la substance. Encore une fois, ce qui vaut pour le supérieur vaut pour l'inférieur, ce
parallélisme des attributs se retrouvent dans les modes, ou plus précisément dans ce qui leur
arrive (les affections), faisant de l'âme un "automate spirituel", selon l'expression judicieuse
du Traité de la Réforme de l'Entendement55, qui associe mécanisme et pensée en indiquant à la
fois les rouages d'une pensée régie par une causalité stricte et en spécifiant ce mécanisme
d’une spiritualité qui le démarque du plan de l'étendue où il s'applique d'habitude, en
rappelant ainsi que si l'ordre de la pensée et l'ordre des choses sont le même, pensée et
étendue ne peuvent pas pour autant entretenir un rapport quelconque de causalité 56. La pensée,
toute soumise à des mécanismes qu'elle est, n'en possède pas moins son propre engrenage (il
n'y a pas de rouages reliant corps et esprit), qui ne communique pas par une causalité réelle
52
Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.97
Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, p.28
54
Ethique, I, 10, scolie, p.29
55
"Nous avons montré cependant que l’idée vraie est simple, ou composée d’idées simples, telle l’idée faisant
connaître comment et pourquoi une chose existe ou a eu lieu; nous avons montré aussi qu’il en découle dans
l’âme des effets objectifs proportionnés à l’essence formelle de son objet; cela revient à ce qu’ont dit les anciens
que la vraie science procède de la cause aux effets; à cela près cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu,
comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel. " (T.R.E, trad
Appuhn p.46)
56
sur ce point, voir les analyses de Deleuze dans Spinoza et le Problème de l'Expression, p.101
53
22
(nous l'avons vu, c'est le rapport d'expression qui qualifie cette similitude) avec l'ordre des
choses <étendues>. Si Spinoza traite des idées comme des choses, (les deux ordres étant
identiques), la pensée n'en est pas moins autonome car soumise à ses propres lois (certes aux
mêmes lois que la Nature toute entière, mais envisagée comme pensante), à Elle-Même, à une
même et unique puissance de Penser, c'est-à-dire à l'attribut Pensée. Si Aristote a montré qu'il
faut remonter à un premier principe concernant le mouvement, Spinoza opère la même
démarche en remontant à l'unique puissance de penser –sorte de "premier moteur" de la
pensée- qui suit de la nécessité de la nature divine. Le principe de causalité s'étend donc, à
l'instar de Descartes, aussi aux idées, et ce d'une façon absolument rigoureuse, même si ce
n'est pas le concept de cause qui qualifie le rapport pourtant existant entre pensée et étendue.
L'unité des affections du corps et de l'esprit, si elle n'est pas relative à l'union, au sens
cartésien, d'un corps et d'une âme conçus comme deux substances ontologiquement distinctes,
se trouve ramenée à l'identité de la substance57. La divergence, modale, du corps et de l'esprit
se trouve ramenée à l'unité, ou plutôt à l'identité, dès lors que l'on se place au point de vue de
la substance (unique). Spinoza ne se trouve donc plus face au problème de la mystérieuse58
union des substances laissé par Descartes, ou encore face à l’énigmatique ".. ; estroite
cousture de l'esprit et du corps s'entre - communiquants leurs fortunes." dont parlait
Montaigne59 car il n'y a plus deux mais une seule substance qui se distingue en attributs puis
en modes qui en découlent, le concept d'expression permettant de rendre compte de cette
dualité des affections, du corps ET de l'esprit, sans causalité du corps sur l'esprit ni de l'esprit
sur le corps, sans prééminence de l'un sur l'autre. Union, chez Spinoza, signifiant l'identité
("idem") des affections du corps et de l'esprit : "Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et
connexio rerum." (Ethique, II, 7) Il faut donc souligner cette autre conséquence de
l'immanence de la causalité divine affirmée dès le premier livre "Dieu est de toutes choses
cause immanente (immanens), et non transitive (transiens)60 ". Il y a au niveau des modes,
non seulement une identité d'ordre et de connexion des idées et des choses, mais encore, du
point de vue de la substance, une identité d'être. Les modes d'attributs différents ont
finalement le même être car étant et se concevant par la même substance et comme le
57
cf Sylvain Zac, L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, pp.97-98
pour Descartes, en effet, la connaissance de l'union de l'âme au corps se fait par une de nos trois "Notions
primitives" : " pour l'âme et le corps ensemble, nous n'avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de
la force qu'a l'âme de mouvoir le corps, et le corps d'agir sur l'âme, en causant ses sentiments et ses
passions." (Lettre à Elisabeth, 21 mai 1643, A.T III, 665) "concevoir l'union qui est entre deux choses, c'est les
concevoir comme une seule. "(à Elisabeth, 28 juin 1643, A.T III, 692) "...l'union que chacun éprouve toujours en
soi-même sans philosopher; à savoir qu'il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée..." (à
Elisabeth, 28 juin 1643, A.T III, 694)
59
Essais, I, 21 "De la force de l'imagination" G.F tome I p.150
60
Ethique, I, 18, p.51
58
23
souligne Deleuze, les modes, tous distincts qu'ils restent, "...se distinguent seulement par
l'attribut dont elles enveloppent le concept. Les modes exprimant des attributs différents (pour
l'homme l'étendue et la pensée) sont une seule et même modification qui diffère seulement par
l'attribut. Par cette identité d'être ou unité ontologique, Spinoza refuse l'intervention d'un Dieu
transcendant qui mettrait en accord chaque terme d'une série avec un terme de l'autre ou,
même, qui accorderait les séries l'une sur l'autre en fonction de leurs principes inégaux." 61
Mais levons encore une confusion possible : si nous avons parlé dans un vocabulaire qui, s'il
s'applique bien à Spinoza est quasiment leibnizien (expression, parallélisme...), à la différence
de Leibniz, qui lui aussi refuse l'influence physique de l'âme sur le corps (un "commerce des
substances") comme d'ailleurs l'hypothèse de causes occasionnelles, pour Spinoza, il ne s’agit
pas d’une monade fermée sur elle-même qui "exprime" (en un autre sens62) le tout, mais la
substance (l'unique) qui s'exprime successivement en attributs puis en modes, ces derniers
n'étant pas pensés comme fermés sur eux-mêmes63 mais bien susceptibles de rencontrer
d'autres modes et d'en être ainsi affectés.
Le Dieu de Spinoza n'est donc pas un Deus ex machina, (et extra natura) réglant d'une
causalité idéale (occasionnelle ou transcendante –création-) les évènements de l'extérieur sans
y prendre part, mais se comprend bien plus comme "causeur" immanent, comme le Deus
absconditus dont parle Isaïe64, qui se cache dans (et pas derrière) la nature entière qui
l'exprime, la formule Deus sive Natura désignant précisément cette immanence naturelle de
Dieu.
6°) L'affection comme un type d'idée
61
Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.96
cf "Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu'il y a un rapport constant et reglé entre ce qui se
peut dire de l'une et de l'autre." (Leibniz, Lettre à Arnauld, Gerhardt, II, 112)
63
"Il s'ensuit aussi, en quoy consiste le commerce des substances, et particulierement l'union de l'ame et du
corps. Ce commerce ne se fait pas suivant l'hypothese ordinaire de l'influence physique de l'une sur l'autre, car
tout estat present d'une substance luy arrive spontainement et n'est qu'une suite de son estat precedent. Il ne se
fait pas aussi suivant l'hypothese des causes occasionelles, comme si Dieu s'en mloit autrement pour l'ordinaire,
qu'en conservant chaque substance dans son train, et comme si Dieu à l'occasion de ce qui se passe dans le corps
excitoit des pensees dans l'ame, qui changeassent le cours qu'elle auroit prise d'elle même sans cela; mais il se
fait suivant l'hypothese de la concomitance, qui me paroist demonstrative. C'est à dire chaque substance exprime
toute la suite de l'univers selon la vue ou rapport qui luy est propre, d'où il arrive qu'elles s'accordent
parfaitement; et lorsqu'on dit que l'une agit sur l'autre, c'est que l'expression distincte de celle qui pâtit se
diminue, et s'augmente dans celle qui agit, conformement à la suite des pensées que sa notion enveloppe.
" (Remarques..., Gerhardt, II, 47)
64
Isaïe 45:15- "vere tu es Deus absconditus Deus Israhel salvator" "En vérité tu es un dieu qui se cache, Dieu
d'Israël, sauveur. (Bible de Jérusalem)
62
24
Si nous avons vu qu'il y a une uni-dualité (unité car corps et esprit sont, sous un angle
de vue supérieur, une seule et même chose, dualité car elle fait l'objet d'un double discours, en
tant que l'on parle du corps ou de l'esprit) de l'affection (du corps et de l'esprit, l'affection
corporelle exprimant celle de l'esprit et vice versa), il y a lieu de nous attarder un peu sur la
question de savoir si on peut identifier le concept d'affection (de l'esprit) à celui d'idée. Il faut
d'abord noter que, si le corps humain est constitué d'un très grand nombre de parties qui sont
parfois affectées simultanément, l'esprit n'en a pas pour autant conscience : l'exemple
quotidien de l'inattention, le fait d'être "dans la lune" atteste de cette réflexion. Lorsque je suis
distrait, je n'ai pas conscience de ce que dit la personne qui me parle, je ne l'"écoute" pas (il
me semble même parfois qu'elle n'a pas parlé) et pourtant, physiquement, mon tympan a vibré
et mon corps a, de l'avis général, subi une modification (il a été affecté). Cet exemple, si
fréquent, pose à première vue tout le problème : comment si, en vertu du parallélisme, à
chaque affection corporelle correspond une idée de cette affection puis-je ne pas entendre
alors même que physiquement, mon ouïe perçoit pourtant un son ? Comment, si "Tout ce qui
arrive dans l'objet de l'idée constituant l'Esprit humain doit être perçu par l'Esprit humain,
autrement dit, il y en aura nécessairement une idée dans l'Esprit : C'est-à-dire, si l'objet de
l'idée constituant l'Esprit humain est un corps, il ne pourra rien arriver dans ce corps qui ne
soit perçu par l'Esprit."65 Il semble de prime abord que nous nous trouvions face à une
contradiction : il est évident que je n'ai pas conscience de tous les changements de mon
corps : je n'ai pas conscience de la bile que sécrète mon foie lors de ma digestion, et pourtant
je digère tous les jours et mon corps est affecté sans que corresponde, en apparence, l'idée de
cette affection... Comment, dès lors, sortir du problème posé par cette simple constatation
empirique? Peut-on alors parler d'idée d'affection non-perçue? Mais alors, selon la phrase
d'Alain, "Qu'est-ce qu'une idée à laquelle on ne pense point?" La seule sortie de l'aporie
consiste peut-être à poser, avant l'heure freudienne, l'existence d'une partie inconsciente de la
pensée, d'une pensée qui dépasse la conscience qu'on en a. Pensée ne veut dès lors plus dire
conscience, la connaissance n'est pas plus dans l'esprit que dans le corps, elle est dans l'esprit
en tant qu'il est conscient de ce qu'il pense, et même plus, dans ce degré de connaissance
véritable qu'est la connaissance par idées adéquates. Il faut ici préciser le sens d' "être perçu
par l'Esprit humain" et d'ailleurs Spinoza le fait lui-même, immédiatement : "autrement dit, il
y en aura nécessairement une idée dans l'Esprit". Mais, avouons-le franchement, il nous faut
ici faire une hypothèse de lecture pour sauver les phénomènes. La tournure : "Etre perçu par
65
Ethique, II, 12, p.115
25
l'Esprit" userait du terme percipere dans le sens faible d'"être dans", "avoir" ou "recevoir" (un
peu comme dans l'expression "percevoir un impôt"), exprimant plus l'idée d'une contenance
qu'une perception consciente (le terme prêterait alors à confusion, Spinoza n'ayant pas
immédiatement, comme dans le cas de l'affectio et du modus, précisé aussi fortement sa
terminologie), comme il se peut que nos clefs soient dans notre poche sans que,
nécessairement, nous nous en apercevions. Cette hypothèse sur le sens de percevoir se trouve
appuyée si nous prêtons oreille à ce que nous dit Spinoza -qui semblait finalement tout à fait
conscient de ce problème- dans la troisième définition du livre deux et dans son explication
où il distingue très clairement "perception" et "concept", le premier indiquant que "l'Esprit
pâtit d'un objet", le second exprimant "une action de l'Esprit" :
"Par idée, j'entends un concept de l'Esprit, que l'Esprit forme pour ce qu'il est une
chose pensante" (Ethique, II, définition 3, p.93) et "Je dis concept plutôt que perception, parce
que le nom de perception semble indiquer que l''Esprit pâtit d'un objet. Alors que concept
semble exprimer une action de l'esprit" (id. explication, pp.93-95)
Notre hypothèse est donc appuyée. Nous aurions quelque chose comme la distinction
leibnizienne entre l'aperception (une perception dont nous nous apercevons) qui diffèrerait de
la perception, pas nécessairement consciente66. Cette idée étant par ailleurs corroborée par la
proposition quatre du De Libertate, "Il n'est pas d'affection du Corps dont nous ne puissions
former un concept clair et distinct." : Spinoza parle d'une potentialité (possumus) que nous
aurions à former des concepts clairs et distincts, ce qui souligne que nous ne connaissons pas
directement, par concepts clairs et distincts, l'affection du corps. Spinoza n'aurait pas utilisé ce
verbe "pouvoir" si l'idée d'une affection corporelle était d'emblée et mécaniquement déjà
clairement et distinctement connue par l'esprit : l'idée correspondant nécessairement à "l'objet
de l'idée constituant l'esprit humain" (c'est-à-dire le corps) n'est donc pas nécessairement
consciente.
Il y a en conséquence, comme nous l'avons souligné, un écart entre activité psychique
(ou idée d'une affection) et connaissance claire et distincte, ou conscience (nous verrons plus
loin ce qu'il faut entendre par conscience).
66
"Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer: Un grand bruit étourdissant,
comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petites murmures de
personnes particulieres, qu'on ne remarqueroit pas à part, mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne
sentiroit point le tout." Leibniz, Considerations sur la doctrine d'un Esprit Universel Unique, édition Gerhardt,
t.VI, p.534.
26
7°) Affection et conscience, la thématique de l'inconscient :
Il y aurait donc l'idée d'un psychisme, d'une activité de l'esprit qui se déroule sans que
ce dernier en ait conscience, une conception de la vie de l'esprit qui, tout régi par une
succession d'idées qu'il est, n'en connaîtrait pas pour autant les tenants et aboutissants, l'idée
de perceptions non-aperçues, Spinoza affirmant par-là une différence entre pensée et
conscience, comme il y a une différence entre sentir son corps et sentir ce que peut le corps :
"quid corpus possit, nemo hucusque determinavit", "ce que peut le Corps, personne jusqu'à
présent ne la déterminé67". S'il y a bien un inconnu du corps, il n'y en a pas moins un
inconscient de la pensée qui lui fait suite, un psychisme qui ne se réduit pas à ce dont nous
avons conscience, et comme le souligne Deleuze, "il n'y a pas moins de choses dans l'esprit
qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre
connaissance68". Il y a encore de l'idée au delà de ce dont nous avons conscience, il n'y a pas
seulement une différence entre corps et esprit, il y a aussi une différence entre ce dont j'ai
conscience et toutes les idées qui constituent mon esprit et, comme remarque encore Gilles
Deleuze, "...le modèle du corps, selon Spinoza, n'implique aucune dévalorisation de la pensée
par rapport à l'étendue, mais, ce qui est beaucoup plus important, une dévalorisation de la
conscience par rapport à la pensée : une découverte de l'inconscient, et d'un inconscient de la
pensée, non moins profond que l'inconnu du corps."69 Nous voyons donc que s'il y a bien une
correspondance entre affection du corps et idée de cette affection "dans" l'esprit (même si ce
dernier n'est pas une substance "dans" laquelle s'opèreraient des processus mentaux), il faut
faire correspondre ce que le corps a d'inconnu (nous l'avons vu, le corps subit nombre de
modifications dont nous avons conscience) avec ce que l'esprit a d'inconscient. En
conséquence, la conscience ne recouvre pas l'intégralité du "psychisme", l'inconnu du corps,
en vertu du parallélisme, fait place à un inconscient de la pensée et si à toute affection
corporelle il y a bien l'idée de cette affection qui lui correspond, cette idée n'en est pas pour
autant consciente, d'où toute la thématique du "corps inconnu" que l'on retrouve dans
l'Ethique et qui n'est que la contre-épreuve, le corrélat de cette idée que toute pensée n'est pas,
en termes plus modernes, consciente. Remarquons encore que, de même qu'il y a une idée du
corps, il y a une idée de l'esprit (ce qui est un peu surprenant car l'esprit se définissait comme
67
Ethique, III, 2 scolie
Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, p.29, nous soulignons.
69
ibid
68
27
l'idée d'un corps existant en acte). Que faut-il comprendre par-là? Si le corps et l'esprit se
tiennent sur des plans différents (car relevant de deux attributs), il faut distinguer l'esprit et
l'idée de l'esprit en ce que l' "idée de l'Esprit, c'est-à-dire l'idée de l'idée <puisque l'Esprit n'est
rien d'autre que l'idée d'un corps existant en acte>, n'est rien d'autre que la forme de l'idée, en
tant qu'on considère celle-ci comme une manière de penser, sans relation à l'objet ; car dès
que quelqu'un sait quelque chose, il sait par-là même qu'il le sait, et en même temps il sait
qu'il sait ce qu'il sait, et ainsi à l'infini." (Ethique, II, 21 scolie) L'Esprit "a" cette propriété
qu'il peut adopter le même rapport avec lui-même qu'avec le corps, c'est-à-dire une sorte de
dédoublement. Nous pouvons dire que l'esprit, c'est l'idée en tant qu'elle se rapporte au corps
alors que la conscience, c'est l'esprit en tant qu'il se rapporte à lui-même, c'est-à-dire l'idée qui
prend l'idée pour objet. Mieux, quand nous disons "l'esprit a cette propriété", nous affirmons
en fait que c'est l'idée elle-même qui a cette propriété, l'esprit n'étant rien d'autre qu'une idée,
la conscience (c'est-à-dire l'idée de l'esprit) n'étant pour sa part, ni intentionnelle, ni substance,
conscience signifiant, contre tout subjectivisme, une propriété non de l'esprit, mais de l'idée
elle-même (évitant ainsi une hypostase de l'Esprit) laquelle a ce pouvoir de se dédoubler en
idée d'un objet et en même temps d'elle-même. La conscience est donc une propriété
réfléchissante de l'idée. Nous dirions donc, à plus juste titre que la conscience "est" cette
propriété d'un possible rapport de l'idée avec elle-même. C'est Dieu (sous l'attribut Pensée)
plus que l'homme qui "crée" la conscience. Nous voyons de ce fait qu'il y a, à défaut d'une
intentionnalité, une génitivité objective de l'esprit où la conscience de quelque chose indique
une provenance : la conscience provient non du sujet (pour s'exprimer de manière
cartésienne), mais de l'idée de ce dont elle est conscience, la conscience n'étant pas une
donnée subjective mais une propriété de l'idée, cette dernière étant à penser comme génitrice
de sa prise de conscience. D'où la mention de Spinoza qui précède : "L'idée, dis-je, de l'Esprit
et l'Esprit lui-même se trouvent suivre en Dieu avec la même nécessité de la même puissance
de penser" (Ethique, II, 21 scolie), elle est réflexion de l'idée dans l'esprit plus que réflexion
de l'esprit sur l'idée. On pourrait dire en paraphrasant légèrement Schelling (qui se prétendait,
à notre avis faussement, spinoziste70) qu'il n'y a pas, à charge contre le subjectivisme, une
conscience que nous posséderions mais davantage une pensée qui nous a71 . Il n'y a donc dans
70
dans une lettre à Hegel du 4 février 1795 : "Je suis entre temps devenu spinoziste!"
Schelling, Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, (S.W VII) "Le je pense, je suis, depuis
Descartes, est l'erreur fondamentale en toute connaissance ; la pensée n'est pas ma pensée, l'être n'est pas mon
être, car rien n'est que de Dieu et du tout." (n°44) "La raison n'est pas une faculté, un instrument, elle ne s'utilise
pas ; d'une façon générale, il n'y a pas une raison que nous posséderions, mais seulement une raison qui nous
possède <-eine Vernunft, die uns hat>." (n°46)" ou encore "La raison n'a pas l'idée de Dieu, Mais est cette idée,
et rien d'autre." (id n°48 SW VII 149)
71
28
la nature entière, en tout et pour tout, qu'une seule "puissance de penser" : Dieu en tant qu'il
est un être pensant, et toutes les autres pensées ne font qu'exprimer cette unique puissance.
Nous le voyons, l'affection et l'idée de cette affection vont toujours de pair, même si nous n'en
avons pas toujours conscience. Nous voyons donc se profiler deux caractéristiques principales
de la conscience : 1°) propriété de l'idée, elle est réflexion de celle-ci dans l'Esprit (qui est, du
reste lui aussi constitué par une idée), ou selon l'image des Pensées Métaphysiques, des
"histoires de la nature dans l'esprit"72 : l'Esprit est par là même désubstantialisé, il n'est plus
pensé sous le modèle d'une res, fût-elle, comme chez Descartes, cogitans. 2°) Dérivation : on
ne peut savoir la vérité sans savoir qu'on la sait : "Qui a une idée vraie, en même temps sait
qu'il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose." 73 La vérité "se ipsam
patefacit" (Traité de la Réforme de l'Entendement, §44), elle se révèle d'elle-même à partir de
l'idée et sans l'intervention d'un esprit d'où surgirait le vrai : "de même que la lumière
manifeste à la fois elle-même et les ténèbres, de même la vérité est norme d'elle-même et du
faux."74 : c'est l'idée qui est claire et distincte et non l'esprit, c'est d'elle que vient la lumière.
La vérité n'est pas le produit d'une comparaison que ferait l'esprit entre l'idée d'une chose et la
chose elle-même, car lorsque je parle, par exemple de l'or véritable, c'est précisément d'une
certaine idée de ce qu'est l'or vrai que je puis discerner le vrai or du faux75 .
"Pour savoir si une idée est vraie, il n'est donc pas nécessaire de regarder autre chose
qu'elle. Il y a certainement dans les idées quelque chose de réel par quoi les idées vraies se
distinguent des fausses. Il y a certainement une manière de penser qui, par elle-même, est
vraie. Ce n'est pas de l'objet qu'il faut rapprocher l'idée pour savoir si l'idée est vraie, c'est d'un
type de l'idée vraie, d'une manière vraie de penser. D'où l'on voit que la vérité d'une idée est
dans la façon dont cette idée est idée (...)76 "
Si nous avons vu comment l'affection était essentiellement statique, représentant, ou
plutôt exprimant, un état du Corps ou de l'Esprit (qui sont, du reste, une seule et même
"chose"), il y a lieu de nous demander quel est le statut de cette affection, et tout
particulièrement de nous enquérir de la compatibilité de ce que nous avons affirmé en suivant
72
"Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit." (Pensées
Métaphysiques, chap.6 p.352)
73
Ethique, II, 43, p.171
74
Ethique II, 43 scolie,, p.173
75
voir les Pensées Métaphysiques éd. G-F, I, chap.6 p.352. "Lorsque Spinoza affirme que, pour s'assurer de la
vérité, aucune référence à un objet extérieur n'est nécessaire, il veut dire que la vérité est une qualité de l'idée et
du jugement qu'elle véhicule et non de la chose qui s'y rapporte. C'est l'idée qui est vraie et non la chose. Ce n'est
que par métaphore que nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait
quelque chose sur lui même, ce qui est ou ce qui n'est pas lui" (Sylvain Zac, L'idée de vie dans la Philosophie de
Spinoza, p.143)
76
Alain, Spinoza, chap. 1 "La méthode Réflexive"
29
la pensée de Spinoza, et l'affirmation spinoziste selon laquelle nous vivons dans un "continuel
changement" (Ethique, V, 39 scolie) : jusqu'où va cette variation pour qu'un "état" de notre
essence soit possible? L'affection n'est-elle alors plus qu'un être, une distinction de raison,
comme un instant, abstrait, arrêté par l'imagination sur la ligne continue de notre changement?
Autant d'incertitudes qui nous poussent à examiner encore ce que nous en dit Spinoza :
comment concilie-t-il cette apparente contradiction entre état et transitivité? L'affection n'estelle qu'une façon, abstraite, de considérer un état de notre essence ?
