Pierre Naville : Introduction à Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1928)
d'Etat ou « socialisme conséquent », et la différenciation des classes à la campagne (progrès des
Koulaks
). Trotsky
venait de publier le petit livre que nous éditons aujourd'hui. En ce moment critique, les forces de production avaient
repris un large essor, mais cet essor était mal dirigé ; tous les défauts de la bureaucratie continuaient à entraver la
marche en avant de l'industrie dont le « poids spécifique » n'augmentait pas à une allure suffisamment accélérée. Le
manque de démocratie dans le Parti empêchait l'application sérieuse des meilleures dispositions prises par les précédents
Congrès ; enfin, à la suite de l'appel lancé aux campagnes par Boukharine : « Enrichissez-vous! » les Koulaks avaient fait
de sensibles progrès, prenant figure de véritable danger en face des paysans « moyens » et « pauvres », et de menace
en face de l'Etat. La soudure entre prolétariat et paysannerie s'opérait, mais par l'intermédiaire du commerçant et du
spéculateur. Le capital privé, bien qu'infériorisé, constituait « une circulation libre élémentaire qui grandit naturellement
vers le capitalisme : il représente l'énorme majorité de la population et marque de son empreinte toute l'économie du
pays. » (Kamenev) Le salaire était en retard sur la progression de l'industrie. La situation de l'ouvrier demeurait encore
très inférieure. Kamenev, à l'époque président du Conseil du Travail et de la Défense, envisagea à ce sujet une sorte de
participation aux bénéfices
. Dès lors, s'ouvrit une large polémique sur la question du
capitalisme d'Etat
, c'est-à-dire au
fond
sur la participation réelle de la classe ouvrière à la gestion et aux bénéfices de l'industrie nationalisée
. Ainsi se
trouvait posée la question fondamentale de l'accumulation socialiste. Comment doivent se répartir les bénéfices de
l'industrie ? Doivent-ils être intégralement reversés, « accumulés » dans l'industrie pour son développement, et réparti
entre différentes branches de l'Etat, ou bien convient-il, en outre, d'y faire participer
directement
certaines parties de la
classe ouvrière ? Ces questions opposèrent Kamenev, Zinoviev et l'organisation de Leningrad à Boukharine, Staline, et la
majorité du Comité Central. Voici la position défendue par l'organisation de Leningrad :« On accuse les dirigeants qui
expriment notre opinion de considérer notre industrie socialiste comme une industrie capitaliste d'Etat ou simplement
comme une industrie capitaliste où l'on exploite les ouvriers de la même façon que sous le capitalisme... Avec Lénine,
nous considérons nos entreprises nationalisées comme des entreprises « de type socialiste ». Chaque prolétaire
travaillant dans une fabrique ou une usine de l'Etat, travaille dans l'intérêt du prolétariat tout entier et pour le
socialisme... Nos fabriques et nos usines nationalisées sont-elles des entreprises de type socialiste ? Oui. Les concessions
et les arrangements sont-ils du capitalisme d'Etat ? Oui. Les deux propositions sont indiscutables, mais elles n'épuisent
nullement la question du capitalisme d'Etat. La liberté du commerce en U. R. S. S est un fait. L'existence de 22 millions
d'exploitations rurales individuelles, déterminant dans une mesure considérable toute l'économie du pays et étroitement
liées à l'industrie étatique par le marché est un fait. En même temps la régularisation de la « liberté du commerce »
(Lénine) par l'Etat prolétarien en U. R. S. S. est également un fait. La croissance continue des éléments socialistes, qui
luttent avec succès contre les éléments capitalistes, est aussi un fait. » Ceux-ci refusaient enfin de considérer la Russie
de la NEP comme la Russie du socialisme. Quant au point de vue de Boukharine, Maretsky le défendait dans les termes
suivants : « Safarov et ses amis comprennent-ils qu'assimiler l'industrie nationalisée au capitalisme d'Etat, c'est susciter
l'indifférence, l'apathie, l'abattement dans la classe ouvrière et semer le liquidationnisme dans notre Parti ? Sentent-ils
que se dérober, ne pas répondre directement, dans cette question du capitalisme d'Etat, c'est nager entre deux eaux,
louvoyer entre Lénine et Dan ? » C'était faire passer en principe la raison d'Etat avant les nécessités de la lutte de
classes.
On sait quelles montagnes de discours et d'articles furent écrits sur cette question, et l'on s'étonne que Trotsky n'ait
pas participé, à l'époque, à un débat aussi général. Mais reportons-nous aux chapitres de
Vers le Capitalisme ou Vers le
Socialisme ?
on y trouvera des explications, et l'exposé d'un point de vue tout à fait général sur ces questions.
C'est ici le lieu de faire, de ce point de vue, la critique de l'ouvrage. A qui approfondira, chiffres et faits en mains,
les problèmes de la NEP, il apparaîtra que le livre est trop schématisé, simplifiant à l'excès des problèmes que l'étude
détaillée complique extraordinairement. D'autre part, il souffre dans son ensemble d'un optimisme excessif (Kamenev lui-
même en fit le reproche au 14e Congrès ! ). On verra qu'en effet Trotsky n'a cherché dans ces pages qu'à faire saillir les
problèmes les plus généraux poses par la NEP et les résultats globaux consignés dans les chiffres de contrôle, sans
vouloir faire une analyse précisée,
insérée dans le cours de son action politique
, du même genre que celle qu'il avait
développée dans
Cours Nouveau
, ou, plus tard, dans la Plate-forme pour le 15 e
Congrès . Certains diront que c'est plus
l'œuvre d'un homme d'Etat que celle d'un chef du prolétariat. Peut-être y a-t-il là quelque vérité, mais alors seulement
dans la mesure où l'histoire a fait des meilleurs guides du prolétariat des chefs d'Etat, momentanément tout au moins.
Mais cela ne pourrait constituer une critique profonde. Que Trotsky, visant à mettre en lumière les caractéristiques
principales de l'économie de la NEP — dont le sens était obscurci à merveille par Bauer et Kautsky — ait pour cela
négligé quantité d'observations partielles, rien de plus naturel. Capitalisme d'Etat ou socialisme conséquent ? Certes,
Trotsky ne traite pas scolastiquement le problème, comme Zinoviev le fit à l'époque. Il se refuse aussi à la démagogie
« théorique » pratiquée par Boukharine. Il analyse, à l'aide des chiffres de contrôle pour la première fois réunis, le
caractère de l'industrie nationalisée. Il voit que le rendement croît, que l'accumulation progresse : il indique alors que les
salaires
peuvent
et
doivent
augmenter, que le niveau de vie
doit
s'améliorer, et qu'une véritable démocratie ouvrière
doit
s'instaurer
, complétant dans le domaine des relations sociales les avantages économiques ainsi conquis par la classe
ouvrière, grâce à l'Etat prolétarien. De cette manière il indique concrètement, dans le cours dialectique de l'économie ce
que doit être la marche au socialisme si l'on utilise correctement les possibilités de la NEP. Il résout ainsi
dans la vie
le
problème du capitalisme d'Etat, négligeant de discuter stérilement sur des problèmes abstraits. Il pose en même temps
les questions connexes de la liaison entre la production agricole et la production industrielle, des échanges extérieurs, de
la politique des concessions et des crédits, de la réduction progressive du marché par la croissance de la grande
3