8°) Le postulat d'"affections" n'augmentant ni ne diminuant la
puissance d'agir comme rendant possible l'affection. (A un même degré de
puissance peut correspondre différentes modifications du même corps)
Il y a lieu de dissiper ce qui nous semble être une équivoque concernant le terme "état"
("constitutionem") qui est ici moins à entendre au sens, quantitatif, où l'on parle de l'"état
d'une batterie" (pour indiquer la puissance qui lui reste) qu'au sens qualitatif, d'une disposition
de différentes parties. L'état de l'essence humaine dont il était question dans la définition (la
première des 48 "Définitions des Affects" données fin du livre III) que nous avons
longuement commenté plus haut est donc à entendre comme une simple disposition de
différentes parties et sans rapport (du moins dans le cadre précis de cette analyse) avec notre
puissance d'agir. Si nous jugeons bon de nous prémunir de cette confusion qui peut sembler
difficile à faire, c'est pour mieux comprendre la distinction qu'il faut opérer entre disposition
(état, constitutio) et degré de puissance. Le propos de Spinoza étant, nous semble-t-il, que
l'"état" de l'essence humaine dont il est ici question est plus à penser comme un agencement
de diverses parties que comme un degré de puissance (comme l'état d'une batterie), une
intensité. Spinoza nous invite à distinguer modification d'une structure et variation de sa
puissance d'agir, la première n'impliquant pas nécessairement la deuxième, en affirmant que
mon corps peut être disposé de différentes façons sans que, pour autant, ma puissance d'agir
ne varie : je peux lever mon petit doigt sans que cette dernière ne décroisse ou n'augmente (en
fait, nous ne sommes pas si tranchés sur la question et pensons qu'il y a, au moins, un
problème qui est soulevé par ce point et qui ouvre une discussion possible, mais nous le
verrons plus loin). De cette idée de modifications sans variation de la puissance d'agir nous
30
semble suivre le postulat 1 du livre III : "Le Corps humain peut être affecté de bien des
manières qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres qui ne rendent sa
puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite" . Cependant, une fois ce postulat affirmé (et sa
nature même de postulat –une proposition que l'on demande d'accepter sans démonstrationindique bien qu'il ne va pas de soi), comment le concilier avec la "variation continue" dans
laquelle nous sommes dits vivre ? Mais d'abord, qu'est ce qui varie? Spinoza dit bien que nous
vivons dans une variation continue, mais une variation de quoi? On pourrait supposer que 1°)
c'est la puissance d'agir qui varie ou, autre possibilité, 2°) notre "composition", notre état,
c'est-à-dire nos affections ou finalement, tertium quid, un peu des deux.. Nous avons vu que,
suivant le postulat que nous venons de citer, l'agencement des parties dans le tout peut varier
sans induire nécessairement un changement dans la puissance d'agir : je peux être affecté de la
vue d'un carré puis d'un rond sans que ma puissance d'agir ne varie77. C'est dire qu'à un degré
de puissance déterminé correspondent plusieurs états possibles. Mais dès lors, ne nous
trouvons-nous pas face au problème suivant : comment l'identité (quelque chose qui reste le
même à travers le changement) peut-elle être pensée alors que nous vivons dans une variation
continue? Il nous semble que, pour Spinoza, l'affection se pense sous l'égide de l'instant,
lequel n'est jamais qu'une abstraction de l'esprit qui "coupe", qui suspend le vol, non du temps
(qui est déjà une façon, abstraite, de mesurer la durée) mais de la durée. Il nous paraît
profitable d'examiner la conception spinoziste de la temporalité afin de comprendre le statut
de l'instant (nous avons conscience du glissement opéré entre état et instant, mais nous
tâcherons de le légitimer par la suite, car il ne semble pas que Spinoza identifie explicitement
"état" et "instant") dans lequel s'inscrit l'affection. Tentons, afin d'y voir plus clair, de
rassembler les quelques textes où il est question de temps ou de durée. Ainsi, les Pensées
Métaphysiques affirmaient que "... le temps n'est pas une affection des choses, mais seulement
un simple mode de penser, ou, comme nous l'avons dit déjà, un être de Raison; c'est un mode
de penser servant à l'explication de la durée." (Pensées Métaphysiques, chap.4, p.350) "Car le
temps est la mesure de la durée ou plutôt il n'est rien qu'un mode de penser. Il ne présuppose
donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants. Quant
77
ce point de vue qui est celui de Spinoza et que pour cette raison nous exposons, nous semble pourtant
contestable : toute affection n'implique t-elle pas, si imperceptible soit-elle, une influence, fût-elle infinitésimale
sur ma puissance d'agir? Même en suivant notre exemple, pourtant neutre, du cercle et du carré, nombre de
personnes pourraient arguer de telle ou telle propriété plus harmonieuse d'une forme ronde apportant davantage
de bien-être qu'une forme carrée, cette idée légitimant plus ou moins l'architecture. De même, l'influence
d'affections inconscientes a bien été mise en évidence par Freud. Nous ne faisons ici qu'exprimer le point de vue
Spinoziste, même si cette remarque rend bien compte du fait que Spinoza donne le statut de "postulat" à cette
conception. Mais ce point plaide, à notre sens, en la faveur d'une affection à concevoir comme un être de raison,
même si de l'aveu de Spinoza –III, postulat 1, il est clair que l'affection, en tant qu'elle ne fait pas varier notre
puissance d'agir, n'est pas pensée comme un être de raison.
31
à la durée, elle cesse où les choses créées cessent d'être et commence où les choses créées
commencent d'être" (...) "La durée suppose donc avant elle ou au moins implique les choses
créées." (id, partie II, chap. X, p.378) Tentons maintenant d'éclairer la différence qu'il faut
entendre entre ces deux concepts pourtant proches que sont durée et temps. "Pour déterminer
la durée maintenant nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement
invariable et déterminé et cette comparaison s'appelle le temps." (Pensées Métaphysiques,
chap.4, p.349-350), dans l'idée que cette comparaison est le résultat d'une manière de penser,
le fruit de l'imagination et que les différents "instants" considérés sont plus fonctionnels que
réels, ils traduisent une manière qu'à l'esprit de se rapporter aux choses plus qu'un état réel de
la chose :
"...le mesure, le temps et le nombre ne sont que des manières de penser, ou plutôt
d'imaginer" (Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer, du 20 avril 1663, Pléiade pp. 1098) et
Spinoza ajoute, "Si l'on divise la durée en parties, "il devient impossible de comprendre
comment une heure, par exemple, peut passer." "Pour qu'elle passe en effet, il sera nécessaire
que la moitié passe d'abord, puis la moitié du reste ; si l'on prend ainsi à l'infini la moitié du
reste, on ne pourra jamais parvenir à la fin de l'heure. C'est pourquoi nombreux sont ceux qui,
n'ayant pas l'habitude de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre
que la durée est composée d'instants, tombant ainsi en Scylla pour avoir voulu éviter
Charybde78 ". Spinoza nous donne ainsi peut-être la clé pour ne pas tomber de Charybde en
Scylla : nous n'arrivions pas, en effet à concilier la variation continue dans laquelle nous
étions dit vivre avec ce statisme, cet immobilisme qui semble caractériser l'affection. La
qualification de l'affection comme un "état" de l'essence humaine, de par la stabilité qu'elle
semblait inclure présentait toutes les caractéristiques de l'instantanéité. La seule façon de s'en
sortir étant de notre point de vue comme celui de Deleuze79 d'identifier affection avec
instantanéité, avec toutes les précautions que la notion d'instant nécessite de prendre : avoir à
l'esprit que ce n'est qu'une distinction de raison et non une réelle. Nous avons conscience des
difficultés soulevées par ce problème qui nous semble propre à la doctrine. Ainsi, l'affection
de la vue d'un cercle : mon affection n'est stable que relativement, lorsque je dis : « je vois
toujours la même chose », c'est abstraction faite de certains paramètres (physiquement, ce
n'est plus tout à fait la même chose que je vois, psychologiquement, des pensées différentes
me traversent l'esprit à mesure que je regarde le cercle, etc.) Ainsi, l'instant dont "la répétition
78
Spinoza Lettre XII à Meyer, citée in L'idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, p.163
Nous-nous référons au cours professé à l'université de Vincennes du 20/01/1981, dont nous ne connaissons
pas, outre une version électronique, d'édition écrite.
79
32
n'est donc possible que dans l'abstrait80" est fruit de notre manière abstraite de "mesurer" ce
dont l'essence est d'être vécu, à savoir la durée. Ce n'est qu'une fois la durée "transformée" en
temps et sectionnée en instants que l'esprit peut se rapporter, abstraitement, à l'affection en
arrêtant la variation de notre corps à tel état déterminé (déterminé à tel instant). L'affection est
donc doublement relative : relative parce qu'elle correspond à un état de l'essence humaine à
tel instant, et relative, dans sont statut : l'instant n'étant qu'une distinction de raison, qu'une
manière "temporelle" d'appréhender et de se rapporter à la durée. Cependant, nous admettons
la difficulté du problème qui n'est peut être pas à trancher comme nous l'avons fait en suivant
l'éclairage de Gilles Deleuze.
Dans le contexte de V, 39, scolie, la variation continue apparaît plus comme une
variation de la puissance d'agir, (même si rien de vraiment explicite ne l'atteste, nous
soulignons le fait que Spinoza parle juste après avec un vocabulaire proche de celui de la
puissance d'agir. Une façon de concilier la variation continue (entendu comme variation de
puissance) aurait pu être la suivante (nous rejetons cependant cette interprétation en vertu de
la lecture que nous avons adoptée. Nous-nous contentons de la mentionner afin d'offrir à la
réflexion du lecteur une autre vision des choses, cette dernière interprétation ayant toutefois
l'avantage d'être compatible avec une conception de l'affection comme "réelle" –et non
comme relative à une façon de penser- conception qui était peut être celle de Spinoza –III,
postulat 1- . Mais, rappelons le, nous pensons qu'il n'y a d'affection (état) que par et pour un
esprit se rapportant, abstraitement à l'état instantané du corps. Nous pensons que c'est là un
flottement du spinozisme). Il nous faut d'abord observer que je peux avoir plusieurs affections
en même temps et remarquer que s'il y en a nécessairement une qui soit cause de cette
variation (par exemple si je suis affecté d'une punaise sur laquelle je marche avec douleur) il
peut très bien y en avoir une ou plusieurs autres simultanées qui n'influent, qui n'augmentent
ni ne diminuent ma puissance d'agir (par exemple, même si c'est discutable, la vue d'un
cercle). Je serais alors bel et bien dans une variation (ma puissance d'agir a diminué) tout en
ayant une affection qui n'augmente ni n'aide ma puissance d'agir (et qui n'est donc pas un
affect). Il faut dès lors remarquer que variation continue ne signifie pas pour autant variation
totale, et c'est même ce maintient d'un quelque chose qui permet de parler de variation (au
80
Nous empruntons la formule, qui illustre bien notre propos à Bergson : "La répétition n'est donc possible que
dans l'abstrait : ce qui se répète, c'est tel ou tel aspect que nos sens et surtout notre intelligence ont détaché de la
réalité, précisément parce que notre action, sur laquelle tout l'effort de notre intelligence est tendu, ne se peut
mouvoir que parmi des répétitions. Ainsi, concentrée sur ce qui se répète, uniquement préoccupée de souder le
même au même, l'intelligence se détourne de la vision du temps. Elle répugne au fluent et solidifie tout ce qu'elle
touche. Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons, parce que la vie déborde l'intelligence.
" (L'Evolution Créatrice, Chap. I "l'évolution de la vie. – Mécanisme et finalité.", nous soulignons)
33
sens où l'on parle en musique d'une variation sur un thème, où le thème reste malgré tout
toujours reconnaissable) : quand tout change, rien ne change81. Il nous faut bien avouer
l'extrême délicatesse de ces questions relatives au statut de l'affection et l'approximation des
réponses successives d'une question qui aurait pu se formuler de la sorte : "faut-il considérer
l'affection –et plus particulièrement son statisme- comme un être de raison ou faut-il la
considérer comme réelle?". Résumons, par souci de clarté, ce que nous croyons être l'essentiel
concernant l'affection. L'affection ne doit, pour être telle, 1°) ni augmenter ni diminuer la
puissance d'agir (ce cas est postulé et donc accordé par Spinoza) 2°) elle est un état de
l'essence humaine supposant une certaine fixité, que ce soit abstraitement le « temps » d'un
instant ou que l'on admette que cette fixité soit susceptible de durer (il nous a semblé
problématique de l'admettre). 3°) Cet "état" peut se concevoir aussi bien comme celui de
l'essence humaine prise dans sa totalité, mais peut tout aussi bien désigner l'état de l'une de ses
parties, permettant ainsi de concilier la variation continue avec le maintient, le statisme de
certaines parties. Nous dirons, en dernière analyse et pour ne pas embrouiller davantage ce
sujet que la nature de l'affection est au moins problématique, comme en témoigne le statut de
postulat82 que Spinoza donne, en trahissant l'ambiguïté de sa conception, comme rendant
possible l'affection.
Par ces exemples que nous venons d'évoquer, nous voyons du même coup qu'il y a
certaines affections, bien particulières, qui ne répondent pas à ce caractère que nous avons
dégagé en le nommant le statisme de l'affection, cette propriété qui est d'être un état et donc,
d'une certaine stabilité. Il convient d'ailleurs de noter que le postulat inaugural de la troisième
partie introduit en invitant à analyser cette deuxième alternative de l’affectabilité, dichotomie
entre être affecté de manière telle que la puissance d'agir augmente ou diminue ET être affecté
de sorte que cette dernière ne varie pas. "Le Corps humain peut être affecté de bien des
manières 1°) qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres 2°) qui ne
rendent sa puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite." Ayant étudié dans cette première
partie la seconde alternative (car c'est elle que l'Ethique commence à étudier), il nous faut
maintenant nous atteler à poursuivre la tâche que nous nous sommes fixée, c'est –à- dire
examiner la première modalité (l’affect) de ce que nous nommons, à défaut de terme
approprié existant, l'affectabilité.
81
cf Pascal "Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous
vont vers le débordement, nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres, comme
un point fixe." (Pensées, édition Brunschvicg, 382)
82
Ethique, III, postulat 1, p.203
34
35
Deuxième Partie : L'affect.
Introduction :
Si l'étude de l'affection ne fait pas explicitement l'objet d'un livre, il n'en va pas de
même pour l'affect dont le nom figure dans les titres de deux livres. Ainsi, le livre trois
traitera "De l'Origine et de la Nature des Affects" et le quatrième "De la Servitude Humaine,
autrement dit, des forces des affects." Il y aurait ainsi, par le plan même de l'Ethique, un
privilège accordé dans le traitement de ces derniers. Nous tenterons donc de comprendre ce
36
qui distingue l'affect de la simple affection et tâcherons d'en cerner les spécificités en
observant comment l'affect fait lui-même l'objet de certaines distinctions.
1°) La variation de la puissance d'agir comme critère de démarcation à
l’égard de l'affection
L'affectabilité, le pouvoir d'être affecté, semble donc se caractériser par une double
possibilité : ou bien l'affection du mode que je suis n'implique qu'un changement d'état sans
engager une variation de ma puissance d'agir ou, seconde alternative, mon changement d'état
diminue ou augmente ma puissance d'agir. Ce lien entre la variation de la potentia agendi du
corps et de l'esprit et la nature de l'affect apparaît dès la troisième définition du livre trois,
livre central exclusivement réservé à l'affect dont il tire par ailleurs son nom : "Per affectum
intelligo corporis affectiones quibus ipsius corporis agendi potentia augetur vel minuitur,
juvatur vel coercetur et simul harum affectionum ideas. Si itaque alicujus harum affectionum
adæquata possimus esse causa, tum per affectum actionem intelligo, alias passionem" Ce qui
nous semble devoir se traduire de la sorte : "Par Affect, j'entends les affections du Corps, qui
augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d'agir de ce Corps, et en même
temps les idées de ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d'une de ces
affections, alors par Affect j'entends une action ; autrement, une passion."83
De cette
définition nous voyons que l'affect est fondamentalement une affection, c'est-à-dire une
modification de l'être que je suis, mais, à la différence de la "simple" affection, cette première
inclut l'idée d'un changement, non plus seulement de l'agencement des parties dans le tout
composé que je suis, mais également une modification (dont le nom plus précis est variation)
en plus ou en moins de ma puissance d'agir. Si le terme "modification" pouvait à juste titre
être pris pour synonyme d'affection, la "variation" sert à désigner la modification de la
puissance d'agir. Avec l'affect, ce n'est plus seulement mon état (qualitatif), au sens d'une
simple réorganisation des parties dans le tout, qui change, c'est mon état, au sens quantitatif,
qui varie, et nous pourrions presque dire que c'est mon "état de santé" qui change. C'est donc
d'abord et encore une fois pour des raisons de clarté et de distinction que Spinoza emploie
deux termes différents pour nommer ces deux modifications, animé par le même souci d'éviter
83
Ethique, III, définition 3, p.203
37
la confusion entre deux changements pourtant proches, car nous comprenons qu'il y a
maintenant, au moins, trois modifications de la substance : la modification en tant que mode,
la modification du mode (l'affection) sans effet sur sa potentia agendi, et l'affection du mode
(affect) en tant que faisant varier, en plus ou en moins, la puissance d'agir de ce dernier.
L'affection est un changement uniquement qualitatif là où l'affect enveloppe en plus un
changement de quantité (une quantité de puissance, une intensité). En ce sens, nous pourrions
dire que Spinoza est le philosophe de la modification, tant on la rencontre à différents niveaux
et tant elle fait l'objet de nombreuses distinctions. Mais évitons ici toute confusion en
précisant clairement le statut de ces distinctions qui font suite à toutes ces modifications : si
nous avons vu que l'attribut n'était pas, ontologiquement, autre chose que la substance,
l'affection et toutes ses sous catégories ne sont pas non plus autre chose, comme l'indiquaient
déjà très clairement les Pensées Métaphysiques : "...les affections de l'Être sont certains
attributs sous lesquels nous connaissons l'essence ou l'existence de chaque être, de laquelle
cependant il ne se distingue que par une distinction de Raison84". L'idée à garder en vue étant
que la substance, que "Dieu est de toutes choses cause immanente (immanens), et non
transitive (transiens)
85
" et que "Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être
ni se concevoir.86" Que nous parlions de la substance, de Dieu, d'attributs, de modes,
d'affections ou d'affects, nous parlons en fait toujours de la même "chose" (la seule qui soit),
la substance, Dieu c'est à dire la Nature ("Deus sive Natura87 "). Les distinctions n'étant là que
pour y voir plus clair, Spinoza ne manque pas de rappeler la différence entre distinction réelle
et de raison.
Le concept de potentia agendi sert donc de critère discriminatoire entre affectus et
affectio, c'est lui "... qui permet de délimiter la nature et la sphère d'extension de l'affect" 88 en
tant que l'affect se définit précisément comme cette affection bien particulière qui a une
incidence sur ma puissance d'agir, en l'augmentant ou la diminuant. Il y aura donc deux
grands types d'affects suivant que cette puissance augmente ou diminue, ainsi que deux autres
sous-catégories, comme nous le verrons plus loin.
84
Pensées Métaphysiques, chap.3, p.345
Ethique, I, 18, p.51
86
Ethique, I, 15, p.37, nous soulignons.
87
Ethique, IV, préface
88
Chantal Jaquet, L'unité du corps et de l'Esprit, p.90
85
38
2°) Que le "passage" que désigne tout affect n'est pas le fait d'une
subjectivité où l'esprit comparerait deux affections.
Il nous faut maintenant nous heurter au très épineux problème de savoir comment
l'affect s'éprouve comme tel, ce qui revient à nous demander comment s'articulent affectivité
et temporalité car la variation de la puissance d'agir n'est possible qu'à travers différents
moments du temps : je ne peux éprouver de variation dans un même instant et ce n'est qu'à la
faveur de deux moments distincts que je suis susceptible de varier, car je ne puis être le même
et autre en même temps et sous le même rapport89. Si nous avions parlé d'un statisme de
l'affection, il faut bien reconnaître un dynamisme, une transitivité de l'affect qui lui est
corrélatif. C'est même ce caractère qui défini l'affect, cette variation de notre puissance d'agir
et qui fait que par l'affect, par la joie ou la tristesse, je sais si ma puissance d'agir augmente ou
diminue en faisant, comme nous allons le voir, l'économie de procédés intellectuels, à l'instar
d'une comparaison entre deux instants.
Si Spinoza construit sa philosophie sans penser l’homme comme une substance et
surtout, en se gardant de ne pas hypostasier l'activité mentale -la succession d'idées qui
traverse en constituant l'esprit humain- en une substance pensante, comment penser l'affect
qui présuppose cette variation de la puissance d'agir et donc, du même coup le maintien d'un
quelque chose susceptible de dire "ça a varié" ? Dès lors que l'on fluidifie l'esprit humain de la
sorte, que reste-t-il pour rendre possible ce vécu de la transition qui qualifie essentiellement
l'affect? Comment penser ce passage d'une puissance à l'autre sans ce "trait d'union entre ce
qui a été et ce qui sera", ce "pont jeté entre le passé et l'avenir" qu'est, en reprenant les
analyses bergsoniennes, la conscience?90 Pouvons-nous, en dépit de cette sorte de
déréalisation de l'esprit (l'esprit a bel et bien une réalité mais non comme une res, étant pensé
davantage comme activité que comme substantialité), le penser comme une comparaison de
l'esprit entre deux "états" ? Excluons donc d'emblée la possibilité d'une substance pensante
humaine qui "se tiendrait dessous" (à la manière de l'Øpoke menon
ˆ
aristotélicien) différents
89
""Il est impossible que le même attribut (p.121) appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même
sujet et sous le même rapport", sans préjudice d'autres déterminations qui pourraient être ajoutées, afin de parer à
des difficultés logiques. –Tel est donc le plus certain de tous les principes" (Aristote, Métaphysique, G2,
1005b15-25, trad. Tricot pp.121-122)
90
Energie Spirituelle, chap. I "La conscience et la vie" : "Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine
épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé
nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être
conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un
pont jeté entre le passé et l'avenir."
39
"accidents", ou, dans la terminologie spinoziste, différentes "affections" et qui comparerait les
différents états se donnant ainsi les moyens d'éprouver la variation de sa puissance d'agir : la
conception spinoziste de l'esprit, en tant que ce dernier n'est pas substance mais mode ne le
permet pas. La comparaison ne peut pas se faire suivant ce modèle d'un esprit qui serait à
l'image d'un barrage retenant dans son enceinte les états passés, comme une "boîte" où
viendrait s'entasser des souvenirs de mes différentes affections. La mémoire n'est pas
réactivation d'une affection qui se trouverait en "stock" dans notre esprit, elle n'est que
l'attention portée à notre corps qui a gardé trace d'une affection passée (et à proprement parler,
notre corps ne "garde" pas de trace, il est cette trace). Comment éprouvons-nous donc
l'augmentation et la diminution de notre puissance d'agir? Comment pouvons nous être joyeux
ou tristes s'il n'y a pas quelque référence à un état plus ou moins joyeux? C'est précisément
pour penser cette variation en faisant l'économie du modèle cartésien (qui réifie l'esprit, qui
pense avec "certitude" l'esprit sur le modèle de la chose, celui de la "res cogitans91 ") de la
substance dans laquelle se déroule des "accidents" que Spinoza prend soin de distinguer affect
et affection. Si l'épreuve de la joie et de la tristesse ne s'était faite que sur la base de deux états
du corps (l'un exprimant plus de perfection ou de puissance que l'autre) que l'esprit se serait
contenté de comparer pour éprouver de la joie ou de la tristesse, il n'y aurait pas eu besoin de
faire intervenir ce concept traduisant un être-affecté spécifique qu'est l'affect. L'affect n'est pas
le fruit d'une activité, d'une comparaison de l'esprit. Ce n'est pas l'esprit qui, comparant deux
états du corps, éprouverait plus ou moins de joie, c'est l'augmentation de la puissance du
corps et de l'esprit qui se traduit par un affect : il n'y a ici nulle comparaison, c'est l'affect ou
plutôt "l'idée qui constitue la forme de l'affect" qui "affirme" une "force d'exister" (existendi
vim) "plus grande ou moindre qu'auparavant92 " ou, ce qui est équivalent "plus ou moins de
réalité qu'auparavant93 ". L'affect, s'il implique bien deux affections (deux modifications de
mon corps et de mon esprit, car pour qu'il y ait augmentation ou diminution, il faut, au
minimum, deux points de référence, une affection A et une autre B auquel le phénomène,
l'épreuve du passage ne saurait se réduire. Si nous avons vu que l'affection se pensait comme
l'état instantané de mon corps (ce que nous avons appelé le statisme de l'affection) et de mon
esprit, j'aurai beau rapprocher autant que je veux deux affections, si proches soient-elles, il me
91
"la seule chose que je ne puisse séparer de moi, que je sais avec certitude être moi et que je puis maintenant
affirmer sans crainte d'erreur, c'est que je suis une chose qui pense" (Descartes, Recherche de la Vérité, A.T X,
521 ou encore "Mais qu'est-ce donc que je suis? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est-àdire une chose qui doute, qui conçoit qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui
sent." Méditations Métaphysiques, seconde méditation, A.T IX 1, 22
92
Ethique, III, "définition générale des affects", p.331
93
ibid
40
manquera toujours le phénomène du passage de l'une à l'autre. Si l'affection désigne un état de
l'essence humaine à un instant donné (cf supra, la première des 48 "Définitions des Affects"
de la fin du livre trois que nous avons commentée), chaque instant, chaque état implique un
passage par lequel on y arrive et un autre par lequel on en sort. La transition par laquelle on
passe d'une affection à une autre, si elle est bien enveloppée par ces affections, ne s'y réduit
pas, il y a une spécificité du passage de l'un à l'autre, quelque chose de plus. Le passage, s'il
suppose bien deux états ou deux affections, implique quelque chose de plus pour être éprouvé,
sans quoi les deux affections, en tant que différentes l'une de l'autre, ne pourraient pas
apparaître en tant que telles. Le passage n'est pas un calcul ou une comparaison, il s'éprouve,
et c'est cela l'affect. Il y a en conséquence une sorte de lien entre affect et durée puisque
l'épreuve d'un passage en lequel consiste tout affect ne se vit que dans la durée, laquelle ne
saurait être découpée en instant. L'affect est donc inscrit dans la durée comme la durée ne
saurait être exempte d'affect : le vécu de ma persévérance dans l'être se fait toujours à travers
un affect.
Nous voyons par-là que l'affect ne résulte pas d'une action subjective, d'une rétention
ou d'une comparaison par l'esprit de deux affections mais réside bien plutôt dans le vécu d'une
transition, dans une manière d'être affecté bien spécifique qui consiste à éprouver la variation
de notre puissance d'agir (cette transition vécue n'étant pas nécessairement consciente).
Spinoza est d'ailleurs on ne peut plus clair sur ce point, affirmant explicitement ce que nous
venons de remarquer : "Je n'entends pas que l'esprit compare la présente constitution du corps
avec une passée, mais que l'idée qui constitue la forme de l'affect affirme du corps quelque
chose qui enveloppe à la vérité plus ou moins de réalité qu'auparavant." (Ethique, III déf.
générale des affects) Nous le voyons, c'est une façon non plus subjective de penser
l'affectivité (et peut-être aussi la durée) mais davantage objective : l'affect désigne la manière
dont le monde (sans qu'il soit pour autant vraiment extérieur) m'affecte en me faisant éprouver
de la joie ou de la tristesse, c'est-à-dire, au moyen seul de ce qui m'affecte, de me faire
éprouver une constante transition entre les diverses affections de mon corps. Nous pouvons
même nous demander si ce n'est pas l'affect qui est premier et réel, si l'affection n'est pas un
simple "arrêt" de notre variation continue, une abstraction relative à un instant donné, ou
plutôt que l'esprit se donne car dans notre vécu, il n'est jamais donné : nous n'éprouvons
jamais une affection dans une indifférence totale et nous sommes toujours ou joyeux ou
41
tristes94. Venant de voir comment l'affect désignait le vécu d'une transition, tentons d'en
discerner les différents types.
3°) L'augmentation et la diminution de la puissance d'agir comme
départage entre deux types d'affects (joie et tristesse)
Si la variation de la puissance d'agir sert de pierre de touche pour différencier, à
l'intérieur des affections au sens le plus large (modifications du mode que je suis), affection et
affect, cette variation donne lieu à une seconde distinction, mais cette fois, à l'intérieur de
l'affect. Alors que l'affection n'était qu'un changement des qualités d'un individu (un
changement "qualitatif") l'affect sert à désigner la modification ou l'affection d'un mode en
tant que la "quantité" de sa puissance d'agir varie. Ce sera maintenant la polarité de cette
variation de la puissance qui, selon qu'elle augmente ou diminue, sera le critère de
différenciation entre deux types d'affects. L'augmentation de la puissance d'agir prendra pour
nom joie et sa diminution, tristesse : "La joie est un affect par lequel la puissance d'agir du
corps se trouve augmentée ou aidée et la Tristesse, au contraire, est un affect par lequel la
puissance d'agir du corps est diminuée ou contrariée.95" ou encore, "La joie est le passage de
l'homme d'une moindre perfection à une plus grande
96
" et "La tristesse est le passage de
l'homme d'une plus grande perfection à une moindre97 ". Notons que la démonstration de III,
37 explicite ce qu'il faut entendre par puissance d'agir : la puissance d'agir consiste à effectuer
son essence, à persévérer dans l'être (conatus). "Unaquaeque res, quantum in se est, in suo
esse perseverare conatur" "Chaque chose, autant qu'il est en elle (quantum in se est), s'efforce
de persévérer dans son être."98, "L'effort (conatus) par lequel chaque chose s'efforce de
94
voir la lettre de Descartes à Régius de janvier 1642 (A.T III, 493) qui peut être traduite de la sorte : "Si un ange
était uni au corps humain, il n'aurait pas les sentiments tels que nous, mais il percevrait seulement les
mouvements causés par les objets extérieurs, et par-là il serait différent d'un véritable homme". Lettre que M.
Terestchenko commente ainsi : "L'ange n'éprouve pas le sentiment pathologique de la douleur, car il voit toute
chose dans la lumière de l'entendement. L'animal ne le sent pas davantage, tout en lui n'est que machinerie,
ressort et rouage. L'expérience de la douleur atteste que nous ne sommes ni un esprit seulement ni un corps
seulement, mais un être à la fois corps et âme." (...) "Nous éprouvons, en elle et en elle, l'union indivisible de
l'âme et du corps, la totalité psychophysiologique qui constitue notre réalité substantielle." (...) "...dans ce
souffrir se révèle notre être véritable" (M. Terestchenko,"Le pur souffrir de l'âme : rationalité et affectivité chez
Descartes" in Les Etudes Philosophiques, novembre 2004, P.U.F p.447)
95
Ethique, IV, 41, démonstration, p.407
96
id, III, définition 2 des affects, p.307
97
id, III, définition 3 des affects, p.307
98
id, III, 6, p.217, nous soulignons
42
persévérer dans son être n'est rien à part l'essence actuelle de cette chose."99 L'énoncé de ce
principe comme valable pour toutes "choses", y compris l'homme, suit la volonté spinoziste
de ne pas faire de l'homme un « empire dans un empire ». Nous retrouvons là le Spinoza
"physicien" (à notre avis beaucoup plus que géomètre) et ce dans l'énoncé même du conatus
qui reprend mot pour mot la formulation du principe d'inertie tel qu'il se trouve exprimé dans
les Principes de la Philosophie de Descartes : "Prima lex naturae : quod unaquaeque res,
quantum in se est, semper in suo statu perseveret ; sicque quod semel movetur, semper moveri
pergat."100 Cette similitude et surtout l'extension de cette loi au-delà de la sphère du
mouvement dans laquelle Descartes l'avait circonscrite (si celle-ci est bien, e » zon point de
vue, la première de la nature, notre psychisme semble, en un sens, s'y soustraire) font de cette
loi le credo du spinozisme. La loi de la nature vaut aussi pour la nature humaine, l'effort pour
persévérer dans l'être, est en fait la loi centrale de la nature tout court, humaine comme
physique, ou plutôt physique donc humaine, l'être humain n'étant pas un "empire dans un
empire" et le principe d'inertie apparaissanr alors comme une simple conséquence du, plus
général, conatus, en tant qu'on le rapporte aux corps étendus. Lorsque je suis joyeux, je suis
capable de faire plus de choses, ma motivation me permet d'être plus entreprenant alors que si
je suis triste, cette dernière sera faible et mes forces seront comme désactivées. Pour Spinoza,
nous pourrions dire, qu'il y a une "inertie de l'affectivité" que lorsque je suis dans une lancée
ou dynamique joyeuse (pour connoter de mouvement notre vie affective), je le demeure aussi
longtemps qu'aucun affect ne vient la contrarier ("coercere"). Ne nous y trompons pas, si
Spinoza définit l'affect en rapport avec la puissance d'agir, il est bel est bien conçu comme
une force et lorsqu'il viendra à expliquer le processus de suppression ou plutôt de libération
d'un affect passif, ce sera également en terme de force. La proximité de sa conception des
affect avec la loi d'inertie étant si grande que l'on pourrait fort bien remplacer le terme
"affectus" par celui de "mouvement", ce qui nous redonnerait cette loi universelle du
mouvement qu'est le principe d'inertie : "Affectus nec coerceri nec tolli potest nisi per
affectum contrarium et fortiorem affectu coercendo." "Un affect ne peut être contrarié ni
supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier." (Ethique, IV, 7, p.
353) : un mouvement ne peut être contrarié ni supprimé que par un mouvement contraire et
plus fort que le mouvement à contrarier (ce qui est une formulation possible du principe
d'inertie). Nous retrouvons bien là le Spinoza physicien des affects que nous avons évoqué
précédemment, qui désire traiter "... de la nature des Affects et de leurs forces, et de la
99
id, III, 7, p.217
Principes de la philosophie, II, 37, nous soulignons
100
43
puissance de l'Esprit sur eux (...)" en considérant "... les actions et appétits humains comme
s'il était question de lignes, de plans ou de corps101 " et si cela explique en partie
l'omniprésence du champ lexical de la force, de l'effort (pour persévérer dans l'être) l'affect se
pense lui aussi sous l'égide de concept essentiel du spinozisme qu'est la force, dans l'optique
d'une nature visée comme un "champ de force", où toutes choses sont engagées dans un étroit
rapport de force universel auquel les affects sont eux aussi soumis. Si Descartes parlait d'une
"mathesis universalis" comme d'une manière universelle (et donc unique) d'appréhender le
monde, Spinoza semble faire de la force le rapport reliant toutes choses.
Joie-"mentale" et joie-"corporelle", le caractère corporel de l'affect ("Nostri
corporis affectus" )
Nous venons de voir que "La joie est un affect par lequel la puissance d'agir du corps
se trouve augmentée ou aidée102 " et que cela revient à dire que "La joie est le passage de
l'homme d'une moindre à une plus grande perfection.103 ". Cependant, la joie qui est d'habitude
pensée comme un "sentiment" et donc comme le propre d'une âme ou d'un esprit, est ici
référée et définie par le corps. Il nous faut préciser cette conception qui conditionne le choix
de traduire "affectus" par "affect" plutôt que par "sentiment". Il y a une équivoque du concept
de joie qui peut se rapporter aussi bien à l'esprit qu'au corps. En effet, comme nous l'avons vu,
en vertu du parallélisme, ce qui est augmentation de la puissance d'agir de l'Esprit est
augmentation de celle du corps, l'Esprit ne faisant qu'exprimer ce qui se passe dans le Corps
ou, pour dire les choses autrement et montrer qu'il n'y a ni prédominance du Corps sur l'Esprit
ni de l'Esprit sur le Corps, que le Corps ne fait qu'exprimer ce qui se passe dans l'Esprit. Dès
lors, force nous est de reconnaître l'existence d'un affect corporel, ce qui conforte le rejet du
terme "sentiment" (le vocable étant beaucoup trop connoté psychologiquement ou
moralement) pour traduire "affectus" et qui explique nombre d'expressions d'une joie ou d'une
tristesse corporelle que l'on trouve dans l'Ethique. L'idée d'un affect corporel et surtout la
présence textuelle de la tournure se trouvent, en effet, au moins quatre fois dans l'œuvre 104.
101
Ethique, III, introduction, p.201
Ethique, IV, 41, démonstration, p.407, nous soulignons
103
Ethique, III, définition 2 des affects
104
Sur ce point, voir C. Jaquet, L'Unité du corps et de l'Esprit..., pp.117-118, notre analyse suit le point de vue
développé par cette dernière.
102
44
Tout d'abord, livre deux, proposition 17 : 1°) "Si le Corps humain est affecté d'une manière
qui enveloppe la nature d'un corps extérieur, l'Esprit humain contemplera ce même corps
comme existant en acte, ou comme étant en sa présence, jusqu'à ce que le Corps soit affecté
d'un affect <"donec corpus afficiatur affectu"> qui exclue l'existence, ou la présence, de ce
corps." Ensuite, livre trois, démonstration de la proposition quatorze : 2°) "...les imaginations
de l'Esprit indiquent plus les affects de notre Corps <"nostri corporis affectus"> que la nature
des corps extérieurs.", puis, 3°) démonstration de III, 18 "...l'image de la chose, considérée en
soi seule, est la même, qu'on la rapporte qu temps futur ou bien passé, ou au présent, c'est-àdire, l'état du Corps, ou affect <"constitutio seu affectus">, est le même (...)" et 4°) scolie 1 :
"...le Corps n'est affecté d'aucun affect <"corpus nullo affectu afficitur"> (...)" Il ne s'agit donc
pas d'un hapax ou d'une coquille, l'affect corporel a bel est bien une réalité conceptuelle et pas
seulement textuelle. De plus, comme le souligne Chantal Jaquet, le scolie de la proposition II,
du livre central nous laissait déjà deviner son existence, comme "... l'ordre des actions et des
passions de notre Corps va par nature de pair (simul) avec l'ordre des actions et des passions
de notre Esprit" il faut remarquer le fait "... qu'elles soient rapportées au corps ou à l'esprit, les
actions et les passions par définitions sont des affects.105 " Si nous avons vu dans notre
première partie que toute affection n'était pas nécessairement consciente (et ce même si à
toute affection corporelle correspond, avec les conséquences que nous avons tirées, une idée
de cette affection), il faut admettre de même que l'affect déborde le champ de la conscience et
que tout affect n'est pas conscient. Deux conclusions sont à tirer de cet enseignement :
d'abord, cela nous apprend à relativiser le discours spinoziste sur les affects et il faut toujours
avoir à l'esprit que Spinoza peut nous parler d'affect en pensant plus ou moins au corps ou à
l'esprit, en l'envisageant plus d'un côté ou d'un autre. En ce sens, le corollaire de la proposition
quatre du De Libertate qui affirme que "... l'affect est l'idée d'une affection du Corps" est à
comprendre de la même façon que ce que nous avions dit concernant l'affectio, à savoir que si
à toute affection corporelle correspond une idée de cette affection, toute idée n'est pas
consciente -mais en revanche toute idée à la potentialité de le devenir- ("Il n'est pas
d'affection du Corps dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct106 " et
"... il n'y a pas d'affect dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct. 107").
Il faut donc se garder de voir dans cette proposition une éventuelle définition de l'affect par la
conscience, ou encore, que l'affect soit le "côté" conscient d'une affection inconsciente car
corporelle. A ce caractère également corporel de l'affect (il y a affect de l'Esprit ET du Corps)
105
C. Jaquet, L'Unité du corps et de l'Esprit.. , p.118
Ethique, V, 4, p.489
107
ibid, corollaire pp.489-491
106
45
répondra comme souvent une distinction terminologique comme pour ne pas s'y tromper :
"De plus, l'affect de Joie, quand il se rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, je l'appelle
Chatouillement <"Titillationem> ou Allégresse <"Hilaritatem"> ; et l'affect de Tristesse,
Douleur ou Mélancolie <"Melancholiam">." (III, 11 scolie). Si nous avons vu qu'il y a une
joie corporelle qui correspond nécessairement à une joie mentale, il en est bien entendu de
même en ce qui concerne la tristesse, la pensée de Spinoza pouvant à cet égard être justement
nommée par ce qui s'appellera, dans une postérité toute spinoziste, un "psychosomatisme",
tant la manière dont l'esprit est pensé va de pair avec le corps.
4°) Qu'il y a une quadruple partition de l'affect à l'égard de la variation de la
puissance d'agir : Augmentation, diminution, aide et "entrave".
L'affect, c'est l'affection en tant qu'elle fait varier ma puissance d'agir en l'augmentant
ou la diminuant. Pourtant, Spinoza accompagne assez souvent l'emploi de ces termes de deux
autres sous-catégories d'affects (sous-catégories car s'inscrivant respectivement sous
l'augmentation et la diminution comme deux variantes spécifiques) : ceux qui aident (juvare)
l'augmentation de la puissance d'agir, sans être directement responsables de cet accroissement,
et ceux qui contrarient ("coercere") la puissance d'agir en étant indirectement cause de sa
diminution. La partition de l'affect à l'égard de la variation de la puissance d'agir se fait donc
selon quatre mesures : augmentation, aide, diminution, entrave. Que faut-il entendre par là?
Quel est l'intérêt de sous-distinguer de la sorte augmentation et diminution de la puissance
d'agir? Spinoza nous livre des éléments de réponse dès les propositions 14 à 16 du De
Affectibus en prenant exemple des cas où a°) nous sommes affectés de deux corps en même
temps suscitant deux affects différents (Ethique III, 14 et démonstration) et celui ou b°) nous
sommes affectés "par deux corps à la fois108 " d'un affect et d'une affection (III, 15
démonstration), l'un augmentant ou diminuant notre puissance d'agir (et donc un affect) et
l'autre sans influence sur notre puissance d'agir (une simple affection). Spinoza demande
(implicitement) : et si par la suite on présente le même corps (qui avait été rencontré avec une
source de joie ou de tristesse que constituait l'affect qui l'accompagnait) seul, sans l'autre
corps qui avait suscité un affect, que se passe-t-il? Spinoza répond : "Si l'Esprit a une fois été
108
Ethique, III, 14 démonstration, p.227
46
affecté par deux affects à la fois, lorsque plus tard l'un des deux l'affectera, l'autre l'affectera
aussi109 " et que "De cela seul que nous imaginions qu'une chose a une ressemblance avec un
objet qui affecte habituellement l'Esprit de Joie ou bien de Tristesse, et même si ce en quoi la
chose ressemble à l'objet n'est pas la cause efficiente de ces affects, pourtant nous aimerons
cette chose ou bien nous l'aurons en haine." Spinoza nous livre donc les conditions de
possibilité des observations que fera plus tard Pavlov : il y a une loi d'association propre au
fonctionnement des idées et qui unit n'importe quels affections et affects dès lors qu'ils nous
ont affecté simultanément, faisant que l'affection (qui en tant que telle, prise isolément, n'est
pas cause de variation de la puissance d'agir) engendre, par voie d'association avec un affect
qui lui est lié par expérience, une variation de la puissance d'agir sans qu'elle en soit pour
autant, directement, cause efficiente. Inversement, tel affect nous fera penser à telle affection
qui s'est trouvée associée à ce dernier. Ce pouvoir d'augmentation ou de diminution par
association de la puissance d'agir, Spinoza le nomme "aide" ou "entrave" (coercere) Notons
que la langue française rend bien ce phénomène, lorsque l'on parle de "contrariété" : être
contrarié, c'est être indirectement triste, c'est lorsque quelque chose nous tracasse sans que
nous sachions au juste pourquoi, ni même parfois ce qu'est cette chose. Ce que nous pourrions
appeler la "contrainte" ou "entrave" (coercere) et l'"aide" (juvare) servant de compléments
terminologiques pour désigner la propriété de certaines affections d'engendrer une
augmentation ou diminution de la puissance d'agir sans en être la cause immédiate :
l'affection étant liée par association à tel ou tel affect, elle ne fait que "rappeler" un affect qui,
lui seul, est cause de tristesse ou de joie. On retrouve ici le principe essentiel de la mémoire
qui est celui qu'une affection ou un affect évoque, comme par magnétisme110, celle ou celui
qui lui a été contemporain. S'il m'arrive de manger une fraise et d'y prendre en même temps
du plaisir, la vue seule d'une fraise suffira par la suite (alors même que l'affection-vue de la
fraise ne me donna pas la première fois une satisfaction directe) à évoquer irrésistiblement le
plaisir gustatif de l'affection qui se produit lorsque je la mangea. Au fond, ce n'est pas la vue
de la fraise qui est en elle-même et pour elle-même plaisante : si nous y réfléchissons bien, ce
n'est qu'autant qu'elle fait signe, par voie d'association, vers le plaisir de la déguster que sa vue
est source de joie et nous sommes en droit de nous demander s'il n'en va pas de même pour
tout, y compris pour l'art qui serait moins, que le spectateur le sache ou non, une
contemplation désintéressée qu'une jouissance par association. Si l'ingestion d'une fraise
augmente sans conteste ma puissance d'agir par la joie qu'elle m'apporte, la vue de la fraise ne
109
Ethique, III, 14, p.227
cette idée d'un magnétisme, ou plutôt d'un transfert de la "charge" affective trouvera une postérité chez Freud.
cf infra, note 115
110
47
fait que l'aider car elle l'augmente de façon médiate. Tout ce qui, par un moyen ou par un
autre, évoquera un plaisir passé deviendra donc l'objet de mon désir et inversement, tout ce
qui se rattachera à une peine passée sera à l'avenir objet d'aversion111 .
La nature "associative" de l'affect
Ainsi, "N'importe quelle chose peut être par accident cause de Joie, de Tristesse ou de
Désir112 " pour autant qu'elle nous a un jour affecté en même temps qu'une chose agréable ou
pénible (qui aura suscité un affect de joie ou de tristesse). Spinoza nous donne la clé de ce "je
ne sais quoi" qui suscite souvent l'amour113 et dont les effets sont souvent effroyables, cette
propriété associative de l'affection qui avait déjà été remarquablement rapportée par Descartes
dans sa fameuse lettre à Chanut du six juin 1647 : "Par exemple, lorsque j'étais enfant,
j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche; au moyen de quoi, l'impression qui se
faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à
celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en
voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres,
pour cela seul qu'elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela.
Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai
plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en
sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de
semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous
ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un
défaut, qui nous attire ainsi à l'amour; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un
défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se (p.57) doit pas laisser
entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour
laquelle nous nous sentons émus."114 Nous pourrions dire qu'il y a un pouvoir de l'affect qui
réside en cette capacité de transmettre joie ou tristesse à tout ce qui l'entoure, et que c'est en
111
Spinoza emploie ce terme ("aversatur") dans le corollaire de la proposition 13 du De Affectibus
Ethique, III, 15, p.227
113
"Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La
cause en est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose
qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre :
s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." (Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, 162)
114
Descartes, lettre à Chanut du 6 juin 1647, A.T V, 57-58, nous soulignons
112
48
cela que consiste l'association, en une sorte de transfert de la charge affective d'une
représentation vers une autre. La lettre de Descartes illustre bien le propos de Spinoza.
L'exemple, qui évoque un défaut, montre tout le pouvoir de l'affect qui est capable de susciter
par voie d'association l'attirance d'un strabisme d'ordinaire repoussant et donc théoriquement
incompatible avec l'attrait que suppose l'amour. Par ailleurs, Descartes anticipe ce que dira
Spinoza, à savoir que la passion succombe à la connaissance de sa cause : " Depuis (...) que
j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému." Notons d'autre part, pour montrer
la postérité féconde de la conception spinoziste de l'affectivité, que le principe de ce que
Freud115 appellera "refoulement" se trouve ici déjà mis à jour : "Quand l'Esprit imagine ce qui
diminue ou contrarie la puissance d'agir du Corps, il s'efforce, autant qu'il peut de se souvenir
de choses qui en excluent l'existence." (Ethique, III, 13) "De là suit que l'Esprit a de l'aversion
à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du Corps." (corollaire de supra) :
en vertu de l'effort pour persévérer dans son être (conatus) qui nous constitue, nous rejetons
tout ce qui, directement ou par voie d'association ("aide ou contrarie") diminue notre
puissance d'agir. Se trouve donc ouverte la possibilité que certains objets nous causent, contre
toute attente, de la tristesse ou de la joie : ainsi, une chose aussi anodine que la vue d'une
horloge dont l'aiguille est proche de tel chiffre peut me procurer (par association) de la joie si
je suis accoutumé à manger à telle heure, mais par-là même, ma vie peut-être remplie de
moments tristes (une tristesse par association) sans que je sache pourquoi : je n'ai pas
directement à l'esprit toutes les affections qui étaient présentes lors d'affects tristes, d'autant
que spontanément, l'esprit à tendance à les refouler, il tâche de penser à autre chose (cf supra
"… que l'Esprit a de l'aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du
Corps.") sans pourtant pouvoir les exclure totalement de son activité. S'il répugne à imaginer
ce qui diminue sa puissance d'agir, il n'en demeure pas moins que ces objets liés, par
association, à quelque peine jadis éprouvée, continuent à faire que nous nous attristions et
nous pourrions dire, dans un esprit que ne désapprouverait Freud, que nos souvenirs oubliés
ne nous oublient pas. La possibilité de pâtir "par association" résulte donc de deux tendances
opposées de l'esprit humain qui malgré leur opposition, cohabitent : d'une part il tend, par
association, à faire que certaines affections présentes lors de tels ou tels affects évoquent de la
115
Freud pour qui l'affect a, selon ses dires, comme le pouvoir d'une charge électrique, capable d'investir
d'énergie des représentations (il y a des représentations "chargées" d'affect). Certaines représentations "chargées"
d'affects négatifs, nuisant à la joie de vivre, etc. sont donc écartées ou refoulées dans ce que Freud appelle les
"Neuropsychoses de défense", nous ne sommes donc pas très loin de cette "aide" et "contrariance" dont parle
Spinoza. Ici, les affections éprouvées simultanément aux affects se "chargeraient" de tristesse ou de joie et
prendraient donc le statut d'affect par association . Nous citons Freud car ce n'est qu'avec la psychanalyse que le
mot fait sa véritable entrée dans la langue. Sur l'affect dans la psychanalyse, voir L'apport freudien. Eléments
pour une encyclopédie de la psychanalyse, et spécialement l'article "Affect" pp.13 à 18
49
joie ou de la peine, mais d'autre part, mouvement opposé qu'il faut bien noter, l'esprit a
tendance à occulter la source de chagrin, faisant qu'il souffre d'autant plus qu'il ignore les
causes de sa tristesse (et même, allons plus loin, il souffre parce qu'ignorant les causes qui le
déterminent à agir, la tristesse étant précisément causée par l'ignorance). L'association nous
offre ainsi une pensée de l'humeur qui réussit à rendre compte de cette énigmatique variation
de notre "état" d'esprit (et du corps) qui se présente dans la vie de tous les jours. La mauvaise
humeur étant alors reconduite à une mauvaise connaissance de nos affects. Nous voyons par
là que toute association n'est pas consciente et que, de ce fait, l'esprit peut pâtir de causes qu'il
ne connaît pas, ouvrant ainsi le problème de la passion comme allant de pair avec celui de la
méconnaissance des causes des affects. C'est donc la relation qu'entretiennent passions et
affects qu'il nous faut maintenant examiner.
5°) L'action et la passion comme départage de deux types d'affects
-Passion s'oppose bien sûr à action laquelle est, d'un point de vue spinoziste,
strictement synonyme de connaissance. L'action au sens où l'entend Spinoza n'est pas l'action
entendue au sens vulgaire de se mouvoir ou d'engendrer quelque effet, au sens généralement
admis en philosophie où elle désigne, comme le résume clairement Kant "...le rapport du sujet
de la causalité à l'effet116" étant le fondement "de toute transformation des phénomènes"117.
Pour Spinoza, l'action est moins transformation que compréhension et pour compléter la
définition kantienne, l'action désigne la saisie, la compréhension du rapport du sujet de la
causalité à l'effet. Une action, à proprement parler, ne peut être que connue, et c'est même
cette connaissance qui la définie. Pas d'action sans connaissance : la seule action de l'esprit
valable consiste à connaître et non dans la mystérieuse "action" d'une volonté sur tels ou tels
désirs. Comprendre ne s'oppose plus à agir, au sens ou nous opposons d'une façon toute
moderne théorie et pratique, mais toute action véritable est compréhension et Schelling aura
peut-être une réminiscence spinoziste lorsqu'il dira tout à fait à propos que "Le véritable fait
est quelque chose d'intérieur"118. Spinoza est d'ailleurs très clair sur ce point. "Notre esprit est
en partie actif, mais en partie passif, savoir : dans la mesure où il a des idées adéquates, il est
nécessairement actif, et dans la mesure où il a des idées inadéquates, il est nécessairement
116
Kant, Critique de la Raison Pure, Analytique des Principes II.3.3b,III,177, édition Folio essais p.243
id p.243-244
118
Schelling System der Weltalter, éd. S. Peetz, Klostermann (Francfort, 1990), leçon XX, p.86
117
50
passif." (Ethique, III proposition 1) "D'où suit que l'esprit est soumis à d'autant plus de
passions qu'il a plus d'idées inadéquates, et, au contraire, qu'il est d'autant plus actif qu'il a
plus d'idées adéquates." (corollaire de supra) L'action et la passion ne sont donc plus pensées,
à l'instar de Descartes (qui commence son traité des passions par cette thèse), comme l'action
d'un corps sur un esprit (qui alors pâtit) ou inversement d'un esprit sur un corps (qui, à son
tour, pâtit)119, comme autant d'aléas d'une âme en combat contre un corps, tel "un pilote en son
navire"120, luttant contre le vent des passions. Agir n'est pas installer, selon la formule de la
préface du livre trois, un "empire dans une empire" mais comprendre l'ordre des choses. Pour
Spinoza, en vertu du parallélisme, ce qui est action dans le corps et aussi action dans l'esprit et
ainsi pour la passion. L'opposition du corps et de l'esprit, en vertu de leur unité, n'est donc
plus ce qui sert à déterminer action et passion corrélativement à l'un et à l'autre. Alors que
chez Descartes la volonté jouait un rôle décisif dans la victoire de l'âme sur ses passions
(même si, comme l'affirmaient déjà ces mêmes Passions de l'Ame, "...la force de l'âme ne
suffit pas sans la connaissance de la vérité.121") c'est ici la connaissance seule, et donc
l'intellect qui assure le passage de passion à action. "Voluntas et intellectus unum et idem
sunt122 ", la volonté n'est pas une faculté différente de celle de concevoir, faculté ayant le
pouvoir d'affirmer ou de nier librement ce que lui présente l'entendement car, nous l'avons
vu, l'idée est auto-affirmation d'elle-même, contenant en elle une portée volitive (ce n'est pas
la volonté qui "veut" des idées neutres que l'entendement se contenterait de lui présenter par
sa conception, la volonté se détermine à partir de la seule idée, ne présupposant pas une
quelconque faculté distincte de celle de comprendre). Ce qui sert de critère de différenciation
entre action et passion, c'est la connaissance (en tant que c'est ma conception des choses, qui
fait que je juge telle meilleure123 que l'autre et que je la veux). Précisons ce point : Spinoza ne
119
"ce qui est passion au regard d'un sujet est toujours action à quelque autre égard." (...) "...je considère que tout
ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du
sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive. En sorte que, bien que l'agent et le
patient soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas d'être toujours une même chose qui a
ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter." (Passions de l'âme, 1ère partie,
art. 1 A.T XI, 327) "Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu'il y ait aucun sujet qui agisse plus
immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser
que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ; en sorte qu'il n'y a point de meilleur
chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d'examiner la différence qui est entre l'âme et le corps,
afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous." (id, art. 2). Nous
soulignons.
120
Descartes, Méditations Métaphysiques, 6e Méd. A.T, IX1, p.64
121
Passions de l'Ame, I, art. 49
122
Ethique, II, corollaire de la proposition 49
123
jugée meilleure à l'aune du désir : je la juge telle car je la désire davantage, c'est parce que je la désire que je
la juge bonne : si le Court Traité affirmait que "...le Désir dépend de l'idée [qu'on a] des choses (...)" (II, 17, §3
p.127) la formulation de l'Ethique complète cette conception du rapport désir / jugement : "Il est donc établi par
tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas
vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons
51
nie pas que je "veuille" telle ou telle chose, il ne nie pas la volonté, au contraire, tout son
propos est de montrer que l'homme est essentiellement désir. L'affirmation selon laquelle la
volonté et l'entendement sont une seule et même chose indique plutôt que la raison est raison
désirante et que le désir, dans son plus parfait achèvement, est désir réfléchi, comme le fait
que toute idée conçue porte en elle une volonté. La volonté voit son statut précisé, elle n'est
plus une instance124, comme un juge extérieur à l'idée qui dirait "oui" ou "non" (l'affirmation
et la négation étant le plus souvent conçue comme l'action propre de cette dernière125) Il n'y a
plus d'opposition tranchée entre l'âme et ses désirs où l'homme voyant son âme embarquée
dans un attelage ailé tiré par deux chevaux, l'un fougueux nommé "désir" et l'autre obéissant
nommé raison126. D'où peut-être le titre de Gilles Deleuze : Spinoza, Philosophie Pratique,
Spinoza présentant une philosophie essentiellement comme pratique, remontant en amont de
la distinction entre "théorie et pratique" : la conception déterminant la "volonté", la
philosophie n’est pas qu'un moyen de "se faire" des idées que la volonté suivrait (ou non) par
la suite : la philosophie a d'emblée et essentiellement une portée pratique, elle engage
directement une volition, et non pas après un tri sur le volet de critères issus dont ne sait où,
d'une volonté absolue qui se révèle dès lors sans prises ni assises. La conception (philosophie)
porte en elle des conséquences pratiques, la conception investit, prédispose la volition.
L'entendement est ainsi une force essentiellement anti-passionnelle, la compréhension n'est
plus un état contemplatif, la douce quiétude des anges, mais un acte, et même LE seul acte, il
devient le seul antidote de la passion (ce qui n'implique bien évidemment pas que la
compréhension soit exempte de joie puisque "passion" est ici sans aucune connotation de
plaisir). La passion succombe à sa connaissance et l'entendement prend le pas sur la volonté
dans ce qui n'est plus tout à fait un combat de la raison sur les passions, mais davantage une
conversion des passions en actions par l'intellect : "Un affect qui est une passion cesse d'être
une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte127 ". Comme le souligne
Chantal Jaquet "La différence entre action et passion repose en effet sur la nature adéquate ou
qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par
appétit ou par désir." (III, 9 scolie, trad. Caillois)
124
déjà la Lettre II, à Oldenburg affirmait "Qu'entre la volonté d'une part et telle ou telle volition de l'autre, il y a
le même rapport qu'entre la blancheur et tel ou tel blanc, ou entre l'humanité et tel ou tel homme ; si bien que
l'impossibilité est la même de concevoir la volonté comme cause d'une volition déterminée et l'humanité comme
la cause de Pierre ou de Paul." (in Oeuvres, t.IV, éd. G-F, p.124)
125
Descartes disait à son propos qu' "...elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la
faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier,
poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons
point qu'aucune force extérieure nous y contraigne." Descartes, Méditation 4, A.T IX 1, 46
126
cf le mythe de l'attelage ailé dans le Phèdre de Platon, ( 246 a-249 b)
127
Ethique, V, 3 p.489
52
inadéquate de la cause qui produit l'affection"128, et la première proposition du livre des
affects (le trois) répondra directement au premier article des Passions de l'Âme en définissant
l'action et la passion non pas relativement au corps et à l'âme, mais absolument : l'homme
n'est plus scindé entre corps et âme, l'homme, n'est plus passif à l'égard de son âme qui subit
le corps qui est actif quand elle pâtit, il est actif ou passif selon que son esprit (qui n'est autre
que "l'idée du corps existant en acte." (III, 3 démonstration, p.213) "a des idées adéquates" ou
"a des idées inadéquates" (III, 1 p. 205). C'est donc le degré de connaissance de l'affection, ou
plutôt son genre qui discrimine action et passion, et plus précisément la vraie connaissance
(du deuxième genre –celle qui procède d'idées adéquates- ou troisième –celle qui comprend
toutes les essences comme intérieures les unes aux autres- genre), et pas celle par ouï-dire
(premier genre). Plus je connais et moins je pâtis : telle est du moins la conception que l'on
trouve dans l'Ethique et qui nous semble moins prendre le contre-pied d'une thèse du Court
Traité qu'elle ne la complète : "Le connaître est une pure passion, c'est-à-dire une perception
dans l'âme de l'essence et de l'existence des choses ; de sorte que ce n'est pas nous qui
affirmons ou nions jamais quelque chose d'une chose, mais c'est elle-même qui en nous
affirme ou nie quelque chose d'elle-même." (Court Traité, ch.VI, p.149). La connaissance, si
elle est plus affirmation de la chose en nous qu'un jugement de nous sur la chose (l'idée se
sait en moi, Dieu sous l'attribut pensant s'exprime dans le mode que je suis) se pense
désormais comme activité, et même comme la seule activité réelle, comme ces lignes
précédemment citées du Court Traité l'attestent : "...ce n'est pas nous qui affirmons ou nions
jamais quelque chose d'une chose, mais c'est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque
chose d'elle-même". Ce n'est certes pas l'action d'un sujet qui opèrerait sur ses représentations,
mais l'action comme compréhension. Spinoza opère déjà une "désubjectivisation" du modèle
sur lequel Descartes avait pensé l'homme. Action devient presque l'antonyme d'illusion. J'agis
lorsque je comprends pleinement les causes de ma tristesse ou de ma joie. Cette connaissance,
en vertu du principe, déjà promulgué par Aristote, qui réside en l'affirmation que connaître
vraiment consiste à connaître par les causes ("nous ne connaissons pas le vrai sans connaître
la cause."129) s'appellera "connaissance adéquate" ("La connaissance de l'effet dépend de la
connaissance de la cause et l'enveloppe."130 ), c'est-à-dire celle qui comprend la cause
adéquate de tel ou tel effet : "J'appelle cause adéquate celle dont l'effet peut se percevoir
clairement et distinctement par elle. Et j'appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont
128
L'unité du corps et de l'esprit, p.84
Aristote, Métaphysique, a 1, 993b20
130
Ethique, I, axiome 4, p.17
129
53
l'effet ne peut se comprendre par elle seule131 ". Il n' y a donc plus d'interactions entre corps et
esprit où l'un pâtissait de ce que l'autre agissait, les passions et actions de l'esprit sont les
même que celles du corps. Nous comprenons mieux pourquoi les trois premières définitions
du De Affectibus, pourtant consacrées à l'origine et à la nature des affects, commencent par
définir ce que sont "causes adéquates et inadéquates", avant même de définir l'affect
(définition 3) et ce qu'est "être actif et être passif" (définition 2). Remarquons encore une fois
que Spinoza est fidèle à l'ordre : ce qui est le plus important pour la compréhension est ce qui
est présenté en premier. Cette définition propédeutique sert en fait de fondement pour définir
activité et la passivité et comme le souligne Chantal Jaquet "Les passions ne dépendent donc
pas du corps, mais des idées inadéquates, tandis que les actions naissent des idées adéquates.
Expliquer la passion, ce n'est pas comprendre l'action du corps, mais c'est comprendre la
formation d'idées inadéquates.132" Cet ordre suivi par Spinoza est le signe que ce qui est
important pour comprendre action et passion, c'est de connaître ce qu'est une cause adéquate
et inadéquate, car ce sont ces dernières qui les définissent. En ce sens, nous pouvons dire que
chez Spinoza, le champ épistémologique empiète sur le champ affectif, ou plutôt les deux ne
font qu'un, Spinoza hébraïsant le latin en disant de deux mots -"amor Dei intellectualis"- ce
que l'hébreu disait avec plus de concision en un et comme le Traité Théologico-Politique nous
le rappelle, "le mot jadah signifie les deux" (T.T.P, IV, p.95) : amour et connaissance. Si
l'aspiration fondamentale du savoir est éthique, savoir et éthique ne sont pas comme deux
disciplines différentes, l'éthique, la voie à suivre, c'est de savoir, ce qui explique en partie la
forme, de moins en moins inattendue, de ce qui s'appelle précisément l'Ethique, un traité de
"morale" qui prend pour canon un traité de géométrie, science et morale fusionnant. Cette
conception bien spécifique de l'action permet au spinozisme d'échapper aux critiques
consistant à voire dans l'incapacité de l'homme à installer "un empire dans un empire" le
synonyme d'un fatalisme, d'une absence totale de liberté. L'objection ne vaut et ne tient que
pour autant que l'on entende par action son sens traditionnel de transformation, Spinoza
affirmant justement qu'il y a une liberté humaine par-delà un déterminisme strict (liberté
consistant non plus en une transformation, mais en une compréhension), et comme l'a bien
remarqué Alain, "Cela veut dire seulement que l'homme n'a point de puissance sur les
événements, et qu'il doit d'abord les accepter et comprendre que dans l'ordre du fait aucun
salut, aucune délivrance, aucun progrès n'est possible. Ce n'est point en modifiant les
événements de sa vie que l'homme se sauvera et se libérera, c'est en les appréciant à leur juste
131
132
Ethique, III définition 1, p.203
L'unité du corps et de l'esprit, p.36
54
valeur, en comprenant que sa vie véritable est autre part, au-dessus des événements qui
passent, dans l'éternel.133 "
6°) Comment action et passion ne recouvre pas totalement augmentation et la
diminution de la puissance d'agir (dualité de la joie). Joie-passion, joieaction
Toute action ne peut qu'augmenter la puissance d'agir et donc être une joie, mais toute
passion n'implique pas de diminution de la puissance d'agir, ce qui ouvre la possibilité d'une
joie-passion.
Nous avons vu que l'affect faisait l'objet d'une quadruple partition entre ce qui aide ou
augmente, contrarie ou diminue la puissance d'agir et que, d'autre part, l'action et la passion,
c'est à dire la connaissance adéquate ou inadéquate des causes de mes affects, servaient
également de critère de différenciation (nous pourrions même aller plus loin et dire que plus
qu'un critère, la connaissance détermine en partie la nature de l'affect). Il faut maintenant nous
demander quels liens entretiennent augmentation et diminution de notre puissance d'agir d'une
part, et action et passion de l'autre, nous demander si les uns vont de pair avec les autres et si
l'action est nécessairement joyeuse et enfin, si toute passion est inévitablement triste, ou s'il en
va autrement. Nous le verrons, notre propos montrera une sorte de dualité de la joie qui se
scinde en joie-action et joie-passion,
d'une passion qui, toute passion qu'elle est, n'en
augmente pas moins notre puissance d'agir. Mais d'abord, clarifions encore ce qu'est notre
puissance d'agir : nous avons vu (Ethique, III, 37 démonstration) que la puissance d'action de
l'homme n'était autre que "l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être",
ce qui contribuait à soutenir cet effort. Précisons : la puissance de l'homme, n'est en fait rien
d'autre que sa raison, ce qui permet à l'homme de "se réaliser" de la manière la plus épanouie,
c'est de la cultiver, de telle sorte que puissance d'action devient alors synonyme de puissance
de comprendre. En effet, que pourrait l'homme, cet être le moins bien vêtu des animaux, sans
sa raison? Un homme sans aucune intelligence ne pourrait pas même exister, ne pouvant se
nourrir et effectuer tout ce qui est nécessaire pour persévérer dans l'être. L'action n'est pas
seulement la suite "physique" d'une décision "morale" ou "psychique", l'action se joue déjà et
133
Alain, Spinoza, Chap.2 "De Dieu et de l'âme"
55
même surtout (pour ne pas dire totalement) au niveau des idées, il y a une identification d'agir
et de comprendre. Le chapitre III de l'appendice du livre IV est sans ambiguïté : "Nos actions,
c'est-à-dire les Désirs qui se définissent par la puissance de l'homme, autrement dit par la
raison, sont toujours bons, alors que les autres Désirs peuvent être bons aussi bien que
mauvais134". Cette identification de la puissance d'agir et de la puissance de connaître signifie
que le désir culmine dans la raison comme la raison ne "sert" (mais l'exercice de l'intellect,
comme chez Aristote chez qui l'actualisation de la puissance de comprendre se fait dans le
plaisir, est déjà source de joie) qu'à assouvir le désir le plus essentiel. Le désir le plus profond
est désir raisonnant comme la raison la plus forte est raison désirante. Pour Spinoza, la joie est
donc le signe incontestable du passage à une puissance supérieure comme la tristesse celui
menant à une inférieure et ce, quand bien même nous n'avons pas conscience de sa cause
véritable. Ils "... sont, à parler (p.4) exactement, des avertissements de Dieu, desquels nous
pouvons conclure, avec une entière certitude, que nous passons à une perfection moindre ou à
une perfection plus grande"135. Il y a lieu cependant de prendre garde à une équivoque
possible : si la joie est signe que notre puissance d'agir augmente, il faut toutefois se préserver
de ne pas confondre cet "agir" dont la puissance augmente avec une "action" au sens
spinoziste. Augmenter sa puissance d'agir n'est donc pas nécessairement agir. C'est du moins
ce que Spinoza nous suggère, en mentionnant cette dualité de la joie dont nous parlions :
"Outre la Joie et le Désir qui sont des passions, il y a d'autres affects de Joie et de Désir, qui se
rapportent à nous en tant que nous agissons" (Ethique, III, 58, p.299). Nous-nous trouvons
face à l'équivoque suivante : toute joie augmente notre puissance d'agir, mais toute joie n'est
pas action. Précisons.
a°) La joie passion
Nous avons vu que l'action est synonyme de connaissance et la passion de méconnaissance.
La joie passion est cet affect que nous éprouvons sans savoir pourquoi (et tout savoir
authentique est d'ailleurs savoir pourquoi, non au sens de la cause finale, pour-quoi ou
presque "pour qui" tant les "fictions humaines136 " de l'anthropomorphisme sont grandes, mais
134
Ethique, p.457, ou encore III, 59 démonstration, p.301 : "... l'Esprit, en tant qu'il est triste, sa puissance de
comprendre, c'est-à-dire d'agir se trouve diminuée ou bien contrariée"
135
Alain, "Valeur Morale de la Joie d'après Spinoza", pp. 4-5
136
Ethique, I, Appendice
56
au sens de la seule cause valable qui soit, par la cause efficiente.) : il se peut par exemple que,
habitué à sentir toujours le même parfum sur telle personne bien-aimée, j'éprouve du plaisir
ou de la gaîté lorsque je fleure cette senteur sur une autre personne, sans pour autant identifier
la "source" de ce plaisir. Telle personne suscitera mon attirance étant reliée, par voie
d'association "odorante", à une autre personne qui m'affecte de joie. Prenons un exemple plus
littéraire. Nous avons tous présent à l'esprit la fameuse madeleine de Proust -toujours
commentée en mettant l'accent sur la réminiscence ou la sorte de synesthésie que cet exemple
constitue- et qui illustre parfaitement ce qu'est la joie passion : "D'où avait pu me venir cette
puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le
dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait –elle
? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que (44) dans la
première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je
m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est
pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter
indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas
interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma
disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif".137 L'analyse proustienne nous
désigne le cas typique d'une joie passion qui, toute "puissante" qu'elle est, n'empêche que
l'esprit voit sa joie "éveillée, mais ne la connaît pas". En effet, outre que l'analyse regroupe, ne
serait-ce que par son champ lexical ("joie", "puissante", "éveillée, mais ne la connaît pas"),
nombre de thèmes relatifs aux affects, cet exemple nous montre comment nous pouvons être
affectés d'une joie forte sans pourtant en connaître la cause. Il nous faut donc noter cette
caractéristique de certains affects de joie, où la passion est susceptible d'accroître notre
puissance d'agir. La joie-passion se pense donc sous la tutelle d'une méconnaissance –partielle
ou totale- de la cause de ma joie. Cependant, il y a lieu de remarquer que la réciproque n'est
pas vraie. En effet, alors que je peux être "aveuglément" joyeux ou triste, alors que, comme
l'observe Chamfort, nous pouvons être "... heureux ou malheureux par une foule de choses qui
ne paraissent pas, qu'on ne dit point et qu'on ne peut dire" (Maximes et Pensées) la passion
pouvant être aussi bien joyeuse que triste, il n'en va pas de même pour l'action qui ne peut
pas, par "définition", être triste. Tel est le sens de la dernière proposition du livre III "Parmi
tous les affects qui se rapportent à l'Esprit en tant qu'il agit, il n'en est point qui ne se
rapportent à la Joie ou bien au Désir.138 " Si toute joie n'est pas nécessairement active, toute
137
138
Proust, Du Côté de chez Swann, chap. I, Pléiade t.1 p.44, nous soulignons
Ethique, III, 59, p.301
57
action est nécessairement joyeuse, et ce, exhaustivement ("tous les affects").
b°) La joie action
Si toute joie n'est pas action, nous avons vu que la réciproque est fausse et qu'il faut dire que
toute action est joie. Dès lors, qu'en est-il de la joie-action, qu'elle est sa nature et ses
caractéristiques? Nous avons vu qu'action était synonyme de connaissance. La joie action sera
par conséquent une affection (une modification de l'être que je suis) qui augmente ma
puissance d'agir (elle est donc, plus exactement, un affect) dont je saisis par une idée adéquate
la cause. Ce sera une joie maîtrisée, c'est-à-dire qui connaît ce qui est vraiment la cause de
cette augmentation de ma puissance d'agir, une joie capable d'être réitérée car ayant
clairement identifié ses causes et non confusément (de manière inadéquate) comme c'était le
cas avec la joie-passion. Si spontanément, nous cherchons ce qui est directement source de
joie : "La Joie, directement, n'est pas mauvaise, mais bonne ; et la Tristesse est, au contraire,
directement mauvaise139 " la connaissance authentique doit, à l'inverse, dépasser cette
tendance à l'immédiateté car ce qui s'avère immédiatement une joie peut se révéler par la suite
cause de tristesse et le fait qu'une joie soit toujours directement bonne n'empêche pas qu'elle
devienne par la suite, indirectement mauvaise. La joie immédiate étant susceptible d'un tel
revirement, il nous faut donc déterminer quels affects de joie sont suffisamment en notre
pouvoir pour ne pas nous faire subir ces fâcheuses conséquences et contribuer finalement à ce
que nous devenions plus tristes que joyeux. Il y a donc l'idée d'une joie d'autant plus puissante
que maîtrisée car au fait de ce qui la cause. Je suis joyeusement actif lorsque je connais de
manière adéquate la cause de cette joie, la connaissance servant, comme nous l'avions
indiqué, de critère de distinction entre action et passion. La joie-action apparaît donc comme
la culmination de ce que je peux espérer : connaître ce qui est bon pour moi, c'est-à-dire ce
qui me cause de la joie, en comprendre les causes d'une manière telle que je sois susceptible
d'alimenter mon désir en recherchant par la suite ces mêmes causes : l'idéal d'une vie
passionnée n'est pas le sommet de ce que je peux espérer car trop soumise aux aléas de mes
rencontres. Certes, nombre d'hommes "passionnés" éprouvent beaucoup de joie, mais cette
dernière reste tributaire de la fortune et de ses caprices tant que les causes de cette joie ne sont
pas identifiées. "Si la raison est la boussole, les passions sont les vents" (Alexander Pope)
139
Ethique, IV, 41, p.407
58
Pour Spinoza, il n'en va pas tout à fait ainsi : les vents les plus propices ne sont pas les
passions (car aléatoires) mais les affects actifs, c'est-à-dire qui découle de la connaissance de
la cause adéquate de mes affections et la boussole n'est pas la raison : l'intellect humain
n'accède pas à la connaissance du bien et du mal sans l'entremise des affects de joie et de
tristesse, Spinoza investit la raison d’affect. Nous pourrions dire que la raison dépassionne la
joie, mais de manière telle que lui donne plus de force qu'elle n'en ôte. L'affectivité ne rime
donc plus nécessairement avec passivité car il y a des affects actifs, à l'instar de cette joieaction. Notons que Descartes déjà avait admis la possibilité d'une affectivité active, deux
émotions étant alors possibles : "des émotions intérieures qui ne sont excitées en l'âme que par
l'âme même, en quoi elles diffèrent de ces passions, qui dépendent toujours de quelque
mouvement des esprits " (Passions de l'âme, II, 147), et les émotions passives qui sont
causées par le corps. Spinoza reprendra les termes employés par Descartes en identifiant
l'"animi commotionem" à l'affect : "... une émotion de l'âme, autrement dit un affect
(...)" ("...animi commotionem, seu affectum" Ethique, V, 2) avec cependant comme différence
que
pour Descartes, tous les sentiments sont des "passions de l'âme" (car même dans
l'émotion intérieure ou c'est l'âme qui cause cette dernière, il faut distinguer en elle une partie
active et une autre passive, l'âme en tant qu'agente et l'âme en tant que patiente), et comme
l'observe Ferdinand Alquié, "Au contraire, Spinoza distingue avec soin les termes affectus et
passio, et, des sentiments "qui sont des passions", sépare ceux "qui se rapportent à nous en
tant que nous sommes actifs <Ethique, III, 58>"140 "
7°) Le problème des définitions :
Toutefois, si nous pouvons nous accorder sur le fait que ce qui démarque l'affection de
l'affect en constituant son essence est bien la variation de notre puissance d'agir, il y a lieu de
relever une sorte de discours mixte concernant les affects. En effet, le livre sur la nature et
l'origine des affects ne comporte pas moins de trois séries de définitions qui peuvent
déconcerter le lecteur : d'abord les traditionnelles définitions de début de livre, puis –première
singularité- les "Définitions des Affects" et enfin, la "Définition Générale des Affects". Il y
aurait donc des définitions, des définitions d'affects et une définition générale de ceux-ci.
140
Ferdinand Alquié, Le Rationalisme de Spinoza, pp.304-305
59
Tentons de voir quelles différences présentent ces trois séries.141
Spinoza présente des
définitions visiblement différentes. En effet, au début de la troisième partie, les affects sont
définis142 comme "... affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient,
la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections" en distinguant,
comme nous l'avons vu, deux espèces que sont action et passion ("Si donc nous pouvons être
cause adéquate d'une de ces affections, alors par Affect j'entends une action ; autrement, une
passion"143). C'est ensuite une seconde série de définitions, placée beaucoup plus loin que la
première, qui porte sur les différents affects en en précisant les modalités et nous est présentée
comme "Définitions des affects". Enfin, une troisième qui nous semble se démarquer de la
première apparaît plus brièvement que la précédente à la toute fin du livre, sous le titre
"Définition générale des Affects". C'est entre cette définition générale et la première
définition qu'il nous semble y avoir des différences susceptibles d'être ici expliquées
:
"L'affect, qu'on dit une Passion de l'âme, est une idée confuse, par laquelle l'Esprit affirme une
force d'exister de son Corps, plus grande ou moindre qu'auparavant, et dont la présence
détermine l'esprit lui-même à penser à ceci plutôt qu'à cela." (Définition générale des
sentiments, p.331). Notons d'abord une restriction par rapport à la première définition : en
effet, elle n'évoque que les passions et ne mentionne pas même les actions. Ensuite, seconde
différence, l'affect n'est plus visé en tant que "corporel", mais confiné sous son unique aspect
"mental" : il est "une idée confuse, par laquelle l'esprit affirme une force d'exister de son corps
ou d'une partie de son corps, plus grande ou moindre qu'auparavant.". Quel sens prêter à ces
différences? Faut–il voir dans l'Ethique une oeuvre dont la construction serait tellement
hasardeuse que plusieurs thèses contradictoires s'y succèderaient? Nous pensons, comme nous
allons le voir qu'il n'en est rien. Premièrement, tentons d'interpréter le fait que Spinoza ne
parle dans cette définition générale que d'affects passifs alors même, comme nous venons de
le montrer, qu'il y a des affects actifs (un des deux types de joies) et que les deux dernières
propositions du livre trois (propositions 58 et 59) réaffirment la possibilité d'affects actifs
("Outre la Joie et le Désir qui sont des passions, il y a d'autres affects de Joie et de Désir, qui
se rapportent à nous en tant que nous agissons"), ces derniers étant rapportés par Spinoza à la
"force d'âme" (Fortitudo), se divisant en fermeté (Animositatem) et Générosité
(Generositatem) désignant respectivement "...le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver
son être sous la seule dictée de la raison" et "...le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée
141
Dans ce constat, nous nous inspirons très largement, des analyses de C. Jaquet dans son livre L'Unité du
Corps et de l'Esprit..." et particulièrement des pages 72 à 78)
142
Ethique, III, Définition 3, p.203
143
ibid
60
de la raison, s'efforce d'aider tous les autres hommes, et de se les lier d'amitié. 144", étant le
pôle, sans connotations morales, "égoïste" et "altruiste" du conatus. Il faut nous demander
pourquoi ces affects actifs, dont l'existence est pourtant bien établie, sont exclus de la
définition "générale" : comment une définition qui se veut générale, et donc susceptible de
subsumer sous elle tous les affects, peut-elle à ce point négliger cette grande catégorie
d'affect? La clé du problème réside en partie dans ce qu'il faut entendre par "generalis".
L'examen du terme révèle une ambiguïté : général peut en effet s'entendre au sens large
d'universel, de "valant pour tous", mais il peut tout aussi bien s'entendre, au sens aristotélicien
de "genre". Il y a contradiction si on prête à "général" le sens d'"universel" car, excluant les
affects actifs, la définition ne peut bien entendu pas valoir universellement. Si nous pouvons
nous permettre une critique à l'égard de Spinoza, nous pensons qu'il aurait dû préférer le
terme "générique" à celui de "général", le premier indiquant le traitement d'un genre
"spécifique" (et donc une restriction) l'autre entraînant la confusion d'une prétention à
l'universalité. Il nous faut donc préciser le statut de ce texte final en prenant pour indice le
texte qui le précède immédiatement (la quarante-huitième et dernière des "définitions des
Affects") où Spinoza précise son projet : "Si maintenant nous voulons prêter attention à ces
trois affects primitifs, et à ce que nous avons dit plus haut de la nature de l'Esprit, nous
pourrons définir les affects, en tant qu'ils se rapportent seulement à l'Esprit, de la manière que
voici145 ". Il ne s'agit pas de décrire les affects sous tous leurs aspects (ce qui prendrait du
temps et ne participerait pas au but poursuivi que nous allons exposer) mais uniquement en
tant qu'ils se rapportent à l'esprit ("quatenus ad solam mentem referentur") expliquant ainsi
pourquoi la dimension corporelle de l'affect se trouve estompée. La définition "générique"
nous parle donc du rapport affectif entre l'esprit et ses passions, au sein d'un projet précis qui
est explicitement donné dans le scolie de la proposition 56 : "...pour notre dessein, qui est de
déterminer les forces des affects et le pouvoir de l'Esprit sur eux, il nous suffit d'avoir une
définition générale de chacun des affects. Il nous suffit, dis-je, de comprendre les propriétés
communes des affects et de l'Esprit pour pouvoir déterminer de quelle nature et de quelle
force est la puissance de l'Esprit dans la maîtrise et la contention des affects146 ". Le contexte
de la définition générique est donc restrictif ("il nous suffit") où il s'agit d'une recherche de la
puissance de l'esprit susceptible de contrarier ("coercendis") les affects passifs, ou du moins
de les "activer", c'est-à-dire transformer leur ignorance passive en une connaissance active.
Les titres des livres quatre et cinq vont d'ailleurs tout à fait en ce sens et prolongent cette étape
144
III, 59 scolie, p.301
Ethique, III, Définitions des Affects, 48, explication, p.331
146
id, III, 56 scolie, p.297
145
61
propédeutique où il s'agit d'examiner afin de les connaître les passions dans le but de prendre
la mesure de leur force pour que, par la suite seulement, nous puissions mesurer
("determinare") "la puissance de l'entendement ou la liberté humaine" (qui est le titre du livre
cinq). La force de l'entendement sur celle des passion étant un des buts proposés de ce qui
s'appelle précisément l'Ethique, il apparaît normal que, dans un premier temps, ce soit sur
l'aspect mental et sur le côté passif que l'accent soit porté. La valeur de ce texte étant
propédeutique, l'ensemble des thèses développées ne constituent qu'un moyen, et non une fin :
on ne peut déterminer la force le l'entendement sur les passions sans avoir auparavant
déterminé la force de ces dernières sur eux. Pour que comparaison il y ait, une connaissance
des deux termes et requise : d'abord mesurer la force des passions sur l'entendement (sur la
raison) pour ensuite la comparer à celle de l'entendement sur celles-ci. Le terme "générique"
est donc à préférer en tant que Spinoza traite ici d'un genre d'affects que sont les passions, la
difficulté que nous avons mentionnée n'étant en fait qu'un faux problème, relatif au projet
amorcé à la fin du livre trois qui est de déterminer le pouvoir de l'esprit sur ses passions.
8°) Affects et identité.
Ayant examiné les deux modalités de l'être-affecté (affection et affect), affection
signifiant finalement, comme nous l'avons vu, modification, cette dernière ne peut être
complètement cernée sans évoquer son corrélat nécessaire, à savoir une certaine "référence",
un quelque chose qui est modifié. Pas de pensée de la modification sans une méditation sur
l'identité. Nous ne pouvons donc conclure ce chapitre sans nous demander comment se pense
l'identité de ce mode que nous sommes. Nous avons vu que l'homme ne pouvait pas avoir le
statut de substance et devait être appelé mode, car étant et se pensant par autre chose, comme
une modification de cette chose (substance). Ainsi, nous avons vu qu'il n'était pas vraiment
une "autre" chose que la substance, qu'il était plus une partie de Dieu (substance, nature),
qu'une créature dont la substance diffèrerait de son créateur : si Spinoza distingue bien la
substance -c'est-à-dire Dieu- en Nature naturante (Dieu en tant que cause libre) : "par Nature
Naturante, il nous faut entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi, autrement dit tels
attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire (par le
62
coroll. 1 Prop. 14 et le Coroll. 2 Prop. 17) Dieu considéré en tant que comme cause libre147 "
et en Nature naturée (Dieu en tant qu'effet : "Par naturée, j'entends tout ce qui suit de la
nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu, c'est-à-dire de
toutes les manières des attributs (attributorum modos), en tant qu'on les considère comme des
choses qui sont en Dieu et qui sans Dieu ne peuvent ni être ni se concevoir
148
"). Ces deux
natures ne diffèrent pas plus que la cause diffère de son effet : en conséquence de la
conception de Dieu comme "causa sui" il est à la fois cause et effet, dans l'idée que "... ce qui
est causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il est dépendant de sa cause149 ". L'homme
n'est pas autre chose que la substance, il est la même chose mais envisagée différemment.
Ainsi, nous ne pouvons pas parler de l'affection (affection ou affect) et donc,
de
modifications, sans parler de ce qui en constitue la trame de fond, de ce dont la modification
reste tributaire comme ce dont elle est la modification. La conception spinoziste de l'identité
ou plutôt, pour reprendre les termes exacts dans lesquels ce problème s'énonce, de
l'"individualité" repose sur "un certain rapport précis"150. La réponse que Spinoza donne à la
question : qu'est-ce qui permet d'assurer la permanence d'un individu en dépit de sa
"variation continue", malgré ses perpétuelles modifications (affections) ? est donnée dans une
définition isolée des premières qui étaient présentées au début du livre deux : "Quand un
certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les
autres de telle sorte qu'ils s'appuient les uns sur les autres ou bien, s'ils sont en mouvement, à
la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu'ils se communiquent les uns aux autres leurs
mouvement selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous
dirons qu'ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous par
cette union entre corps" (Ethique, II, définition, p.125). Notons que c'est une définition
spatiale et cinétique de l'individu : ce n'est pas en vertu d'un principe d'unité intérieur à l'être
(une sorte de cause finale tendant à l'unité) que l'ensemble des corps nous constituant fait de
nous un individu, c'est en vertu d'un principe d'agrégation, et donc "extérieur", de contrainte
réciproque. Ce sera donc une sorte d'équilibre entre ce couple relatif repos - mouvement qui
servira à penser notre individualité qui se conçoit comme un système de contraintes
réciproques et nous pouvons dire que si deux individus ne se distinguent pas du point de vue
de la substance, l'union (la manière dont les différents corps sont en relation) fait la différence
: ce n'est que par ce rapport que je me distingue (et non suivant l'angle de la substance) des
147
Ethique, I, 29 scolie, p.67
ibid
149
Ethique, I, 17 scolie
150
Ethique, II, définition, p.125
148
63
autres corps. : "Les corps se distinguent entre eux sous le rapport du mouvement et du repos,
de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance." (Ethique, II, lemme I, p.
119) Cette sorte d'économie d'un concept de substance individuelle pour penser l'individualité
(cette économie est néanmoins relative car s'il n'y a pas de substance individuelle, il n'y a pas
d'individu sans substance) est d'ailleurs soulignée par le lemme IV "Si d'un corps, autrement
dit d'un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu'en même temps
d'autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l'Individu
gardera sa nature d'avant, sans changement de forme.151 " La régénération du corps lors de la
nutrition (le remplacement de certaines de ses parties par d'autres) se fait donc sans préjudice
pour l'identité, ou plutôt, suivant la terminologie spinoziste, de l'individualité : je reste en ce
sens le même quant bien même d'autres corps prennent place en moi. La "définition" de
l'individualité permettant ainsi, sans aucune connotation hégélienne, une sorte d'identité à soimême en mouvement où, bien que les différentes parties de mon corps soient affectées et
donc modifiées, l'individu garde comme nous venons de le voir (lemme IV) "sa nature
d'avant, sans changement de forme", et ce tout en faisant également l'économie de
l'intervention d'une conscience qui se porterait garante, par une sorte de synthèse générale de
l'existence, de l'identité de celle-ci. S'il y a bien un certain rapport qui constitue mon
individualité, je n'en ai pas pour autant pleinement conscience : je ne connais pas de manière
adéquate ce rapport entre différents corps qui me constituent, comme le caractère
approximatif de l'expression spinoziste l'indique : "un certain nombre de corps". Notons
encore une fois que si la question de l'individu fait l'objet d'un traitement relativement
important (essentiellement de l'axiome I au postulat VI du livre II) cette dernière pourrait fort
bien être une question de point de vue, Spinoza appelant "corps" ce qu'à un autre niveau il
avait appelé "individu" (l'emploi du terme "dicemus" lors de la définition nous invite à y voir
une distinction de raison) : "...la nature toute entière est un seul Individu, dont les parties,
c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières (modis) sans que change
l'Individu tout entier152 ", la seule vraie différence entre un corps et un individu étant peut-être
que si un corps peut bien être simple, un individu ne peut jamais l'être, il est toujours
composition de plusieurs corps. Si le corps peut être un, l'individualité, pour être telle, pour
qu'elle permette de se distinguer de telle autre chose doit être composition car rien, à l'échelle
d'un corps simple ne permet de l'"individualiser".
151
152
Ethique, II, lemme IV, p.125
Ethique, II, scolie du lemme 7, p.129
64
65
Troisième partie : Le rôle du couple affection-affect
dans le traitement des grands problèmes
philosophiques abordés dans l'Ethique.
Introduction :
Dans ces deux premières parties, nous avons vu comment l'affect différait de
l'affection tout en la supposant. Ainsi, nous avons pu comprendre plus clairement en quoi ils
consistaient et comment ils se complétaient. Si l'examen individuel du sens des concepts
d'affection et d'affect nous a déjà éclairé quelque peu sur la conception que Spinoza se fait de
la perception (l'affection) et sur la théorie des passions (l'affect), il nous reste à examiner leur
portée dans le traitement des grandes questions envisagées par Spinoza, leur rôle dans
l'économie de l'Ethique en montrant comment elles contribuent au propos central de l'œuvre
(que nous supposons et qu'il faudra, s'il en est, examiner), permettant pour l'occasion de
rendre raison du fait déjà souligné que l'Ethique consacre explicitement au moins deux
cinquièmes de sa réflexion (livres trois et quatre) aux affects. Si nous les avons définis et
expliqués isolément, nous tenterons à présent d'en cerner la portée, c'est-à-dire de les
66
comprendre en tant que portant le reste de l'édifice qu'est l'Ethique. Dès lors, il nous faut
revenir sur le "problème" de cette œuvre écrite comme un traité de géométrie en nous posant
cette question simple : en vue de quoi est écrite l'Ethique? Quelle est son aspiration
fondamentale et qu'est ce qui a animé son auteur, un homme du XVIIème siècle, lors de son
écriture? Il nous faut considérer les choses humainement et ne pas oublier le désir humain qui
se cache derrière une telle entreprise (surtout chez Spinoza chez qui le désir est le maître mot),
et voir, suivant le conseil de Nietzsche, "... s'éclairer l'histoire secrète des philosophes et la
psychologie de leurs grands noms"153. L'incipit du Traité de la Réforme de l'Entendement,
nous livre cette aspiration qui semble être au cœur de la recherche spinoziste : "L’expérience
m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et
futiles; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne
contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est à proportion du mouvement qu’elle
excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien
véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être
affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une
éternité de joie continue et souveraine." Remarquons déjà que l'aspiration est classique,
comme dans l'eudémonisme antique, le "but", c'est le bonheur. Plus particulièrement, c'est la
joie qui est recherchée, un bien ayant pour "fruit une éternité de joie", dont l'âme serait
"affectée" : nous verrons que le bien n'est d'ailleurs définissable que par cette dernière. Nous
retombons alors sur nos pas en nous apercevant que c'est bel et bien, du moins en apparence,
après un affect que court le spinozisme, à savoir la joie. Il faudra cependant nous demander si
cette joie recherchée est bien la même que celle analysée comme un affect en observant qu'il
est peut être difficile d'allier l'essentielle transitivité de l'affect (la joie comme passage à une
perfection supérieure) avec cette "éternité de joie continue et souveraine" qui pourrait, peutêtre, différer de la première par sa "stabilité". Pour Kant comme pour Spinoza, "la grande
affaire, c'est toujours la morale"154 dont la question principale se résumerait, à la différence de
Kant, à la suivante : "Que dois-je faire pour être le plus joyeux?", la question ayant une
connotation eschatologique, si bien que la question du spinozisme est finalement celle du
salut dans la joie ("une éternité de joie"). La définition de l'homme comme désir ("Le Désir
est l'essence même de l'homme"155 ) rend possible une nouvelle éthique basée non plus sur la
condamnation du désir, mais comme sa poursuite raisonnable : le principe de l'agir suivra
l'aspiration fondamentale de l'homme qui est de persévérer du mieux qu'il peut dans son être,
153
Nietzsche, Ecce Homo, Préface, §3
Kant, Leçons de Métaphysique
155
Ethique, III, définitions des affects, 1
154
67
et comme le souligne Robert Misrahi, "...par le Désir, l'homme est le fondement de ses
valeurs156 ", conférant ainsi à la joie, comme nous le verrons, une valeur morale. Nous avons
employé le verbe "devoir" pour formuler notre question, nous aurions pu tout aussi bien
employer le verbe "pouvoir", le "devoir" se subordonnant au pouvoir, et plus précisément à
l'augmentation de ma puissance d'agir. Nous verrons comment le couple étudié prend place
dans cette problématique fondatrice (la quête de joie) en tâchant d'analyser ce que nous
croyons pouvoir appeler l'équation spinoziste et montrerons le rôle joué par nos deux concepts
dans le cheminement de l'Ethique vers ce but et qui opère cette sorte d'identification que nous
avons choisie d'exposer de cette manière, qui nous a semblée la plus claire et la plus
susceptible d'être comprise d'un seul regard :
sagesse = puissance = activité (liberté au sens spinoziste) = réalité = perfection=béatitude157 = "part" immortelle
ignorance = impuissance = passivité (servitude au sens spinoziste)158
"part" mortelle
Cette équation (car comme dans une équation, il s'agit de poser l'égalité de plusieurs termes)
résume en quelque sorte le discours "éthique" de Spinoza, tout en montrant son unité à travers
la problématique du salut quelle prend pour but et qu’il nous faudra interroger. Nous avons
donc choisi d'entreprendre la résolution de cette équation pour mieux comprendre le rôle tenu
par ces deux notions que sont l'affection et l’affect. Nous expliquerons bien sûr ce qu'il faut
entendre par cette "équation" (pour prendre un vocabulaire mathématique, suivant l'esprit
spinoziste) en assignant à l'affectivité la part lui revenant de droit, ce qui reviendra à examiner
la place tenue par cette dernière dans les grandes questions de toute philosophie, à savoir
celles relatives à la connaissance, à la liberté (et donc la "moralité"), à la béatitude et à
l'immortalité (le salut), même si comme nous le verrons, ces concepts ne peuvent pas être dits,
à proprement parler, strictement synonymes (si la sagesse se confond avec la "puissance" de
comprendre, les deux termes ne sont pas interchangeables). Toutes ces notions sont
néanmoins pensées les unes au moyen des autres, dans un enchevêtrement, une imbrication
des unes dans les autres. C'est du rôle tenu par le couple affectio-affectus dans cette pensée
tournée vers le salut dans la joie qu'il nous faut à présent examiner.
156
Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, p.96
Par exemple "Affectus qui passio est, desinit esse passio simulatque ejus claram et distinctam formamus
ideam." (Ethique, V, 3) et "Plus chaque chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et inversement,
plus elle agit, plus elle est parfaite." (id, V, 40, p.537) et "Or la puissance de l'esprit se définit par la seule
connaissance, et son impuissance ou passion, par la seule privation de connaissance, c'est-à-dire qu'elle s'estime
à cela qui fait qu'on dit les idées inadéquates ; d'où suit que pâtit le plus l'Esprit dont les idées inadéquates
constituent la plus grande part." (V, 20 scolie, p.511, nous soulignons) "Nous comprenons par là clairement en
quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un Amour constant et éternel envers Dieu,
autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes." (V, 36, Scolie p.531)
158
"L'impuissance humaine à maîtriser et à contrarier les affects, je l'appelle Servitude." (Ethique, IV, préface, p.
335) et "Par réalité et perfection, j'entends la même chose." (II, Définition 6, p.95)
157
68
1°) Le salut dans la joie comme but proposé de l'Ethique :
Si nous avons vu que l'incipit du Traité de la Réforme de l'Entendement commençait par
témoigner de l'aspiration centrale de Spinoza comme visant à "une éternité de joie continue et
souveraine", à une félicité éternelle, l'Ethique suit, elle aussi, ce but en précisant les étapes qui
permettent d'y aboutir, cette dernière pouvant être lue comme un cheminement consistant à
aller "De Dieu" (livre un) à la "Liberté Humaine" (livre cinq) en montrant comment cette
dernière trouve une place en dépit de cette omniprésence du Dieu-nature spinoziste et d'un
déterminisme rigoureux. L'aspiration à la joie étant le point de départ et le savoir étant
devenu source de joie, c'est naturellement de lui dont il sera longuement question. Le propos
de l'Ethique se subordonne, comme nous l'avons vu, à ce souci existentiel d'une libre joie,
d'une joie active d'un homme qui veut par nature atteindre le maximum de ce qu'il est
susceptible d'obtenir. Ce souci d'une joie ferme et assurée fait donc place à celle d'une joieconnaissance dont la maîtrise se trouve assurée par l'identification de ses plus grandes sources
: la plus grande et la plus constante source de joie sera de connaître Dieu, c'est-à-dire la
Nature. Ce n'est donc qu'en tant que moyen (moyen d'une joie-active) que la connaissance
sera poursuivie ou plutôt, parce que la connaissance est la joie la plus profonde, en tant que
l'une et l'autre sont identiques. Le savoir doit nous mener vers un seul but : l'atteinte du bien
suprême ou ce qui est strictement synonyme, la réalisation de notre perfection. La joie sera
dite active lorsque étant heureux, j'y suis pour quelque chose, j'en suis en quelque façon la
cause en ayant identifié ce qui me procure cette joie, la seule puissance en main de l'homme
étant sa compréhension, c'est-à-dire la possibilité de découvrir la cause adéquate de chacune
de mes affections. Le credo spinoziste n'est donc, à l'instar de Saint-augustin ni de croire pour
comprendre ou de comprendre pour croire, mais de comprendre pour être joyeux. Il n'y a plus
ici de connaissance désintéressée, de connaître pour connaître ou plutôt, ce n'est qu'autant que
la connaissance est porteuse d'affectivité (et plus particulièrement de joie) que l'homme désire
connaître et pour paraphraser Aristote159, le suprême connaissable meut comme objet, comme
source d'une joie continue. En conséquence, c'est de l'essence affective de la connaissance
qu'il faut dès à présent nous enquérir.
159
Métaphysique, L7, 1072b0-5 "la cause finale meut comme l'objet de l'amour." ("kine æ
‹j
rw
™menon
")
69
2°) Affectivité et connaissance :
a°) L'affection comme essentielle à la connaissance
-La connaissance n'est plus l'apanage d'un sage désincarné, froid et sans ardeur, mais
va essentiellement de pair avec une certaine joie : il y a un caractère affectif de la
connaissance. Tentons d'approfondir ce caractère et de montrer en quoi consiste ce lien
essentiel. Nous avons vu que l'esprit humain ne pouvait penser sans l'entremise d'affections,
qu'il était tributaire de quelque chose qui se présente à lui pour connaître : "Nous sommes
dans une telle situation que nous recueillons seulement "ce qui arrive" à notre corps, "ce qui
arrive" à notre âme, c'est-à-dire l'effet d'un corps sur le nôtre, l'effet d'une idée sur la nôtre 160".
L'âme n'a plus ce pouvoir automoteur de "créer" des idées, elle n'est pas une forteresse, à
l'instar de l'ego cogito, qui pourrait se couper du monde afin de réfléchir sur celui-ci, la
forteresse close par Descartes est ouverte, l'esprit ne s'isole pas du monde pour en faire
réflexion, il ne fait que "recevoir" les affections de ce qui se présente au corps, ou plutôt
(l'emploi du verbe recevoir pouvant évoquer une réification) exprime l'état de ce dernier qui
est lui-même modifié. Le propos spinoziste étant, nous semble t-il, que sans affection, la
connaissance n'est rien et qu'elle n'est pas même possible, comme l'indique ces lignes de
l'Ethique :
"L'idée d'une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps
extérieurs doit envelopper la nature du Corps humain, et en même temps la nature du corps
extérieur." (Ethique, II, 16 , p.133), "...les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent
plus l'état de notre corps que la nature des corps extérieurs (...)" (id, corollaire 2) et surtout
"L'Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même, et ne sait qu'il existe, qu'à travers les
idées des affections dont le corps est affecté." (id, II, 19, p.139) Tous les processus
psychiques, relatifs ou non à la connaissance, seront ainsi pensés par le secours du concept
d'affection. Ainsi, la mémoire : déjà le Traité de la Réforme de l'Entendement tentait de la
définir au moyen de l'affection, en faisant l'économie d'une action de l'esprit : "La mémoire
s'affermit aussi sans le concours de l'entendement, à savoir par la force avec laquelle
l'imagination ou le sens, que l'on appelle commun, sont affectés par une chose corporelle
160
Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, p.30
70
singulière" (§82) "Que sera donc la mémoire? Rien d'autre que la sensation des impressions
du cerveau, accompagnée de la pensée de la durée déterminée de la sensation ; ce que nous
montre aussi la réminiscence" (§83), l'apprentissage du langage se fera également par ce biais,
l'homme entendant le mot "pomme" "... tombera aussitôt dans la pensée d'un fruit qui n'a
aucune ressemblance avec ce son articulé, rien de commun avec lui sinon que le Corps de cet
homme a souvent été affecté par les deux161 " et ce en vertu du principe de base en lequel
consiste la mémoire : "Si le Corps humain a été une fois affecté par deux ou plusieurs corps à
la fois quand ensuite l'Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres. 162 "
La contemporanéité de plusieurs affections dans le passé et la réapparition de l'une d'elle dans
le présent est donc ce qui permet la réactivation d'une affection par une autre, processus en
lequel consiste la réminiscence ou mémoire, et c'est moins par la force de notre mémoire que
nous retenons certaines affections que par la force de nos affections et leur fréquence qui
détermine notre capacité à nous en souvenir. Nous voyons ainsi l'importance du concept
d'affection dans la conception de la connaissance que se fait Spinoza : la clé de celle-ci
repose sur cette double facette de l'affection, à la fois corporelle et spirituelle qui fait qu'à
chaque affection corporelle correspond une affection mentale, les deux s'exprimant
mutuellement, l'ordre et la connexion des choses étant le même que l'ordre et la connexion des
idées. On peut dire que la garantie spinoziste de la connaissance repose sur ce qui a été appelé
parallélisme et sur cette identité de l'ordre des idées et de l'ordre des choses. Mais, si
l'affection rend bien compte de la possibilité qui nous est laissée de connaître les corps et la
nature en général, quelle place tient alors le concept d'affect? Quel lien entre ce qui est du
ressort de l'affectif et ce qui est de l'ordre de l'épistémologique? Si la connaissance joue bel et
bien un rôle dans la conception de l'affect (c'est la connaissance qui sert à départager affects
actifs et affects passifs), à l'inverse, l'affect joue t-il un rôle dans l'ordre de la connaissance?
b°) La quête de la connaissance comme une quête de joie. Connaître et être
joyeux : une connaissance joyeusement intéressée
Quelle place et quelle importance a l'affect concernant la connaissance? Nous avons
vu que la perspective de l'Ethique était celle du souci d'une existence la plus joyeuse possible.
161
162
Ethique II, 18, scolie, p.139
Ethique, II, 18 p.137
71
Dès lors, l'Ethique apparaît comme la conséquence d'un souci existentiel de joie. La
connaissance, en tant que source de joie, se subordonne donc elle aussi à ce que nous
pourrions appeler une exigence naturelle de joie. Cependant, la philosophie ne doit pas arrêter
là son questionnement : la quête de la connaissance, le ressort même de toute la philosophie,
doit-elle aussi rendre raison de sa cause : pourquoi est-ce que je désire connaître? Quelle est
la cause, le mobile de cette poursuite? La formulation de la question nous livre déjà un
élément de réponse : c'est précisément pour mieux assouvir mon désir, l'effort pour persévérer
dans mon être que je suis, que je cherche à connaître. C'est en tant qu'être dont l'essence est de
désirer que la quête de connaissance constitue mon horizon le plus ultime et le plus essentiel,
et le connaître n'est pas sans rapport avec une sorte de volonté de puissance : je cherche à
connaître toujours en tant que cela peut m'apporter quelque chose, qu’en tant que connaissant
les autres corps et les causes qui déterminent mes "actions" (au sens large, ce qui, d'un point
de vue spinoziste peut aussi et surtout s'entendre comme une passion) je deviens par-là même
susceptible d'organiser la rencontre avec les corps les plus favorables à mon développement
(tout ce qui, d'une façon général augmente ma puissance d'agir). Si Spinoza rejette de sa
philosophie toute notion de finalité ou de causes finales, il n'en demeure pas moins que les
hommes poursuivent bel et bien un but, qu'ils sont tous, irrésistiblement et avec toute l'ardeur
d'une cause finale comme attirés par une "joie continue et souveraine". Rappelons la célèbre
étymologie du mot hébreu "jadah" que Spinoza donne dans le Traité Théologico-Politique : il
signifie à la fois connaître et aimer, l'amour étant un affect (actif, une joie accompagnée de
l'idée d'une cause extérieure), la solidarité de l'affectif et de l'épistémologique étant finalement
affirmée dans l'Ethique sous forme de deux mots latins que l'hébreu avait dit avec plus de
concision en un : amor (Dei) intellectualis. L'amour naît donc de la connaissance, mais non
d'une connaissance tronquée ou imparfaite : "L'amour intellectuel de Dieu qui naît du
troisième genre de connaissance est éternel." (Ethique, V, 33, p.525) et déjà le Traité de la
Réforme de l'Entendement affirmait que "... l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit
l'âme d'une joie pure" (§10). Alors que le deuxième genre de connaissance procède par idées
adéquates, nous pourrions nous demander à quel besoin supplémentaire (l'idée adéquate, c'està-dire "... l'idée comme exprimant sa cause163 ", est déjà synonyme de vérité Spinoza, la vraie
connaissance étant, comme nous l'avons vu, connaître par les causes) l'ajout d'une
connaissance du troisième genre répond, d'autant qu'elles sont souvent regroupées pour être
dites toutes deux "vraies" : "La connaissance du premier genre est l'unique cause de fausseté,
163
Gilles Deleuze, Spinoza et le Problème de l'Expression, p.119
72
et celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie164 ". Dès lors, que choisir, les
deux étant également vraies? Il nous faut par conséquent examiner plus ce que Spinoza nous
dit de ce troisième genre afin que nous puissions mieux en cerner les spécificités.
Le troisième genre de connaissance est encore appelé "science intuitive" et il est dit qu'elle "...
progresse à partir de l'idée adéquate de certains attributs de Dieu vers la connaissance
adéquate de l'essence des choses (...)165". Nous voyons que la connaissance du troisième genre
n'est pas une autre façon de connaître que la deuxième qui se passerait, par exemple, de toute
perception "sensible" au profit d'un mode d'appréhension supérieure que serait une intuition
intellectuelle (et la terminologie même de Spinoza peut, il est vrai, nous y faire penser)
capable de saisir "directement" de la vérité. Il y a juste, comme l'évoque le texte que nous
venons de citer, l'idée d'une progression, d'un mouvement de récapitulation des idées qui sont
ramenées les unes aux autres dans une unité qui n'apparaît pas nécessairement, spontanément,
dans l'expérience. Le "progrès" par rapport au deuxième genre de connaissance, c'est que par
le troisième genre j'épouse "la perspective de Dieu même166" en comprenant l'intériorité des
essences les unes aux autres, comment toutes les choses sont comme reliées. Les comprendre
par le troisième genre de connaissance, c’est prendre connaissance de leur cause immanente
unique : Dieu ou la Nature, c'est comprendre que tout est un, découvrir le lien interne, le trait
d'union de toute chose qu'est Dieu. Plus précisément, connaître par le troisième genre de
connaissance c'est, en ce qui concerne l'affection, "... faire que toutes les affections du corps –
autrement dit les images des choses- soient rapportées à l'idée de Dieu167 ", ramener une
diversité à l'unité, la chose étant rendue réalisable par cette possibilité salutaire qu'à l'esprit,
par son action, de "former un concept clair et distinct168" de n'importe quelle affection (il n'en
est aucune qui ne soit susceptible d'être conçue clairement et distinctement) et ainsi de faire
"qu'elles se rapportent toutes à l'idée de Dieu169", Dieu étant, rappelons le, la cause immanente
de toutes choses et la connaissance adéquate étant la connaissance de la cause d'un effet
qu'elle enveloppe, connaître une affection sera donc connaître DIEU comme sa cause. Nous
retrouvons là ce que nous avons appelé à la suite d'Alquié le rationalisme absolu de Spinoza
qui fait, en un sens, encore une fois plus droit à Descartes que Descartes lui-même : "Il n'y a
aucune chose existante de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause pourquoi elle
164
Ethique, II, 41, p.169
Ethique, V, 25 démonstration, p.517
166
Ethique, introduction de R. Caillois, p.36
167
Ethique, V, 14, trad. Caillois
168
Ethique¸ V, 14 démonstration, p.505
169
ibid
165
73
existe170" : tout est susceptible d'être rationalisé, y compris les affects : "...les lois et règles de
la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d'une forme dans une autre, sont partout et
toujours les mêmes, et par suite il ne doit y avoir également qu'une seule et même façon de
comprendre la nature des choses, quelles qu'elles soient, à savoir, par les lois et règles
universelles de la nature. Et donc les Affects de haine, de colère, d'envie, etc., considérés en
soi, suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres
singuliers ; et partant, ils reconnaissent des causes précises, par lesquelles ils se comprennent,
et ont des propriétés précises, aussi digne de notre connaissance que les propriétés de
n'importe quelle autre chose qui nous charme par sa seule contemplation.171 ". La
connaissance ne se voit donc pas privée d'investir le champ affectif dont l'irrationalité
prétendue en refuserait l'accès : le panlogisme spinoziste s'étend non seulement aux idées,
mais également aux affects. Ces derniers relèvent donc d'une logique rigoureuse s'inscrivant
et s'identifiant à celle des lois générales de la nature et ne se voient donc pas relégués à un
quelconque irrationalisme, le caractère novateur du spinozisme étant d'élaborer un point de
vue rationnel sur les affects permettant par-là même une connaissance adéquate de ces
derniers. Au fond, nous pouvons dire que si l'homme désire comprendre c'est parce que "Tout
ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous donne du plaisir, et cela
s'accompagne de l'idée de Dieu comme cause172 ". C'est parce que nous tentons toujours par
nature d'augmenter notre puissance d'agir (dont la joie est le signe certain) et parce que la
connaissance du troisième genre est ce qui est le plus à même d'y contribuer que nous
cherchons à connaître : "... et plus nous comprenons les choses de cette façon, plus nous
comprenons Dieu ; et par suite la suprême vertu de l'esprit, c'est-à-dire la puissance ou la
nature de l'esprit, autrement dit son suprême effort, c'est de comprendre les choses par le
troisième genre de connaissance173 " : il y a donc un parallélisme, une évolution régie par un
rapport de correspondance, entre comprendre les choses et augmenter sa puissance. Tel est le
sens du parallélisme sur lequel est construite cette phrase où comprendre Dieu, la "suprême
vertu" de l'esprit", est pensée comme identique à son "suprême effort", identification entre
connaissance et puissance que nous avions déjà soulignée, Spinoza croisant souvent le
vocabulaire épistémologique avec celui de la force : (cf. V, 31 scolie, "Plus donc chacun est
fort dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de soi et de Dieu, c'est-à-dire plus il
est parfait et bienheureux")
170
Méditations Métaphysiques, Secondes Réponses A.T IX 1, 127
Ethique, III, préface, p.201
172
Ethique, V, 32, p.525
173
Ethique, V, démonstration de 25
171
74
3°) Affectivité et "moralité", la valeur morale de l'affect
Pourtant, si les affects traduisent la variation en plus ou en moins de ma puissance
d'agir, nous ne pouvons manquer de nous demander, surtout lorsque nous lisons une œuvre
appelée l'Ethique, si l'augmentation de ma puissance d'agir (c'est-à-dire la joie) est le but
absolu à poursuivre, si augmenter sa puissance peut se faire à n'importe quel prix (comme
diminuer, voire supprimer celle des autres) et surtout, nous demander quels sont les rapports
entretenus entre affectivité et moralité, la question pouvant être la suivante : est-il moral de se
fixer la joie pour but? Nous touchons là un point majeur du propos de Spinoza où il s'agit de
trouver une aune pour une moralité jusqu'ici dogmatique : non plus poser des valeurs
susceptibles de conduire à une certaine joie, mais poser directement la joie comme valeur.
Qu'est-ce que le bien et le mal pour Spinoza? Déjà le Court Traité fournissait une réponse
pour le moins inattendue : "...il n'y a dans la Nature ni bien ni mal." (C.T, II, 4 §5 p.96). La
question que nous venons de poser n'aurait donc pas lieu d'être : il n'y aurait pas à définir bien
et mal pour la seule raison qu'ils n'existent pas. Cependant, Spinoza ne met pas pour autant
toutes choses, toutes les actions sur un même plan et l'Ethique n'est pas un manifeste de
l'indifférence : il s'agit simplement de récuser l'idée de valeurs absolues, transcendantes au
monde et qui fourniraient un critère d'appréciation ou de dépréciation de ce qui s'y passe. Si,
comme nous l'avons vu, Dieu est la cause immanente et non transitive de toute chose, et si
rien sans lui ne peut ni être ni être conçu174, les "valeurs" morales n'échappent pas à cette règle
: il n'y a pas de transcendance, fût-elle réduite à un système de valeurs. Le Court Traité
contenait déjà une réflexion sur ces deux concepts moraux : "...le bien et le mal appartiennentils aux Etres de Raison ou aux Etres Réels? Mais, considérant que le bien et le mal ne sont
autre chose que des relations, il est hors de doute qu'il faut les ranger parmi les Etres de
Raison ; car jamais on ne dit qu'une chose est bonne sinon par rapport à quelque autre qui
n'est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu'une autre ; ainsi on ne dit qu'un homme est
mauvais que par rapport à un [autre] qui est meilleur ; ou encore qu'une pomme est mauvaise
que par rapport à une autre qui est bonne ou meilleure 175 ". C'est, par conséquent, d'abord en
vertu de la relativité de ces concepts que Spinoza prend ses distances par rapport à la morale
174
175
Ethique, I, 18 et I, 15
Court Traité, I, 10, §2
75
"traditionnelle". Le Court Traité énonce donc un point de vue relativiste qui sera par la suite
développé dans l'Ethique : "...par bien, j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec
certitude être un moyen d'approcher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous
nous proposons. Et par mal, ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous
reproduisions ce même modèle. Ensuite, nous dirons les hommes plus parfaits ou plus
imparfaits en tant qu'ils s'approchent plus ou moins de ce même modèle.176 " mais soyons
clair sur ce point, si nous disons relatif, cela, du moins, ne veut pas dire arbitraire, il ne s'agit
pas d'affirmer que nous agissons bien dès lors que chacun agit selon ses propres critères,
suivant un modèle que l'on pourrait indifféremment choisir. Relatif ne veut pas dire
absolument arbitraire. Il nous faut alors préciser le contenu de ce concept de bien et l'auteur
s'en explique explicitement à l'occasion d'une scolie du livre III : "Par bien, j'entends ici tout
genre de joie, et, de plus, tout ce qui conduit à la joie, et principalement ce qui satisfait un
désir, quel qu'il soit ; par mal, tout genre de tristesse, et principalement ce qui frustre un
désir.177" L'aune qui préserve le bien d'un relativisme arbitraire, le fondement des valeurs
humaines est donc le désir (au singulier, et non les désirs), défini comme l'effort pour
persévérer dans son être : "Le désir est l'essence même de l'homme, c'est-à-dire l'effort par
lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être178 ". Tout ce qui contribue à ce qu'une
chose perpétue son effort pour persévérer dans son être lui est bonne. Le bon est donc défini
en rapport à la puissance : lorsque je comprends, je fais une bonne action, je deviens plus
puissant comme ma joie me l'indique. Le bon se traduit donc par la connaissance, par l'action,
et enfin par l'augmentation de la puissance (joie), ce que nous pouvons résumer de la sorte :
j'agis bien lorsque par l'action de l'intellect je comprends de manière adéquate, compréhension
qui ne peut pas manquer d'augmenter ma puissance d'agir et me faire éprouver de la joie. Il
nous faut cependant faire face à une difficulté, et la question que nous avons posée concernant
un étalon du bien et du mal pourrait se poser dans ces termes : est-ce parce que je désire une
chose que je la juge bonne ou est-ce l'inverse parce que juge une chose bonne que je la désire?
Déjà, le Court Traité semblait conscient de ce problème, même s’il nous semble moins
éclairant et moins définitif que l'Ethique. On y lit en effet : "Le Désir, avons-nous dit, est
l'inclination qu'à l'âme pour quelque chose qu'elle choisit comme bon ; d'où suit qu'avant que
notre désir tende extérieurement vers quelque objet, une décision a dû déjà être prise en nous,
prononçant que cet objet est bon ; cette affirmation donc, ou, pris en général, le pouvoir
d'affirmer et de nier, est appelé Volonté. Il s'agit de voir maintenant si cette affirmation a lieu
176
Ethique, IV. préface, p.341
Ethique, III, 39 scolie, trad. Caillois
178
Ethique, IV, 18, pp.367-369
177
76
par notre libre volonté ou par nécessité, c'est-à-dire si nous pouvons affirmer ou nier quelque
chose d'une chose sans y être contraints par aucune cause extérieure179 ". Spinoza ne tardera
pas à répondre que "...le Désir dépend de l'idée [qu'on a] des choses (...)" (id, II, 17, §3 p.
127), suggérant par là qu'il y aurait un primat de l'intellect qui déterminerait le penchant du
Désir. Nous disons "penchant" car il y a une certaine indétermination du Désir : il est
strictement défini comme "l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être" :
Spinoza nous parle en effet d'un effort de persévérance (notons la redondance "effort"
"efforce", il faut rendre compte du fait que Spinoza aurait fort bien pu écrire simplement que
le désir est l'effort de l'homme pour persévérer dans son être, le double effort soulignant peutêtre la difficulté à persévérer dans l'être), et que cet effort peut fort bien errer et se méprendre
sur les moyens à employer pour atteindre une telle fin, errance qui peut même aller à sa perte,
à l'image d'un fruit lancé contre un mur qui peut, suite à son propre effort, se détruire : la
redondance de la formulation "effort par lequel l'homme s'efforce" illustre bien cette idée
d'une nécessaire orientation éclairée de l'effort, d'où l'idée du connaître comme pouvoir, l'idée
d'une raison – gouvernail du désir ou plutôt d'un désir raisonné en même temps qu'une raison
désirante. Spinoza semble nous dire qu'il faut s'efforcer de bien orienter ses forces. Le propos
étant, nous semble-t-il, que le Désir a une intensité ET une polarité (et c'est cela que Spinoza
nomme affect : la variation, la direction que prend cet effort : l'affect étant la variation de
notre désir), qu'il est susceptible de varier en plus ou en moins, intensité dont les différents
degrés formaient ce que Spinoza avait appelé la variation de la puissance d'agir, où la joie
était le signe certain d'une augmentation (et ce qu'elle soit action ou passion) et la tristesse
(toujours passive) d'une diminution. La subtilité étant peut être que je ne désire pas
nécessairement ce qui est "bon" pour moi, même si j'agis toujours en vue de ce que je crois
être bon pour moi. L'exemple du tabagisme illustre bien ce propos, nul ne contestera
l'existence de fumeurs tiraillés entre le plaisir immédiat de fumer et l'envie de se maintenir
pour la suite en bonne santé, ce dont Spinoza semble avoir pleinement conscience lorsqu'il
écrit : "Le désir qui naît de la connaissance du bien et du mal, en tant que cette connaissance
regarde le futur, est plus facile à contrarier où à éteindre qu'un Désir pour les choses qui sont
présentement agréables.180 " : ce n'est que relativement à l'avenir (fumer ne tue qu'à
retardement), et encore de manière contingente (les fumeurs ne meurent pas tous de cancers)
que fumer est un mal. Spinoza intègre ces éléments que nous venons de mentionner et
complète sa description dans la proposition qui suit en affirmant que "Un Désir qui naît de la
179
180
Court Traité, II, 16 §§2-3, p.122
Ethique, IV, 16, p.365
77
vraie connaissance vraie du bien et du mal, en tant qu'elle a trait à des choses contingentes, est
encore beaucoup plus facile à contrarier qu'un Désir pour les choses qui sont présentes.181 "
L'auteur de l'Ethique ne fait ici qu'observer la nature humaine : l'homme est un bien mauvais
économe à long terme et un plaisir moindre, s'il est immédiat, l'emporte sur un autre, quoique
supérieur, dès lors que ce dernier est éloigné dans le temps. Il n'y a donc pas que l'espace qui
modifie la vision des choses, le temps l'altère tout autant. L'homme voit gros de près (présent)
et petit de loin (avenir) : l'éloignement temporel diminue la force d'un bien futur là où
l'immédiateté d'un bien, pourtant moindre, l'amplifie. Ces considérations nous montrent que je
puis persévérer dans mon être, continuer à exister, mais aller de moins en moins bien, que ce
soit à cause d'une maladie ou de mon état mental (tristesse). Pire, je peux aller de moi-même à
ma perte en ne dirigeant pas l'ensemble de mes forces dans la bonne direction. D'où l'idée de
"raisonner" ce désir en passant de la dÒxa à l'™pist»mh , en tentant de remplacer l'opinion
concernant ce qui est bon pour moi par la connaissance de ce qui l'est vraiment. L'intensité du
Désir et donc l'état de mon essence sont donc déterminés par mon "état", ou plutôt ma
dynamique affective (l'affect désignant moins un état qu'un passage) : "Et donc un Désir qui
naît de la Joie se trouve aidé ou bien augmenté par l'affect même de Joie ; et, un Désir qui, au
contraire, naît de la Tristesse se trouve diminué ou bien contrarié par l'affect même de
tristesse182 ". Le bien et le mal seront donc définis à la mesure de ce qui contribue à effectuer
mon Désir ou au contraire, à l'entraver ou le diminuer (se traduisant respectivement par
l'affect de joie ou de tristesse) et se verront par-là même assurés de ce fondement qui les
assimile en quelque sorte à l'utile. Cette identification sera même l'objet de la toute première
définition du livre IV : "Par bien, j'entendrai ce que nous savons avec certitude nous être
utile." Il faut donc remarquer que si Spinoza pouvait dire "... il n'y a dans la Nature ni bien ni
mal183" (ces deux concepts entendus au sens classique d'un bien et d'un mal absolu) le
dogmatisme de ces concepts ressort dès lors que l'on observe qu'ils ne disposent d'aucune
pierre de touche empirique. Spinoza n'aurait pas désapprouvé Nietzsche lorsqu'il affirmait que
"Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire : par delà le bon et le mauvais184 ".
Toutes choses, en tant précisément qu'elles ne sont pas toutes bonnes (ou mauvaises) à
l'égard de ma persévérance dans l'être, ne sont pas baignées dans l'indifférence. Le jugement
"une chose est bonne" s'il ne peut être valable pour tous les modes et donc absolument (car ce
qui est bon pour moi -par exemple l'ingestion d'un repas- et mauvais du point de vue de
181
id, IV, 17, p.367
Ethique, IV, 18 démonstration, p.369
183
Court Traité, II, 4 §5 p.96
184
Nietzsche, Généalogie de la Morale, 1ère dissertation §17
182
78
l'animal qui aura servi de repas) se
trouve désormais pourvu d'un critère, d'un étalon
clairement défini : le Désir. Ce dernier est donc, en un sens, la mesure de toutes choses. Plus
précisément, il ne s'agit pas d'affirmer que satisfaire n'importe quel désir est bon, mais plutôt
que ce qui l'est vraiment est ce qui est le plus à même de satisfaire, d'augmenter ma puissance
d'agir. "Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune
chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit (appetere) ou désir,
parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est
bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par
appétit ou par désir.185 " C'est ce que nous pourrions appeler la connaissance affective du bon
et du mauvais : "La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de Joie ou
de Tristesse, en tant que nous en sommes conscients." (Ethique, IV, 8, p.355) : les affects
révèlent encore leur importance capitale car c'est d'eux que nous tirons connaissance du bon et
du mauvais. Cependant, il ne s'agit pas d'affirmer que tout ce que je désire est bon par cela
seul que je le désire : je ne puis dire que voler autrui soit bon du seul fait que je désire ses
biens : il nous faut donc développer cette idée d'une corrélation entre bon et désir. Pour se
faire, tentons de développer cette idée du a°) bon comme ce qui nous est utile et de b°) cette
idée de relativité.
a°) Le bon et l'utile, le mauvais et le nuisible
Peut être dit "bon" ce qui m'arrive et qui contribue à accomplir ma nature humaine. Le
bien, c'est donc ce qui est bon pour moi. Or, qu'est ce qui est bon pour moi? Qu'est-ce qui
concourt à la réalisation de cette nature humaine ? Suivre un tel point de vue, identifier le bien
à ce qui est bon pour moi (le Désir et l'affect de joie ayant une valeur morale) n'est-il pas sans
risque pour le bien d'autrui, ce qui est bon pour moi ne peut-il être mauvais pour autrui? Ne
sommes nous pas en présence d'une morale de l'égoïsme? Tentons de développer ce rapport
bon - utile. Spinoza évoque186 l'exemple d'une pomme empoisonnée : ce n'est qu'autant que
son ingestion, c'est-à-dire l'affection (ou modification) qu'elle occasionne sur la
composition187 de corps que je suis (c'est-à-dire sur mon individu), décompose ce rapport
caractéristique de mon essence qu'elle sera dite mauvaise. En effet, nous avons vu que ce qui
185
186
Ethique, III, 9, scolie, trad. Caillois
Sur l'interprétation de l'interdiction divine dont fait l'objet Adam, cf Ethique, IV, 68 scolie et T.T.P chapitre
IV
79
constituait notre individualité était un certain rapport entre divers corps qui changent, se
renouvelant au fil du temps. Ainsi, à l'exemple de la nutrition, différents "corps" prennent
successivement place en moi. Il me faut donc constamment organiser la "rencontre" (les
termes "occursus" ou "occurrere" reviennent sept fois dans l'Ethique) entre d'autres corps et
l'individu que je suis dans l'idée qu'il y a de bonnes et des mauvaises rencontres et que c'est
même précisément dans cette relation, c'est-à-dire comme nous le développerons, dans une
relativité que consiste bon et mauvais. Comme le dit simplement Deleuze, "... le mal c'est une
mauvaise rencontre. Rencontrer un corps qui se mélange mal avec le vôtre. Se mélanger mal
ça veut dire se mélanger dans des conditions telles que un de vos rapports subordonnés ou que
votre rapport constituant est, ou bien menacé ou compromis, ou bien même détruit. 188 " Le
mal tel que l'entend Spinoza, c'est donc la diminution de ma puissance d'agir ou, ce qui
revient au même, la décomposition du rapport constitutif de mon individualité. Nous pouvons
donc dire qu'un corps est bon pour nous, lorsqu'il entre en composition avec notre individu au
bénéfice de ce dernier, de toute ou d'une partie de sa puissance, comme par exemple un
aliment. A l'inverse, un poison sera mauvais par cela qu'il décompose le rapport constitutif de
notre individu. Plus précisément, il se composera bel et bien avec notre individu, mais suivant
d'autres rapports qui ne répondent plus à notre essence : dans le cas d'une maladie, ce sera le
rapport d'un virus ou de bactéries qui l'emportera sur le mien, ces derniers augmentant leur
puissance en proportion de mon déclin. Or, le signe incontestable, le moyen de connaître le
bon et le mauvais est, aux dires de Spinoza, moins intellectuel qu'affectif : "La connaissance
du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de Joie ou de Tristesse, en tant que nous en
sommes conscients.189 " Examinons maintenant le second point : ce qui est bon pour autrui
est-il bon pour moi? Ma joie est-elle absolument compatible avec celle d'autrui ou doit-elle
être aménagée? Pour que la joie d'autrui soit compatible avec la mienne, il faut que la joie des
autres se communique ou du moins n'entrave pas celle qui m'est propre. La réponse à la
question "que sont le bien et le mal?" est directement donnée par l'auteur et est on ne peut plus
claire : il y a une stricte identification du bien à la joie (et de "tout ce qui y conduit") et du mal
à la tristesse. Or, pour Spinoza, il semble bien que je ne puis être joyeux en rendant d'autres
hommes malheureux : "Il est avant tout utile aux hommes de nouer des relations, et de
187
Nous suivons la lecture de Deleuze qui emploie à de nombreuses reprises ce terme, cf Spinoza et le Problème
de l'Expression : " On retiendra donc du mal la définition suivante : c'est la destruction, la décomposition du
rapport qui caractérise un mode. Dès lors, le mal ne peut se dire que du point de vue particulier d'un mode
existant : il n'y a pas de Bien ni de Mal dans la Nature en général, mais il y a du bon et du mauvais, de (225)
l'utile et du nuisible pour chaque mode existant." (pp.225-226)
188
Deleuze, Cours à l'université de Vincennes, 24/01/1978
189
Ethique IV, 8, p.255
80
s'enchaîner de ces liens par lesquels ils fassent d'eux tous un seul, plus apte, et, absolument
parlant, de faire ce qui contribue à affermir les amitiés.190 " et nous avons vu que Spinoza
définissait le "bon" comme "ce que nous savons avec certitude nous être utile.191 " Il y a donc
une utilité et donc une joie relative au bien-être de mon prochain qui laisse ouverte la
possibilité d'une générosité qui, quoique orientée vers l'utilité personnelle qui découle du bien
être de mes prochains, tend "à la seule utilité d'autrui" (travailler au bien être d'autrui
contribue au mien). Les actions (qui sont toutes sources de joies) seront mêmes départagées
en fonction de cette orientation, qu'elles soient actions tournées vers soi ou vers autrui : "…par
Fermeté, j'entends le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule
dictée de la raison. Et par Générosité, j'entends le Désir par lequel chacun, sous la seule
dictée de la raison, s'efforce d'aider tous les autres hommes, et de se les lier d'amitié. Et,
donc, les actions qui visent seulement l'utilité de l'agent, je les rapporte à la Fermeté, et celles
qui visent également l'utilité d'autrui, à la Générosité192 ". Notons, que Spinoza emploie le
terme "seulement" ("solum") comme pour exclure cette idée d'une utilité partagée. Nous
pensons cependant, le chapitre XII, de l'appendice du livre quatre à l'appui, qu'il y a bel et
bien une utilité réciproque, et donc une joie commune, faisant que ma joie et celle de l'autre
ne peuvent être séparées. L'homme est donc moins, selon la formule de Hobbes "un loup pour
l'homme" qu'un joyeux adjuvant. Il n'y a en conséquence pas de contradiction entre ma joie et
celle des autres car il n'est pas possible d'éprouver de joie authentique (active) sans concourir
généreusement à celle d'autrui. Si nous avons vu que la compréhension adéquate était source
de joie, nous ne pouvons pas, si nous comprenons bien les choses, ne pas voir comme il est
bon ou utile pour nous de concourir au bien ou à la joie d'autrui, le bonheur des uns faisant le
bonheur des autres. Nous confortons, à l'issue de cette analyse, l'idée d'une définition
affective du bien et du mal, l'affect ayant comme nous venons de le voir, une portée
éminemment morale et, en un sens, toute l' "éthique" de Spinoza pourrait finalement tenir en
peu de mots : "bene agere, & laetari193 " où le "et" aurait moins une valeur complétive
qu'explicative : il ne s'agit pas de prendre pour but de bien agir ET si possible, en plus, d'être
joyeux, il s'agit de bien agir, c'est-à-dire d'être joyeux, la bonne action étant définie par la joie
(et donc par un affect). Spinoza affirme ici ce qu'Alain appellera, dans le titre judicieux d'un
article sur l'auteur de l'Ethique, une "valeur morale de la joie". Si nous avons dégagé cette
valeur morale de l'affect, tentons à présent de clarifier le point de vue de l'auteur concernant
190
Ethique, IV, chap.XII de l'appendice, p.463
Ethique, IV définition 1, p.343
192
Ethique, III, 59, p.301
193
id, IV, 73, scolie, p.454
191
81
l'éventuelle relativité du bon et du mauvais.
b°) La relativité du bon et du mauvais
Le point de départ de notre réflexion est bien illustré par ces deux extraits des Pensées
Métaphysiques : "Une chose considérée isolément n'est dite ni bonne ni mauvaise, mais
seulement dans sa relation à une autre, à qui elle est utile ou nuisible pour l'acquisition de ce
qu'elle aime. Et ainsi chaque chose peut être dite bonne et mauvaise à divers égards et dans le
même temps194 " et, même page, un peu plus loin :
"Dieu à la vérité est dit souverainement bon parce qu'il est utile à tous; il conserve en
effet par son concours l'être de chacun, qui est pour chacun la chose la plus aimée. De chose
mauvaise absolument il ne peut y en avoir aucune, ainsi qu'il est évident de soi.195 " Notre
propos sera de remarquer que pour Spinoza, ce sont moins les concepts de bon et de mauvais
qui sont relatifs, que leur application aux choses : bon et mauvais conservent en effet un
contenu positif, ils signifient, du point de vue de l'individu augmentation et diminution de sa
puissance d'agir. Ainsi, s'il faut bien noter que Spinoza est restrictif en disant de Dieu qu'il
"est dit souverainement bon", plus qu'il est souverainement bon, remarquons que lorsque
nous envisageons des choses (ou des modes), elles peuvent toujours être dites bonnes ou
mauvaises, mais d'une manière seulement relative : ce qui est bon du point de vue de l'une et
mauvais du point de vue de l'autre : l'ingestion de bactéries est mauvaise de mon point de vue
mais bonne du leur et si la maladie vient à bout de moi les bactéries auront gagné tout ce que
mon corps avait de puissance, m'enlevant la totalité de mes forces. Pourtant, Dieu est dit
"souverainement bon". Identifié à la nature, il est en effet utile, et donc bon pour tous (nous
verrons plus précisément pourquoi plus loin). C'est en conséquence moins le bon que les
choses qui sont relatives il n'y a pas de choses ou créatures "élues" dont la valeur l'emporterait
sur d'autres : si, lorsqu'il s'applique aux choses, le concept de bon ne peut s'autoriser que d'un
statut relatif, Dieu, en tant qu'il est "utile à tous" est dit bon, à l'égard à toutes choses. A
première vue, nous pouvons donc parler d'une relativité, d'une restriction du concept de bon :
ce n'est que du point des choses que le bon est relatif, Dieu pouvant être dit absolument bon
en tant qu'il est ce par quoi les choses sont et se conçoivent. Cependant le mal disparaissant
194
195
Pensées Métaphysiques, chap.6, p.353
ibid
82
dès lors que l'on s'élève au point de vue de l'"individu total" (Nature), il semble que le bien
disparaisse également avec lui (c'est pourquoi Dieu est dit bon, mais n'est pas dit bon), à
moins d'identifier le bien à l'être et de ne plus voir dans le mal l'inévitable négatif du bien,
sans lequel il n'apparaîtrait pas. Nous devons donc nuancer ce que nous venons d'affirmer car
le bien comme le mal n'ont pas de sens dans l'absolu, ou ce qui est équivalent, du point de vue
de l'unique substance, c'est-à-dire de Dieu, car les corps se composent toujours et ce qui est
décomposition (c'est-à-dire mauvais du point du vue du mode ainsi décomposé) à un égard et
recomposition de l'autre. Comme l'affirmait déjà une lettre à Henri Oldenburg "... je n'attribue
à la nature ni beauté, ni difformité, ni ordre, ni confusion. Ce n'est, en effet, que du point de
vue de l'imagination qu'on peut dire des choses qu'elles sont belles ou laides, ordonnées ou
chaotiques196." L'Ethique reprendra ce point de vue à sa façon en considérant la nature comme
un individu : "...la nature toute entière est un seul Individu, dont les parties, c'est-à-dire tous
les corps, varient d'une infinité de manières (modis) sans que change l'Individu tout entier.197",
bien et mal disparaissent dès lors que nous considérons la Nature comme un tout, c'est-à-dire
comme un complexe de corps et de mouvement régi suivant un certain rapport (individu), et
si, comme nous l'avons vu, la définition du bon et du mauvais se fait par l'affect de joie et de
tristesse, il faut noter que cette définition est individuelle car elle n'a de sens que du point de
vue d'un individu qui, par ses différentes rencontres avec d'autres, peut évoluer en "bien" ou
en "mal" (augmenter ou diminuer sa puissance d'agir). La Nature étant considérée comme un
individu unique (auquel rien n'étant extérieur, rien ne peut arriver), bien et mal n'ont plus, de
son point de vue, de sens. Si nous pouvions encore assigner un contenu positif au bien et au
mal en les identifiant à une composition ou une décomposition (augmentant ou diminuant la
puissance d'agir de mon individu), il n'y a pas, sous cet angle, de décomposition qui ne soit en
même temps de recomposition, le mal comme le bien s'évanouissant dès lors que l'on se place
suivant la perspective de la vie, non plus des modes périssables, mais de la substance, par
définition impérissable. Ce n'est qu'à partir d'une connaissance partielle car tributaire d'une
partie qu'elle ne sait dépasser (ce que Spinoza nomme idée inadéquate) qu'une telle
décomposition apparaît : l'idée adéquate, saisit, pour sa part, de deux corps leur notion
commune, c'est-à-dire ce qui est commun à eux deux, la part de l'un qui peut se retrouver dans
l'autre et la connaissance de Dieu délivre de cette vision partielle d’où résulte le mal, et
comme le remarque Deleuze, "Chaque fois qu'une idée est adéquate, elle saisit précisément
deux corps au moins, le mien et un autre, sous l'aspect d'après lequel ils composent leurs
196
Spinoza, Lettre 32 à Henri Oldenburg, 20 novembre 1665, Pléiade p.1179
Ethique, II, scolie du lemme 7, p.129
197
83
rapports ("notion commune"). Au contraire, il n'y a pas d'idée adéquate de corps qui
disconviennent, pas d'idée adéquate d'un corps qui disconvient avec le mien, en tant qu'il
disconvient. C'est en ce sens que le mal, ou plutôt le mauvais, n'existe que dans l'idée
inadéquate et dans les affections de tristesse qui en découlent (haine, colère, etc.)198 " Notre
examen des rapports entretenus entre connaissance et affectivité d'une part et moralité et
affectivité de l’autre nous a conduit à reconnaître l'importance de l'affect relativement à de
nombreuses questions : la joie est apparue comme le moteur stimulant la quête de la
connaissance et comme le résultat de l'idée adéquate (toute connaissance adéquate est
joyeuse) et d'autre part, la valeur morale de la joie s’est révélée être ce qui donne un repère,
une boussole à l'action humaine, action qui se pense essentiellement comme connaissance.
Nous avons donc déjà établi un premier rapport que nous avons mentionné dans notre
"équation", rapport entre connaissance et "moralité", en tant que l'affect de joie révélait à la
fois la connaissance adéquate et la bonne action. Le lien essentiel entre moralité et affectivité
réside en ceci que la connaissance du bon et du mauvais n'est pas autre chose qu'une
manifestation de l'affectivité : la raison pure n'accède pas à la connaissance du bien et du mal
et l'affect (actif) de joie est le signe certain de ce qui est bon pour moi, comme du reste ce qui
est bon pour les autres, rien n'étant plus utile à un homme qu'un autre homme, la tristesse de
l'autre ne peut être cause d'une augmentation de ma puissance d'agir et donc de ma joie. Au
fond, bien agir pour Spinoza, c'est tout simplement bien connaître, dans l'idée que connaître
ne peut manquer de procurer de la joie, laquelle est le signe que ce que je fais est bon pour
moi. Nous avons donc montré le lien entre action, bien, joie et puissance : j'agis lorsque
j'exerce ma puissance la plus grande qui est de comprendre ce qui ne peut aller sans joie. Il
nous faut à présent poursuivre l'élucidation de l'identité avancée dans notre équation en
éclairant le rapport entre ce dont nous venons de traiter et ce qui fait l'objet de l'étude au livre
cinq en faisant suite à deux livres explicitement consacrés aux affects, à savoir la puissance de
l'entendement ou la liberté. Comment s'articulent liberté et affectivité?
4°) Affectivité et liberté, la liberté ne pouvant être que joyeuse.
198
Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie Pratique, pp.52-53
84
"Le principe de Spinoza est que jamais la liberté n'est propriété de la volonté199 " Gilles
Deleuze
Nous avons vu que la liberté spinoziste se pensait moins comme une action
(affirmation ou négation) de la volonté que comme une action de l'entendement, c'est-à-dire
une compréhension, dans l'idée que "La volonté et l'entendement sont une seule et même
chose200 " avec primat de l'entendement sur la volonté (la conception ayant, comme nous
l'avons remarqué une portée volitive et pratique). L'Ethique brise le lien traditionnellement
tissé entre liberté et volonté, affirmant que "La volonté ne peut être appelée cause libre, mais
seulement cause nécessaire.201". La liberté n'est donc pas une propriété de la volonté si nous
comprenons celle-ci comme une faculté autonome et distincte de l'entendement, et si nous
pouvons parler d'un esprit libre, ce n'est qu'en vertu de son entendement dont la
compréhension des choses est synonyme de liberté. "Je ne situe pas la liberté dans un libre
décret, mais dans une libre nécessité" (Lettre 58 à Schuller). Etre libre n'est donc pas installer
un empire dans un empire au moyen d'une volonté non soumise au principe de causalité mais
consiste bien plutôt à comprendre la nécessité pour mieux s'y conformer, pour mieux l'habiter.
La différence entre la contrainte et la nécessité étant moins substantielle que fonctionnelle,
elles sont, en quelque sorte, la même chose et ne diffèrent que relativement à notre manière de
nous y rapporter. Le décret de l'esprit dont il est ici question (décret qui ne résulte pas d'une
volonté conçue comme une instance législatrice séparée de l'acte d'entendre) s'appelant,
considéré sous l'attribut étendue, détermination, les deux termes faisant encore une fois suite
au parallélisme corps – esprit (étendue et pensée) : Spinoza précise ce qui pourrait être source
de confusion, "…le décret de l'esprit, aussi bien que l'appétit et la détermination du corps,
vont ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret
(Decretum) quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et s'explique par lui, et que
nous nommons Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Etendue et se
déduit des lois du mouvement et du repos202 " La contrainte, toute extérieure, c'est une
nécessité restée incomprise est donc subie. Subir, c'est ignorer. La libre nécessité consiste
alors à comprendre l'enchaînement des causes et des effets dans l'optique de sortir de
l'aveuglement en lequel consiste l'état de contrainte où je ne connais pas les causes réelles qui
199
Spinoza Philosophie Pratique, p.113
Ethique, II, 49 corollaire , trad. Caillois
201
Ethique, I, 32 trad. Caillois
202
Ethique, III, 2, scolie
200
85
me poussent à agir. Il y a ici déjà quelque chose de la différence entre un motif et un mobile et
si la liberté n'est pas une propriété de la volonté (qui n'est pas une "faculté" distincte de celle
d'entendre) elle est néanmoins celle d'un esprit connaissant de manière adéquate l'ordre des
choses. "Je déclare l'homme entièrement libre dans la mesure où il est conduit par la raison,
parce que, dans cette mesure, il est déterminé à agir par des causes qui sont adéquatement
intelligibles à partir de sa seule nature, même s'il est déterminé par elles à agir
nécessairement203 "
Si nous avons clairement mis en évidence le lien entre connaissance et liberté (la libre
nécessité étant synonyme de nécessité comprise), quel rôle jouent les affects dans le
processus de libération? Si la liberté se pense comme une vie libérée du joug de la passion,
c'est-à-dire de l'ignorance, son rapport à l'affectivité ressort à la seule observation que toute
passion, qu'elle soit une passion triste ou joyeuse est d'abord et avant tout un affect. Le lien
entre liberté et affectivité est donc plus qu'établi : la liberté en tant qu'elle se pense comme
une sortie de la passivité, en tant que la passion est ce à quoi se heurte d'abord l'homme
servile a un rapport essentiel à l'affectivité. Nous avons vu que ce à quoi la liberté permettait
d'échapper se nommait chez Spinoza "servitude", laquelle est directement définie en rapport
avec l'affect ("Humanam impotentiam in moderandis et coercendis affectibus servitutem
voco.204") : la servitude c'est de méconnaître la cause de ses affects, c'est de les subir, d'être
en proie à la passion. Si nous pouvons identifier ce à quoi s'oppose la liberté, c'est-à-dire la
servitude, avec les affects passifs nous pouvons nous demander si, à l'inverse, on ne peut
identifier la liberté aux affects actifs, et plus précisément à la joie active comme à ce à partir
de quoi elle se constitue. "Un affect qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous
en formons une idée claire et distincte205 " : la passion succombe à sa connaissance claire et
distincte. La liberté n'est pas le triomphe de la volonté sur l'affectivité, mais la culmination
d'un désir raisonné, compris, l'homme n'étant libre que lorsqu'il connaît ce qu'il peut désirer de
plus haut, il s'agit donc, en suivant à la lettre la terminologie spinoziste, non pas de faire
preuve de volonté en dominant ses passions, mais bien plutôt, de prendre conscience de son
appétit, c'est-à-dire de transmuer l'appétit aveugle (l'appétit étant l'effort pour persévérer dans
notre être en tant qu'il est référé au corps ET à l'esprit), en désir conscient, de comprendre ce
qui répond le plus efficacement à l'effort pour persévérer dans l'être en lequel réside le désir :
"...entre l'appétit et le désir, il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte
généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on
203
Traité Politique, ch. II, §11
id, IV, préface
205
Ethique, V, 3, p.489
204
86
peut le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit206" Pour donner une
formulation inverse, l'appétit, c'est le désir en sa forme inférieure, dépourvu de conscience, le
"désir" appréhendant de manière confuse son objet, c'est l'effort pour persévérer dans son être
"opiniâtre", qui ne cerne pas encore le meilleur chemin pour y parvenir. Le désir "actif"
apparaît donc comme la quête de ce qui est la plus apte à soutenir voire à augmenter ma
puissance d'agir, un désir raisonné au fait de ce qui le pousse à désirer, ayant identifié ce qui
est le plus à même de contribuer au conatus. L'homme n'étant libre que lorsqu'il a conscience
de ce qu'il peut désirer de plus haut à savoir connaître Dieu, en tant que cette connaissance est
elle-même la plus grande source de joie : "De ce troisième genre de connaissance naît la plus
haute satisfaction d'Esprit qu'il puisse y avoir207 ", troisième genre de connaissance qui "...
procède à partir de l'idée adéquate de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate
de l'essence des choses ; et plus nous comprenons les choses de cette manière, plus nous
comprenons Dieu, et partant la suprême vertu de l'Esprit, c'est-à-dire puissance ou nature de
l'Esprit, autrement dit son suprême effort, c'est de comprendre les choses par le troisième
genre connaissance208 ". Si nous avons vu que la connaissance adéquate de la cause de nos
affects était ce que permettait d'assurer le passage de la passivité à l'activité (la connaissance
comme action) tentons de mieux cerner le rôle tenu par l'affect de joie dans le processus de
libération.
La puissance du vrai réfugiée dans l'affect
Nous avons vu que la raison était pensée comme une puissance libératrice faisant que
la liberté ne se résume pas à l'ignorance des causes qui nous déterminent à agir. Cependant, il
y a lieu de revenir sur la manière dont la connaissance dépassionne les affects. En effet, deux
choses hétérogènes ne peuvent agir l'une sur l'autre si elles n'ont pas quelque chose de
commun. Il faut donc ou reconnaître un terrain commun entre ce qui est de l'ordre de la
connaissance et ce qui est de l'ordre affectif, ou renoncer à admettre une efficience de l'un sur
l'autre. La proposition XIV du livre quatre nous semble, à cet égard, dire quelque chose de
décisif : "La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun
206
Ethique, III, 9 scolie, p.221
Ethique, V, 27, p.519
208
Ethique, V, 25 démonstration, p.517
207
87
affect, mais seulement en tant qu'on la considère comme un affect. 209 " C'est sur cette
expression "en tant que" qu'il nous faut mettre l'accent. Comme nous l'avions déjà remarqué,
l'affectif et l'épistémologique se croisent, le premier étant conditionné par le second. S'il est
bien vrai que c'est par la connaissance que l'homme se libère du joug de la servitude, il ressort
plus précisément que pour libérer l'homme de ses passions, il s'agit moins de produire des
raisonnements que d'engendrer des affects plus puissants que ces passions (affects passifs),
production rendue possible par la connaissance adéquate. C'est donc bien la connaissance
adéquate qui libère, mais indirectement, en tant qu'elle génère une joie active : ce n'est
qu'autant que la vérité a une charge affective qu'elle a une force et qu'elle peut venir
concurrencer certains affects, la force de la vérité étant en fait celle de l'affect qu'elle induit, à
tel point qu'on pourrait dire que la puissance <du vrai ou > du bien s'est réfugiée dans la
nature de l'affect. Il y a donc bien une importance capitale de l'affect sur cette question de la
liberté : non seulement le but de la liberté est de se défaire de certains affects (les passions
tristes et, dans une moindre mesure les joyeuses) mais cela ne peut se faire, en même temps,
que par un affect. Ce dernier a donc une double importance à l'égard de la liberté : il est, en
détournant une expression de Jankélévitch, "l'organe - obstacle 210", ce contre quoi la liberté
lutte (la servitude des affects passifs) en même temps que ce à partir de quoi elle se constitue.
Plus encore, toute liberté se pensant comme une "activité", nous pouvons identifier liberté et
joie active, cette identité entre être libre et être actif, signifiant identité entre liberté et
connaissance, comme nous l'avions avancé schématiquement sous la forme d'une équation.
5°) Affectivité et béatitude, le problème de la transitivité de l'affect et de
la continuité de la béatitude.
Nous venons de souligner l'omniprésence de l'affect pour penser connaissance,
moralité et liberté, la joie active traduisant à la fois le vrai, le bon et le libre. Avançons-nous
encore d'un pas en suivant les indications de Spinoza : "Nous comprenons par-là clairement
en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un Amour constant et
éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes. 211 " L'identité entre
209
Ethique, IV, 14, p.363
Vladimir Jankélévitch, La Mort, le chapitre deux de la première partie à cette expression pour titre.
211
Ethique, V, 36, Scolie p.531
210
88
Béatitude et Liberté est donc affirmée en ce qu’elles consistent toutes les deux dans "l'amour
constant et éternel envers Dieu" et donc dans un affect puisque l'amour est défini comme
l'affect de joie accompagné de l'idée de sa cause extérieure : "L'amour est une
Joie
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure.212 " L'équation que nous avons évoquée plus
haut est donc légitimée si nous ajoutons que pour Spinoza, amour et connaissance fusionnent,
sont nécessairement liés :
"Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de
Dieu. Car de ce genre de connaissance naît une Joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme
cause, c'est-à-dire un Amour de Dieu, non pas en tant que nous l'imaginons comme présent,
mais en tant que nous comprenons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle Amour
intellectuel de Dieu213".
Il y a un lien entre la connaissance de "tous les évènements" comme "reflets" de Dieu
et la "satisfaction la plus haute de mon esprit" : "Je ne cesse de me persuader toujours
davantage que tous les évènements reflètent la puissance de l'Etre souverainement parfait et
son vouloir immuable ; c'est à cette conviction, que je dois ma satisfaction la plus haute et la
tranquillité de mon esprit214 ". Spinoza nous dit ici quelque chose d'important sur la béatitude :
plus je connais adéquatement Dieu, plus je m'élève au point de vue total de la nature où, rien
ne lui étant extérieur, rien ne peut la détruire, plus je comprends que, ne faisant qu'un avec
cette substance éternelle, "je" suis moi aussi éternel. Certes ce n'est pas une éternité
"individuelle", celle d'un sujet - substance ou d'une âme qui se détacherait de son tombeau
corporel lors d'une délivrance offerte par la mort, mais une libération produite par la
connaissance adéquate du mode que je suis, en me pensant précisément comme une
modification de l'être éternel qu'est Dieu (c'est-à-dire la Nature).
Au fond, s'il faut préciser le sens qu'il faut prêter à intuitif dans l'expression
"connaissance intuitive", nous pouvons dire qu'intuitif signifie "intérieur". La connaissance de
Dieu est intuitive parce qu'avec elle, nous nous situons à l'intérieur de la nature divine : le
point de vue est celui de la substance qui subsume en elle tout ce qui est. Cette compréhension
de l'appartenance à la substance éternelle délivre de la hantise de la mort : seul mon individu
(c'est-à-dire un certain rapport de mouvements entre plusieurs corps) périt, les corps ne
périssent jamais et plus j’agis (c'est-à-dire plus je suis puissant car exerçant ma puissance de
penser), plus je suis joyeusement actif. Dans le troisième genre de connaissance, comprenant
intuitivement le rattachement de toutes choses en Dieu, je fais en même temps l'expérience de
212
Ethique, III définition 6 des Affects, p.309
Ethique, V, 32 corollaire, p.525
214
Spinoza, Lettre XXI à Blyenbergh, Pléiade p.1146
213
89
l'éternité en me pensant comme un mode de Dieu, comme une manière d'être de Dieu. En ce
sens, nous pourrions dire que l'expérience de mon éternité va de pair avec celle de l’éternité
Dieu que j'exprime : de la compréhension de l'immanence de Dieu suit l'expérience de
l'éternité ou plutôt, de l'immanence d'un Dieu éternel suit l'éternité de ce qui émane de lui.
Connaître par le troisième genre de connaissance, rattacher toutes choses à Dieu en tant que
cause immanente totale, c'est faire du même coup l'expérience de l'éternité : rapportant mon
essence à celle de Dieu qui est éternelle, je me comprends moi-même comme éternel. Nous
comprenons de là que s' "Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous un
certain aspect de l'éternité215 " plus je cultiverai ma raison, plus je serai à même d'en faire
l'expérience en me rattachant à la substance, car au fond, comme l'a souligné Gilles Deleuze,
"la béatitude c'est en même temps l'expérience de l'éternité216". Je ferai d'autant plus
l'expérience de l'éternité que j'apercevrai, raison aidant, comment Dieu est cause de tout ce
qui est et qui peut être, moi y compris : sentir son éternité, c'est former une idée adéquate de
son propre corps, le penser comme Dieu le pense, de toute éternité. Le troisième genre de
connaissance nous permet donc de former de nous-mêmes une idée telle qu'elle est en Dieu et
de ce fait, nous permet de parvenir à la béatitude. Il y a donc en conséquence une solidarité
de la béatitude, de la connaissance et de l'amour intellectuel de Dieu qui se trouve
explicitement énoncée à la fin du livre quatre : "…la béatitude n'est rien d'autre que la
satisfaction même de l'âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or parfaire l'intellect
n'est également rien d'autre que comprendre Dieu, et les attributs de Dieu, ainsi que les
attributs et actions de Dieu, qui suivent de la nécessité de sa nature. Et donc, la fin ultime de
l'homme que mène la raison, c'est-à-dire son plus haut Désir, par lequel il s'emploie à
maîtriser tous les autres, c'est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même, ainsi
que toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence217 ". Parfaire l'entendement,
c'est donc œuvrer pour sa béatitude, Spinoza prenant le contre-pied de ce mot de
l'Ecclésiaste : "Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin; plus de savoir, plus de douleur 218
" et qui addit scientiam addat et laborem,
en affirmant que qui augmente sa science,
augmente sa joie. Il nous faut cependant mettre au clair la terminologie spinoziste. En effet, si
nous avons vu que l'amour se définissait une "... joie qu'accompagne l'idée d'une cause
extérieure219 ", comment Dieu, a qui rien n'est extérieur, pourrait-il aimer ou être aimé?
215
Ethique, II, 44 Corollaire 2 p.177
Cours à l'Université de Vincennes, 20/01/81
217
Ethique IV, chapitre IV de l'appendice, p.459
218
Bible de Jérusalem, Ecclésiaste, 1, 18
219
Ethique, III définition 6 des affects p.309
216
90
a°) Amour de Dieu et amour intellectuel de Dieu
Il y aurait un amour bien spécifique de Dieu qui, bien que cause intérieure
(immanente) de tout ce qui est serait néanmoins susceptible d'amour, mais d'un amour
intellectuel. Tel serait le sens de cet ajout pour le moins inattendu du terme "intellectualis" :
"Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car
de ce genre de connaissance naît une Joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme cause, c'est-àdire un Amour de Dieu, non pas en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant
que nous comprenons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle amour intellectuel de
Dieu.220 "
L'amour "connaissant" de Dieu peut être dit intellectuel
en tant qu'il est
appréhendé comme éternel (il ressort donc de la raison qui considère les choses sous l'aspect
de l'éternité). L'opposition en filigrane de ce corollaire étant bien sûr entre l'imagination et le
présent d'une part et la raison et l'éternité de l'autre : la nature de la raison étant de concevoir
les choses "sub specie aeternitatis221", l'amour raisonnant (intellectuel) de Dieu différant du
simple amour par son caractère éternel. L'amour de Dieu se rapportant à ce dernier par
l'entremise de l'image (amour de l'image, idolâtrie), en tant que nous imaginons sa présence,
tandis que l'amor Dei intellectualis affecte l'esprit, en tant que nous comprenons que Dieu est
éternel, il repose sur la conception adéquate de son éternité, non sur l'image mais sur le
concept (amour du concept, du vrai, philosophie222 ). D'où la proposition suivant
immédiatement et qui complète cet aspect que nous avons souligné : "L'amour intellectuel de
Dieu qui naît du troisième genre de connaissance est éternel.223 " Notons que nous venons de
trouver ce "... bien dont la découverte et la possession" ont "pour fruit une éternité de joie
continue et souveraine" dont il était question au tout début du Traité de la Réforme de
l'Entendement car comme disait ce même traité, et dans un esprit que l'Ethique approfondira,
"... l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit l'âme d'une joie pure 224 ". Si le spinozisme
d'alors n'était pas encore totalement constitué, il avait déjà son aspiration fondamentale : une
"joie" éternelle (nous reviendrons sur cette expression pour montrer qu'elle est en un sens
impropre à décrire la finalité de l'entreprise spinoziste). Dans l'Ethique, ce sera plus
220
Ethique, V, 32 corollaire, p.525
"de natura rationis est sub specie aeternitatis concipere" Ethique, V, 29 démonstration
222
voir Platon et sa conception du naturel philosophe qui réside dans "...l"amour de l'être et de la vérité"
(République, livre VII, 501d, Pléiade p.1087)
223
Ethique, V, 33, p.525
224
Traité de la Réforme de l'Entendement §10
221
91
précisément d'une joie accompagnée de l'idée d'une cause -c'est-à-dire un amour- dont il sera
question. L'amour de Dieu (ou béatitude) est intellectuel en cela qu'il naît de l'activité la plus
haute de la raison : le troisième genre de connaissance, qui est moins une méthode différente
du deuxième (qui procède par idées adéquates) que son aboutissement par l'adoption du point
de vue de la substance, une connaissance des lois qui régissent mon appartenance au monde et
qui m'associe aux autres modes de la nature, connaissance "qui épouse la perspective de Dieu
même225" en pensant mon lien avec Dieu. Lorsque mon pouvoir d'être affecté se trouve rempli
d'affects actifs (de joie), je me comprends de manière adéquate, c'est-à-dire en tant
qu'exprimant ma cause : Dieu. Ce serait donc le caractère rationnel autant qu'éternel (éternel
parce que rationnel, ce que la raison aperçoit, elle le voit sous l'espèce de l'éternité) qui
distinguerait l'amour de Dieu de l'"amor Dei intellectualis", amour non soumis aux
contingences temporelles car éternel. Au fond, dans l'amour intellectuel de Dieu, lorsque
l'esprit aime Dieu, c'est en fait, "Dieu <qui> s'aime lui-même d'un Amour intellectuel
infini226" et inversement, qui aime Dieu s'aime en partie lui-même : comprenant que je suis
moi-même une "part" de Dieu (et plus la "part227 " de moi-même que je comprends de
manière adéquate comme celle de Dieu, plus je suis joyeux). L'amour qui anime l'esprit
humain envers Dieu est en fait l'amour que Dieu se porte à lui-même : de même que nous
avions vu que "… l'Esprit humain est une partie de l'intellect infini de Dieu 228 " l'amour que
porte cet esprit à Dieu est partie de cet amour que Dieu se porte à lui-même. Encore une fois,
nous pourrions dire que c'est l'amour de Dieu qui aime en moi. De nouveau, l'ambivalence du
génitif est pleinement exploitée, il s'agit d'un génitif objectif en même temps que subjectif :
l'amour de Dieu désigne à la fois que Dieu est l'objet de l'amour en question, mais aussi qu'il
est le "sujet" (la substance) duquel provient cet amour, comme l'atteste clairement ces lignes :
"L'amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est l'Amour même de Dieu, dont Dieu s'aime luimême, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'Esprit
humain, considéré sous l'aspect de l'éternité, c'est-à-dire, l'Amour intellectuel de l'Esprit
envers Dieu est une partie de l'Amour infini dont Dieu s'aime lui-même. 229 " La mise au jour
de l'identité de la connaissance du troisième genre et de l'amour intellectuel de Dieu étant
peut-être la meilleure réponse –éventuellement restée incomprise- que Spinoza ait donnée à
son excommunication : celui qui aime le plus Dieu est plus proche du scientifique occupé à
comprendre l'univers par l'entremise d'une lunette astronomique (qui contemple le ciel une
225
Ethique, introduction de R. Caillois, p.36
Ethique, V, 35, p.529
227
Nous employons le terme "part" en suivant la terminologie spinoziste présente en de nombreux endroits
228
Ethique, II, 11 corollaire, p.113
229
Ethique, V, 36, p.529
226
92
nuit d'été contemple du même coup Dieu) que du fanatique qui prêche sans relâche, ne
cherchant sa vérité que dans le Livre, dans l'idée très augustinienne 230 que ceux se qui se
croient au dedans de l'église sont en fait au dehors et, qu'inversement, ceux que l'on croit
dehors sont en fait dedans.
b°) La "stabilité" de l'amour intellectuel de Dieu et la transitivité de
l'affect
Avec le troisième genre de connaissance, la différence Dieu – homme - monde est en
un sens atténuée puisque Dieu est identifié à la nature (Deus sive Natura) et que l'homme se
pense comme un mode de Dieu, comme une manière d'être de ce dernier. Le troisième genre
de connaissance est donc une connaissance synoptique par excellence : voir tout sous l'angle
de l'unique substance. Suivant ce point de vue, l'homme n'est pas pensé comme un être
différent de Dieu, mais comme un mode qui l'exprime : envisagé comme corps, il est "... un
mode qui exprime d'une façon définie et déterminée, l'essence de Dieu en tant qu'elle est
considérée comme chose étendue231 ", en tant qu'esprit, il sera "… une partie de l'entendement
infini de Dieu232 ". Nous avons vu que connaître par le troisième genre de connaissance était
synonyme de béatitude. Cependant, aux dires mêmes de Spinoza,"... si la Joie consiste dans le
passage à une plus grande perfection, la béatitude, à coup sûr, doit consister en ce que l'Esprit
est doté de la perfection même233 ". Or, nous avons vu que ce qui qualifiait l'affect était une
transitivité, un "passage" d'une certaine perfection à une autre, qu'elle soit inférieure ou
supérieure. Ce dont il est question dans la Béatitude ne peut donc, à juste titre, prendre le nom
de joie, la béatitude désignant, comme nous venons de le voir, "la perfection même". Il y a
lieu, en conséquence, d'observer les précisions terminologiques que Spinoza met en place afin
de faire droit à ces remarques. Notons d'abord que lorsque Spinoza parle de la béatitude, il
n'en parle jamais en termes de "joie" mais lui préfère par exemple l'expression "satisfaction de
l'âme" <animi acquiescentia> :
230
cette opposition du dehors et du dedans se retrouve abondamment chez Saint Augustin, notamment dans la
Cité de Dieu.
231
Ethique, II, définition 1, trad. Caillois
232
Ethique, II, 11 corollaire, trad. Caillois
233
Ethique, V, 33 scolie, p.527
93
"… la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme qui naît de la
connaissance intuitive de Dieu234 ". La proposition 32 du De Libertate nous livre encore un
indice : "Quicquid intelligimus tertio cognitionis genere, eo delectamur et quidem
concomitante idea Dei tanquam causa." : ce qui nous semble devoir se traduire comme ceci :
"Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous donne du plaisir,
et cela s'accompagne de l'idée de Dieu comme cause235 ", et non comme Caillois qui traduit
"delectamur" par "procure de la joie". Certes, Spinoza identifie béatitude est amour
intellectuel de Dieu et, comme nous l'avons vu, l'amour est avant tout un affect en tant qu'il
est défini comme une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, mais l’ajout du terme
intellectuel singularise cet amour de l’amour commun et surtout, le concept d'affect trouve ici
ses limites car il désigne une transitivité là où la béatitude est une perfection atteinte. L'affect
ne convient donc pas à penser la continuité, la stabilité intrinsèque à la béatitude, comme
l'indique l'intervention de ce complément terminologique qu'est l'animi acquiescentia. Si la
joie est par définition passagère, la satisfaction en diffère en ce qu'elle est continuelle.
L'expression du début du Traité de la Réforme de l'Entendement
"une éternité de joie
continue et souveraine" est donc antithétique : la transitivité de l'affect de joie impliquant la
durée, une joie ne peut être, à proprement parler, éternelle car ce serait mettre dans l'éternité
quelque chose qui varie, du changement dans ce dont l'essence est de ne pas changer. Spinoza
est donc conséquent lorsqu'il différencie le bien dont il s'agit dans la béatitude et le bien en
lequel réside la joie. Cette insuffisance du concept de joie était d'ailleurs sous entendue
lorsque, qualifiant la satisfaction de l'âme résultante de l'amour de Dieu,
il employait
l'expression : "...c'est une Joie, s'il m'est encore permis d'user de ce vocable 236 " Nous
rectifions ce que nous avancions plus haut lorsque nous affirmions que c'est après un affect
que court le spinozisme, la béatitude n'est finalement pas pensée sous l'égide de l'affect et
l'Ethique, dans sa visée ultime, est moins une éthique de la joie (passagère) que celle de la
satisfaction. Nous dirons donc que l'amour intellectuel de Dieu préserve son éternité en étant
davantage une satisfaction (et non une joie, même si les concepts sont finalement assez
voisins) avec l'idée de Dieu comme cause non plus extérieure ou transitive mais immanente.
Ce sont là, nous semble-t-il, les différences entre "amour" et "amour intellectuel de Dieu"
234
Ethique, IV, appendice, chapitre IV, p.459
Ethique, V, 32, p.525, nous soulignons
236
"Nous comprenons par là clairement en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou Liberté, à savoir dans un
Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu pour les hommes. (...) Car, cet amour
se rapporte à Dieu ou bien à l'Esprit, c'est à bon droit qu'on peut l'appeler Satisfaction de l'âme (Animi
acquiescientiam), laquelle en vérité ne se distingue pas de la gloire (...) Car, en tant qu'il se rapporte à Dieu (par
la Prop.35 de cette p.), c'est une Joie, s'il m'est encore permis d'user de ce vocable, qu'accompagne l'idée de soi,
et de même aussi en tant qu'il se rapporte à l'Esprit (par la Prop. 27 de cette p.)" (Ethique, V, 36, Scolie p.531)
235
94
d'une part et entre "joie" et "satisfaction" de l'autre, même si le problème est peut être plus
compliqué que ce que nous en avons dit. Le rôle conceptuel de l'affect s'arrête donc aux portes
de la béatitude et passe le relais à la "satisfaction intérieure" pour exprimer ce bien en lequel
réside la béatitude que la joie passagère ne pouvait traduire. Telle est du moins l'évolution de
la terminologie que nous avons constatée.
Conclusion :
La lecture de l'Ethique que nous avons entreprise en portant l'attention sur ce que nous
avons appelé une partition, un départage de l'être – affecté, nous a permis de mieux cerner la
portée de ces deux concepts d'affectio et d'affectus, importance que les titres de deux des cinq
livres de l'Ethique laissaient présager. L'affection et l'affect nous sont ainsi apparus moins
comme deux choses totalement différentes l'une de l'autre que comme deux modalités (l'affect
étant l'affection en tant qu'elle augmente ou diminue la puissance d'agir) de ce que, faute de
nom déjà existant, nous pourrions appeler sans connotation sentimentale exclusive,
l'affectivité. L'examen individuel de ces deux notions que nous avons d'abord entrepris nous a
révélé, quoiqu'en dise Spinoza (ce dernier étant clair : "Le Corps humain peut être affecté de
bien des manières qui augmentent ou diminuent sa puissance d'agir, ainsi que d'autres qui ne
rendent sa puissance d'agir ni plus grande, ni plus petite", affirmation dont la nature même de
"Postulat" avait éveillé en nous la conscience d'une difficulté) une sorte d'incertitude sur le
statut de l'affection, difficulté que nous nous sommes contentés de souligner et qui explique
peut–être le flottement néanmoins tout à fait critiquable de nombre de traductions. Nous
avons pu par la suite nous rendre compte de l'importance –justifiant le fait qu'au moins deux
livres ainsi que ce mémoire y soient consacrés- du rôle joué par l'affect concernant les
grandes questions abordées dans l'Ethique, l'affect de joie traduisant à la fois le bon, le vrai, et
le libre. L'issue de notre recherche nous ayant montré les limites du concept d'affect (de joie),
l'éternité de "joie" en laquelle consiste la béatitude nous est apparue comme incompatible
avec la transitivité de l'affect, nous avons pu voir comment Spinoza la pensait davantage
comme "animi acquiescentia", comme une "satisfaction" plutôt que comme une joie. L'affect
s'est alors révélé comme ayant une imbrication avec des problèmes en apparence différents,
95
lesquels se sont révélés finalement proches. Si le rôle du concept de substance est
fondamental dans le spinozisme, l'affectivité s'est révélée être comme le prisme où différentes
questions se trouvent reflétées en un seul point. Une suite logique de ce travail serait
d'examiner la postérité de la conception spinoziste des affects et de montrer comment s'opère
déjà chez Spinoza une désubjectivisation de l'homme que Descartes venait tout juste de
penser en termes de subjectivité.
Bibliographie :
I. Oeuvres de SPINOZA :
1°) SPINOZA, Ethique, trad. R.Caillois, collection folio essais, Gallimard, 1954
2°) SPINOZA, Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, collection "L'ordre
Philosophique", éditions du Seuil, Paris, 1988
3°) SPINOZA, Ethique, éd. bilingue, trad. Bernard Pautrat, troisième édition (traduction
revue), collection "Essais", Editions du Seuil, Paris, 1999. La version latine de l'Ethique sera
celle établie par Carl Gebhardt en 1925 et qui figure dans cette traduction bilingue.
4°) SPINOZA , Les Principes de la Philosophie de Descartes (publiés en 1663)
5°) SPINOZA , Pensées métaphysiques, Œuvres I, tr. C. Appuhn, GF (publiées en 1663)
6°) SPINOZA , Traité de la Réforme de l'Entendement, trad. A. Koyré, Vrin, Paris, 1994
7°) SPINOZA , Court Traité, in Oeuvres Complètes, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954
8°) SPINOZA , Correspondance, in Oeuvres Complètes, bibliothèque de la Pléiade, Paris,
1954
9°) SPINOZA , Traité Théologico-politique, éd. GF, trad. C. Appuhn, 1965
II. Commentaires :
1°) ALAIN, Spinoza, Gallimard, Paris, 1965
2°) ALQUIE, Ferdinand, Le Rationalisme de Spinoza, P.U.F "Epiméthée", Paris, 1981
3°) BRUGERE F. et MOREAU P-F (sous la direction de) Spinoza et les affects, Presses de
l'Université de Paris - Sorbonne, 1998
96
4°) DELBOS, Victor, Le Spinozisme, Vrin, Paris, 1968
5°) DELEUZE, Gilles Cours à l'Université de Vincennes.
6°) DELEUZE, Gilles Spinoza Philosophie Pratique, Les Editions de Minuit, Paris, 1981
7°) DELEUZE, Gilles Spinoza et le Problème de l'Expression, Les Editions de Minuit, Paris,
1968
8°) FRAISSE, Jean-Claude, L'Oeuvre de Spinoza, Vrin, Paris, 1978
9°) GUEROULT Martial, Spinoza Dieu (Ethique, 1), Aubier-Montaigne, Paris, 1968 en
particulier Appendice n°10, "La réfutation spinoziste de la conception cartésienne des corps."
10°) GUEROULT Martial, Spinoza De L'âme (Ethique, 2), Aubier-Montaigne, Paris, 1974
11°) JAQUET, Chantal L'unité du corps et de l'esprit, Affects, actions et passions chez
Spinoza, PUF, Quadrige, Paris, 2004
12°) MARION, Jean-Luc Questions Cartésiennes, PUF "Philosophie d'Aujourd'hui, Paris
1991 : chap. VI "L'EGO altère-t-il autrui? "
13°) MISRAHI Robert, Le Corps et l'Esprit dans la Philosophie de Spinoza, Institut
Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Le Plessis-Robinson, 1998
RAMOND Charles, Le Vocabulaire de Spinoza, Ellipses, Paris, 1999
14°) WICTOR, Fabien, Le contentement sur le chemin de la Liberté. L'évolution de l'affect
d'acquiescentia dans l'Ethique de Spinoza (T.E.R de maîtrise)
15°) ZAC, Sylvain, L'Idée de Vie dans la Philosophie de Spinoza, PUF, Paris, 1963
III. Articles :
1°) ALAIN, « Valeur morale de la joie d’après Spinoza » in Revue de Métaphysique et de
Morale, VIIe année, 1899, pp. 759-764.
2°) BOYER Alain, "Supprimer le doute. La réécriture spinoziste du cartésianisme" in Les
Etudes Philosophiques, novembre 2004"Descartes-Spinoza" , P.U.F pp.485-507
3°) KAPLAN, Francis, "Réflexions sur la définition de Dieu chez Spinoza" in Les Etudes
Philosophiques, juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.341-351
4°) LAGNEAU, Jules "Quelques notes sur Spinoza", in Célèbres leçons et fragments, P.U.F,
Paris, 1964
97
5°) LEVERT, Paule, "La croyance en la liberté chez Spinoza" in Les Etudes Philosophiques,
juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.351-357
6°) MATHERON, Alexandre, "Remarques sur l'immortalité de l'âme chez Spinoza", in Les
Etudes Philosophiques, juillet-septembre n°3 1972, P.U.F pp.369-379
7°) MUGNIER-POLLET, Lucien, "Esquisse d'une axiologie de Spinoza" in Les Etudes
Philosophiques, juillet-septembre 1972 n°3 , P.U.F pp.385-399
8°) TERESTCHENKO, Michel, "Le pur souffrir de l'âme : rationalité et affectivité chez
Descartes" in Les Etudes Philosophiques, novembre 2004"Descartes-Spinoza" , P.U.F pp.
441-461
Dictionnaires, encyclopédies consultés :
Encyclopédia Universalis, et particulièrement les articles : "Spinoza et Spinozisme"
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, et arts et des métiers, 17 vol., Paris,
1751-1772 article "Spinoza"
Dictionnaire étymologique de la langue française, J. PICOCHE, Robert, Paris, 1994
Le Robert pour tous, Paris, 1994
L'apport freudien. Elements pour une encyclopédie de la psychanalyse, Dictionnaire Bordas,
sous la direction de Pierre KAUFMANN, édition Bordas / VUEF, 2003 en particulier l'article
"Affect"
DESCARTES :
L'édition de référence est, sauf indication contraire, l'édition Adam et Tannery, Vrin, Paris,
1897-1913
Discours de la méthode
Méditations Métaphysiques, suivies des objections réponses
Principes de la philosophie
Correspondance
Passions de l'âme
98
RODIS-LEWIS, Geneviève, Descartes, textes et débats, livre de poche, Paris, 1984
Autres Ouvrages cités :
ALAIN, Préliminaires à la Mythologie, in Les Arts et les Dieux, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, Paris, 1958
ARISTOTE, Métaphysique, tomes I & II, traduction J. TRICOT, Vrin, Paris, 1991
BERGSON, Henri, L'Energie Spirituelle, édition P.U.F Quadrige, Paris, 1996
BERGSON, Henri, L'Evolution Créatrice, édition P.U.F, Paris, 1984
Bible de Jérusalem
JANKELEVITCH, Vladimir, La Mort, édition Flammarion, Paris, 1966
LEIBNIZ, Die philosophischen Schriften, édition C.l Gerhardt, Berlin, 1875-1890
MONTAIGNE, Essais¸ édition Garnier-Flammarion
NIETZSCHE, Ecce Homo, trad. A. Vialatte, Gallimard, Paris, 1942
NIETZSCHE, Généalogie de la Morale, trad. I. Hildenbrand et J. Garien, Gallimard, Paris,
1971
PASCAL, Pensées, in Oeuvres Complètes, édition Brunchvicg, Boutroux et Gazier, coll. Les
Grands Ecrivains de la France, 14 vol., Paris, 1904-1914
PLATON, Oeuvres Complètes, trad. L.Robin, 2 vol. , Bibliothèque de la Pléiade, Paris
1940-1942
PROUST, Du Côté de chez Swann, in A la Recherche du Temps Perdu, bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, Paris, 1987
SCHELLING, Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature in "Œuvres
Métaphysiques", édition Gallimard, la pagination est donnée dans l'édition intégrale
allemande S.W
99
Table des matières :
Remerciements
p.1
Introduction
p.3
Première partie : L'affection (affectio)
p.8
1°) L'affection comme seconde alternative de ce qui est (mode)
p.10
2°) Précisions terminologiques, affection et mode :
p.12
3°) Le problème de la définition
p.14
4°) Le statisme de l'affection
p.16
5°) Causalité et expression
p.20
6°) L'affection comme un type d'idée
p.24
7°) Affection et conscience, la thématique de l’inconscient
p.26
8°) Le postulat (III, postulat 1) de modifications (affections)
n'augmentant ni ne diminuant la puissance d'agir comme
rendant possible l'affection
p.29
100
Deuxième partie : L'affect (affectus)
p.35
1°) Le dynamisme de l'affect : la variation de la
puissance d'agir comme critère de démarcation à l’égard de l'affection
p.36
2°) Que le "passage" que désigne tout affect n'est pas le fait d'une
subjectivité où l'esprit comparerait deux affections
p.38
3°) L'augmentation et la diminution de la puissance d'agir
comme départage entre deux types d'affects (joie et tristesse)
p.41
Joie-"mentale" et joie-"corporelle", le caractère corporel
de l'affect ("Nostri corporis affectus" )
p.44
4°) La quadruple partition de l'affect à l'égard
de la variation de la puissance d'agir : Augmentation,
diminution, aide et "entrave"
La nature "associative" de l'affect
5°) L'action et la passion comme départage de deux types d'affects
p.45
p.47
p.49
6°) Comment action et passion ne recouvrent pas totalement
augmentation et la diminution de la puissance d'agir
(dualité de la joie). Joie-passion, joie-action
p.54
a°) La joie-passion
p.56
b°) La joie-action
p.57
7°) Le problème des définitions
p.59
8°) Affects et identité.
p.62
101
Troisième partie : Le rôle du couple affection-affect
dans le traitement des grands problèmes philosophiques
abordés dans l'Ethique.
p.65
1°) Le salut dans la joie comme but proposé de l'Ethique
p.68
2°) Affectivité et connaissance :
p.69
a°) L'affection comme essentielle à la connaissance
p.69
b°) La quête de la connaissance comme une quête de joie.
Connaître et être joyeux : une connaissance joyeusement intéressée.
p.72
3°) Affectivité et "moralité", la valeur morale de la joie
p.74
a°) Le bon et l'utile, le mauvais et le nuisible
p.79
b°) La relativité du bon et du mauvais
p.81
4°) Affectivité et liberté
La puissance du vrai réfugiée dans l'affect
5°) Affectivité et béatitude
a°) Amour de Dieu et amour intellectuel de Dieu
p.84
p.87
p.88
p.90
b°) La "stabilité" de l'amour intellectuel de Dieu
et la transitivité de l'affect
p.93
102
Conclusion
p.95
Bibliographie
p.96
103
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